« Ateliers féminins » et communauté dédiée à l’imprimerie 

3Dès les débuts de la presse lancée par les assomptionnistes, des femmes laïques sont sollicitées : elles assurent le pliage, la mise sous bande et le départ du Pèlerin (fondé en 1873), mais le père Bailly souhaite avoir des « ateliers féminins » pour assurer la production des journaux. Ceux-ci se constituent au début des années 1880, s’appuyant sur une congrégation aux œuvres plurielles, les oblates, mobilisant les aspirations à la vie religieuse de dirigées des assomptionnistes et portés par le souhait d’avoir des ouvrières encadrées et moralisées au sein d’une œuvre qui se pense comme un apostolat avant d’être un commerce7.

4L’imprimerie, particulièrement présente à Paris qui concentre 34 % des effectifs à la fin du xix^e siècle, est encore une industrie de main-d’œuvre8. Ses ouvriers qualifiés défendent leur savoir-faire, notamment la composition manuelle, et leur identité professionnelle masculine9. Ils s’opposent à l’entrée des femmes dans la composition. Celles-ci les concurrencent car les maîtres imprimeurs en recrutent dès les années 1860, et les ateliers de composition féminins se multiplient : elles sont moins payées et brisent les grèves en acceptant d’être embauchées. La création d’ateliers féminins pour l’œuvre de presse des assomptionnistes peut ainsi être un moyen de se prémunir des risques de contestation sociale. La main-d’œuvre religieuse et féminine peut être vue comme un personnel docile et peu onéreux.

5En outre, l’encadrement religieux permet d’ajouter un objectif apostolique à celui de la diffusion de la parole de l’Évangile par la presse : avoir des « ateliers chrétiens ». Cette œuvre par le travail s’inscrit dans le catholicisme social au sein duquel la famille assomptionniste multiplie les œuvres ouvrières et populaires, avant que l’encyclique Rerum novarum (1891) ne formule la doctrine sociale de l’Église10. Les premières employées féminines, des plieuses, ne conviennent pourtant pas au père Bailly qui réprouve les loisirs de ces ouvrières « en toilette de bal, toutes échevelées ; [qui] ont passé la nuit à danser11 ». Aux enjeux économiques s’ajoute une exigence morale. Les ateliers sont non-mixtes, comme d’autres où officient des compositrices, surveillées par des religieuses, ainsi dans la succursale de Paul Dupont à Clichy12. Moyen de contrer la grande crainte des moralistes du xix^e siècle, à savoir la promiscuité avec des hommes et la débauche intraouvrière, cela protège en outre contre le harcèlement sexuel dont étaient victimes les jeunes filles et femmes à l’usine13 ; la présence religieuse contribue aussi à moraliser l’espace du travail, alors que les ouvrières pouvaient, à l’usine, défier l’autorité et les codes de la respectabilité14.

6La création de la communauté religieuse spécifiquement attachée au travail de l’œuvre de presse des assomptionnistes à Paris témoigne de ce double impératif pratique et économique d’une part, moral et religieux d’autre part. Souvenirs et récits anniversaires, notices nécrologiques et courriers recopiés aux archives des oblates en rendent compte. Ces dernières, créées au départ pour les œuvres d’Orient en 186515, sont attachées à un certain nombre d’œuvres, à la différence d’autres congrégations assomptionnistes (comme le soin à domicile pour les Petites Sœurs de l’Assomption). Mais l’origine de la communauté vient d’abord d’une dirigée du père Vincent de Paul, Clara Augé – devenue sœur Saint-Jean –, tertiaire de l’Assomption, qui connaît par lui les difficultés de la fondation du Pèlerin, et vit de travaux de couture. Avec sa mère et une autre jeune fille, elles sont mises au courant par le père Picard et le père Bailly de leur désir de fonder des ateliers chrétiens dès 1880. Un embryon de communauté pieuse se constitue autour d’elles, en novembre 1881, année retenue comme celle de la fondation des ateliers féminins16. Elles écrivent les bandes d’expédition, reçoivent un nom de religion, récitent l’office et s’organisent avec un règlement sous la houlette de la sœur Saint-Jean. La communauté s’installe à Sèvres en 1882, où s’adjoignent des sœurs arrivées de Bordeaux, sollicitées par le père Picard pour diriger avec elles les ateliers. Il fait aussi venir trois oblates d’Orient « pour les former selon l’esprit de l’Assomption17 » en janvier 1883 et elles bénéficient des instructions de leur aumônier, le père Germer.

7En 1883, La Croix devient un journal quotidien, ce qui nécessite une nouvelle organisation et la formation professionnelle des ouvrières. La volonté d’appliquer une direction et une discipline religieuses dans des ateliers occupés par des laïques soulève une contestation de la part du personnel. Ainsi, la sœur Saint-Jean n’a pas d’autorité sur les ouvrières de l’imprimerie, faute de compétences techniques. Dans ses souvenirs, elle reconnaît « n’avoir aucune emprise sur elles » et que celles-ci « se plaignaient de moi et me disaient : vous ne savez rien faire et vous voulez nous imposer le silence sans savoir même quand il est nécessaire de parler18 ! ». Elle finit par quitter l’atelier de composition. Trois femmes arrivent en juin 1883, dont deux filles de l’œuvre de Saint-Paul, fondée en 1873-1874 en Suisse et regroupant des jeunes filles formées à la typographie pour œuvrer à un apostolat de la presse, et qui s’implante en région parisienne en 187919. Ces deux femmes sont donc chargées de former les autres pour commencer la composition du Pèlerin, puis celle de La Croix. Pour être efficace, la discipline et l’encadrement religieux doivent s’appuyer sur des savoir-faire professionnels.

8La présence de la communauté à Paris est en outre nécessaire pour assurer l’encadrement et une partie du travail des ateliers. C’est pourquoi, dès 1884, une trentaine de sœurs revient s’installer à Paris, au 20 Cours-la-Reine20, même si le noviciat reste à Sèvres jusqu’en 1889, avant de partir à Passy. Le père Picard justifie auprès du cardinal Guibert l’installation de ces sœurs en relatant leurs activités : « Quelques oblates viennent chaque jour, depuis plusieurs mois, présider et diriger deux ateliers à Paris, l’un où l’on s’occupe d’images de piété, l’autre de composition et elles y réussissent21. » Rappelant au cardinal Guibert sa récente autorisation envers les Petites Sœurs de l’Assomption22, il en sollicite une pour que la communauté ait le droit de s’établir à Paris et d’avoir une chapelle, ce qu’elles obtiennent en janvier 1884. Des postulantes rejoignent la communauté23. Priorité est alors donnée à la disponibilité des sœurs pour assurer le travail de la presse, parfois au détriment de la vie religieuse. En 1884, le père Germer signale que la formation des religieuses n’est pas assez solide et que le travail des ateliers prend le pas sur un réel noviciat, les sœurs ne pouvant tirer profit des exercices religieux après de très longues journées d’un travail « qui absorbe l’attention et fatigue énormément24 ». La formation et la discipline religieuses se renforcent alors : en 1886, les sœurs du Cours-la-Reine reçoivent chaque semaine une instruction de la part d’une religieuse de l’Assomption (Mère Marie du Christ) qui s’occupe du noviciat à partir de septembre 1886. Elle régularise la vie communautaire, dont des points qui « nuisent à l’union et à l’entente entre toutes25 » et qui sont sans doute liés à la diversité des caractères et des origines des religieuses présentes, et au manque de régularité dans ces premières années de la communauté.

Le « personnel féminin » : les oblates, encadrantes et ouvrières parmi les ouvrières

9Accompagnant la diversification et l’essor des publications de la Bonne Presse, la communauté des oblates grandit et se structure sous la houlette de plusieurs supérieures jusqu’à Mère Marie de la Croix, supérieure de 1891 à 1919. Entre quarante et cinquante sœurs sont attachées au Cours-la-Reine, à l’exception des années du début du xx^e siècle qui sont celles de la sécularisation et de la dispersion géographique de la communauté26.

Figure 25 : Évolution du nombre de sœurs à la communauté du Cours-la-Reine (1882-1923)

10Parmi ces religieuses, si une partie d’entre elles reste peu au Cours-la-Reine (un tiers reste un an, un tiers deux à cinq ans), 18 % restent entre six et dix ans, et quelques-unes font de très longues carrières au sein de la communauté.

11Certaines religieuses ont des charges propres au gouvernement de la communauté (économe, assistante) et à la direction du travail, tandis que d’autres partagent celui des ouvrières. Elles ont toutes une mission d’apostolat auprès des laïques. En 1890, Mère Marie de la Croix, ancienne dirigée du père Picard, est directrice de l’atelier de composition, puis est nommée supérieure des ateliers de la Bonne Presse en 1891. Elle en fait la tournée, « se rendant compte du travail, de l’état des esprits, reprenant, encourageant selon les cas, s’intéressant à tout, et veillant à ce que la vie religieuse fût sérieusement maintenue27 ». Les sœurs encadrent le travail des ouvrières : elles sont directrices de la composition (sœur Marie-Laetitia durant trente-trois ans), du bureau féminin ou du magasin des ventes, ou s’occupent des apprenties, comme sœur Marie-Geneviève nommée en octobre 189828. D’autres religieuses travaillent « aux ateliers, dans un humble et constant labeur29 » (sœur Marie-Antoinette de 1892 à 1910), d’autres à la composition ou à l’expédition, d’autres enfin au matériel de la composition – c’est-à-dire la réserve30 – ou comme correctrices. Les photographies rendent compte de cette double position d’encadrantes et de travailleuses des religieuses où certaines, comme aux colis postaux, partagent la jeunesse et le travail des ouvrières.

Figure 26 : Ateliers de la Bonne Presse, années 1890, composition de La Croix.

12La sœur Joseph-Marie, entrée chez les oblates en 1883, se trouve aux ateliers de la Bonne Presse dès sa deuxième année de noviciat et connaît au « matériel » une vie de labeur, de 1885 à 1919, où « humble, obscure et cachée, elle ne faisait jamais parler d’elle ». Cette « pauvre et simple fille qui savait tout juste lire et à peine écrire » excelle pourtant, selon sa notice nécrologique, par sa performance religieuse nourrie de « l’estime » et « l’amour de sa vocation », et par son « parfait sens pratique ». La logique religieuse transforme l’obéissance et le dévouement laborieux en éléments de distinction qui lui permettent « de s’élever ainsi au-dessus d’elle-même31 ». D’autres sœurs enfin font vivre la communauté, s’occupent des tâches domestiques et assurent un ensemble de services aux ouvriers, employés et aux pères (lessive, lingerie et cuisine, infirmerie, mais aussi couture32).

Figure 27 : Ateliers de la Bonne Presse, années 1900, Ateliers et bureaux. Sœurs à la cuisine.

13Les sœurs ont ainsi en charge l’intendance lors des congrès des comités de la Croix ou pour les réunions des employés. Elles s’occupent des festivités de Pâques et Noël, de dîners organisés pour les employés, les ouvriers et ouvrières des ateliers, ou des visiteurs, ainsi que d’autres œuvres (Notre-Dame des vocations, ventes de charité33). Le travail des sœurs, pensé au départ pour encadrer celui des ouvrières, s’étend pour embrasser un ensemble de tâches domestiques qui assurent le quotidien des ateliers, des communautés et la sociabilité de différentes œuvres assomptionnistes. La mère Marie de la Croix réinvestit à la Bonne Presse les dispositions et les expériences féminines, domestiques et religieuses de sa vie laïque (soutien d’œuvres paroissiales, quêtes pour les œuvres, organisation du comité de Notre-Dame de Salut de Narbonne)34.

14La tension entre vie religieuse et rythme du travail se retrouve en filigrane dans les annales de la communauté35 ; elle est liée à l’intensité du travail des ateliers, en particulier en fin d’année. Le rythme de la presse quotidienne et l’ampleur des tâches liées aux nombreuses publications s’imposent aux religieuses. Celles-ci se relaient ou vont à tour de rôle aux fêtes et cérémonies de la congrégation pour continuer à assurer le service de La Croix (avril 1895), parfois certaines ne peuvent y assister pour être aux ateliers (septembre 1896). Alors que le travail est censé finir vers 20h (20h30 pour l’expédition36), il arrive qu’elles poursuivent tard, jusque dans la nuit, alors même que la loi de 1892 interdit le travail de nuit aux femmes et enfants – avec certes quelques exceptions –, et le dimanche, travail contre lequel lutte pourtant l’Église et la Bonne Presse via Le Grand Catéchisme en images37.

15Dans l’année 1894, les annales témoignent de ces heures extensives de travail38 : si « le travail est écrasant cette semaine » (10 mai), les sœurs travaillent le dimanche, ce qui arrive aussi pour répondre à l’actualité comme lors de l’assassinat de Sadi Carnot qui « donne un surcroît de besogne à l’atelier […] les sœurs de la composition s’y rendent dès la messe pour préparer les casses des compositrices » (25 juin). Ce travail est éreintant : il arrive qu’il soit « impossible de chanter les offices tant les sœurs sont fatiguées » (29 avril). La fin d’année est dense avec la préparation des almanachs en novembre puis leur expédition qui impose de « veille[r] […] jusqu’à minuit » (19 décembre). À Noël, « tout le monde est fatigué » et après la chapelle, « chacune va bien vite essayer de reprendre le sommeil perdu ces dernières nuits ». Cependant, le travail « recommence aux ateliers » dès le lendemain, et les veilles sont tardives à l’expédition dans les derniers jours de décembre, tant pour « les enfants [qui] partent à minuit » que pour « des sœurs [qui] restent jusqu’à 3 heures » (27 décembre).

16Dans les années 1890-1900, des sœurs d’autres maisons viennent en renfort pour l’Almanach du Pèlerin en novembre, voire l’été pour que les sœurs puissent prendre des jours de repos ou de retraite39. Disponibles sur place, travaillant par « vocation » au service de la Bonne Presse, les religieuses compensent pour des ouvrières absentes ou des urgences du service. Cette main-d’œuvre disponible – et pour laquelle nous n’avons pas d’indications de salaire, mais il est peu probable qu’elles aient été payées40 – constitue sans doute une ressource centrale pour assurer la sortie du quotidien et des imprimés en nombre croissant. Les sœurs, considérées non pas « seulement comme des ouvrières, mais [comme] des coopératrices de l’œuvre », sont incitées à prier davantage et se dévouer encore plus au travail41. Magnifié par la rhétorique du dévouement, le labeur, sans doute gratuit, des religieuses apparaît comme un rouage essentiel de la Bonne Presse.

17Si les sources sont plus éparses sur les ouvrières laïques, quelques indications nous permettent de saisir leur nombre sans informations précises sur leur profil social. En décembre 1891, l’état de la maison comporte dix oblates et soixante et une laïques à la composition, et à l’atelier de pliage et expédition cinq oblates et quatre-vingts plieuses42. En 1896, il y aurait quatre-vingt-douze jeunes femmes célibataires employées à la composition, et quatre-vingt-dix-huit à la brochure et l’expédition43. Si la reliure, le pliage et la couture sont des tâches qui correspondent aux rôles sociaux féminins traditionnels44, leur présence dans la composition manuelle, en 1897, étonne davantage car cette activité reste masculine. Les femmes devaient travailler avec les machines à composer « genrées » au féminin, alors que l’assemblage à la main des caractères mobiles en plomb est réservé aux hommes, comme le souligne François Jarrige : « Le travail sur la nouvelle mécanique implique des compétences considérées comme spécifiquement féminines : on insiste sur la simplicité d’utilisation du clavier et sur la dextérité qu’exige son maniement […]. La position assise permise par la nouvelle machine, à la différence du travail à la casse qui se fait toujours debout, constitue d’ailleurs un argument supplémentaire pour faire de ce procédé un outil spécifiquement féminin45 ». Pourtant, comme en témoignent les photographies, ce sont bien des femmes qui assemblent debout et à la main des caractères mobiles à la Bonne Presse :

Figure 28 : Ateliers de la Bonne Presse, années 1890. Ateliers et bureaux.

18Les linotypes qui arrivent à La Croix en 1906 (il y en a dix-huit en 191046) transforment le travail des compositrices. Les photographies des années 1910 les représentent dans des postures plus conformes à leur genre, assises au clavier (figure 29).

Figure 29 : Ateliers de la Bonne Presse, années 1910. Ateliers et bureaux, linotypes.

19Les jeunes filles et les femmes sont formées professionnellement : l’atelier de la Bonne Presse a des apprenties au moins dès les années 1890. L’apprentissage, en général, masque alors souvent des conditions d’exploitation de la jeunesse féminine pour des tâches domestiques à l’atelier ou dans l’usine – à l’exception des métiers de la mode ou du dessin, et même si quelques formations professionnelles s’ouvrent pour les jeunes filles pauvres47. À la Bonne Presse, les « enfants » et « apprenties » mentionnées dans les annales travaillent – parfois tard le soir – avec les sœurs et apprennent le métier, ce dont rend compte l’album (figure 30).

Figure 30 : Ateliers de la Bonne Presse, années 1890. Ateliers et bureaux.

Le temps des épreuves au tournant du siècle

20De 1899 aux années 1918-1919, la communauté du Cours-la-Reine traverse des épreuves qui mettent à mal la régularité de la vie religieuse. Comme celles de la rue François I^er et de la rue Bayard, la maison du Cours-la-Reine est perquisitionnée en novembre 189948. La sœur Marie-Adéodat, alors chargée de la composition de La Croix, s’en souvient en 1930 et évoque les religieuses qui cachent des documents dans les manches des habits ou dans la salle du matériel49. La congrégation n’est pas autorisée50 à la veille de la loi de juillet 1901 sur le contrat d’association, qui les oblige à demander une autorisation législative, sous peine de suppression51. Dans le cadre de la lutte contre les congrégations menée par la République radicale, spécifiquement du « procès des Douze » assomptionnistes (janvier-mars 1900) et de la reprise de la Bonne Presse par Paul Féron-Vrau en avril 190052, les sœurs prient pour les pères. Lorsque les assomptionnistes se retirent de la direction de La Croix, il est prévu que les oblates demeurent pour « assure[r] comme par le passé, mais en nombre restreint, la direction des ateliers de jeunes filles53 ».

21Cette décision a deux implications. Tout d’abord, le nombre de religieuses baisse de près de moitié : de trente-neuf en 1900, elles passent à vingt-six l’année suivante et leur nombre oscille entre vingt et vingt-six jusqu’en 1907, date à partir de laquelle les effectifs remontent à une trentaine de religieuses, puis à une quarantaine pendant la Première Guerre mondiale. Onze restent jusqu’en 1913, et, à l’exception d’une (qui revient en 1916), celles qui sont dispersées ne reviennent pas au Cours-la-Reine, mais de nouvelles les rejoignent. D’autre part, les religieuses doivent se séculariser le 30 septembre 1901, quitter l’habit et loger par groupes de trois ou quatre, dans des appartements, parfois sur d’autres paroisses. Il ne faut pas sous-estimer l’arrachement que certaines ont pu vivre lors de ces sécularisations forcées54. Presque trente ans plus tard, la sœur Marie-Adéodat raconte comment elles se font prendre en photo avec leur « cher costume religieux » qu’elles devaient quitter le lendemain « de si triste mémoire55 ! » et doivent apprendre à s’habiller correctement, en « évitant la mondanité autant que le ridicule56 ». La sécularisation impose aux religieuses un nouveau rapport au corps, même si elles se distinguent des laïques, qui les ont en outre connues avec le voile57. La vie religieuse s’adapte, les sœurs se retrouvent à l’atelier en journée, mais aussi le matin à 5h30 pour la messe à la chapelle de la rue Jean Goujon, ou dans l’église paroissiale de leur lieu de vie, pour la messe et les exercices religieux58 qu’elles font parfois dans l’ancienne chapelle des ateliers59.

22Si le père Ernest, à l’occasion des cinquante ans des oblates, affirme qu’elles « sauvèrent l’œuvre60 », il est au moins certain qu’elles contribuent au maintien du travail de l’imprimerie. Les annales relatent encore une vie de communauté, marquée par les fêtes de la vie religieuse, des confessions et des instructions, parfois le chapitre des coulpes, cet exercice de correction fraternelle et de discipline communautaire61. La Première Guerre mondiale rend nécessaire une réorganisation des services, liée à la mobilisation d’une partie du personnel masculin. L’activité de l’imprimerie est réduite, et une ambulance est installée à la Bonne Presse dès 1914, dont les derniers soldats partent en février 191962. Le décès de Mère Marie de la Croix en octobre 1919 signale la fin d’une époque.

Un nouvel essor dans l’entre-deux-guerres

23L’après-guerre est un temps de réorganisation de la vie religieuse et d’institutionnalisation de la formation des jeunes filles. Les photographies n’identifient plus les religieuses, dont la présence est pourtant manifeste (figure 31).

24Une future oblate, alors apprentie, se souvient d’une vingtaine de sœurs à la composition, une dizaine aux machines (vingt-huit linotypes) dans l’ancien atelier de la rue Bayard63. Jusqu’au milieu des années 1920, la communauté comporte en effet entre quarante et cinquante religieuses64. Les annales témoignent d’une vie régulière, consignant les instructions, offices et retraites auxquelles les sœurs assistent, les fêtes religieuses et de communauté, ou le chapitre des coulpes hebdomadaire65.

Figure 31 : Ateliers de la Bonne Presse, 1902, service des imageries, préparation des commandes.

25Fondée après la Première Guerre mondiale, l’œuvre de Sainte-Croix doit faciliter le recrutement de la main-d’œuvre féminine : elle encadre et forme de jeunes apprenties de 13 à 15 ans, pendant cinq ans. Dans le contexte de la loi Astier sur l’apprentissage66, cela correspond sans doute à l’institutionnalisation de la formation des apprenties qui existait auparavant, plutôt qu’une création ex nihilo, comme souvent en matière d’enseignement professionnel67. L’œuvre, réorganisée en 1926, a un double objectif : assurer de la main-d’œuvre, « des apprenties, compositrices, brocheuses, difficiles à trouver autrement », et garantir la qualité de la formation « morale et technique plus soignée et plus complète par le fait de l’internat, de façon à donner à l’œuvre des ouvrières très sérieuses68 ». À la Bonne Presse doivent être formées des ouvrières compétentes, destinées à travailler aux ateliers et assurer un vivier de recrutement adapté au métier et à l’esprit de l’entreprise. C’est en effet une époque de stagnation des effectifs féminins dans l’industrie, alors que s’ouvrent d’autres formations et carrières aux jeunes femmes dans le secteur tertiaire (bureau, commerce) où elles entrent plus massivement. Ainsi, l’œuvre de Sainte-Croix cherche à se singulariser sur le marché du travail féminin, prenant en compte les perspectives des jeunes filles de classes populaires qui travaillent tôt et au moins jusqu’à leur mariage69.

26Les apprenties doivent apprendre la typographie et la brochure. La sœur Marie-Nelly se souvient de son – très long ! – premier jour en 1924, à la composition : « il fallait apprendre la case, avec un tableau70 », et des différentes tâches auxquelles elles sont formées :

On nous distribuait le travail, une copie, alors on composait les petites lettres, il fallait prendre de la vitesse. Au début on avait par exemple 100 lignes, après on avait 200 lignes. […] Il fallait que ce soit bien serré, bien justifié […] pendant l’apprentissage, on devait passer aussi à la mise en page. Il y avait la mise en page du Pèlerin, du Noël, c’était très important à ce moment-là71.

27Comme les religieuses, les apprenties sont une main-d’œuvre ressource pour suivre le rythme de la presse : « Depuis 1934, La Croix ayant augmenté le nombre de ses éditions, les enfants de Sainte-Croix assurent en grande partie le service d’expédition du soir de 20h30 à 23 heures. Cette collaboration est précieuse car l’heure tardive de la fin du travail rend très difficile le recrutement du personnel nécessaire72. » Elles reçoivent en outre des « cours complémentaires : enseignement scolaire, ménager, culture physique, etc.73 ». La formation domestique n’est pas absente, puisqu’elles doivent pouvoir être ouvrières et « gagner largement leur vie », mais aussi « plus tard des femmes d’intérieur chrétiennes sérieuses et économes74 », voire des religieuses. Elles sont ainsi « initiées au soin du ménage, apprennent repassage, lessive, couture et reçoivent un complément d’éducation intellectuelle, morale et religieuse75 ». Au milieu des années 1930, elles sont de cinquante à soixante. La Bonne Presse reste un lieu où des femmes peuvent se professionnaliser, voire accéder, par l’entrée en religion, à des postes de responsabilité, alors que ceux-ci leur restent fermés dans l’administration, le commerce ou l’industrie dans les années 193076.

Un apostolat par le travail.

28Au cœur du projet des ateliers féminins, l’encadrement du travail et du quotidien par les oblates doit garantir un esprit chrétien qu’accompagnent des mesures sociales pour les ouvriers, tels que les restaurants ouverts en 1892 et 189477, une caisse de retraite, ou encore une « caisse dotale » pour les ouvrières où elles versent 5 % de leur salaire, qu’elles peuvent récupérer doublés avec des intérêts de 5 % si elles se marient ou entrent en religion78.

29Les religieuses mettent en œuvre ces aides matérielles et physiques. Elles cuisinent, même si les souvenirs s’accordent sur la qualité médiocre de la nourriture79 du restaurant surnommé « bourre-boyaux » par les ouvriers et dont une religieuse témoigne a posteriori : « c’est après que je me suis dit si je m’habitue à ça, je pourrais rentrer au couvent80 » ; le repas est amélioré en 1933. Le soin des corps s’accompagne d’un souci des personnes : les femmes – qui ne perdent pas leur salaire pour des absences maladie – sont soignées et visitées à domicile, les familles informées d’un accident81. Le travail reste un espace de mission religieuse : des sœurs préparent au baptême ou à la communion des jeunes filles82, veillent à la réception des derniers sacrements83. Elles organisent les fêtes de Noël et sa loterie, Pâques et la Fête-Dieu. Cette dernière donne lieu à des décorations et une procession, comme le relatent les annales : en juin 1893, le long cortège de plus de trois cents membres du personnel, d’amis, d’invités, de religieuses et religieux défile à travers les salles et les machines84.

Figure 32 : Un reposoir dans l’atelier des machines de la Bonne Presse.

30Le religieux est présent au quotidien, en témoignent les crucifix et statues installés dans les salles, et qui demeurent au-delà de 1901 (voir figure 31). Il contribue à créer une forme de culture d’entreprise.

31Le contrôle religieux est sans doute plus marqué pour les femmes qui travaillent avec et sous l’autorité des religieuses, en particulier les plus jeunes : « On s’occupait de l’âme des jeunes filles avec une sollicitude toute particulière ; on leur facilitait la fréquentation des sacrements. Un père leur donnait, chaque semaine, deux cours de religion et une sœur faisait aux apprenties des classes de français et de catéchisme85. » Le personnel féminin est incité à participer aux prières et manifestations religieuses. Ainsi, lors de l’exposition du Saint-Sacrement durant quinze semaines au moment du procès des pères de l’Assomption en 1900, « des groupes de sœurs et de jeunes filles s’y releyaient fidèlement d’heures en heures, malgré les nécessités du travail, pour demander au ciel le salut de l’œuvre86 ». Cette discipline religieuse s’accompagne d’une police morale : la supérieure traque « les plaisanteries d’un goût douteux, le laisser-aller dans les paroles, la familiarité87 ».

32Cet encadrement perdure dans les années 1920 : non-mixité, règlement astreignant, salut au Saint-Sacrement chaque jour durant mars, mai et octobre, heure sainte avec instruction tous les premiers vendredis du mois, retraite pascale de trois jours. Les journées des apprenties commencent par des chapelets avec une religieuse88, elles ont des instructions, des retraites et certaines sont reçues enfants de Marie89, association d’encadrement et de persévérance de jeunes filles pieuses. L’encadrement religieux et les difficultés du travail n’empêchent pourtant pas une certaine expérience de la jeunesse. Dans ses souvenirs d’apprentie, et peut-être par contraste avec sa vie religieuse, la sœur Marie-Nelly donne la part belle aux espiègleries et rires : « On s’amusait beaucoup. Qu’est-ce qu’on a ri ! On faisait des tours pendables aux sœurs90 », et échappant à la discipline religieuse : « Dès que Sœur Hilaire s’en allait, elle s’en allait à 7h moins cinq, on distribuait les journaux, on était déchaînées, on ne pouvait plus, on sautait sur les marbres, on chantait à tue-tête91. » Ces jeunes filles, dans un âge intermédiaire entre la fin de l’enfance, signifiée par la première communion et la sortie de l’école obligatoire (13 ans), et l’âge adulte, font de l’atelier un lieu d’expérience de la jeunesse ouvrière92. Pour reprendre les mots de Michelle Perrot, elles « dérobe[nt] au travail et aux contraintes de la vie93 » si ce n’est un temps, ou moins des interstices de temps de jeunesse.

33Ces ateliers chrétiens ont-t-il été une pépinière de vocations ? Une étude prosopographique en déterminerait le taux sur les centaines d’ouvrières et les carrières de celles passées par ces ateliers. Dans la liste des deux cent trente et une oblates à la Bonne Presse, trente et une sont signalées comme apprenties ou travaillant à la Bonne Presse « avant d’entrer ». C’est par exemple le cas d’Augustine Champ, formée en apprentissage à Puteaux à 13 ans, compositrice en 1887, très vite chargée « d’enseigner leur métier aux dix-huit premières apprenties » et entrée chez les oblates en 1890 sous le nom de sœur Marie de Nazareth94. La proximité avec les religieuses, la pratique régulière et la sociabilité constituent des ressorts de ces vocations féminines95, même si d’autres raisons peuvent conduire les jeunes femmes à entrer au couvent.

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34Dès les débuts de l’œuvre, les religieuses et les ouvrières laïques sont des chevilles ouvrières de la Bonne Presse. Les impératifs de l’imprimerie et de la presse quotidienne imposent leur rythme à la vie religieuse, qui doit s’adapter – et fait densément travailler les sœurs. À l’instar du travail domestique et à domicile des femmes, souvent invisible et pourtant essentiel dans l’économie familiale96, celui des oblates, domestique et professionnel, contribue au fonctionnement des œuvres assomptionnistes et en particulier à l’apostolat par la presse. Sans doute de manière essentielle dans ces premières décennies, la rationalité économique de la Bonne Presse suit une logique religieuse : le travail des sœurs repose sur des compétences mais s’inscrit dans leur vocation, ce qui justifie la disponibilité, l’obéissance, le dévouement, voire la gratuité. Si leur présence n’est pas dénuée d’enjeux économiques, moraux et religieux, ces « ateliers chrétiens » ouvrent néanmoins des espaces originaux de formation professionnelle et de travail pour des jeunes filles et des femmes à la fin du xix^e siècle et au début du xx^e siècle, alors souvent destinées à la couture, à l’éducation, au soin ou aux métiers de bureau et du commerce97. Une étude de l’évolution des différentes activités techniques permettrait d’étayer le propos, envisageant cet espace comme un lieu de modernisation gardant des valeurs conservatrices98, dans un contexte d’ouverture progressive à la mixité. D’autres pistes pourraient être approfondies, comme l’évolution du statut professionnel des religieuses, celui des carrières des laïques, et les accommodements de l’encadrement religieux du travail dans un contexte de sécularisation.