Acte 1 – Une romanité paradoxale

2L’Assomption du père d’Alzon et de ses premiers successeurs, les pères Picard et Bailly, est la fille de l’intransigeance catholique et de la ferveur romaine. L’une et l’autre inspirent largement le projet de la Bonne Presse qui apparaît comme la vocation originale de la congrégation, vouée aussi à l’enseignement et à la mission d’Orient. Au temps de l’affaire Dreyfus, l’œuvre provoque pourtant des tensions entre Léon XIII, soucieux de défendre le ralliement des catholiques français à la République, et les religieux, engagés dans une radicalité critique. Cette radicalité entraîne la dissolution de la congrégation, non autorisée, et la dispersion de ses membres, contraints à l’exil ou à la sécularisation fictive par la volonté du gouvernement de la défense républicaine, dirigé par Waldeck-Rousseau3. La crise de 1900 n’est pas sans effets sur l’équilibre d’un corps en expansion (298 profès en 1898, 609 en 1922). Le père Bailly, qui remplace le père Picard en 1903, accroît la centralisation autoritaire en empêchant la révision des constitutions, non conformes aux normes canoniques, avec l’accord tacite de Pie X, inquiet devant les menaces de la modernité politique et intellectuelle. Il espère ainsi pouvoir freiner la contestation de la génération montante qui s’identifie au scolasticat de Louvain et à son supérieur, le père Merklen, destitué en 1913 et exilé outre-Manche. Mais le malaise persiste après la disparition du père Bailly en 1917, et le parti Merklen est relancé par l’assignation du religieux à Nîmes. Benoît XV et Pie XI mettent fin à la complaisance de Pie X et exigent l’application du code de droit canonique de 1917, avant d’autoriser l’élection du nouveau supérieur général4. La résistance de l’administration provisoire autour du vicaire général Maubon conduit à l’invalidation du chapitre général de 1921-1922, à l’imposition de constitutions révisées et au choix du supérieur par le pape, qui fait appel en 1923 au père Quenard, en charge de la mission d’Orient. On ne peut pas comprendre le destin de la Bonne Presse sans évoquer ces événements, même s’il est impossible de les détailler dans ce chapitre5. C’est largement en fonction d’eux que se positionnent les acteurs des conflits greffés sur l’offensive romaine contre l’Action française.

3Au moment où le Saint-Siège reprend la congrégation en main, la Bonne Presse reste sous le statut défini en 1900. Après la condamnation des assomptionnistes par le tribunal de la Seine, Léon XIII avait imposé leur retrait et la maison était devenue la propriété de l’industriel et homme d’œuvres lillois Paul Féron-Vrau, même s’il avait fallu attendre 1909 pour voir sa situation stabilisée après de multiples procédures judiciaires. Les assomptionnistes se considèrent néanmoins comme les vrais propriétaires dans la mesure où Féron-Vrau n’a pas apporté lui-même le capital nécessaire aux rachats successifs, malgré son engagement favorable à la multiplication des publications et à l’augmentation des tirages. Ils n’ont du reste jamais totalement quitté la maison, et leur retour s’est accéléré dès 1908-1910. Après la guerre et son cortège de crises, la situation apparaît donc mûre pour un changement que le père Quenard mène à bien peu après sa nomination. En janvier 1924, Féron-Vrau, pourvu d’une compensation financière destinée à ses œuvres, accepte la création de la société anonyme de la Maison de la Bonne Presse dont des religieux et des laïcs amis possèdent le capital, et qui loue les locaux détenus par la société immobilière Jeanne d’Arc créée au début du siècle. Il prend la présidence du conseil d’administration, mais l’amoindrissement de son autorité l’incite à se retirer durant l’été 1926, d’autant que son épouse est malade. Le comte Pierre de l’Épinois, fils de l’un des fondateurs de La Croix, lui succède, tandis que Léon Berteaux, présent depuis plus de quarante ans, ajoute aux fonctions de directeur général obtenues en 1924 celles d’administrateur délégué6.

4Au milieu de la décennie 1920, la Bonne Presse dépend immédiatement du supérieur général et de la curie généralice, comme d’autres œuvres majeures (Notre-Dame de Salut), et non de l’une des quatre provinces créées en 1923 (Paris, Lyon, Bordeaux, Belgique-Pays-Bas). Elle emploie plus de sept cents personnes, des hommes pour les trois quarts, et publie vingt-deux journaux et revues, tous placés sous la direction de religieux7. Longtemps dispersés dans des appartements parisiens discrets, ceux-ci se sont regroupés peu à peu au sein de la communauté Saint-Vincent-de-Paul située au Cours-la-Reine, entre Concorde et Grand Palais, et le père Quenard invite en 1927 les récalcitrants à la rejoindre. L’époque de la dispersion laisse néanmoins des traces. Les religieux sont « trop libres dans leur façon de juger les gens et les choses » et manquent souvent les exercices communs. Ils gèrent leur service avec « une liberté d’action très étendue » qui permit naguère de « garder l’œuvre en main », mais qui entrave désormais l’union nécessaire des « organes existants en un seul grand corps » : « Chacun se réserve une espèce de fief », déplore le supérieur général8. La Croix quotidienne, avec quatre ou six pages selon le public, reste le fleuron de la maison sous la conduite de deux rédacteurs en chef, le père Bertoye (Franc), qui est aussi le supérieur religieux de la maison Saint-Vincent-de-Paul, et Jean Guiraud. Avec plus de 600 000 exemplaires, son aîné, Le Pèlerin, garde une place essentielle et permet de financer des feuilles moins rentables ou déficitaires comme Rome, Notre-Dame ou Jérusalem. Créée en 1919 pour remplacer quatre revues de l’avant-guerre, La Documentation catholique joue un rôle majeur pour diffuser les textes de la hiérarchie en orientant leur commentaire. Elle a d’ailleurs fait l’objet, fin 1922, d’une intervention du Saint-Siège pour éloigner son rédacteur, le père Miglietti, accusé d’appartenir au réseau intégriste de Mgr Benigni et de soutenir la résistance d’une partie de l’épiscopat au rapprochement du Saint-Siège et de la République. Le père Merklen, en voie de réhabilitation, le remplace9. Aux côtés des responsables des titres, un homme occupe une place décisive, l’économe général Jacquot, l’un des condamnés de 1900, seul membre de la curie généralice prorogé en 1923 et proche des anciens assistants, tels le père Baudouy et le père Jaujou. Ce dernier, censeur des publications et supérieur des communautés féminines qui encadrent le personnel du même sexe, est porteur de nombreuses actions et siège au conseil d’administration.

5Les sympathies pour la lecture conservatrice de la tradition assomptionniste, la critique de la politique républicaine et les thèses maurrassiennes ne manquent donc pas parmi les religieux de la Bonne Presse lorsque le pape engage la lutte contre l’Action française. Elles expliquent sans doute la prudence initiale de La Croix, qui tient compte aussi des orientations du lectorat. La rédaction ne mentionne pas l’avertissement du cardinal Andrieu daté du 25 août 1926 en prétextant qu’il s’agirait d’un « document diocésain10 ». Elle attend les 8 et 9 septembre pour aborder le sujet après le télégramme de l’un de ses deux correspondants romains, Mgr Vanneufville, hostile à la ligue nationaliste, qui attire l’attention sur l’approbation pontificale de la lettre de l’archevêque de Bordeaux. Mais le titre continue à ménager ses dirigeants dont il publie la réponse à Pie XI. Rome s’impatiente et, le 16 septembre, Franc est « mandaté subito » à la nonciature pour recevoir un « très dur poulet sans signature ». Deux jours plus tard, il donne les « explications indispensables » dans un éditorial embarrassé et invite les lecteurs à obéir11.

6L’adhésion aux directions pontificales apparaît en fait formelle. Les articles de fond de La Croix, qui perd des lecteurs, sont rares et les critiques se multiplient : « D’un côté, […], on nous trouve trop acharnés ; de l’autre, […], on nous estime gaillards ne marchant que forcés et contraints », écrit le père Coggia, ancien secrétaire du père Maubon et fidèle du père Baudouy12. La situation se tend au cours de l’été 1927. La nonciature et la curie romaine reprochent au journal de ne pas défendre Pie XI contre les accusations de germanophilie, et de ne pas soutenir L’Osservatore Romano, que Franc juge de fait « très italien », « discrédité » et « douteux13 ». Fin août, elles réagissent vivement au commentaire lénifiant de la rédaction à propos de la lettre de remerciement adressée par l’archevêque de Paris Dubois au démocrate-chrétien Francisque Gay, qui avait pris sa défense et celle du pape dans La Vie Catholique : « [La Croix] a réprouvé et condamné hautement tout ce que Rome a condamné […]. Mais elle refuse d’offrir chaque jour à ses lecteurs les tristes échos des discussions et des révoltes qui ne feraient qu’étendre le scandale. Le silence habituel lui paraît le remède le plus efficace14. » Une nouvelle fois, le nonce Maglione tance les responsables au nom du pape qui menace de désavouer le journal publiquement, ce qui reviendrait à une condamnation à mort : ils sont contraints de publier un texte du père Rosa, directeur de La Civiltà Cattolica15. Mais la leçon ne suffit pas et, un mois plus tard, le secrétaire d’État Gasparri s’étonne de l’écart entre l’article de L’Osservatore Romano, dont il avait autorisé la reproduction, et celui de La Croix concernant les paroles que Pie XI avait adressées à l’American Legion sur le sujet16.

7Ces incidents achèvent de convaincre le Saint-Siège de la nécessité de « changer de direction » pour annuler les « effets néfastes sur tout le mouvement catholique » de l’« attitude timide, peu assurée », de La Croix comme deux rapports demandés par Maglione l’avaient suggéré en juin. L’un émanait de Gay, l’autre de l’abbé Thellier de Poncheville, qui avait quitté le quotidien en 1913 devant le retour en force des religieux et leur influence conservatrice en phase avec les choix de Pie X. Le cardinal Dubois, défenseur de la position pontificale au sein de l’Assemblée des cardinaux et archevêques, majoritairement réticente, avait approuvé le second texte : La Croix « fausse complètement l’opinion », « n’a pas vraiment la note catholique » et « s’inspire trop des méthodes de l’Action française17 ». Le secrétaire d’État veut éviter toutefois l’intervention directe de la curie, ni « opportune, ni pratique », et attend une action concertée du supérieur général des assomptionnistes et de l’archevêque de Paris. La succession du père Bertoye est ouverte en réalité depuis 1926 à sa demande, justifiée par son âge et sa santé, mais aussi ses difficultés avec Berteaux, qualifié de « directeur-dictateur » sans esprit religieux. Il espère pour successeur le père Lavigne, secrétaire général, proche de l’Action française, et écarte a priori le père Merklen dont le père Quenard évoque le nom en septembre 1927 sur la suggestion de Berteaux. Le choix est officialisé lors de la visite canonique de la maison Saint-Vincent-de-Paul le 7 décembre et annoncé dans La Croix le 17. Officiellement, Merklen « vient seconder Franc », qui se retire en fait. Les pères Lavigne et Finaert l’assistent, tandis que le père Coggia est promu supérieur de la communauté du Cours-la-Reine18. Par choix et par obligation, le père Quenard, qui ne peut pas bouleverser la Bonne Presse du jour au lendemain, associe les contraires, rendant inévitables les heurts qui se succèdent des mois durant et exaspèrent Pie XI, Gasparri et Maglione.

Acte 2 – L’atout romain ou le loup dans la bergerie

8Les convictions personnelles du supérieur général, tiraillé entre l’obéissance au pape et le souci de l’unité de la congrégation, sont mal connues19. S’il a travaillé à la Bonne Presse en 1904-1905, il a peu apprécié ce type de ministère et a vécu surtout en Orient où il a étudié et découvert la question de l’unité des chrétiens (Constantinople, Jérusalem, Russie, Bulgarie). Son expérience diffère de celle de Merklen, formé à Rome et affecté en France, même si les deux hommes, nés en 1875, appartiennent à la même génération et ont probablement partagé des critiques sur la centralisation perpétuée par le père Bailly. Mais Quenard est resté extérieur au réseau d’opposition de Merklen, animé par les anciens de Louvain, et il ne manque pas de rappeler au nonce ses réserves sur son confrère, sans nier son aptitude à « bien traduire et à inspirer les directions » romaines. « Sa personnalité, explique-t-il début 1929, a été chez nous l’occasion de dissentiments pénibles » : « [Il] est resté ombrageux et excessivement personnel [et] serait parfois incliné à voir inconsciemment dans les autres des concurrents ou presque des adversaires. » Le supérieur concède que ces derniers « peuvent avoir leurs défauts et leurs exigences excessives », tout en croyant possible d’utiliser « avec fruit ces divers tempéraments » grâce à leur « volonté très droite de servir le Saint-Siège20 ». Il durcit toutefois le ton quelques mois après pour condamner les « travers extrêmement dangereux » d’un « religieux de talent et de mérite » : « [Merklen] éprouve des phobies redoutables pour ses frères et je constate que, poussé par une mégalomanie maladive, il abuse de la confiance qui lui est donnée. » Et de dénoncer, en s’alignant sur les censeurs du rédacteur en chef, « toujours fiévreux et soupçonneux », son « besoin de paraître et de dominer », sa propension à semer « la zizanie et la suspicion » et sa volonté de revanche sur ses contradicteurs dans la « querelle » débutée vingt ans plus tôt, au risque de « désorganiser la congrégation » et de « mettre en péril » la Bonne Presse. « Depuis six ans », conclut le supérieur, « j’ai mis tout en œuvre pour rétablir chez nous la paix et l’union compromises déjà une première fois par ceux qui s’agitent de nouveau. Jusqu’à présent, je tache de tout cacher, de tout couvrir et de garder la paix. Mais je sens venir la discorde21 ».

9C’est précisément ce rôle de « temporisateur » que Merklen reproche à Quenard, « timoré » et porté « par tempérament » aux « solutions moyennes » : « [Il est] dans la préoccupation dominante de mettre partout des forces et des influences en opposition afin de réserver l’avenir et d’éviter toute situation trop nette22. » Merklen juge le supérieur peu zélé face aux directives de Pie XI et l’accuse même de les relativiser en leur opposant celles de Pie X : « [Il] est absolument et surnaturellement soumis ; mais il fera strictement ce qui sera commandé […]. J’ai été élevé à l’Assomption dans des sentiments plus confiants, plus empressés envers les représentants du Saint-Siège. On nous a toujours dit que les désirs du pape étaient des ordres pour les religieux de l’Assomption23. » Fort de cette conviction, le rédacteur en chef invoque sans cesse la mission reçue de Pie XI, Gasparri, Maglione et Dubois, dont la réserve initiale à son égard est vite tombée. Le nonce surveille les titres de la Bonne Presse et voit régulièrement Merklen. Il le consulte même sur la succession du cardinal Dubois et souhaite sa venue à Rome pour le sacre du cardinal Verdier en décembre 1929. En avril, le pape l’avait reçu durant plus d’une heure lors du pèlerinage des jeunes gens et, quelques semaines plus tard, le cardinal Lépicier, préfet de la congrégation des réguliers, avait visité les locaux de l’œuvre et loué le travail de Merklen devant un Quenard « silencieux et glacial » à en croire l’intéressé24.

10Dans ce contexte, la question de l’autorité du père Merklen est récurrente et, avec elle, celle de la possibilité de réorienter le discours de La Croix de la « politique négative […] allant d’instinct aux attitudes intégristes » vers l’Action catholique, le renouveau spirituel, l’engagement social et le pacifisme proposés par le nouveau venu en « intégrant l’action politique dans les nécessités générales de l’apostolat25 ». Dès 1928, Merklen se plaint de son isolement au sein de la Maison de la Bonne Presse et de la communauté Saint-Vincent-de-Paul. Il vise les pères Jacquot et Coggia. Le premier, « âgé et sans volonté », est sous la coupe du second, « d’intelligence médiocre, instinctivement et passivement hostile » aux directions romaines. Les deux s’appuient sur les pères Lavigne et Finaert. Lavigne, soumis après la condamnation de l’Action française dont il avait été un « partisan décidé », est « toujours violemment antidémocratique, antigouvernemental, antisocial, antiinternational, antiétranger ». Les uns et les autres se réclament de Guiraud, qui participe peu à la vie de la rédaction, mais dont les articles heurtent la nonciature et l’archevêché de Paris. Ils sont poussés par le père Boulesteix, ancien collaborateur de Miglietti, qui a remplacé Merklen à la tête de La Documentation catholique et rompu tout contact professionnel avec lui26. À La Croix, Merklen voit « ce que contient le journal après son apparition, n’en connaissant auparavant que de rares articles ». Sans doute signe-t-il l’éditorial, « mais on refuse ou on retarde […] ses communications ou celles qui parviennent par lui » et on insère des notes qui lui déplaisent, « tantôt par tendance, tantôt par mauvaise plaisanterie ». « Je suis un chef de façade pour la galerie », écrit-il en septembre 1929 en déplorant par exemple le défaut de soutien pour les syndicats chrétiens ou les Semaines sociales, suspectées de libéralisme et de démocratie. Il demande en conséquence le changement du personnel et la redéfinition des rôles afin de pouvoir exercer l’« autorité directive » qu’exige la mission reçue du Saint-Siège : « Il ne s’agit pas d’une centralisation étouffante et absorbante, mais simplement de la reconnaissance d’une influence morale prépondérante et en un sens dominatrice27. »

11Il est vrai que le supérieur général n’a guère défini les tâches en décembre 1927, créant une incertitude propice à une « surexcitation que tout ou rien entretient ». Les précisions qu’il donne en mai 1928 sont comprises différemment par Lavigne et Merklen, tandis que le conseil généralice veut interdire à ce dernier d’aller à la nonciature en confiant les relations avec la hiérarchie à Jaujou28. Rien ne change dans l’immédiat, et il faut attendre 1929 pour que des mesures soient prises, sous la pression du nonce, agissant avec l’accord du pape. « Il ne faut pas toucher à ce père [Merklen], malgré certains écarts, donc le laisser bien libre dans les fameuses directions doctrinales, mais essayer tout de même de l’empêcher de nuire aux autres et à l’œuvre. Il est le seul en ce moment à pouvoir tenir la place à La Croix », explique Quenard à Coggia29. Fin juillet, le conseil généralice précise les rôles de Berteaux, Merklen et Lavigne, et établit un conseil doctrinal pour donner une unité d’orientation aux publications qui gardent toutefois leur autonomie. Merklen, assisté par les pères Chardavoine et Lavigne, doit donner l’impulsion30. Mais la situation ne s’améliore guère, sans que l’on puisse toujours entrevoir la vérité dans le jeu des accusations réciproques. Merklen et ses soutiens, tel Mgr Vanneufville, dénoncent les « contradictions incessantes » et l’illusion des « pleins pouvoirs » qui ont pour seul effet de faire retomber sur lui la responsabilité des erreurs. Le supérieur général déplore avec ses adversaires ses manœuvres auprès des autorités, sa propension à « se plaindre et à s’énerver » et la dégradation de ses relations avec Berteaux, tout en l’invitant à « user avec discrétion et persuasion » des « grands moyens » mis à sa disposition : « Vous avez acquis maintenant, au-dedans et au-dehors, une situation qui vous permet d’exercer une action très efficace et très étendue31. »

12Il est certain que l’influence du religieux sur l’opinion catholique progresse à la faveur du combat contre l’Action française qui forme l’arrière-plan des guérillas au sein de la Bonne Presse. En mai 1930, Merklen informe Maglione qu’il a pu corriger un compte rendu de la fête de Jeanne d’Arc à Paris faisant la part belle au cortège de la ligue au détriment des organisations de jeunesse32. En mars 1931, le nonce réagit vivement à la reprise d’un article du prêtre allemand Georg Moenius affirmant la supériorité du courant maurrassien sur le parti hitlérien dans le cadre du dossier dédié par La Documentation catholique aux rapports entre national-
socialisme et catholicisme. Il tance aussitôt Merklen qui invoque les dysfonctionnements de la direction doctrinale. Le supérieur général et son conseil, conscients du danger, adressent un « blâme sévère » au père Boulesteix, inculpé de « complaisances », et le font lire en communauté. Ils s’étonnent toutefois au passage du défaut de vigilance de Merklen, que Coggia accuse d’être souvent « hors de la maison pour courir de réunion en réunion, de banquet en banquet, de congrès en congrès33 ». La tension reste élevée dans les mois suivants et Merklen ne manque pas de tenir Maglione au courant de ses démêlés avec Boulesteix, « plus excité que jamais » contre La Croix, y compris durant les repas de la communauté, et avec Coggia, complice par son silence ou ses « sourires encourageants34 ». En septembre 1931, il déplore le discours du rédacteur en chef politique Guiraud. Avec Berteaux et la majorité des journalistes, celui-ci soutient la très conservatrice Fédération républicaine de Louis Marin dans la perspective des législatives proches, et critique implicitement la modération du rédacteur en chef religieux face au gouvernement. Un an plus tard, Merklen alerte le nonce sur les contradictions entre ses articles de tête et la revue de presse du père Finaert, hostile aux catholiques sociaux, aux démocrates-chrétiens et aux militants de la paix, vite assimilés à des « rouges chrétiens35 ». La situation est d’autant plus gênante que La Croix est atteinte par la campagne de l’Action française, amorcée en 1928 puis relancée en 1932, contre le « nonce espion », accusé d’avoir livré des documents à l’Allemagne durant sa mission à Berne au cours de la Première Guerre mondiale. Maurras assigne en justice le gérant du quotidien qui a refusé d’insérer ses communications36. Fin 1932, il devient de plus en plus évident que des mesures s’imposent à la Bonne Presse, même si Merklen reste sceptique après le dernier séjour du père Quenard : « Comme à la suite de toutes les visites du père général, qui encourage tout le monde, ma situation est plus difficile qu’à l’ordinaire. C’est une âme ondoyante, fuyante », écrit-il à Maglione37.

Acte 3 – Du passé faisons table rase

13La situation a commencé à évoluer depuis la circulaire envoyée le 24 avril 1932 par le supérieur général à tous les assomptionnistes et publiée par La Croix le 18 mai. Avec retard, et une audace surprenante, Quenard assume le tournant imposé à l’Église par Pie XI en invitant les religieux et les laïcs à répudier les clivages du passé pour agir dans la société du temps38. Sur la lancée, fin octobre, il n’hésite pas à sacrifier le père Finaert en l’assignant à l’alumnat de Miribel et en le remplaçant par le père Le Bartz, rédacteur du Pèlerin. Informé le 24 à dix heures, le religieux quitte Paris le soir même. Coggia, « enregistreur » et « exécuteur » avec Jacquot, parle de « coup de foudre39 ». « Je vous supplie de m’enlever », ajoute-t-il un peu plus tard à l’adresse de Quenard en déplorant le climat communautaire, devenu « impossible » avec un confrère privé du « moindre sens de la vie religieuse40 ». Le supérieur franchit le pas en novembre 1933 et nomme, après avoir pris l’avis du substitut de la Secrétairerie d’État Ottaviani, un ami du père Merklen à la tête de la communauté du Cours-la-Reine, le père Protin, provincial de Bordeaux : « Il [sera] près de lui comme un alter ego. » Coggia conserve néanmoins ses fonctions dans les organes dirigeants de la Bonne Presse, au sein desquels il agit avec Berteaux, une situation ambiguë sur laquelle Mgr Vanneufville, inspiré par Merklen, alerte aussitôt Maglione41. Rien ne change dans l’immédiat et Merklen stigmatise encore en octobre 1934 l’action « sournoise » de Coggia, qui « excite » Berteaux et encourage le retour des « idées favorables à l’Action française42 ».

14En fait, début juillet 1934, Ottaviani a chargé le nonce, au nom du pape, de « faire comprendre à qui de droit » la nécessité de poursuivre les changements en renforçant les pouvoirs de Protin et de Merklen et en écartant Coggia et Berteaux, « technicien de valeur » dont les « tendances posent problème43 ». La mort du père Jacquot le 30 septembre accélère la restructuration. Début décembre, Coggia devient économe général et Protin le remplace au conseil d’administration de la Bonne Presse. Dans le même temps, Léon Berteaux doit renoncer aux fonctions de directeur général, tout en restant vice-président du conseil. Cette mise à l’écart, opérée avec la complicité de son fils René, administrateur délégué et lui aussi membre du conseil, est tumultueuse, et il faut attendre avril 1935 pour qu’il accepte de quitter les locaux de la Bonne Presse avec une compensation financière. Ottaviani, consulté par Merklen, suggère alors d’accroître encore les pouvoirs de Protin44. Le Saint-Siège et Merklen ont gagné la partie et ce n’est pas un hasard si Pie XI accepte, quelques semaines plus tard, la tenue du trente-sixième congrès de la Bonne Presse à Rome en avril 193645.

15L’enjeu est d’importance pour La Croix, dans un contexte national et international qui se dégrade et nourrit des tensions croissantes au sein du monde catholique. Les critiques opposées ne manquent pas chez les lecteurs et le quotidien doit trouver sa place dans un paysage éditorial de plus en plus polarisé par les feuilles démocrates-chrétiennes (La Vie Catholique, L’Aube) et les titres conservateurs dont la clientèle catholique est élevée (Le Figaro, L’Ami du Peuple, L’Écho de Paris). Merklen déplore, on l’a noté, le retour en force de « l’esprit antisocial et ultranational » que la déclaration du comité archiépiscopal de l’Action catholique française de janvier 1933 semble encourager par sa quête d’équilibre entre les positions46. La présence de Guiraud reste problématique, malgré le déclin de son influence, d’autant qu’il choisit d’établir son bureau dans les locaux de la Fédération nationale catholique contre l’avis de Merklen et de Quenard, soucieux de préserver l’indépendance du journal et de ne promouvoir aucune « autre politique religieuse que celle qui nous est dictée ou inspirée par le Saint-Siège47 ». L’abbé Desgranges, député du Morbihan, refuse du reste de reprendre sa collaboration avec le titre en raison des attaques de Guiraud contre ses positions sur l’école, conformes à celles de l’épiscopat, malgré un essai de médiation du cardinal Verdier48.

16La transaction de 1934-1935 facilite néanmoins un progrès dans le sens du « front unique » souhaité par Mgr Vanneufville fin 1933. Il est d’autant plus nécessaire que la conjoncture économique, jointe aux désabonnements des mécontents, fragilise les tirages. Au 31 décembre 1932, La Croix à six pages atteint 75 307 exemplaires, et La Croix à quatre pages 80 635. Trois ans plus tard, les résultats s’établissent à 73 773 et 70 609. Parallèlement, Le Pèlerin décline de 663 094 exemplaires à 636 936. Nous sommes « un peu stationnaires », constate le père Quenard, fin 1933, il faut « penser à aller de l’avant49 ». Aux enjeux d’efficacité technique et économique s’ajoute une problématique inédite par rapport au personnel. Depuis la fin du xix^e siècle, la Bonne Presse a développé un réseau d’œuvres dans une optique paternaliste (assurances, prêts, congés, pensions). Mais elle reste étrangère au syndicalisme, comme le cardinal Verdier le fait remarquer au père Quenard en 1930, en recommandant néanmoins une organisation strictement interne50. Fin 1934, le père Protin rédige une note sur « la question sociale à la Bonne Presse » qui emploie quelque huit cents salariés. Si beaucoup sont de « braves gens » attachés à la pratique religieuse, une partie des ouvriers vient travailler avec Le Populaire, L’Humanité ou L’Œuvre dans la poche, et ceux-ci influencent leurs collègues. Or, les salaires de la maison sont inférieurs à ceux du secteur professionnel et ont été réduits à plusieurs reprises depuis 1931, sous prétexte de la baisse du coût de la vie. Protin se réfère à l’encyclique de Pie XI, Quadragesimo Anno, pour demander une revalorisation, surtout en présence de bénéfices notables, et prévenir les critiques contre la congrégation « responsable du mal qui se fait et du bien qui ne se fait pas51 ». Quelques mois plus tard, pendant quelques heures, la Bonne Presse connaît son premier mouvement de grève, relevé par une brève de L’Humanité : deux cents ouvriers font échec à une nouvelle réduction des salaires52. Aussitôt, les religieux de la maison Saint-Vincent-de-Paul s’adressent à la curie généralice pour solliciter une évolution des règles et revendiquer le poste de chef du personnel (les laïcs sont trop obnubilés par le profit) :

Il y va de notre honneur, certes, de l’honneur de l’Église […]. Nous ne pouvons pas nous résigner à travailler dans une maison dont l’organisation ignore les enseignements sociaux des papes. Nous ne voulons pas que le personnel ouvrier de la Bonne Presse soit exploité pour permettre aux administrateurs de présenter un bilan plus favorable aux actionnaires. Nous ne voulons pas que nos ouvriers soient défendus par un journal communiste. Nous demandons pour eux la justice pleine et entière53.

17Le père Quenard crée aussitôt une commission spéciale pour préparer un statut du personnel et « corriger » le « défaut radical » existant dans l’organisation du travail sur une base paternaliste, sans abandonner pour autant la perspective d’attacher le « bon personnel » à l’œuvre54. En ce domaine aussi, la rupture de 1926-1927 porte ses fruits.

* * *

18Dans des notes de 1928, le père Quenard esquisse une réflexion sur le rôle de la Bonne Presse, et surtout de La Croix. Il met en avant deux principes complémentaires, « rester l’officieux de Rome, malgré certaines variantes possibles d’un pape à l’autre dans les directives », et « tout sacrifier à la discipline et à l’union55 ». L’histoire-bataille de la décennie 1926-1935, dans le contexte éruptif du dossier de l’Action française, met à l’épreuve ces principes avec une acuité particulière, liée à l’enchevêtrement des « idées » et des « questions de personnes » dans une congrégation sous tension depuis la fin du xix^e siècle56. Moment décisif du retournement du catholicisme français voulu par Pie XI, elle pose aussi la question de l’identité du journalisme confessionnel, jalonné de crises récurrentes jusqu’à la reconnaissance malaisée de l’existence d’une « opinion publique dans l’Église » (Mgr Veuillot) dans le contexte du concile Vatican II et de la crise postconciliaire57.