Le temps des comités comme croisades : le lecteur propagandiste (années 1880-1914)

6L’histoire de la presse en France à la fin du xix^e siècle devient celle de la conquête généralisée des masses par les journaux. Dans un univers très concurrentiel, la bataille de l’opinion passe par une âpre lutte commerciale. Les responsables de la Bonne Presse l’ont bien compris, qui font des comités de propagande une arme à la fois idéologique et économique. Le but est de faire du lecteur un fidèle zélé, à la fois du journal et de l’Église, par le biais d’une entreprise de reconquête catholique qui est paradoxalement ordonnée aux lois de l’industrialisation de la presse.

7Qu’est-ce qu’un comité et quelle est sa fonction ? Le premier serait né en 1887 à Reims, à la suite d’un pèlerinage ouvrier à Rome à l’instigation de l’industriel Léon Harmel8. Si le fonctionnement de ces groupes est fréquemment décrit dans les publications internes afin d’encadrer et de rendre plus efficace le travail de pénétration des villes et des départements, ces comités sont rarement définis. Plus que le statut précis, c’est l’esprit qui doit animer la structure qui est mis en évidence. Le comité est ainsi désigné comme une « union d’intérêts » entre le lecteur et son journal, appelée à devenir « union d’idées9 ». Léon Harmel plaide quant à lui pour « un courant unique et général, partant du centre de la France, de Paris, un courant qui rayonne jusqu’aux extrémités et revienne à Paris10 », d’autres parlent de « reconstituer la commune chrétienne » dont La Croix ne serait que l’organe officiel11. La fondation de comités est parfois liée à la création d’un supplément local à La Croix, mais le lien n’est pas systématique. En mars 1889, La Croix des comités recense 21 suppléments régionaux, alors que le nombre officiel de comités à cette date est dix fois supérieur.

8Concrètement, les comités assurent la responsabilité financière de la promotion de la Bonne Presse. La raison d’être des comités, parfois appelés « de diffusion » ou « de propagande12 », est de fournir un relais de vente local, afin d’assurer une distribution massive au sein d’un maillage territorial fin et contrer puis se substituer aux « mauvais journaux ». Le principe consiste en effet à vendre à prix réduit un lot minimum d’exemplaires de La Croix (et d’autres publications) aux comités, à charge pour eux de fixer le prix de vente facial pour rentrer dans leurs frais. Tous les numéros expédiés depuis Paris sont par conséquent déjà vendus et les comités seront d’autant plus profitables qu’ils auront fait souscrire un nombre important d’abonnements. L’enjeu est de ne pas rémunérer des porteurs et de limiter le « bouillon » en imprimant au plus près du nombre d’exemplaires souhaité13.

9Les explications fournies par Paris sur la marche à suivre sont réduites à quelques chiffres essentiels. Ainsi en 1891 :

L’administration de La Croix cède La Croix quotidienne comme aussi La Croix du dimanche aux comités, à 1 centime le numéro, dès qu’on demande au moins 40 numéros. Le port reste en outre à la charge des comités. Le port par colis postal est uniformément de 0 fr 60 en gare. Un colis postal peut contenir 200 numéros de La Croix. Restent les frais de distribution qui sont essentiellement variables. C’est aux comités d’établir d’après ces derniers leur prix de vente. Ces données peuvent suffire pour organiser la diffusion de La Croix. Un grand nombre de combinaisons variées ont été adoptées selon les circonstances14.

10La Croix des comités publie dans chaque numéro « les prix réduits accordés pour la diffusion », obligeant les comités à effectuer des calculs d’apothicaires pour trouver la formule la plus économique et surtout à vendre toujours davantage :

Le Pèlerin est laissé à 2,5 centimes le numéro sans La Vie des Saints, et à 3 centimes avec La Vie des Saints, plus le port, 2 centimes par la poste. Avec La Croix du dimanche, payée en dehors, le port est de 3 centimes. On n’envoie pas moins de 10 numéros sous la même bande. Par colis postal, les prix des numéros sont les mêmes, mais le port n’est que de 60 centimes par colis. Dans un colis, on peut mettre : 160 Pèlerins seuls ; 120 Pèlerins avec Vies des Saints ; 70 Pèlerins avec Vies des Saints et Croix du dimanche ; 85 Pèlerins avec Croix du dimanche sans Vies des Saints15.

11Toute la solvabilité de l’opération repose donc sur les épaules des membres des comités, qui sont invités à faire payer d’avance les abonnements pour éviter de devoir faire face à des défauts de paiement.

12Il reste que la multiplication des comités est spectaculaire. Dès le mois de mars 1889, soit moins de deux ans après l’initiative pionnière rémoise, le père Bailly parle de 600 comités de diffusion, qui « tous ne sont pas encore organisés mais tous travaillent », ce qui donne la forme d’un « mouvement16 ». Lors du même congrès, le père Picard appelle à former des comités départementaux afin de coordonner et de soutenir l’action, car « le moment est venu d’envahir la France ». En 1892, on se félicite de 2 000 comités17. Une autre source en signale un peu plus de 1900 en 189318. Les nomenclatures civile et ecclésiastique se conjuguent pour quadriller le territoire national : recensés par diocèses, les comités sont attachés à une commune, sont désignés comme tels et il ne peut exister plus d’un comité par commune. Néanmoins, la création de sous-comités est encouragée afin de disposer d’un niveau supplémentaire de distribution. Le diocèse de Grenoble est par exemple partagé en 1891 en plus de 70 comités correspondant à un archiprêtré ou à un chef-lieu de canton et desservant chacun autant de sous-comités que de paroisses19.

13Le secrétariat général de la Bonne Presse tient une comptabilité très stricte des exemplaires envoyés chaque jour – ou chaque semaine selon les publications – par ligne de chemin de fer, par heure de départ des voitures et par commune. Un exemple parmi d’autres : chaque jour, la deuxième voiture de la ligne d’Orléans qui part de Paris à 8 h 20 expédie un total de 6 386 exemplaires de La Croix auprès de 40 comités s’échelonnant entre Courbevoie et Lourdes en passant aussi par les Charentes, la Gironde, les Basses-Pyrénées et l’Aude20. Les colis les plus volumineux correspondent sans surprise aux comités des principales villes (640 Croix pour Bordeaux, 610 pour Nantes, 410 pour Poitiers), mais les comités les plus modestes (Le Poiré-sur-Vie en Vendée, Pons ou Saintes en Charente-Inférieure) demandent moins de 50 exemplaires.

14Sans doute pourrait-on dresser une géographie différenciée du lectorat catholique de la fin du xix^e siècle à partir de ces données chiffrées à base communale, mais il faudrait tenir compte de l’incertitude liée à l’ampleur et au zèle inégaux des réseaux des volontaires locaux. En règle générale, le nombre de comités est fonction du nombre d’habitants du diocèse, mais il n’est guère possible d’établir des corrélations claires. Les trois diocèses d’Agen, Sens et Aix-en-Provence comptent chacun 15 comités, alors que leurs populations s’élèvent respectivement à 293 300, 344 700 et 633 000 habitants. Les diocèses comptant le plus grand nombre de comités sont ceux de Lille et Arras (86 et 61), mais ils sont aussi les plus densément peuplés, avec une population ouvrière nombreuse qui est une cible privilégiée par la direction de La Croix. À l’autre extrémité du spectre, les moins bien pourvus sont les diocèses d’Ajaccio (1 seul comité), Cahors (3) et, de façon très inattendue, Nice (3) qui compte pourtant 276 000 habitants. De plus, le nombre d’exemplaires vendus par comité est très variable. Les 8 comités du diocèse du Puy vendent au total seulement 820 Croix quotidiennes, contre près de 3 000 pour les 7 de Fréjus réunis21.

Figure 33 : « Une famille de propagateurs de la Bonne Presse », Chronique de la Bonne Presse, 1903.

15À l’évidence, ces comités sont donc d’une grande diversité, à l’image des comités républicains ou radicaux dont la dénomination masque également à la même période des situations très variables, qu’il s’agisse du nombre d’adhérents, de l’appellation exacte ou de l’implantation22. Dans le monde catholique, ces comités de propagande agissant pour le compte de la Bonne Presse ont-ils des liens avec une première initiative de « comité catholique » née dans les bureaux parisiens de L’Univers en 1871 et destinée, autour du médecin Félix Frédault et de l’homme d’œuvres Léon Pagès, à rassembler des laïcs en une structure permanente de défense religieuse ? Les assomptionnistes d’Alzon, Picard et Bailly ont certes initié au même moment des démarches autour de la fondation d’une « ligue catholique » qui se sont finalement fondues dans ce comité catholique. En outre, des comités catholiques locaux ont éclos en province et se réunissent annuellement sous la forme d’assemblées à partir de 1872, à Paris et dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais23. Il est toutefois probable que les comités « catholiques » et ceux de la Bonne Presse soient distincts. Les premiers ont une visée large de défense de l’Église et d’union des fidèles et du clergé par-delà leurs clivages politiques, au service d’une résistance et d’une visibilité du catholicisme tous azimuts dans l’espace public : soutien aux œuvres charitables et aux patronages, organisation de pèlerinages, lutte contre la législation anticléricale. La vente et la distribution de la presse ne constituent souvent qu’une partie de leurs activités, en tout cas dans les années 187024. Pour les années ultérieures, Daniel Moulinet ne signale pas de liens organiques particuliers entre les comités catholiques abritant les œuvres et la diffusion de La Croix25. Il reste que l’on peut considérer ces comités de presse comme une forme de mobilisation politique au service du projet de restauration d’une chrétienté perdue, en rivalité avec d’autres courants idéologiques26.

16L’attribution du nom de comité par la Maison de la Bonne Presse fait d’ailleurs l’objet de conditions qui en restreignent l’usage. En 1891, il est précisé : « Nous appelons comité de La Croix toute personne ou tout groupe de personnes qui s’occupe d’une manière effective de la diffusion de La Croix et de ses publications annexes (quel que soit le nombre de journaux distribués), qui accepte les principes catholiques de l’œuvre et adopte le programme de la Ligue de l’Ave Maria27. » Cette dernière, sous la direction de l’amiral Gicquel des Touches, est une branche de l’œuvre Notre-Dame de Salut (1872) que les assomptionnistes tentent alors d’implanter dans toute la France28. Cette « croisade nationale de prières », pour reprendre la dénomination fournie dans son règlement, doit elle aussi « réparer le mal fait par la mauvaise presse et obtenir la diffusion de la bonne presse », et ses zélateurs abonnés au Petit Journal bleu s’organisent en comités locaux et régionaux29. À nouveau, la question se pose par conséquent de la superposition des comités de La Croix et de ces comités de prière. La même brochure officielle stipule en introduction que ne sont valides que ceux qui « prennent à la Bonne Presse au moins dix exemplaires de l’une des publications de l’œuvre destinée à un public large30 », laissant entendre que l’efficacité de la propagande est un autre critère d’appellation contrôlée. La question se pose aussi en 1889 de l’appui des comités de lecteurs aux comités électoraux monarchistes, ce qui signifie là encore qu’ils ne se confondent pas31. Il faut donc sans doute retenir de cette brève enquête la coexistence de comités aux noms et aux objectifs variables mais se recoupant localement en partie dans la lutte pour la défense religieuse, sans remettre en cause l’existence autonome de comités de propagande agissant spécifiquement pour l’apostolat de la presse à partir de la date de création de La Croix.

17Quelle est la composition des comités à la fin du siècle ? La présence du clergé est sans doute massive, bien que le bulletin enregistre des plaintes sur le soutien très inégal des prêtres locaux. La réunion des comités de février 1892 à Paris compte 93 ecclésiastiques (hors assomptionnistes et personnel de direction de La Croix) sur 264 présents, soit un peu plus du tiers de l’assemblée32. Ces réunions ne comptent toutefois qu’un représentant par comité, ce qui peut conduire à sous-estimer la présence de laïcs, d’autant que la distribution elle-même est le plus souvent assurée par de « petites mains ». Les femmes en particulier sont sollicitées. Ainsi à Reims en 1889, on compte 12 femmes sur les 15 porteurs de la Bonne Presse, son fondateur trouvant dans cette main d’œuvre un « moyen avantageux33 ».

18Deux groupes se distinguent au sein de ces comités et en forment comme l’avant-garde ou, pour reprendre une expression employée par Yves Pitette, une « confrérie de propagateurs34 », composée des Chevaliers de la Croix d’une part, des Pages du Christ d’autre part. Les visites à domicile le dimanche, parfois difficiles, constituent l’originalité de ces deux corps d’élite nés tous deux à Roubaix à l’initiative de l’abbé Bailleul, qui agissent par dévouement à l’œuvre de la Bonne Presse, et non en tant que porteurs rémunérés.

Figure 34 : « Les chevaliers de la Croix à Roubaix », Chronique de la Bonne Presse, 1900.

19Engagés individuellement dans une démarche de communion fréquente et de prière, les Chevaliers de la Croix ne sont pas sans rappeler les Chevaliers de la foi fondés en 1810 par Ferdinand de Bertier de Sauvigny, certes clandestins, mais qui ont rassemblé de façon similaire et pendant une quinzaine d’années de jeunes royalistes animés par un idéal chrétien et romantique autour de rites chevaleresques initiatiques, de pratiques charitables et d’exercices de piété pour le salut de l’Église et du pape, et dont l’organisation pyramidale est calquée sur l’organisation de la franc-maçonnerie qu’ils combattent35. École d’abnégation, d’héroïsme et de zèle apostolique, les nouveaux admis prononcent à genoux au pied de l’autel une formule par laquelle ils sont adoubés et promettent de se dévouer à l’œuvre de la Bonne Presse : « Ils se sont engagés dans l’armée du roi Jésus, ils ont dit hautement qu’ils seraient fidèles au règlement de la milice sacrée, ils ont reçu sur leur poitrine la croix qui va être désormais leur épée de combat et l’instrument de leurs victoires36 ». Les Chevaliers sont inscrits dans le Livre d’or et reçoivent leur diplôme délivré par le secrétariat général de La Croix37. Leur tournée est rythmée par des actes de piété (messe matinale, prières à la Vierge) et les chants ad hoc doivent préparer au combat38. Le vocabulaire militaire est assumé : les « bataillons » commandés par des sous-officiers se livrent à des « combats » dont témoignent des « rapports d’expédition ». Les Chevaliers organisent des « soirées des abonnés » ainsi que leurs propres congrès annuels, comme ceux de La Croix du Nord à Lille en octobre 1898, et participent à des retraites fermées à Paray-le-Monial ou à Notre-Dame du Hautmont (Nord). Le premier congrès national se tient à Paris en 1898, avec pour point d’orgue le pèlerinage à la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre39. Ces Chevaliers sont parfois membres d’une conférence Saint-Vincent-de-Paul, comme à Chalon-sur-Saône. Les ouvriers sont nombreux parmi ces frères d’armes, une preuve pour La Croix des comités que le journal réussit son pari de journal populaire.

20Les Pages du Christ recrutent quant à eux parmi les garçons et filles de 12 à 14 ans qui vendent le Pèlerin à la porte des églises, salués comme « avant-garde des avant-gardes où dès la prime entrée dans la vie, l’enfant chrétien, plein d’ardeur à sonner la charge sur le tambour de la réclame pour la Bonne Presse, très crâne en ses allures de catholique affiché, déployant son journal aux yeux de tous, se promène fièrement comme un porte-drapeau40 ». Le sens du sacrifice doit animer les plus fervents. À Lille, un jeune page de Roubaix raconte comment « plus la méchante femme frappait avec son balai, plus j’étais content ; je savais que les coups m’obtiendraient son abonnement41 ».

21Depuis leur création, les comités rivalisent de pratiques toujours plus efficaces, vantant les chiffres de progrès de diffusion ou l’ingéniosité des plus zélés. Dans l’entre-deux-guerres, les manuels de propagande et les actes des congrès de la Bonne Presse donnent un aperçu des techniques de promotion, désormais plus systématisées et plus normées.

Le temps des militants d’action catholique : le lecteur évangélisateur (années 1920-1950)

22Les consignes données par la Bonne Presse sont claires : les propagandistes doivent considérer le journal non pas comme une feuille imprimée mais comme une arme dont tout chrétien doit se servir42. Pour le salut de leurs contemporains d’abord, car la seule distribution gratuite du calendrier de La Croix fait entrer le crucifix dans tous les foyers. Pour eux-mêmes d’autre part, parce que diffuser la Bonne Presse est une œuvre de catéchisme qui sanctifie.

23La chasse aux abonnements ne peut donc s’effectuer sans une préparation sous des auspices surnaturels. Une neuvaine est requise pour tout propagateur qui, s’il est membre d’un comité de la Ligue de l’Ave Maria, bénéficie d’indulgences confirmées par Benoît XV en janvier 1919. En réunion de comité, la liste des tâches à effectuer est colossale : élaborer le « tableau de propagande », tenir à jour des abonnements (changements d’adresses, contacts avec les nouveaux arrivants, radiation des mauvais payeurs), mettre sur pied de petits évènements locaux (fête, tombola, conférence), effectuer des enquêtes « sur les kiosques, librairies, bibliothèques des gares » à l’écoute des dysfonctionnements du portage et, d’une façon générale, « s’ingénier à trouver de nouvelles combinaisons de propagande43 ».

24Quelles publications privilégier dans la diffusion ? Le Pèlerin fait souvent les premiers succès des comités : avec ses gravures en couleurs et ses feuilletons, il constitue « un instrument précieux entre tous de pénétration populaire. Il passe partout… et derrière lui, fera plus tard passer La Croix ». Il est conseillé de ne pas proposer plusieurs publications simultanément, au risque de la confusion. À chaque public son journal : La Croix du dimanche dans les milieux agricoles en complément d’une Croix régionale donnant les nouvelles locales ; L’Écho du Noël « fera les délices des enfants des écoles, du catéchisme, des patronages » ; les Causeries du Dimanche ou les Vies des Saints seront une parfaite récompense des catéchismes. Le choix de la date du démarrage d’une campagne n’est pas hasardeux. L’approche des soirées d’hiver est certes propice, mais la tenue d’une conférence gratuite, d’une mission ou le début d’un feuilleton dans le journal ne sont pas à négliger : tout est affaire d’opportunités et de flair commercial. La victoire de la Bonne Presse tient en outre dans un quadrillage rigoureux de l’espace : chaque porteur à pied ou à bicyclette a ses rues, chaque page ou chevalier sait à quelle porte il doit frapper. À l’aide de listes tenues à jour, on procède par cercles concentriques, « progressivement vers les éléments moins catholiques ». Le portage à domicile des premiers numéros peut s’avérer déterminant car une conversation bien menée complète la « lettre d’accompagnement du comité », dont le Manuel de propagande fournit un modèle. Le maintien d’un contact avec les abonnés est également à la charge des comités. Cette « vigilante surveillance » participe à la mise en œuvre d’une communauté associant la Bonne Presse à ses lecteurs par un lien que l’on veut intime : « C’est précisément quelque chose d’unique dans la presse : La Croix a réussi à créer parmi tous ses lecteurs un tel courant d’idées mises en commun et de sympathies réciproques, qu’ils forment autour d’elle, dans chaque ville et dans toute la France, comme une grande famille44. »

25L’apostolat par la presse doit enfin mobiliser toutes les techniques commerciales. Les numéros gratuits pendant une ou deux semaines servent de produits d’appel, mais Paris fournit ces exemplaires à la condition qu’une augmentation des abonnements ait déjà été constatée. Des « marraines de presse » envoient des lectures saines pour se faire apôtres : « Quel est le jeune élève catholique qui refusera ainsi d’apporter à un jeune enfant de famille socialiste ou communiste à qui il l’adressera chaque semaine, par la poste, sous bande timbrée à 2 centimes, son numéro de L’Écho de Noël ou de Bernadette45 ? » Le « système des petits paquets » proposé au congrès de 1908 consiste à faire redistribuer par une famille les abonnements de ses voisins46. D’une façon générale, il s’agit de faire des « coups ». Dans les années 1930, la Grande Guerre sert de référence permanente pour orchestrer le zèle des comités, comme l’explique un curé de Saint-Quentin, qui compte sur le soutien de l’autorité diocésaine et des missi dominici envoyés par la Bonne Presse :

Pendant les années de tranchées, nous avons constaté qu’il y avait deux façons de gagner du terrain, de reconquérir sur l’ennemi le terrain national : une première manière qui est lente, pénible, qui présente bien des difficultés, c’est la reprise pas à pas et jour par jour de quelques mètres de terrain qu’on est exposé à perdre le lendemain. On appelait cela « grignoter l’ennemi » […]. Il me semble que c’est le travail pénible, quelquefois rebutant, qui apporte un certain découragement à des comités de la Bonne Presse, même à des groupements de Pages du Christ et Chevaliers de la Croix [...]. Mais il y a une seconde manière qui me paraît plus française parce que plus claire. On s’en va au grand jour, on ne reste plus dans les trous, on va dans les plaines. C’est la grande offensive après le bombardement intensif. Nous avons connu cela et il me semble qu’on préférait ce travail. Pour cette grande offensive, il faut quoi ? Un général en chef [l’évêque], un officier d’état-major [un délégué de la Bonne Presse] et un bombardement47 […].

26La structuration croissante de la propagande se lit également sur un plan institutionnel. Tout propagateur agit désormais sous le contrôle d’un secrétariat de propagande de la Maison de la Bonne Presse48, né à une date qui n’a pu être déterminée avec précision. Les actes des congrès, publiés sous le titre Croisade de la presse, font une place de choix aux rapports des comités nommés « monographies », contribuant par des récits édifiants à établir une mémoire glorieuse de la propagande. Un carnet tient désormais à jour la liste des propagandistes défunts49. Des « délégués de la Bonne Presse » sont institués, qui partent en province pour soutenir l’effort de propagande, comme Emmanuel Dauchez dans le quart nord-est de la France au début des années 1930. Des congrès régionaux, lancés à partir de 1931, attirent les foules, comme cette même année à Saint-Quentin, où les quatre journées ont rassemblé au total 10 000 personnes autour du père Merklen après que 500 affiches placardées, 10 000 circulaires distribuées et 43 000 tracts aient « arrosé » [sic] la ville grâce à l’appui de correspondants paroissiaux50.

Figure 35 : « Principaux membres du groupe des pages du Christ de Lille », Chronique de la Bonne Presse, 1904.

27En 1921 naît la Fédération des Pages du Christ et Chevaliers de la Croix, qui a son siège 24 rue Blanche à Lille51. Une lettre mensuelle relie les différents groupes à l’échelle nationale, remplacée à partir de février 1932 par le « bulletin vert » (Nos consignes). Un Manuel-Guide de 150 pages est délivré à chaque membre, pendant qu’un Petit mémento est publié à l’usage des chefs, qui doivent codifier et rendre visible l’affiliation par le port d’insignes : blanc pour les groupes masculins et féminins des Pages du Christ, bleu pour leurs homologues des Chevaliers, à porter « semaine comme dimanche ». Le brassard en soie bleue avec écusson fédéral est à arborer dans toutes les processions, défilés et pèlerinages, et le groupe jugé le plus méritant parade avec le fanion fédéral. Au diplôme de La Croix s’ajoute un second, propre à la Fédération. Celle-ci tient des congrès généraux dont le premier a lieu à Soissons en mars 1933 sous la présidence du cardinal-archevêque de Besançon, Mgr Binet, mais aussi des congrès dits régionaux, interdépartementaux ou diocésains.

28C’est surtout l’appui plus net des évêques qui est à relever depuis la fin de la guerre. Une place de choix leur est réservée dans les colonnes des actes, avec leur portrait photographié en pleine page, comme Mgr Fillon, évêque de Langres, qui a saisi ce que l’Action catholique peut apporter à l’œuvre de la Bonne Presse :

Je m’inquièterais donc d’un dirigeant de l’Action catholique qui n’aimerait pas sa Croix quotidienne […]. Au lecteur, devenu militant, d’accomplir à son tour son devoir à l’égard de la Bonne Presse. Il importe peut-être moins de multiplier les journaux catholiques que de les mettre en mesure d’exercer une réelle influence dans des milieux sociaux plus étendus. Dispersons moins les efforts et les ressources, coordonnons davantage l’action. En termes plus clairs : le devoir du lecteur, c’est de gagner d’autres lecteurs […]. L’argent, hélas !, ne sera pas ici le seul nerf de la guerre : un travail d’opinion s’impose. Et nous voici revenus à notre point d’arrivée : l’évangélisation doit aller de pair avec la publicité et la propagande. Voilà pourquoi la meilleure méthode pour pénétrer dans les milieux difficiles, c’est, pour le journal catholique, de devenir de plus en plus une école d’évangélisateurs52.

29La propagande peut toutefois exister en dehors des comités et c’est sans doute une des nouveautés de l’entre-deux-guerres. Le congrès de la Bonne Presse donne ainsi la parole à un groupe de l’Union catholique du personnel des chemins de fer, dont les membres distribuent des tracts en faisant du porte-à-porte : « La Croix, c’est le journal de la famille chrétienne. La Croix proclame les droits de Dieu et sert l’Église. Cheminots catholiques, La Croix doit être votre journal53 ». Mais ce sont avant tout les femmes, cette fois au sein de diverses ligues ou mouvements, qui sont invitées à participer à l’apostolat de la presse, en se faisant les rouages de la distribution. Des « chevalières » côtoient désormais les chevaliers, comme à Troyes, mais sous la houlette d’un vicaire et des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, pour dresser la liste des destinataires et parfois aider au portage54. La Ligue catholique des femmes françaises s’appuie sur ses propres comités pour entretenir des bibliothèques paroissiales ou roulantes, et milite pour que ses membres « n’abandonnent pas le bon journal une fois mariées et emploient tous les moyens, surtout la persuasion, pour l’introduire et l’installer au foyer55 ». Les femmes de la Ligue féminine d’Action catholique ne sont pas en reste, réputées « agents recruteurs infatigables, agents de liaison toujours dociles, préparateurs qui cochent les familles, inscrivent les noms, dressent les listes56 », surtout lorsqu’il faut remplacer les chevaliers décédés durant la Grande Guerre. L’œuvre noëliste fondée par le père Claude Allez autour des publications Le Noël (1895), L’Étoile noëliste (1914) et La Maison a transformé les lectrices des pensionnats de jeunes filles en des propagandistes intéressées à recruter de nouvelles abonnées57. À Meaux, les dizainières de la Ligue patriotique des Françaises vont chercher les paquets au train de 17 h 50, les plient, les portent à domicile et font le recouvrement des abonnements courts (de 1 à 6 mois). Elles sont rétribuées 25 francs par semaine pour cette tâche58.

30Cette rémunération, qui n’est pas systématique, est un coût supplémentaire qui rend d’autant plus avantageuse la mobilisation des plus jeunes, dans la continuité des années précédentes. La sélection des pages du Christ est en apparence devenue plus stricte qu’avant-guerre : âgé de 10 à 16 ans seulement, « ce n’est pas n’importe quel enfant. On le choisit parmi les plus pieux, les plus zélés, les plus disciplinés », en particulier parmi les enfants de chœur, les patronages ou les groupements de la Croisade eucharistique. Mais il se recrute « dans les milieux masculins comme féminins, partout et dans toutes les classes de la société. Il est apôtre, en conséquence, il s’interdit de toucher le moindre salaire et n’attend sa récompense que du bon Dieu59 ». Or, le travail abattu est parfois considérable. À Saint-Omer, où le comité déplore l’emploi incompressible de trois porteurs salariés parce que la commune est très étendue et que les lecteurs veulent payer à la semaine ou au mois, les sept pages du Christ de la paroisse du Saint-Sépulcre sont une aubaine : « Ils partent chaque jeudi après la messe des catéchismes, par n’importe quel temps, faire leur petite tournée avec le carton qui contient les illustrés à distribuer et le petit carnet portant les adresses des abonnés et le compte de chacun. Ensemble, ils distribuent 160 Pèlerins, 30 Échos, 20 Bernadette, 60 Sanctuaires, 20 À la page et les romans Bayard et Populaires60. »

31Est-ce un effet de source ou l’expression d’un renouvellement de la réflexion sur la propagande ? Les archives assomptionnistes de Denfert-Rochereau conservent une série de documents datés de 1953 qui sont l’expression d’une attention particulière à l’égard de l’apostolat de la Bonne Presse. Le père Victorien Girard-Reydet, ancien directeur du Pèlerin (1927-1930) puis de la revue sacerdotale Prêtre et Apôtre, fondateur de l’hebdomadaire pour jeunes À la page (1930), ne mâche pas ses mots à l’égard de ses confrères :

La routine et la médiocrité… La Maison dort… Il n’y a plus d’impulsion, ni des supérieurs, ni de la direction. La direction est encombrée de questions purement administratives, quelquefois de secrétariat… Jamais elle ne réunit ses collaborateurs pour penser avec eux, en équipe… […]. L’asphyxie et l’aveuglement. Dans les œuvres de l’Assomption, la Bonne Presse est une œuvre isolée, coupée de tout le reste, on dirait que personne ne doive y mettre le nez. Et on ne fait rien pour y intéresser le reste de la congrégation. C’est une œuvre « générale », mais très particulière… Dommage que les provinces de France ne puissent se servir de points d’appui. La Bonne Presse, une grosse puissance qui n’a pas d’yeux61.

32Le père Girard-Reydet souhaite réformer le service général de propagande, qui souffre d’insuffisances. Un bilan s’impose, à la fois sur les délégués envoyés depuis Paris, « sans craindre de les changer, de les remplacer, de les multiplier dans une région », mais également sur le travail des « militants de presse » aux échelles locale et départementale. Le mot « comités » n’est plus employé. La relance d’un congrès doit réunir « de vrais propagandistes et viser à en faire des collaborateurs compétents et convaincus de la Bonne Presse » ; les « journées de presse », coûteuses et souvent sans lendemain, doivent faire l’objet d’une évaluation de rentabilité, « pour voir si ça rend », « qu’on en fasse la carte », en confiant davantage leur organisation aux militants locaux. Il faut en somme « démultiplier en province » l’effort de propagande pour « rendre la Croisade [sic] plus directe », ce qui passe enfin par des contacts plus étroits et plus réguliers avec les missionnaires diocésains, les prêtres directeurs d’œuvres et les évêques.

33Dans les années 1950, les congrès se sont éteints. Les comités de presse paroissiaux survivront difficilement après 196862. Le Concile va certes relancer les ventes – Jean Gélamur parle de « 100 000 » abonnements suscités par l’évènement, dont un quart seront transformés en abonnements pérennes – mais comment inscrire ce « miracle63 » dans la durée ?

Le temps des équipes Amis Croix : le lecteur pris dans le pluralisme politique (années 1960-1980)

34En 1971, un rapport interne alerte sur l’érosion constante des abonnements. Parmi les solutions, celle d’un réseau des amis de La Croix figure en bonne place. De fait, entre octobre 1971 et mai 1972, neuf « promoteurs Croix », parmi lesquels le directeur adjoint du journal Jean-Marie Brunot, J. Lorthiois et Michel Sinniger, parcourent au total 60 départements et visitent un peu plus de 1 700 paroisses, au sein desquelles près de 60 000 exemplaires de La Croix sont distribués64. Un congrès des lecteurs et amis du journal est annoncé pour septembre 197265. En 1975, parallèlement à un comité « Promotion Croix » qui travaille en collaboration étroite avec le secrétariat général de la diffusion, un secrétariat national des Amis Croix est centralisé par Georgette Pierre, chargée de la promotion du journal et de l’animation des équipes66. Cette même année, il est décidé, à l’initiative de Georgette Pierre, que les équipes « Amis Croix » seront sollicitées pour organiser des réunions dans les villes moyennes, dans la perspective de la campagne « Démocratie et vie locale » en préparation des élections municipales de 1977. Un journaliste du quotidien assurera l’animation, avec l’objectif de faire le point autour d’acteurs locaux sur « ce qui va et ne va pas dans la ville67 ».

Figure 36 : Diffuseurs de La Croix, 1970.

35Dès lors, le PDG de Bayard Presse Jean Gélamur et ses collaborateurs sillonnent la France pour marteler un même objectif : puisque La Croix est « un journal d’opinion ayant fait l’option pluraliste dans une perspective de développement de la communication », il faut susciter cette communication entre le lecteur et son journal et même entre lecteurs, par le biais des débats et de rencontres organisés par les équipes Amis Croix. Le projet se nourrit d’un apport mutuel qui doit faire naître un journalisme de « responsabilité démocratique68 ». Pour Gélamur, la société actuelle n’est « plus une société de croyance mais une société d’opinion », définie comme transparente à elle-même et conférant à toute opinion le possible statut de vérité. Dans ces conditions, le « besoin d’information et de communication » s’entend comme la mise en pratique d’une liberté d’expression qui fait droit à toutes les convictions : « La liberté de lire ne peut s’exercer sans le droit de choisir, ce qui suppose une information pluraliste. » La communication est définie comme la capacité du lecteur actif à écouter, discerner et dialoguer69. Dans les lettres d’invitation envoyées par le secrétariat national aux équipes Amis Croix, la formule est récurrente : les rencontres s’inscrivent dans le cadre du journalisme de communication que La Croix encourage. La politique de promotion n’est jamais loin : les équipes sont aussi un relais précieux pour améliorer la notoriété et la diffusion du journal, tout en traduisant en actes une relation vivante entre les lecteurs et leur journal70. L’appel est entendu, des équipes se forment, comme s’en félicite Georgette Pierre en avril 1976 :

Permettez-nous de vous confier une impression : le projet que nous avions formé n’était pas utopique, les faits sont là, chaque jour plus convaincants ; les équipes d’Amis Croix deviennent une réalité active et dynamique ; à travers nos recherches, nos efforts communs, même modestes, se construit une expérience unique dans la presse quotidienne : des lecteurs se regroupent, ils communiquent entre eux, ils communiquent grâce au journal avec ceux qui les entourent, ils communiquent avec les responsables du journal. C’est une des originalités de La Croix et cela le sera de plus en plus71.

36En 1976, Georgette Pierre peut publier le nom de 23 responsables d’équipes, parmi lesquels un seul prêtre, trois couples et cinq femmes72. Un bilan établi en 1978 dénombre 30 équipes en activité, 5 en démarrage, 8 « au ralenti » et 7 en « projet de constitution73 ». Le secrétariat national ne souhaite pas pour autant que les équipes soient trop nombreuses, en raison du bénévolat et de la charge de travail que suppose leur suivi par les animateurs parisiens. D’un commun accord, les membres du secrétariat veulent s’en tenir à moins de 50 équipes et les équipes parisiennes doivent bénéficier d’un statut spécial, sous la forme d’un club, dès lors que les réunions par arrondissement dépassent les 8 à 9 par an74. Bayard Presse souhaite former ses promoteurs et cette exigence répond aussi à une demande des intéressés eux-mêmes75. Des sessions sont organisées comme les 8-9 octobre 1977, intitulées « Assemblée nationale des animateurs des équipes d’Amis Croix76 ». Des rencontres régionales inter-équipes ont lieu, comme en 197877.

Figure 37 : Lourdes. Diffuseurs de La Croix, s. d.

37Trois objectifs leur sont proposés. D’abord, assurer la communication entre les lecteurs et le journal. Pour ce faire, des réunions avec ou sans journalistes permettent de communiquer régulièrement à la rédaction des observations et des réflexions collectives. Ensuite, prendre en charge le développement du journal dans le département, qui se décline en plusieurs finalités : connaître précisément la pénétration du journal par commune ; contribuer à la fidélisation des abonnés en tenant à jour le fichier des désabonnés ; rechercher de nouveaux abonnés par des campagnes diverses, orchestrées depuis Paris ou localement par des visites systématiques et des distributions de formules avantageuses ; mobiliser l’opinion publique pour améliorer l’image de marque du journal, dans tout lieu qui s’y prête : congrès, centres de pèlerinages, foires commerciales et débats publics. Enfin, assurer le dynamisme propre de l’équipe par le recrutement de nouveaux membres grâce à des contacts interpersonnels et des réunions de lecteurs par quartiers78.

Figure 38 : Service promotion de La Croix, 1977.

38Le clergé continue certes de jouer un rôle dans cette nouvelle formule des comités. Ici et là, les centres diocésains d’information (CDI) voire les évêchés accueillent les réunions79. À Caen, c’est un prêtre, le père Fontaine, qui a suscité une réunion en vue de créer une équipe, tout comme à Montélimar autour du père Jacques Canin. À Laval, le père Raimbault est très actif80. Dans l’ensemble, les laïcs sont aux avant-postes. Entre 1972 et 1978, 26 villes ont accueilli une soirée-débat81 et le public comme les responsables sont très majoritairement composés de militants chrétiens. Les évêques sont rarement présents, Mgr Bescond, auxiliaire de Corbeil, étant peut-être la seule exception lors d’une réunion à Évry en novembre 1976.

39Les équipes Amis Croix ne sont toutefois qu’un moyen parmi d’autres parmi les multiples opérations de promotion du journal : ventes directes, actions auprès des diffuseurs, journées nationales, autopromotion, annonces publicitaires ou service « quatre semaines ». Yves Beccaria relativise même fortement ces actions à destination des lecteurs, qui sonnent comme un amateurisme, alors que les lois de la promotion sont d’airain : « Quelques journalistes “allaient sur le terrain”, mais s’intéresser aux méthodes de vente est autre chose. Il est important d’aller sur le terrain, d’organiser des soirées-débats, de faire connaître une publication, ses orientations, découvertes et problèmes, et les convictions de ceux qui la font. Mais les méthodes techniques de vente sont d’un autre ordre82. » Cette solution a toutefois l’avantage d’être moins onéreuse : 120 000 francs en 1978 contre 310 000 pour l’autopromotion ou 800 000 pour les frais de la vente directe ou 330 000 pour les diffuseurs et relais catholiques83. Les équipes relaient aussi des difficultés logistiques, dont le journal semble très préoccupé. Le problème de l’acheminement est lancinant. Des retards de distribution sont régulièrement à déplorer, comme à Évry en novembre 1976 ou à Marseille en octobre 1977. Georgette Pierre se désespère de la détérioration du service postal et rappelle les démarches à suivre pour faire pression sur les receveurs locaux84.

40Une fois constituées, les équipes locales font preuve d’une remarquable autonomie et prise d’initiatives. Des stratégies s’élaborent empiriquement chez les Amis Croix pour susciter de nouveaux lecteurs : les relances téléphoniques accompagnent la préparation de rencontres dans les communes où n’existe pas encore d’équipe afin d’en susciter, par bourgeonnement, ce que des responsables appellent des « paliers successifs d’élargissement par zones de travail85 ». La prospection s’effectue également à partir des milieux professionnels, comme à Poitiers, où l’aumônerie militaire, les écoles de gendarmerie, les professeurs de la faculté de droit, les pharmaciens et les dentistes font partie des groupes listés en 197786. Dès 1967, un rapport issu d’un groupe de travail de la COPEC87 s’inquiétait de toucher les cadres, techniciens et ingénieurs pour éviter de perdre ce public de chrétiens engagés dans l’Église88.

41D’autres cibles de lectorat sont identifiées. Tous les évènements ayant une dimension chrétienne, aussi divers soient-il, sont bons à prendre, comme à Lyon, où les mois de mai-juin 1977 ont vu se succéder le congrès national de l’ACO, celui des groupes charismatiques et la commémoration du 18^ème centenaire des premiers martyrs de la Gaule89. Si les deux premiers rendez-vous ont rencontré un accueil favorable et permis la distribution de 3 700 exemplaires du journal, le troisième a été plus mitigé, peut-être en raison d’une présentation incomplète « et un peu partiale » dans La Croix90. Une promotion réussie repose sur la bonne synchronisation entre l’évènement, sa couverture par les journalistes et la mobilisation de l’équipe locale.

42Quels sont les résultats ? La pénétration dans Paris est inégale, et le contraste socio-économique structurel Est-Ouest dans la capitale recoupe assez exactement cette diffusion. En 1971, pour une moyenne de 388 abonnements par arrondissement, trois dépassent de deux fois cette moyenne, les 16^e (969), 15^e (802) et 7^e (779) arrondissements91. Les autres quartiers de l’Ouest suivent la même tendance, ce que confirme une étude statistique en 197892. Mais l’action des équipes Amis Croix y est-elle pour quelque chose ? L’impact des équipes est sans doute très relatif dans la capitale, comme le constate aussi Jean-Marie Brunot après son passage dans la paroisse de Saint-Honoré-d’Eylau pour une réunion qui ne réunit qu’une vingtaine de participants, d’une moyenne d’âge de 55 à 60 ans93.

43Le secrétariat comme les équipes s’inquiètent du faible taux d’abonnement chez les adolescents. Les lycées catholiques font l’objet d’une attention particulière à travers une enquête nationale de lectorat en 197794. Des débats locaux servent de prolongement, comme à Bondy sur la prise de responsabilité chez les jeunes adultes95. Mais le succès dépend d’une chaîne d’intermédiaires : « Il faudrait que cette découverte puisse être aidée par l’appui d’enseignants et qu’ensuite les jeunes en viennent à demander à leurs parents d’avoir chaque jour La Croix à domicile96. » Les jeunes mariés sont également ciblés en 1974 et 1975 : les curés et les responsables des centres de préparation au mariage sont invités à remettre aux jeunes époux une enveloppe comprenant un abonnement gratuit de trois mois, avec participation à un tirage au sort pour gagner un voyage en Terre sainte ou à Rome97.

Figure 39 : Diffuseurs de La Croix, 1971.

44Les raisons d’un défaut de La Croix chez les jeunes sont analysées par certaines équipes, qui sont donc aussi des lieux de réflexion sur le journal. On évoque des motifs formels – « présentation trop terne, effort à réaliser sur l’accrochage visuel entre les deux extrêmes que sont en la matière Le Monde et France Soir, langage à rajeunir pour être plus populaire » – mais aussi plus politiques : les positions du quotidien sont considérées comme trop « édulcorées », les jeunes ne trouvent pas leur compte et « il y a certainement des domaines, même limités, où La Croix pourrait prendre des positions “moins nuancées” sans trahir son option pluraliste98 ». Cet effort de réflexivité du lecteur est appréciée par Georgette Pierre qui déplore au contraire que certaines équipes en restent à des logiques de « commandos » [sic] au détriment d’un « minimum de réflexion » pour faire la synthèse des réactions sur le fond et la forme du journal99. De même à Évry, Jean-Marie Brunot voit se développer une équipe dans la perspective d’un « groupe d’action », ce qu’il condamne auprès de ses interlocuteurs100.

45La question du pluralisme est au cœur des échanges entre la rédaction et les Amis Croix. Les lecteurs sont souvent divisés, dans une même réunion ou d’une soirée-débat à l’autre, ce qui reflète la diversité des sensibilités au sein du lectorat catholique. L’unanimisme de la fin du xix^e siècle dans les rangs des comités de propagande a vécu. La place de l’éducation sexuelle dans les colonnes du journal est un indicateur. Pour les uns, « il est inutile d’approfondir ces questions car elles n’intéressent que les adultes ». Pour d’autres, « elles répondent à de vrais problèmes et La Croix rend un service indispensable en les analysant » (Nice et Marseille). À Saint-Honoré-d’Eylau, on reproche à La Croix une trop grande timidité dans l’affirmation des principes chrétiens en la matière : « Qui défend la famille ? Que fait La Croix pour restaurer l’esprit de famille101 ? »

46La grande majorité des lecteurs présents aux réunions paraît apprécier cette ouverture, mais des voix s’élèvent pour demander des limites ou au contraire pour dénoncer la tiédeur de la ligne éditoriale. À Évry, on reproche au journal des « positions tendancieuses » au sujet des tortures en Amérique latine et on aimerait que La Croix « dise plus souvent et plus vigoureusement ce qu’il faut penser des problèmes actuels102 ». Mais à Aix-en-Provence (16 octobre 1978), la majorité des présents semble satisfaite du pluralisme du journal car « on n’attend pas que La Croix dicte les conduites à tenir ». Le pluralisme passe aussi par un style plus simple afin d’élargir le spectre socio-culturel du lectorat (Saint-Étienne, 2 février 1978).

Figure 40 : Localisation des équipes Amis Croix en 1978.

47D’une façon générale, les membres des Amis Croix sont des lecteurs exigeants. Les critiques sont nombreuses lors des soirées-débats et le droit à l’information passe par des attentes : l’affichage du nom et de la photographie des auteurs des tribunes « libres opinions » ; l’insertion du courrier des lecteurs dans la dynamique du journal ; une information religieuse plus complète (« Le Figaro et même Le Progrès font parfois mieux ») et moins idéalisée, La Croix ne prenant en considération « que les éléments positifs103 » ou seulement la vie institutionnelle au détriment de ce qui est vécu réellement dans les communautés104. À Nice et Marseille, on estime qu’il y a trop de textes officiels de l’Église et on juge le journal « trop catholique », « pas assez œcuménique ». Une plus grande attention est demandée au soin apporté à la rubrique « Télévision », en phase avec la généralisation et l’augmentation du temps passé devant ce média dans les foyers. L’approche culturelle en général est jugée insuffisante et l’humour ne trouve pas sa place dans les colonnes105. Mais les réunions de ces militants de la presse servent aussi de caisse de résonance de la satisfaction des lecteurs se retrouvant dans la ligne du journal, comme pour le traitement de l’affaire Lefebvre ou la place de la femme dans l’Église106. Les équipes doivent-elles pour autant intervenir dans la fabrication des sujets et des articles ? Rien n’est moins sûr. Brunot impose un non catégorique à une collaboration avec Économie et Humanisme ou avec la Chronique sociale pour préparer des tables-rondes107. Cette période est par conséquent marquée par le souci de l’entretien d’une communauté de presse réunissant de façon horizontale des lecteurs d’une même région mais aussi, dans une certaine mesure, des membres de la rédaction elle-même, qui acceptent l’exercice de la critique à condition qu’ils conservent la maîtrise du contenu final.

48Le début des années 1990 marque un tournant chez Bayard, qui fait le choix d’une professionnalisation accrue du marketing, de la logistique abonnement et des réseaux de vente108. Dans ce nouveau contexte, les Amis Croix n’assurent plus la promotion du journal et sont désormais à l’écart des enjeux commerciaux, même si des équipes perdurent tout au long de la décennie, comme à Nantes, où on compte une trentaine de militants. Un réseau auprès des paroisses voit pourtant le jour au même moment, autour de Franz Parys et de Jean-Pierre Mathiaud, mais son rôle reste limité à des opérations très ponctuelles de promotion à l’occasion de rassemblements de mouvements chrétiens. Ainsi, après avoir assuré à la fois la communication, la promotion des abonnements et la distribution jusqu’au milieu du xx^e siècle, ces comités devenus équipes n’ont gardé que le premier de ces secteurs, dans une logique de rationalisation croissante des activités et des services.

* * *

49L’histoire des comités de lecteurs et de propagande ne saurait résumer à elle seule le partenariat particulier que la Bonne Presse puis Bayard ont souhaité nouer entre un journal et ses lecteurs. Cette rencontre est visible dans d’autres lieux, comme le courrier des lecteurs, dont la rubrique devient permanente à partir de mars 1968, ou d’autres pratiques commerciales, comme une activité de voyages depuis 1988109. Dans les deux cas sont mis en jeu les mêmes ressorts de fidélisation et de recueil des avis de lecteurs assidus et exigeants, toujours flattés d’être écoutés par les journalistes qu’ils lisent au quotidien. Il est cependant indéniable que ces comités ou équipes, peu connus, ont accompagné sur plus d’un siècle la démocratisation toujours recherchée de la lecture de la presse et le développement d’une proximité de l’information plutôt qu’une information de proximité, et ce au-delà des seuls chefs de famille. Femmes et enfants participent aussi à la promotion de la Bonne Presse. Alors que la raison d’être de ces réseaux d’amis de La Croix repose prosaïquement et depuis leurs origines sur la limitation des risques financiers, le principe de la « mise en mains » du journal, irremplaçable outil de diffusion auprès des sceptiques ou des indifférents, touche aussi et d’abord celles et ceux qui sont chargés d’en faire la distribution. Cette stratégie profite sans doute prioritairement à un catholicisme urbain – des villes grandes, moyennes et petites –, lieux d’implantation privilégiés des équipes de propagande et de promotion sur un siècle. En même temps qu’ils participent à la visibilité d’une culture chrétienne dans les débats nationaux et insèrent la presse confessionnelle dans les lois de la rentabilité commerciale, ces comités participent activement à l’élaboration d’une opinion catholique devenue plurielle et travaillée par le contact avec les réalités locales et les transformations plus globales de la société française.