Qu’est-ce que Le Pèlerin à ses débuts ?

2Comme l’indique son sous-titre, Le Pèlerin est d’abord l’« organe du Conseil général des pèlerinages », créé en août 1872 à La Salette, et placé sous la présidence du vicomte Paul-Marie de Damas (1826-1900), « l’ami le plus ancien, le plus sûr, le plus dévoué de toutes les œuvres groupées autour de cette maison [de la Bonne Presse] », lit-on dans sa nécrologie2 – et sous la direction du père François Picard3, tandis qu’un autre assomptionniste, le père Joseph Germer-Durand (1845-1917), occupe la place de secrétaire. La volonté qui préside à cette fondation est d’imposer l’acte pèlerin, non seulement comme une quête de grâces personnelles, mais comme une manifestation collective de protestation de foi dans l’espace public : faire du pèlerinage une démonstration de force du catholicisme. Le Conseil général des pèlerinages obtient la bénédiction de Pie IX, lors d’une audience le 5 mai 1873 (fête de saint Pie V), durant laquelle le pape reçoit une centaine de pèlerins sous la direction du vicomte de Damas. Celui-ci prononce un discours4, placé sous le patronage de Benoît-Joseph Labre – le « vagabond de Dieu5 » –, béatifié en 1860 et bientôt proclamé « patron des pèlerins », qui expose le but de la promotion des pèlerinages : prier pour le salut de la France et pour le Saint-Siège, en concentrant le flux de prières sur un « mois des pèlerinages » (22 juillet-22 août 1873), avec pour emblèmes de grands sanctuaires dits « nationaux » : Lourdes, La Salette, Pontmain, Paray-le-Monial. Le père Picard obtient des indulgences et le pape remet aux pèlerins l’insigne distribué aux zouaves pontificaux : une petite croix de laine rouge doublée de blanc, avec au dos la devise Servire Domino Christi, dont le Conseil s’octroie la fabrication exclusive pour les pèlerins français du mois des pèlerinages. Cet insigne figure, avec la devise, sur la couverture du Pèlerin, dès le premier numéro, daté du 12 juillet 1873.

3La publication est placée sous la direction de l’abbé Jean-Anselme Tilloy (1824-1903), aumônier du lycée Descartes (titulature qui remplace de 1870 à 1873 celle de Louis-le-Grand), et de Jules Gondry du Jardinet (1832-1914), prolixe polygraphe catholique, mais la gérance est confiée à un assomptionniste, le père François Chambourdon. Le siège de la revue se fixe à proximité du couvent des Augustins de l’Assomption, rue François I^er, au siège de l’association Notre-Dame de Salut, fondée en 1872 par le père Picard et le père Vincent de Paul Bailly6 et présidée par la duchesse d’Estissac, qui se donne pour but le « salut de la France par la prière et la régénération des ouvriers ». Si ces deux fondateurs ne sont que des rédacteurs occasionnels du Pèlerin, ce sont bien eux qui l’inspirent et le pilotent.

4Le bulletin publie les circulaires du Conseil général des pèlerinages, annonce les prix négociés du chemin de fer pour les pèlerins et vise clairement à massifier le mouvement, à la fois en tâchant de le coordonner et de l’accompagner de la grosse caisse médiatique. Il publie aussi de nombreux comptes rendus de pèlerinages, agrémentés de récits édifiants, de légendes pieuses et, de plus en plus au fil de l’année 1873, de récits de manifestations surnaturelles, et se charge d’une abondante publicité d’objets pieux. Dès le sixième numéro apparaissent quelques articles polémiques contre la « périgrinophobie » de la presse irréligieuse. À son origine, Le Pèlerin est donc spécialisé, comme l’indique son titre, mais dès la fin de l’année 1873, il tente une expansion des manifestations de piété massive en multipliant les initiatives et les récits : neuvaine de préparation aux prières publiques « pour les travaux de l’Assemblée nationale » (novembre 1873) ; neuvaine de l’Immaculée Conception (décembre 1873) ; neuvaine de saint Joseph (mars 1874) ; année de prières et de pénitence pour la France (du vendredi saint 1874 au vendredi saint 1875). Le Pèlerin croit pouvoir se féliciter que la France se soit « transformée en vaste sanctuaire7 ». Cette revue naît donc de l’opportunité offerte par un contexte : un élan pèlerin teinté d’exaltation pieuse8.

5Il est difficile d’évaluer le tirage et la diffusion du Pèlerin en 1873 – d’Alzon écrit qu’il tire à 60 000 exemplaires en 18789 –, mais il est certain que la revue s’insère dans une dynamique catholique où il tient une place particulière. Au tout début des années 1870, le catholicisme fait preuve d’un renouveau associatif qui vient compléter le réseau d’œuvres plus anciennes. Ces nouvelles associations vont appuyer la diffusion du Pèlerin, comme le bulletin le signale explicitement, et surtout les œuvres de prières. Ce réseau autour de la revue lui est d’autant plus favorable que les assomptionnistes figuraient, plus ou moins directement, à la fondation de ces initiatives. Citons la Société bibliographique10, créée en 1868 afin de contrer la Ligue de l’enseignement de Jean Macé et d’encourager la diffusion des bons livres. Le père Picard était dans le comité fondateur. En 1871, avaient été organisés les comités catholiques, issus de promoteurs laïques dont le but était surtout d’ordre politique : agir sur le terrain électoral et en faveur de la défense scolaire. Les assomptionnistes d’Alzon, Picard et Vincent de Paul Bailly étaient présents lors de la première assemblée à Paris en 1872 et restèrent influents11. L’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, elle aussi fondée en 1871, appuie également la diffusion du Pèlerin. Enfin, l’Union des œuvres, elle aussi créée en 1871 dans le but de fédérer autour d’un bureau central les œuvres existantes, a pour secrétaire général puis pour vice-président Vincent de Paul Bailly.

6Du côté de la presse catholique, l’appui est moins évident puisque seul L’Univers semble annoncer la naissance du bulletin, tandis que les autres grands organes catholiques ne s’en préoccupent pas vraiment, ni alors, ni après. Il reste que Le Pèlerin occupe un « créneau » spécifique dans un dispositif là aussi dynamique, mais qui vise plutôt l’élite, entre la presse d’opinion (L’Univers, Le Monde – animé par un ancien collaborateur du journal précédent, Jean-Baptiste Coquille –, Le Correspondant, Le Français, la Revue du monde catholique), les revues savantes (les Études, les Annales de philosophie chrétienne, Le Contemporain. Revue d’économie chrétienne, le Polybiblion) et les semaines religieuses, elles aussi en plein essor depuis les années 186012. Dans ce dispositif, Le Pèlerin pourrait être rangé dans la multitude de feuilles pieuses, plus ou moins éphémères et confidentielles, mais par ses chroniques spécialisées et sa fonction de bulletin de liaison, il serait plus pertinent de le comparer, indépendamment de sa fonction propre, aux Annales de la propagation de la foi, créées en 1822.

La stratégie du Pèlerin

7Durant l’année 1873, et encore en 1874, le ton du Pèlerin est enthousiaste et confiant, pour ne pas dire triomphant : le mouvement qui conduit aux sanctuaires est le symptôme d’un renouveau de la foi. Mieux encore, il est l’annonce d’une nouvelle ère, un signal perçu jusqu’en Amérique, est-il précisé13. Cet enthousiasme caractérise une forme d’utopie catholique qui ne se limite pas aux pages du Pèlerin, mais qui, à sa suite, est présente dans la Revue du monde catholique ou même dans les Études : « C’est ainsi que l’an de grâce 1873, an III de la Troisième République française, méritera d’être appelé dans l’histoire l’année des pèlerinages, et que de là prendront date certaines déceptions libérales inattendues14. » Le mouvement pèlerin projette une refondation sociale, déjà à l’œuvre dans le rapprochement des classes sociales dans les pèlerinages de masse, et annonce la défaite du positivisme dominant dans les élites : « Le surnaturel et le merveilleux ont envahi la société et préoccupent de nos jours les esprits les plus rebelles aux pensées de la foi », écrit alors le père Picard dans Le Pèlerin15.

8Il est assez facile d’expliquer ce qui pouvait justifier cet optimisme qui s’ancre paradoxalement dans un contexte traumatique bien connu : la défaite de Sedan (1^er septembre 1870), la prise de Rome par les troupes du roi Victor-Emmanuel qui parachève l’unité italienne (septembre 1870) et la Commune de Paris. Ces événements ont contribué à revitaliser la culture prophétique16, en lien étroit avec une résurgence d’apparitions mariales – une dizaine en France entre 1871 et 187317. Cet accès de fièvre surnaturelle a divisé les catholiques18, jusque dans les milieux proches du Pèlerin. Emmanuel d’Alzon expose ses réticences19, comme M^me Dumont, très impliquée dans l’association Notre-Dame de Salut, qui reproche au père Vincent de Paul Bailly que le Pèlerin soit « engagé dans une mauvaise voie » : « Exciter les imaginations extravagantes et donner un cachet de superstition, ce sont des sornettes indignes de perdre votre temps d’apôtre20. »

9Le mouvement vers les sanctuaires est l’occasion pour Le Pèlerin, parmi d’autres publications d’alors, d’exposer une pastorale à charge réparatrice pour les fautes de la France, comme moyen de régénération. Et d’y agréger la cause du Saint-Père – désormais « prisonnier du Vatican », victime expiatoire de la modernité – en galvanisant la dévotion au pape dans le prolongement de la proclamation de l’infaillibilité pontificale par le concile du Vatican, précisément interrompu par les événements romains. Le Pèlerin invite à déposer dans chaque sanctuaire des adresses à l’intention de Pie IX afin de provoquer une manifestation d’attachement, là encore de masse, de type pétitionnaire21. Concomitamment, la période se distingue aussi par une multiplication des indulgences venues de Rome, à l’appui des initiatives pieuses promues par le bulletin, qui ne manque pas de les signaler.

10Les historiens ont insisté sur le caractère spontané du mouvement pèlerin, fruit d’initiatives indépendantes22. Et, de fait, la revue s’efforce plutôt de canaliser et de donner sens à un surgissement, enraciné dans une culture chrétienne s’inscrivant dans une profondeur historique, et qu’on peut concevoir comme le ressac – le dernier en France peut-être – d’une culture catholique de masse, qu’on peut qualifier ici de « panique », pour reprendre la terminologie d’Alphonse Dupront. On ne peut donc souscrire à l’opinion de Daniel Halévy, bon observateur de la période par ailleurs, qui écrit à propos du rôle du père Picard : « L’ingénieuse idée de ce père fut de ranimer l’ancienne pratique médiévale des pèlerinages23. » Il est bien vrai que les promoteurs du Pèlerin, comme bien d’autres, crurent voir renaître la piété du Moyen Âge, dans lequel était projeté l’idéal d’un temps d’harmonie fondée sur une société unanimement chrétienne et, à ce titre, ferment d’utopie. Toutefois, le contraste est fort entre ce resurgissement de surnaturel et la rationalité de l’encadrement du mouvement encouragé par Le Pèlerin. L’usage systématique de prix négociés auprès des compagnies de chemins de fer – la liste des réductions ouvre même le premier numéro – vise clairement à condenser les foules pèlerines sur des lieux emblématiques, pour une resacralisation concentrée dans l’espace. Et cela au détriment du réseau de petits sanctuaires dont la dissémination facilite une « invisibilité » des manifestations de piété, même si le bulletin ne manque pas de les chroniquer aussi. De ce point de vue, l’année 1873 marque l’entrée du catholicisme dans une forme de la modernité qui fait du pèlerinage une protestation d’opinion, croyante ici, par une prise en main massive de l’espace public. L’intention de créer un effet de masse est aussi à l’œuvre dans la comptabilisation régulière par le bulletin des adresses au Saint-Père consignées dans les registres placés dans les sanctuaires. La modernité est à l’œuvre encore dans la volonté du Pèlerin de normer précisément les démonstrations pèlerines, à la fois dans leur récit, dans les consignes pour leur préparation et leur déroulement24. Il ne fait pas de doute que ce dessein de « rationalisation » préfigure le succès de Lourdes, qui accède alors au statut de pèlerinage de masse. Finalement, l’action du Pèlerin de 1873 se situe peut-être à la charnière de deux formes de visibilité de la foi. D’une part, le recours spontané et traditionnel motivé par les calamités – le recours panique – ; et d’autre part, l’apparition de manifestations extraordinaires de piété, massives et organisées, se caractérisant par l’expérience d’une contre-société catholique, îlots de foi dans une société de plus en plus indifférente et désenchantée.

11La revue trouve une nouvelle identité en 1877, alors qu’elle passe sous la gestion directe des assomptionnistes – Vincent de Paul Bailly en est désormais le directeur en titre – : le format change, l’illustration fait son apparition, les articles se diversifient25. Si, dans les années 1880, il reste l’organe du Conseil général des pèlerinages, il adjoint à son sous-titre : « Organe de l’association de Notre-Dame de Salut », qui joue un rôle majeur dans l’encadrement du pèlerinage de Lourdes. L’image de Notre-Dame de Salut remplace la croix des pèlerins en couverture, laquelle figure désormais en format réduit. Il s’agissait bien de concentrer encore la dévotion, en valorisant la Vierge qui s’imposait de plus en plus comme la figure universelle de l’intercession. Cette substitution indique donc une continuité plutôt qu’une rupture. D’ailleurs, en arrière-plan de cette image de Notre-Dame sont représentées les foules pèlerines à Jérusalem et à Rome. Les pèlerinages ne disparaissent pas des pages du Pèlerin après 1877, mais sont réduits progressivement à une chronique parmi d’autres, signe d’un élan qui retombe dès 1875. Les grandes initiatives promouvant de vastes mouvements de prières collectives se rétractent aussi, comme tend à le suggérer l’appel à la prière pour les travaux parlementaires de 1879. La revue hésite à ajouter les supplications particulières, qu’elle avait encouragées en 1873-1874, à ces prières encore prescrites par la loi, et propose plutôt de « s’imposer chaque jour une ou deux heures de silence » car « on offrirait ainsi une expiation pour une foule de mauvais bavards26 ». Cette année-là, les républicains, déjà majoritaires à la Chambre des députés, devenaient majoritaires au Sénat.

12Si Le Pèlerin perd son caractère spécialisé et se réoriente résolument vers un lectorat plus large, c’est en tenant compte toutefois de ce qui avait présidé à sa première formule et ce qui avait fait son identité dès 1873 : une revue appuyée sur la foi « populaire ». Il ne s’agit plus seulement de témoigner des manifestations « de masse », mais d’installer la voix du catholicisme dans la presse « de masse ». Avec cette nouvelle formule, Le Pèlerin entend se poser comme une version catholique du Petit Journal, périodique à grand tirage dont l’illustration a fait le succès, et modèle de la « mauvaise presse ».

Figure 9a : Évolution graphique du Pèlerin, Une du 12 juillet 1873.

Figure 9b : Évolution graphique du Pèlerin, Une du 3 mars 1877.

Le Pèlerin, témoin d’une conjoncture politico-religieuse

13En 1877, les « signes des temps » avaient donc changé et Le Pèlerin « première manière » est le témoin d’une conjoncture éphémère. Il faut toutefois préciser, pour la mieux comprendre, que cette conjoncture est une séquence qui s’enracine dans une tendance plus longue. L’apparition de La Salette en 1846, dont le caractère expiatoire prend toute sa force après les événements de 1870, pourrait en être la forme matricielle, d’où la fondation d’ailleurs du Conseil des pèlerinages de 1872 en ce lieu sacré. La question romaine, qui commence vraiment en 1849, avait déjà engagé à une mobilisation de l’opinion catholique au début des années 1860 sous la forme de prières, de sermons – aux teintes apocalyptiques –, et d’adresses au Saint-Siège27. La publication du Syllabus en 1864 est communément interprétée par les historiens comme l’affirmation du « tournant intransigeant » de l’Église catholique, mais il faut aussi tenir compte qu’il encourage et colore en profondeur le mouvement prophétique28 et, surtout, qu’il en favorise la réception dans la fraction fervente du catholicisme. Sous réserve de se faire une idée précise de son empreinte effective dans la pastorale courante du clergé, le Syllabus permet de comprendre l’écho rencontré par des prophéties à charge politique. En résumé, Le Pèlerin de 1873 témoigne de l’exhaussement d’une conjoncture catholique qui s’enracine dans les années 1860 et qui est vitalisée par les événements des années 1870-1871.

14Si l’année 1873 ne fut pas le départ espéré d’une grande reconquête catholique, elle resta bien présente dans les esprits, à tel point qu’un auteur – historien ecclésiastique, il est vrai – comme Joseph Brugerette ouvre en 1935 le second volume de son Prêtre dans la société française par la description de l’année 1873. Daniel Halévy a bien relevé l’année 1873 comme un fait de société révélateur d’une conjoncture politico-religieuse. La presse anticléricale de l’époque a vu dans le mouvement des pèlerinages une manifestation politique – ce que ne pouvait qu’encourager le fameux pèlerinage d’une cinquantaine de députés légitimistes à Paray-le-Monial en juillet 187329 –, et un ressaut de la tentation théocratique du clergé de France. Avec le recul, l’effervescence du début des années 1870 a été jugée diversement. Le révérend père Lecanuet y voit surtout une excitation passagère : « comme il arrive aux temps de crise, la piété s’exalte aisément, devient naïve et crédule30 ». Roger Aubert31 souligne l’effervescence réelle, mais s’interroge sur sa profondeur, comme finalement l’avait fait Brugerette32, qui estimait que la fièvre ne toucha qu’un milieu catholique réduit, toujours le même, qu’on retrouvait dans les pèlerinages successifs, et que le mouvement n’avait pas mordu sur la population défiante. Un feu de paille en quelque sorte, bien caractéristique de la modernité médiatique où l’effet masque la nature des faits. Plus récemment, beaucoup d’historiens ont considéré qu’on ne pouvait réduire l’effervescence de l’année 1873 à des considérations politiques33. Sans doute, la raison principale de l’élan pèlerin repose bien d’abord sur des motifs de piété devant les troubles du temps. Il reste qu’il existe quand même des indices d’une étroite connexion entre le discours sur le mouvement pèlerin, les attentes eschatologiques et la conjoncture politique.

15Le premier numéro du Pèlerin paraît moins de deux mois après le 24 mai 1873, quand Mac Mahon remplace Thiers et que le duc de Broglie accède au poste de chef de gouvernement, initiant la période dite d’Ordre moral. Ce premier numéro est publié alors que la Chambre des députés décrète la construction du Sacré-Cœur d’utilité publique et vote l’expropriation nécessaire à son édification (22-24 juillet 1873). Michel Guy montre par ailleurs que Vincent de Paul Bailly avait été cruellement déçu par le manifeste du comte de Chambord du 27 octobre 1873, par lequel il se suicidait d’un point de vue politique34. Il est clair que pour une partie de la foule catholique, l’incertitude sur la nature du régime a pu jouer en faveur de la mobilisation en accentuant le caractère anxiogène de la période. Le Pèlerin est prudent en matière politique. Mais, par exemple, l’attention particulière qu’il porte aux apparitions de la Vierge à la voyante Marie Josseaume Bergadieu, dite Berguille, à Fontet (Gironde)35, dans lesquelles s’entremêlent miracle de guérison et prophéties politiques, signale quand même une coalescence entre politique et surnaturel, dans un contexte où le salut de la France et celui du Saint-Siège semblent inextricablement liés.

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16La consultation de la presse de l’époque, facilitée par la numérisation des dernières années qui autorise la recherche par mots, montre bien l’ampleur médiatique du phénomène pèlerin et justifie a posteriori l’action du Pèlerin. Pourtant, cette conjoncture du début des années 1870 a eu tendance à s’effacer dans l’historiographie, alors même que Jean-Marie Mayeur avait rappelé qu’on y retrouve justement « ce lien entre le politique et le religieux sans lequel tout un pan de l’histoire du xix^e siècle demeure fermé à la compréhension36 ». Il est significatif qu’un ouvrage récent, consacré aux années 1870 si justement qualifiées de « dix décisives37 », ne consacre pas de pages à ce mouvement de masse, qui est aussi un mouvement d’opinions. Il est vrai que ce mouvement a eu apparemment peu de portée, encore que l’année 1873 n’est pas sans importance, si on songe que la fameuse interpellation de Gambetta en 1877 à la Chambre des députés (« le cléricalisme, voilà l’ennemi ! ») était motivée par l’encouragement de l’épiscopat aux manifestations publiques en faveur de la cause du pape « prisonnier du Vatican ». Sans doute le souvenir des manifestations politico-religieuses de 1873 a pu encourager la coagulation anticléricale des républicains, désormais en position de force.

17Mais la vraie question est la difficile démarcation entre politique et religion, très floue surtout dans cette période, et la lecture du Pèlerin est un bon test dans la mesure où la confusion y est latente. L’envahissement du surnaturel semble exclure toute politique « raisonnable », mais les desseins politiques se manifestent dans l’aspiration à une société harmonieuse, précisément distincte du régime d’opinions. Le pèlerinage propose alors de ce point de vue, non une contre-société, mais une société exemplaire, avec l’aide de Dieu. Ce fut la tâche que Le Pèlerin entendait accomplir. Ce reflux du combat politique, depuis les luttes de partis vers l’unité des démonstrations populaires, invite à souligner la judicieuse remarque de Michel Guy qui souligne que le père Vincent de Paul Bailly, constatant que l’union politique des catholiques était impossible, avait opté, dans l’ensemble de son action, pour tenter une union sur le plan confessionnel38. L’œuvre du Pèlerin de 1873 aura été l’essai de cette union, où la protestation de foi du peuple croyant pouvait se substituer aux manœuvres des partis.