Une contre-révolution par la presse

Figure 1 : Images pieuses de propagande de la Bonne Presse, s. d.

4Les premiers éléments de la Bonne Presse, que ce soit l’association Notre-Dame de Salut, Le Pèlerin ou La Croix, sont des instruments de mobilisation des catholiques contre les avancées de la Révolution, comprise comme la déchristianisation des mentalités collectives. Cette réaction est religieuse et l’œuvre de religieux, d’où l’importance de la piété ultramontaine et intransigeante qui en donne le cadre et en désigne l’ennemi : Satan. C’est par la prière, l’expiation des fautes, les pèlerinages, que la France pourra être sauvée.

5Le lancement de La Croix est décidé au retour d’un pèlerinage du père Bailly à Jérusalem. Les assomptionnistes décident de soumettre la presse au Christ. Apposer l’image du crucifié sur la couverture d’un journal est tout autant pensé comme un acte d’exorcisme et de conquête : « Mettez une croix sur un journal, c’est assez : il attirera tout à lui », aurait dit le père Vincent de Paul Bailly, ancien aumônier des zouaves pontificaux4. Dans un éditorial daté du 14-15 avril 1884 publié dans La Croix, celui-ci souligne le combat eschatologique qui se joue dans cet acte d’institution :

De même que la croix, plantée une fois à Jérusalem, n’a pu être déracinée, quoiqu’elle parût déshonorer Dieu, de même elle restera debout, nous l’espérons, sur cette terre maudite de la presse que nous voulons évangéliser5.

6L’histoire de La Croix est donc interprétée par ses premiers acteurs comme un combat qui trouve son sens ultime dans les profondeurs surnaturelles de la providence divine. Et, lorsque sous la pression des évêques, le crucifix est retiré de la couverture, la chute des ventes et le déficit de 150 000 francs qui en résultent apparaissent comme un avertissement édifiant : « La Croix ne reposait pas sur les moyens humains […] et si on retirait le miracle de sa vie surnaturelle, le journal n’avait qu’à disparaître », note le père Baudouy dans ses mémoires6.

7En 1891, quand Mgr d’Hulst vient bénir de nouvelles constructions de la rue Bayard, il évoque les dangers de la presse et déclare qu’il faut s’emparer de ce démon et l’atteler au char triomphal de la Bonne Presse. La purification ascétique apparaît comme la condition du travail avec et dans la presse. Après sa mort en 1880, Emmanuel d’Alzon en est donné comme le modèle édifiant dans de nombreux récits : dans le contexte de répression qui frappe les congrégations religieuses après le décret du 29 mars 1880, il parvient à achever un dernier article sur « l’État-Dieu » puis entre dans une longue agonie. Ce récit diffusé par le père Vincent de Paul Bailly construit la figure du fondateur en martyr d’un combat de presse contre l’État, qui est en même temps un combat spirituel contre le mal7.

8L’engagement religieux personnel est donc la condition d’une écriture authentiquement apostolique. Sans elle, les vaines passions risqueraient de détourner l’homme de plume de sa mission en l’égarant dans la fatuité et l’orgueil. Après le père d’Alzon, les pères Picard et Bailly incarneront la dimension ascétique de ce combat8. Le pseudonyme de ce dernier, Le Moine, trouve là sa symbolique. Mais, au-delà, les assomptionnistes sont pensés et encouragés à devenir des moines-soldats. de la presse en vue de la restauration de la chrétienté :

C’est la lutte contre l’adversaire invisible, Satan, qui se sert surtout de la mauvaise presse. Combat surhumain pour lequel il faut s’armer surhumainement. C’est bien ainsi que le P. d’Alzon comprenait l’œuvre de presse. C’est ainsi que la comprirent ses disciples, les Picard et les Bailly. En se jetant dans la mêlée des journaux, ils entreprenaient une vraie croisade. Ils livraient les saints combats de Dieu9 (Père Baudouy)

Figure 2 : « Voici la croix du Seigneur… Fuyez ennemis de Dieu ! », Le Pèlerin, 4 décembre 1932.

9Lors du chapitre de l’Assomption de 1892, leur engagement est présenté comme la condition de la propagation des « clartés catholiques », « qui seules protègent et relèvent l’ordre social et dont l’irradiation amène tôt ou tard les succès de l’Église, comme leur éclipse amène ses épreuves et ses douleurs10 ». « Nous sommes des apôtres, non des journalistes », aimait à dire le père Picard. Dans le traitement de l’information, l’important est donc moins l’exactitude factuelle, ou la neutralité dans l’exposition, que le dévoilement de la profondeur de champ surnaturelle qui lui donne sens. La fonction est sacramentelle : il s’agit de rendre Dieu présent.

10La purification ascétique concerne aussi les machines utilisées. Dans les mémoires concernant les fondations de la Bonne Presse du père Ernest Baudouy11, les techniques d’imprimerie sont présentées comme des armes prises à l’ennemi. Leur réemploi rend nécessaire leur purification rituelle.

Le 1^er février 1887, aux premières vêpres de la Purification, le P. Picard bénit et inaugure dans l’atelier Gustave Doré, la première rotative, ancienne machine du Cri du peuple, qui avait bien besoin d’exorcisme. Elle proclame désormais les droits de Dieu12.

Figure 3 : « Comment saint Pierre a dû accueillir le ‘‘Moine’’ à la porte du Paradis », dessin de Damblans, Le Pèlerin, 4 décembre 1932.

11Pour le père Baudouy, l’histoire de la Bonne Presse relève immédiatement de l’hagiographie : la multiplication des titres ou de leur tirage est présentée comme des manifestations matérielles d’un zèle spirituel. Le rendement des machines fait écho aux pèlerinages à Lourdes, aux processions, aux saluts du Saint-Sacrement qui sont organisés dans l’imprimerie. La rationalité religieuse gouverne totalement le rapport à l’économie et à la technique. Celles-ci ne trouvent donc sens qu’à travers la croisade contre le mal dont elles sont l’instrument. Cette construction symbolique va jusqu’à déterminer le rapport au travail : journalistes, ouvrières et camelots sont pensés comme des « croisés » du pape. Ils portent la défense du magistère dans la société afin de rappeler la nécessaire dépendance de l’ordre politique par rapport à la religion.

Une mobilisation des âmes

12L’historienne Susanna Barrows a montré à quel point, dans le contexte des dernières décennies du xix^e siècle, les élites conservatrices sont traversées par une crainte à l’égard de la régression sociale qui résulterait de la démocratisation de la société13. L’épisode de la Commune et les grandes grèves ouvrières nourrissent la crainte d’une prise de pouvoir par des foules mues par la colère. Leur contrôle et leur domestication deviennent un enjeu intellectuel et politique. C’est en réponse à cette préoccupation que le sociologue Gabriel Tarde publie Les lois de l’imitation (1890) et que Gustave Le Bon publie son célèbre ouvrage Psychologie des foules (1895). Le pendant de ces craintes est le développement de mythologies positives du peuple qui visent à charger de légitimité ses manifestations14.

13Le contenu des différentes publications de la Bonne Presse traduit ce contexte mais en déplace les enjeux à travers une construction religieuse de l’opposition entre le peuple et la foule. La première dimension de cette construction, c’est la définition de ce qui peut relier et faire agir les hommes de manière vertueuse.

14La transformation de la foule en peuple dépend bien sûr de la foi. En janvier 1872, l’association de Notre-Dame de Salut est lancée par le père Picard pour relancer des pèlerinages et soutenir toutes les œuvres nécessaires à la lutte contre les passions révolutionnaires qui agitent le peuple ouvrier15. L’œuvre de Notre-Dame de Salut oppose symboliquement un peuple de pèlerins aux foules manifestantes, des hommes réunis par leur âme et la vertu et non par leur intérêt et les passions. Le premier pèlerinage national organisé par l’association réunit 2000 personnes à La Salette. Dans ce cadre si apocalyptique, les pèlerins sont invités à se joindre à une prière aux finalités religieuses et politiques.

Nous vous en supplions, délivrez le bien-aimé Pontife qui a proclamé le dogme de votre Conception Immaculée ; accordez-nous de voir le triomphe de notre Mère la sainte Église et rendez à la France sa grandeur, en la ramenant à sa mission de soldat et d’apôtre du Christ notre sauveur16.

15La création du Pèlerin trouve là une partie de son contexte17. La deuxième dimension de la différenciation catholique entre la foule et le peuple dépend de la définition de l’enjeu qui donne sens à son existence. Alors que les républicains diffusent par l’école un roman national qui place au centre de l’histoire la quête de liberté du peuple, que les publications de gauche insistent sur l’injustice économique et sociale, les publications de la Bonne Presse développent une conception totalisante de l’existence où les moindres actes trouvent leur sens profond dans la dimension surnaturelle. Le Pèlerin comme La Croix se démarquent ainsi de la presse conservatrice par le déploiement d’un genre populaire spécifique. Comme l’a écrit Charles Monsch, « jamais encore, le lecteur catholique ne s’était vu offrir quotidiennement un tel tombereau de nouvelles concrètes, vivantes, palpables, criantes de vérité : l’éruption du Krakatoa, un accident de chemin de fer, une exécution capitale, l’enfouissement d’un mécréant, tout devait conduire à Dieu l’âme de ses lecteurs ». Le fait divers se trouve « naïvement interprété à la lumière du catéchisme » à travers des gravures et des caricatures, une verve imagée, et le tout à un prix très accessible18.

16L’association entre faits divers et récits édifiants donne à la vie ordinaire une profondeur extraordinaire et met en scène tous les combats de l’âme qui en dépendent. Au cours des trois dernières décennies du xix^e siècle, l’engouement pour l’extraordinaire répond tout autant à l’ébranlement causé par la guerre de 1870 et la Commune qu’à l’accélération soudaine de la politique de sécularisation de la société19. L’insistance qu’accordent les assomptionnistes aux apparitions de la Vierge, à La Salette, mais surtout à Lourdes, s’inscrit dans ce climat de résistance contre la sécularisation de la société20. La Vierge porteuse de messages secrets et de miracles fait apparaître la puissance structurante de la providence dans la vie ordinaire. À partir du 1^er septembre 1877, Le Pèlerin consacre pendant cinq semaines des pages aux vingt-quatre guérisons survenues au cours du pèlerinage national à Lourdes21.

17Les articles du Pèlerin, de La Croix comme les ouvrages de la Bonne Presse construisent leur interprétation de l’actualité d’une manière édifiante pour l’âme des lecteurs, c’est-à-dire comme une manifestation d’un ordre totalement gouverné par Dieu et auquel s’oppose Satan. Dans l’Almanach du Pèlerin de 1902, l’année écoulée est résumée selon trois catégories : le côté du monde ; le côté de Dieu (dévoué aux pèlerinages, aux neuvaines, aux œuvres et au développement de la Bonne Presse) ; le côté de Satan. Dans le contexte de l’adoption des lois anticongréganistes, la persécution politique est interprétée à la lumière du temps de la Passion.

Satan a eu un suprême triomphe contre la religion dans la loi contre la vie religieuse ; et comme pour les nations, ces crimes ont ordinairement un châtiment dès ici-bas. […] Au jardin de Gethsémani, au début de la Passion, les agresseurs furent renversés pour témoigner que le Christ pourrait envoyer des légions d’anges. M. Waldeck-Rousseau fut renversé le soir même par un horrible mal à la langue qui avait tant calomnié. Il faillit périr, et puis Notre Seigneur le releva, car la Passion devait se consommer22.

18L’actualité n’a pas d’autonomie, elle trouve sa logique profonde dans une vision religieuse, et c’est aux religieux journalistes de la dévoiler. L’actualité qui donne sens aux faits est le calendrier liturgique qui indique la portée symbolique de ce qui se passe et dévoile le combat entre le bien et le mal.

19Cet antagonisme fondamental explique que le décloisonnement s’opère d’autant plus facilement entre l’actualité politique, les faits naturels, le progrès de la science, les faits divers. Tout trouve sa cohérence dans le combat entre le Christ et Satan. La presse promeut donc une fidélité dans les petites causes comme dans les grandes pour contrer la dissolution et la décadence qu’entraîne « la vie moderne ». Entre la Vie des saints publiée en supplément au Pèlerin et la construction de l’information, il y a une continuité, car les saints incarnent l’accomplissement d’un modèle d’individualisation par le triomphe des valeurs collectives où efficacité temporelle et dévotions surnaturelles se nouent étroitement23. En dehors de ce schéma, les publications de la Bonne Presse convergent dans la description de la décadence à laquelle se condamne un monde sans Dieu : « Dès que l’âme abandonne la communion et qu’elle l’a en dégoût, nous pouvons dire que Jésus s’éloigne d’elle et que le démon prend sa place.24 »

20L’engagement dans la presse et l’édition des assomptionnistes déploie une conception holiste de l’ordre social. L’individu, le lecteur, ne trouve son identité et son actualité qu’à travers la compréhension que lui en donnent les religieux, initiateurs de la dimension surnaturelle de l’existence, et le rôle qu’il en reçoit dans le combat entre le bien et le mal. L’interprétation de l’actualité contribue à maintenir la dimension sacrale qui place le destin de l’homme dans la dépendance de Dieu ou de Satan, selon ses vices ou sa vertu. L’État, qui refuse de défendre les libertés de l’Église, est donc compromis avec le Mal. Il n’y a pas d’opinion publique, mais un peuple catholique à mettre en ordre de marche derrière ses prêtres afin que, par sa vertu, il contribue à la restauration du règne du Christ.

Le noëlisme et la restauration de la chrétienté par la jeunesse

21La proposition de lois vertueuses de l’imitation se joue aussi dans la manière dont la presse pense et construit son public à travers les catégories d’âge. C’est là une conséquence de l’importance missionnaire reconnue à l’éducation par le père d’Alzon. La mauvaise presse pense son public à travers des fins politiques ou commerciales et développe le vice de ses lecteurs ; la Bonne Presse pense à leur âme et diffuse les bons exemples qui polarisent l’imitation vers la vertu nécessaire à une société ordonnée.

22Parmi les publications de la Bonne Presse, celles qui concernent l’éducation des enfants, et particulièrement des jeunes filles puis des jeunes femmes, me semblent emblématiques de cette entreprise. Le premier développement de la presse enfantine date de 1895 avec Le Noël, « journal pour enfants » fondé par le père Vincent de Paul Bailly, que Charles Monsch qualifiait de « fusée gigogne25 » de la presse jeunesse postérieure. Celui-ci deviendra en 1914 « revue pour les jeunes filles ». La Bonne Presse va ensuite multiplier les titres pour déployer un chaînage entre les âges et accompagner la croissance des âmes de ses lectrices jusqu’à l’âge adulte : L’étoile Noëliste (1914-1940) s’adresse aux fillettes à partir de 6 ans, Le Noël prend le relai à partir de 14 ans, puis La Maison s’adresse à la jeune femme. D’autres journaux pour la jeunesse suivront, comme L’écho du Noël (1906-1914 puis 1919-1935) pour les jeunes garçons, qui deviendra Bayard (1936-1962) ; pour les jeunes filles Bernadette (1923-1940 puis 1947-1963).

Figure 4 : Détail du frontispice, L’Étoile Noëliste, 8 janvier 1914.

23Ces titres sont caractéristiques d’une entreprise de mobilisation collective parce qu’ils vont être la matrice d’un mouvement de jeunesse catholique : le noëlisme26. Son objectif est de transformer le peuple en formant des jeunes femmes vertueuses, qui une fois devenues mères seront en mesure de l’éduquer. Sous le patronage de Jeanne d’Arc, les noëlistes doivent à la fois s’engager dans un combat spirituel intérieur et prendre des engagements apostoliques et caritatifs afin de faire progresser le niveau général du bien dans la société. Les noëlistes sont tenus informés par la presse mais leur union est d’abord présentée comme surnaturelle : une chaîne entre leurs âmes. Chaque jour de l’année, un groupe noëliste communie à l’intention de tous les autres. Ce lien authentique est mis en exergue et opposé aux faux liens destructeurs, comme ceux des plaisirs débauchés ou même des chaînes de prières qui circulent sur le front pendant la guerre27.

24Le Noël publie à la fois des textes formateurs et des fictions édifiantes, mais aussi de multiples témoignages de l’action des noëlistes. C’est donc une émulation collective qui est ainsi mise en scène et suscitée afin de générer une imitation vertueuse.

Le Noël […] serait même inutile s’il ne reflétait pas l’état d’âme et l’activité intime de son auditoire, s’il ne s’associait pas à l’édification dont il est le témoin et le confident. Il est comme le foyer de famille où l’on aime à se rencontrer, à se sentir vraiment semblables les uns aux autres, avec les mêmes désirs, les mêmes aspirations, la même bonne volonté ; le foyer où, le soir, la journée finie, avant une dernière prière, on se raconte les péripéties du jour et où l’on rend grâces à Dieu28.

25Cette « fraternelle émulation » permet de conforter les âmes qui se « sentent isolées, timides, gênées : cet état d’éloignement moral paralyse leur élan29 ». La revue hebdomadaire met en circulation toutes les idées d’engagements et de bonnes actions possibles afin d’inciter ses lectrices à innerver la société. Le Noël permet de sortir d’un « isolement improductif et à se dévouer à quelque œuvre d’apostolat30 ».

Quant aux œuvres auxquelles les Noëlistes participent, il est difficile d’en faire une énumération complète : elles font le catéchisme ; elles s’occupent des patronages, comme auxiliaires ou comme directrices ; elles font l’école et, pour cela, un grand nombre se sont munies des brevets scolaires ; elles tiennent des garderies d’enfants ; elles organisent des colonies de vacances ; elles sont choristes et organistes ; elles s’occupent des bibliothèques populaires ; elles travaillent dans les ouvroirs de charité, soit avec l’œuvre des Tabernacles, soit avec l’œuvre des Campagnes, soit avec l’œuvre de Sainte-Elisabeth ; elles quêtent pour le denier du culte ; elles s’intéressent aux œuvres de vocations sacerdotales, etc. ; en un mot, elles s’emploient, selon leurs moyens, leurs loisirs et leurs aptitudes, aux œuvres qui se présentent à elles ou que l’autorité religieuse leur recommande31.

26Le groupe ainsi construit n’est pas individualisé. Les mérites des unes et des autres sont mis en scène comme des bénéfices de la dynamique collective grâce aux pseudonymes (Blanche edelweiss ; Prâlinette de Janvier ; Cyclamen du Jura ; Bruyère des Cévennes ; Mouette de l’océan) qui homogénéisent les identités en neutralisant les distinctions de classe : « Le pseudonyme est le voile discret grâce auquel les noëlistes sont plus à l’aise pour s’édifier et se faire du bien.32 »

Figure 5 : « Noëlistes à Harar-Abyssinie » (détail), L’Étoile Noëliste, 20 décembre 1923.

27La désindividualisation est parachevée par la recommandation de prendre un directeur de conscience « pour vouloir comme il faut et quand il faut33 ». La subordination au prêtre dans l’ordre spirituel prépare aussi celle due au mari dans l’ordre familial. Bien qu’apparemment très conservatrice, cette construction des rôles de genre fut aussi sans doute un levier d’émancipation. Car les jeunes noëlistes sont construites comme des âmes dont dépend l’avenir spirituel de la société. Qu’elles n’aient pas le droit de vote ne change rien au fait que par leur action vertueuse, elles peuvent réformer le peuple et transformer la société34.

L’Action catholique et la reconnaissance du savoir des laïcs

28Aux fondements de la Bonne Presse, tous les faits trouvent leur cohérence et leur importance dans la dimension surnaturelle de l’existence que dévoile le prêtre de presse. Il s’agit d’une croisade pour maintenir et étendre l’influence de l’Église contre les forces sécularisantes. Dans les années 1930, ce combat se perpétue : « La Croix n’a qu’une raison d’être, mais elle est essentielle : c’est la défense de la vérité et le service de l’Église qui a mission de l’enseigner. Le journal catholique doit être le haut-parleur des enseignements et des directives qui nous viennent de Rome », écrit Jean Guiraud35. Mais cette affirmation perd sa portée contre-révolutionnaire depuis la reprise des relations diplomatiques entre le Vatican et la République. La plupart des congrégations sont rentrées d’exil, comme les assomptionnistes qui reprennent le contrôle de La Croix à partir de 1924. Enfin en 1926, la condamnation de l’Action française par Pie XI délégitime les ambiguïtés véhiculées par un idéal de restauration catholique ou politique. Le pape voit dans les mouvements d’Action catholique la matrice d’une nouvelle élite, d’origine populaire et non compromise avec le royalisme maurrassien. Il en fait l’instrument principal de la reconquête de la société face aux mouvements fascistes et communistes. Dans l’encyclique Quadragesimo anno (1931), il reconnaît le laïc comme l’intermédiaire le plus efficace de l’apostolat : les apôtres des ouvriers seront des ouvriers, le semblable prêchera auprès du semblable. Les assomptionnistes résistent d’abord à cette réorientation avant de s’y soumettre36. Le 18 mai 1932 dans La Croix, Gervais Quenard, supérieur général de l’Assomption, écrit : « Partout les catholiques doivent donc prendre place. […] Le jour où ils auraient ainsi formé une armée de compétences pour envahir les services publics, qu’ils s’y dévoueraient loyalement en se montrant de parfaits chrétiens, ils y feraient grand bien, et ils auraient bien mérité de l’Église et de leur pays37. »

29Le congrès de la Bonne Presse organisé à Rome en 1936 permet de repérer qu’un changement est en cours. Le rapport du père Léon Merklen cherche à démarquer la Bonne Presse d’une posture uniquement réactive pour mieux l’engager dans une contribution plus sereine et pacifique à la construction de la société38. Trois inflexions sont repérables : la lutte « pour garder la France chrétienne ou pour la rechristianiser » est balancée par la « mission » considérée comme « positive » de former les militants d’Action catholique, ce qui semble un peu relativiser la première ; la place de la Bonne Presse n’est plus de s’opposer à la mauvaise presse mais de compléter le « silence » de la presse neutre ; la vision du public est actualisée en fonction de l’Action catholique. Il faut former ses militants. Ce qui signifie devenir des auxiliaires de leur compétence sociale dans leurs milieux respectifs. Il ne s’agit plus seulement d’âmes à garder sur le droit chemin. La reconquête de la société nécessite un engagement plein et entier dans la société et l’expérience des laïcs se trouve ainsi requalifiée en moyen indispensable à la mission de l’Église.

30Au congrès de la Bonne Presse de 1936, l’intervention de Mgr Giuseppe Pizzardo montre comment la définition du rôle des journalistes est changée en raison de cette nouvelle stratégie. Celui-ci est assistant du trône pontifical et sera nommé cardinal en décembre 1937. L’essentiel de son discours est une glose autour du discours de Pie XI aux journalistes catholiques réunis à Rome pour le jubilé de la Rédemption en juin 1933. Le pape avait alors développé une conception novatrice du journalisme.

Les journalistes catholiques sont de précieux porte-voix pour l’Église même, pour sa hiérarchie et pour ses enseignements : par conséquent, les porte-voix les plus élevés, les plus nobles, de tout ce que dit et fait la sainte Mère l’Église.

31Pie XI ajoute ensuite une valeur supplémentaire.

Mais ils ne sont pas seulement les porte-voix de l’Église, ils sont aussi les interprètes de la voix des fidèles, et ils reflètent l’impression produite chez les croyants par la parole et la pensée de Dieu, par les enseignements de l’Église.

32Les journalistes jouent donc un rôle d’interface : représentants de l’Église dans le peuple des fidèles ; et représentants des fidèles dans l’Église. Ils ne sont plus seulement une courroie de transmission de la hiérarchie. C’est l’ordre même de l’Église qui se trouve ici quelque peu bousculé par cette importance accordée aux laïcs, même si cela reste très relatif car la hiérarchie entre les deux ordres est bien rappelée :

Les journalistes catholiques pourraient être appelés, non plus seulement les porte-voix mais les haut-parleurs de l’Église, de la vérité, de la foi, de la vie chrétienne, et cela sous le double aspect d’interprète de la voix de l’Église enseignante et de l’Église enseignée39.

33Au sein des titres de la Bonne Presse, la distinction entre Église enseignante et Église enseignée est progressivement subvertie au nom de la valeur religieuse qu’acquiert progressivement l’expérience du laïc dans la vie profane. Celle-ci n’est plus un simple champ d’application d’une doctrine mais, portée par la redécouverte de l’incarnation christique, elle devient un champ d’expérimentation de la présence de Dieu et de perpétuation de l’incarnation, par le devoir d’état et l’engagement militant pour la justice. L’influence de la pédagogie de l’Action catholique se traduit par une évolution très nette de la pédagogie mise en œuvre dans Le Noël à la fin des années 1930.

34L’incitation à la mobilisation reste apparemment la même.

C’est votre affaire de vous occuper de votre milieu où la misère des âmes est grande. On s’illusionne sur les besoins spirituels de votre milieu. Demain il se révélerait “incrédule et païen”. Demain ce serait trop tard. Captez aujourd’hui le SOS des âmes en péril. Comprenez votre devoir. Il y a des péchés d’omission aux conséquences désastreuses40 !

35Reste que sous l’apparente continuité confessante du discours, des inflexions sont notables et permettent de repérer un élargissement de la subjectivation. La jeune femme n’est plus seulement une âme mobilisée avant tout par son identité féminine, elle est désormais identifiée et responsabilisée par rapport à un « milieu ». Ce qui signifie que sa compétence professionnelle ou sociale, et non plus sa seule vertu, devient un capital essentiel à l’accomplissement des finalités de sa vie chrétienne. Dans le traitement de l’information, tout n’est plus religieux parce que la condition du rayonnement apostolique tient à une compétence sociale. Le dispositif qui traduit le mieux ce basculement est l’enquête41. Les lectrices du Noël sont effectivement incitées à accumuler les informations nécessaires à la compréhension fine de leur milieu.

36En 1937, elles sont incitées à enquêter sur la manière dont les jeunes filles de leur « milieu » se préoccupent de leur avenir. Quels sont les facteurs qui conditionnent leur orientation : l’autorité des parents, l’ambiance de la famille et du milieu, la situation de famille, l’évolution sociale, l’incertitude de l’avenir ? C’est donc une exploration des modalités d’inculcation des « préjugés », c’est-à-dire la domination, qui est au cœur du travail de réflexion. Le jugement personnel des lectrices est recherché :

Quelles sont les professions ou situations ouvertes à une jeune fille de ce milieu ? Lesquelles se rencontrent le plus fréquemment ? Y en a-t-il que vous jugez inacceptables en vertu d’un féminisme bien compris42 ?

37La fin de l’enquête porte sur le rapport au directeur de conscience et sur le recours à la prière pour « obtenir lumières et secours divins ». Reste que la technique construit une personne réflexive et responsable dans son milieu en raison de la conscience qu’elle prend des enjeux qui y sont liés. Les titres de la Bonne Presse offrent donc désormais moins la croisade comme cadre de subjectivation que le militantisme dont les finalités sont intrinsèquement sociales et religieuses à la fois.

38Ce processus de reconnaissance des laïcs se manifeste dans l’organisation même de la Bonne Presse. Sans pouvoir ici retracer toutes les étapes de ce basculement, force est de constater que, à partir des années 1950, les archives conservent des traces d’une préoccupation nouvelle pour les assomptionnistes43 : légitimer leur place et leur rôle en tant que religieux face à des laïcs qui ne les reconnaissent plus comme allant de soi. S’il est rappelé que l’autorité des religieux a un fondement plus sûr que celle des laïcs parce qu’ils offrent le sacrifice de la messe chaque matin, la nécessité même de cette forte réaffirmation de la supériorité des assomptionnistes souligne la fragilisation de leur statut.

C’est un avantage singulier et les laïcs doivent l’apprécier, quelles que soient les difficultés que cela entraîne, que cette œuvre de Presse soit conduite par des religieux et des prêtres. Des religieux représentent l’état le plus parfait de vie chrétienne. Normalement ils ont une pénétration plus facile des réalités surnaturelles, ils savent mieux voir les événements “in specie aeternitatis”, et la place de l’Église dans le monde comme dans le pays. Leur entraînement à la discipline, leur vie commune, leur appartenance à une même Congrégation, doivent en soi favoriser l’esprit d’équipe dans l’œuvre et lui assurent une continuité44.

39D’ailleurs, le père souligne la nécessité d’une diplomatie précautionneuse à l’égard des laïcs afin de perpétuer le respect dû aux prêtres. Il ne s’agit donc pas de s’imposer, mais de se faire respecter et aimer par un surcroît de vertu. Celle-ci est la condition d’une autorité naturelle.

De l’accomplissement de soi à la construction de l’avenir

40Le père Émile Gabel, puis le père Antoine Wenger intègrent aux cadres de la Bonne Presse des figures du militantisme d’Action catholique comme Roger Lavialle et Jean Boissonnat en 1954. Puis arrivent André Géraud, Noël Copin et Yves Beccaria en 1955, enfin Jacques Duquesne en 195745 et Jean Gélamur en 1958. Pour décupler l’influence de La Croix, Roger Lavialle sera partisan d’un changement de titre au profit de L’événement. Finalement, en 1956, le père Gabel acceptera le retrait du crucifix de l’édition parisienne, afin de ne pas enfermer l’identité de La Croix dans une fidélité matérielle mais de poursuivre son objectif de large diffusion46. À partir de juin 1957, le crucifix est retiré de toutes les éditions et l’information religieuse n’est par exemple plus qu’une rubrique (« L’actualité religieuse ») parmi d’autres de l’information que propose désormais le journal en revendiquant une recherche « d’objectivité » dans la description des faits47.

41La laïcisation n’est pas que la substitution des laïcs aux religieux, elle est aussi et tout autant une évolution de la spiritualité. C’est l’expérience d’homme parmi les hommes qui désormais doit, tendanciellement, fonder l’autorité de la proposition religieuse pour les hommes.

L’événement est notre maître. Mais plus nous sommes à sa merci et plus nous sommes au service de l’homme. Telle est, en effet, notre tâche : connaître, sentir, juger tout ce qui se passe dans le monde et prendre ainsi, à chaque instant, la mesure de la peine et de la joie de l’homme (Père Wenger48).

42Le religieux n’est plus le miroir réfléchissant d’un Dieu en majesté qui règne sur l’univers, mais de ce qui dans la vie ordinaire des hommes est signe des appels de Dieu49.

43Au début des années 1950, dans Le Pèlerin, le discours spirituel s’adressant à l’âme du lecteur se raréfie mais il demeure comme ressource de dramatisation de l’actualité dans certaines circonstances. Ainsi, lors de la mort de Staline, le père Guichardan rappelle le jugement divin que chacun devra affronter à sa mort.

Nous venons de voir s’écrouler une grande idole. Staline est mort. Pendant quelques heures, l’hémiplégique inconscient a respiré encore sous l’œil fixe du Comité central du parti. […] Et le voilà qui paraît devant Dieu…, comme tous les autres…, comme un simple homme misérable et nu. […] Pauvre Staline ! Qu’as-tu fait de ton âme immortelle que Dieu aimait ? Où est-elle aujourd’hui50 ?

44S’il reste des dangers en France, ils sont surtout liés aux conséquences culturelles des évolutions économiques. En 1953, Jean Pélissier écrit que « deux millions de migrants risquent de perdre leur âme ». Il s’agit des ruraux, qui abandonnent leur village pour rejoindre d’autres régions en déclin démographique et où des terres sont disponibles. Mais elles risquent de subir des influences néfastes : « Indifférence religieuse, travail du dimanche, ménages irréguliers, loisirs paganisés, manque d’écoles chrétiennes. » Heureusement, la JAC et l’ACR sont là pour éviter ce péril, écrit Jean Pélissier51.

45Progressivement, la vie ordinaire va gagner en autonomie dans la mesure où les actes qui la trament n’ont plus nécessairement besoin d’une profondeur religieuse pour trouver leur grandeur. Les faits divers illustrés qui ferment l’exemplaire du Pèlerin en quatrième de couverture vantent les valeurs humaines : dévouement, courage, sens du service et de l’entraide, goût de l’effort. L’édification devient plus humaniste que spécifiquement chrétienne. Car la vertu n’a plus de fondement surnaturel. L’homme peut maîtriser son existence et écarter les dangers s’il s’y applique avec courage : « Leur sacrifice n’a pas été vain : les digues ont tenu, les hommes ont vaincu », est-il écrit de ceux qui ont défendu les polders néerlandais contre les grandes marées52. Dans un autre numéro, c’est « l’esprit de solidarité » qui a sauvé des naufragés53. La relation d’un bébé miraculeusement sauvé, alors qu’un métro lui est passé dessus, se conclut par une bien raisonnable leçon : « Son accident ne nous rappelle-t-il pas que le premier devoir des parents est de veiller à leur propre santé ?54 » Le besoin d’un Sauveur est encore affirmé mais plus discrètement, sous la forme de l’allusion plus que d’une prédication55.

Figure 6 : Le Pèlerin, 15 février 1953.

Figure 7 : Le Pèlerin du xx^e siècle, 17 janvier 1965.

46Dans les années 1960, Le Pèlerin, devenu Le Pèlerin du xx^e siècle, véhicule une nouvelle représentation du rapport à la société. C’est moins le monde qu’il faut convertir que le catholique qu’il faut faire progresser à travers la manière dont il peut être jugé aux yeux du monde. Ce sont les préjugés des catholiques qui sont questionnés et désignés comme des causes potentielles de leur faible rayonnement apostolique. Par ce mouvement du discours, on mesure l’influence des débats conciliaires : l’Église ne doit pas seulement apporter la vérité au monde profane, elle doit en recevoir des vérités sur elle-même.

47En 1965, il est assez net que la figure du pauvre à évangéliser n’est plus autant l’ouvrier que dans les années 1950, mais devient le migrant rejeté ou soupçonné en raison de son origine. Dans Le Pèlerin, le reportage met en scène l’enquête et justifie une conclusion qui demeure prédicante, c’est-à-dire qui donne une orientation précise à la conversion que les lecteurs catholiques doivent approfondir.

Nous ne pratiquons pas la politique “d’apartheid” de l’Union sud-africaine. Mais je pourrais vous citer cent histoires vraies montrant que ce que nous appelons de la méfiance ou de la réserve n’est autre que du racisme56.

48L’auteur de conclure son article par un appel à une attitude évangélique : « J’étais sans foyer et vous m’avez accueilli57. » Un autre numéro du Pèlerin sensibilise à la condition des noirs qui vivent parmi les blancs à partir d’un portrait d’un ouvrier d’origine soudanaise baptisé par le père Jules Monchanin58. Quel rôle les catholiques ou les lecteurs peuvent-ils jouer dans la perpétuation des injustices qui structurent la société ? C’est la réflexion à laquelle les journalistes invitent leurs lecteurs.

49Ce qui est marquant, c’est le renversement du régime d’historicité qui angle les articles. L’avenir – et non plus le passé – est désormais le temps de référence par rapport auquel le présent doit être déterminé. Les pages « Le monde en marche » consacrées à l’actualité des sciences et techniques précèdent parfois les pages « Chrétiens du xx^e siècle ». La nécessité d’évoluer pour s’ajuster aux changements est régulièrement rappelée dans les articles.

En 1985, les enfants qui viennent au monde cette année auront vingt ans. Ils commenceront leur vie d’adultes, d’hommes et de femmes responsables, intégrés dans une civilisation qui aura beaucoup plus évolué en ces vingt ans que ne l’ont fait les sociétés depuis l’âge de la pierre ; conséquence de l’accélération de l’histoire, due au développement technique qui révolutionne notre monde, bouleverse les valeurs traditionnelles qui, pendant des siècles, ont inspiré la manière de vivre des hommes59.

50Le journaliste conclut son article en écrivant qu’il « ne faut pas renoncer aux valeurs traditionnelles mais les adapter » afin que l’homme ne soit pas submergé par « un monde matérialiste ». Quelles sont ces valeurs : « le respect de la vie, le souci du beau, de la qualité, l’exaltation de la dignité de l’homme et de la femme, l’exaltation de la solidarité entre tous, la spiritualité60. »

51Dans les pages « Strictement réservé aux parents », lorsque des lecteurs demandent s’il faut être « de notre temps », la réponse qui leur est faite par Thérèse Henri est claire : « Soyez de votre temps et du temps d’aujourd’hui61. » L’éducation doit reposer sur la confiance car c’est en devenant pleinement de leur époque que les jeunes chrétiens pourront mieux y être une présence évangélique : « Les plantes de serre sont toujours assez fragiles, n’est-ce pas ? Celles qui poussent en pleine terre, en plein vent sont plus robustes62. »

52La réforme des scouts de France est accueillie avec enthousiasme : « Les scouts ont choisi l’avenir63. » Le commentaire des novations dans l’uniforme justifie le besoin d’un ajustement à la culture nouvelle :

Pourquoi une chemise rouge ? Où est la culotte courte d’antan ? Une chemise rouge, parce que cette couleur est aujourd’hui très à la mode chez les jeunes. Il n’est pour s’en convaincre que de voir l’été ces milliers d’adolescents en polo ou en chandail écarlate. C’est une couleur violente qui plaît. C’est ainsi. Un pantalon long, parce que toujours à l’heure actuelle, il est devenu inconcevable qu’un jeune porte la culotte courte très tard64.

53Si le changement divise les catholiques entre ceux qui veulent le hâter ou le freiner, le père Roger Guichardan prêche la fidélité au pape et à sa conception du changement65. La nouvelle forme de la messe est défendue comme un retour aux origines et une nécessaire adaptation « à la sensibilité et au besoin de l’homme du xx^e siècle66 ». Le courrier des lecteurs, plus volumineux, donne à voir les opinions des catholiques confrontés aux défis de l’époque et crée une relation horizontale entre eux. L’ouverture et l’accueil aux nouveautés qui dérangent sont interprétés comme une mise à l’épreuve de l’authenticité de la foi.

Figure 8 : Le Pèlerin du xx^e siècle, 3 janvier 1965.

Jésus est venu rassembler tous les hommes. Si je ferme les portes pour que mon groupe reste très pur, très sûr et très comme il faut, nous serons entre nous. Mais peut-être que Jésus n’y sera pas

54écrit le P. André Sève67.

55Il est indispensable de « s’approcher de ceux qui ne mènent pas une vie conforme à l’Évangile68 ». « Vivre en chrétien ne nous met pas à l’abri, à moins de nous enfermer dans notre dignité comme dans une tour d’ivoire. Et le devoir d’évangéliser ? ». Dans les pages « L’avenir de la foi », les évêques donnent une autorité à cette posture d’accompagnement de la société et d’adaptation nécessaire69.

La « climatisation » d’une opinion publique dans l’Église

56Ce désir d’assouplissement des cadres pour mieux accompagner les transformations de la société travaille l’identité des titres de la Bonne Presse. Jean Gélamur est convaincu d’être le contemporain d’une transformation d’une « société de croyance à une société d’opinion », où l’autorité de ceux qui savent laisse la place à l’autorité de ceux qui s’accordent. Ce nouveau modus vivendi impose à l’Église de changer70. Roger Lavialle est en faveur d’une déconfessionnalisation des titres de La Croix et Le Pèlerin pour signifier la sortie d’un temps de combat et « d’exclusion71 ». Au printemps 1968, la transformation de La Croix se poursuit avec la création d’un courrier des lecteurs (19 mars 1968) et l’ouverture à des plumes extérieures72. Malgré les critiques du cardinal Villot, la rédaction refuse de cadrer l’expression de ses opinions en donnant un avis sur les questions soulevées73.

57Après mai-juin 1968, la demande de prise de parole devient structurante. Le soupçon est jeté sur les régimes de vérité sur lesquels reposaient les grandes institutions structurant la société : la famille, l’Église, l’État gaulliste, voire le parti communiste. Cette perte d’autorité des grands systèmes symboliques et institutionnels se traduit par un flottement sur l’identification de ce qui peut être considéré comme vrai. En juin 1969, la Bonne Presse devient Bayard Presse, la croisade n’est plus à l’ordre du jour, c’est la recherche des « Signes des temps » et le dialogue, les fronts communs entre croyants et incroyants pour la justice, qui doivent témoigner de l’Évangile. Malgré des attentes en ce sens, Bayard préserve ses titres de la politisation74. La Croix est désormais placée sous le signe « de l’ouverture, du pluralisme et de la communication75 ». Comme l’a écrit Étienne Fouilloux : « Qu’est-ce, en effet, que le pluralisme, sinon l’aveu implicite du brouillard qui noie une vérité aux contours naguère si précis76 ? » Dans les années 1970, les assomptionnistes de Bayard font l’expérience de ce brouillard redoublé par un contexte interne de remise en question de la vie religieuse77. Ils s’interrogent sur leur place et la manière dont ils peuvent ou doivent contribuer à la définition des finalités du groupe.

Quand je suis entré à BP il y a 17 ans, on ne parlait pas des finalités ; elles étaient incluses dans quelques grandes personnalités très fortes : Merklen, Gabel, Wenger a été le dernier de ces hommes, avec Guichardan. On avait ainsi une ligne à laquelle on se tenait. Cette époque est finie. D’ailleurs les religieux à la base souffraient et il est bon que cette période soit finie. Puis il y a eu le tournant du concile. Et aujourd’hui, on cherche tous nos finalités. Alors, nous cherchons à reprendre une forme de pouvoir : est-ce que nous avons encore un dogme à défendre ?

58écrit le P. Gallay78.

59Pour sortir de ce flottement et tracer une feuille de route au nouveau groupe Bayard, alors que la question des « chartes de l’entreprise » est discutée au sein du Centre français du patronat chrétien, il est décidé d’élaborer une charte des finalités de Bayard Presse. Le 27 juin 1970 se réunissent à Grégy-sur-Yerre les dirigeants de Bayard Presse : Jean Gélamur, Roger Lavialle, Claude Bourçois, les pères Paul Charpentier, Emmanuel Brajon, Jean Potin, Hervé Stéphan, Charles Ehlinger. Un texte en sort qui sera approuvé par le conseil assomptionniste de France le 8 décembre 197079.

La Société assure une mission spécifique. Elle cherche à promouvoir, dans le dialogue de la société, une présence chrétienne cohérente et continue, aussi large que possible, en accord avec la pensée de l’Église. À ce titre elle veut être un relais des besoins spirituels et culturels des hommes80.

60Un des enjeux est de maîtriser le développement afin qu’il reste conforme au projet initial de l’Assomption. Les principes de non-opposition, la non-contradiction avec les finalités, et « donc un souci du respect et de la promotion de l’homme » tracent le cadre de la vocation minimale pour travailler dans le groupe81. Deux écueils parallèles quant à la ligne religieuse sont aussi repérés : la dérive religieuse, la dérive séculière82. Quant à l’Assomption, elle est l’actionnaire exclusif nécessaire et « le lieu de la conscience même de cette finalité et de sa promotion », sans exclusion des laïcs83. Cette charte sera intégrée aux statuts de l’entreprise en 1985. Cet effort de mise à l’écrit des finalités va se poursuivre au sein des différents titres afin que chaque équipe puisse se référer à ce qu’Yves Beccaria qualifie de « bien sacré », de « conscience commune dans la maison84 ».

61En 1971, l’instruction pastorale Communion et Progrès pose les bases d’une théologie des médias dont le rôle est de faciliter la communion entre les hommes par la communication85. Pour Roger Lavialle, le journaliste n’a plus à transmettre un magistère, il est le médiateur entre l’événement et le lecteur, le ferment de la conscience humaine86. Pour Jean Gélamur : « Je ne défendais pas le journal comme un porteur de doctrine mais comme un relais dans l’expression et la circulation des idées, un point de cristallisation et de réflexion87. » Il invite à passer d’un « journalisme prophétique » à un journalisme « relationnel88 ». Cette évolution s’inscrit dans un moment plus global où « l’utopie de la communication » se diffuse. Les médias sont érigés par leur fonctionnalité même en acteur incontournable du progrès.

62Au sein de Bayard, la reconnaissance du charisme fondateur se dépersonnalise et, après être passé des assomptionnistes aux militants d’Action catholique, elle semble désormais se porter vers le groupe lui-même. Cette dépersonnalisation de l’autorité a plusieurs corollaires. Tout d’abord, les assomptionnistes se posent des questions sur la réalité de leur mission89. Ensuite, le parachèvement de la professionnalisation des rôles que l’on peut mesurer par exemple à la direction de La Croix avec Noël Copin, certes militant de la JEC mais passé par Antenne 2, ou Bruno Frappat qui vient du Monde en 1995. Enfin par une formalisation, voire une codification progressive du charisme dans la mesure où il devient la qualité d’une entreprise.

63Cette première formalisation se fait dans l’identification d’un style et des objectifs qui le justifient90. Ceux-ci sont l’éducation populaire, la progression humaine des lecteurs, le développement de la bienveillance et du respect, rendre heureux en favorisant l’équilibre de vie. Ces finalités s’articulent avec l’identité catholique dans la mesure où elles préparent l’évangélisation et donnent à voir l’Église comme une partenaire du progrès humain. Les choix éditoriaux et le style sont le moyen et la manifestation de cette finalité qui réunit les titres confessants comme ceux qui ne le sont pas. Le style doit être distant et dépassionné, bienveillant, et l’information traitée de manière positive avec attention pour toutes les dynamiques de progrès qui sont à l’œuvre dans le monde.

Le Pèlerin doit se reconnaître à un ton général : […] de respect, de chaleur, de compréhension, d’amitié. […] Enfin, aux mots de tolérance, de sérénité, de calme, de conciliation […] il faut en ajouter un : l’optimisme […]. L’optimisme est une attitude de réalisme, le réalisme de celui qui a une grande espérance à partager, qui sait que l’homme, quand il devient totalement ce qu’il est, vaut plus que l’homme et mérite la confiance91.

64En 2021, la création d’une Direction responsabilité sociale de l’entreprise contribue à ancrer la démarche éthique dans une rationalité et des formes entrepreneuriales, et à en étendre le périmètre jusqu’aux enjeux matériels de la production de la presse.

65Dans cette période marquée par l’institutionnalisation de l’« esprit Bayard », comment le rapport à l’Église se trouve-t-il reconfiguré ? La charte de Grégy identifie l’Église au « peuple de Dieu » par opposition à la « hiérarchie ». Le déplacement se traduit par l’ouverture d’un espace d’expression catholique distancié à l’égard du magistère. La Croix se fait largement le relais des réceptions critiques d’Humanae Vitae en 1968, des avis contestataires de Jean-Paul II lors du cinquième anniversaire de son élection en 198392, ou des déceptions liées à la sanction qui frappe Mgr Jacques Gaillot en 1995. Le pluralisme des opinions est clairement assumé et valorisé. Il ne s’agit plus d’opinions à régler de manière hiérarchique mais au contraire d’opinions à faire émerger, à manifester, comme expressions d’une expérience du peuple de Dieu. Ainsi, le père Paul Charpentier constate un déplacement dans l’identification de la foi de référence :

Dans le domaine proprement religieux, une certaine orthodoxie est indispensable, non pas par rapport à des paroles de Rome, mais par rapport à un consensus de la foi sur lequel il ne faut pas qu’il y ait de déviance93.

66L’idée sous-jacente à cette formule, c’est la valeur de l’expérience commune des catholiques comme source de définition de ce qu’est l’orthodoxie réelle, par rapport à une orthodoxie prescrite qui pourrait être en décalage avec le Peuple de Dieu et dont la stricte application pourrait représenter une paradoxale « déviance », c’est-à-dire choquer les consciences.

67Cet attachement au respect des consciences contribue à la sortie de la représentation hiérarchique de l’Église et à un alignement sur la conception de la cité délibérative. Claude Bourçois reconnaît que Bayard Presse est un acteur essentiel de la construction de l’opinion publique dans l’Église.

Bayard Presse contribue certainement à faire évoluer l’opinion publique dans l’Église et même sur l’Église. Et d’abord, ce qui est le plus important, elle contribue à la faire exister dans l’Église et à l’exprimer. Cela ne se fait pas par prises de positions et conflits, mais plutôt par une sorte de climatisation94.

68L’idée est que le groupe favorise la circulation des idées entre le peuple de Dieu et les autorités et que celle-ci va désormais dans les deux sens, repose sur une interconnaissance ordinaire grâce à l’information et à son libre commentaire entre catholiques95.

69Au début du xxi^e siècle, dans le cadre des scandales qui résultent de la révélation de l’importance des abus sexuels dans l’Église et du silence qui les a invisibilisés, l’expression de cette opinion publique a pris une importance considérable. En août 2018, le pape François s’est adressé au « peuple de Dieu » pour lui demander son aide dans la lutte contre le cléricalisme.

L’ampleur et la gravité des faits exigent que nous réagissions de manière globale et communautaire. […] Il est impossible d’imaginer une conversion de l’agir ecclésial sans la participation active de toutes les composantes du peuple de Dieu96.

70Au début de l’année 2019, les révélations d’abus sexuels portant sur le contexte français, et particulièrement la conjonction entre le procès Barbarin, le film Grâce à Dieu de François Ozon ou le documentaire sur les religieuses abusées ont provoqué une vague d’indignation97. La parole des victimes a renversé l’invisibilisation et jeté le soupçon sur l’attitude de ceux qui savaient. La Croix et Le Pèlerin ont pris l’initiative de « Réparons l’Église » afin de susciter et de collecter la prise de parole des catholiques. Un formulaire de onze questions est mis en ligne entre fin mars et mi-juin 2019, et environ cinq mille réponses sont reçues : individuelles ou collectives.

71Les réponses portent sur les abus d’autorité de la part des prêtres, la nécessité d’un retour à la dynamique de Vatican II, la critique d’une posture moralisatrice sur les questions sexuelles, la fraternité et la place du pauvre dans les communautés, le questionnement du sacerdoce par le mariage ou l’accès au diaconat de femmes… Mais les interventions contestent aussi à la fois le cadrage de la démarche « Réparons l’Église » et le rôle des médias.

72Paru en volume en 2020, ces interventions mises en scène et construites comme un discours par le père Dominique Greiner permettent de mesurer l’effectivité de l’apprentissage de la prise de parole dans l’Église98. La Croix et Le Pèlerin apparaissent comme des acteurs du développement de la compétence participative que le pape François cherche à institutionnaliser par les consultations synodales qu’il a mises à l’agenda. La presse permet ici de construire la réalité sociale d’une Église qui ne se confond plus avec sa hiérarchie, à la fois dans l’ordre des représentations publiques, mais également dans l’ordre de la compétence, les baptisés contribuant réellement à penser ce que doit être l’Église.

* * *

73L’histoire de la Bonne Presse s’ouvre par la dénonciation du caractère apocalyptique de l’effondrement qui menace la société : tous les désordres en chaîne que la rupture avec la religion risque d’entraîner. Elle s’achève par la dénonciation du caractère systémique de l’invisibilisation des abus sexuels dans l’Église. Si, au début, c’est la vérité dont l’Église catholique est la légataire et médiatrice qui jette un jour sombre sur la société, aujourd’hui, c’est la vérité apportée par une commission de spécialistes extérieurs à l’Église et des prises de parole de « victimes », toujours catholiques ou distanciées, qui mettent en lumière l’appareil ecclésiastique et dévoilent ses dysfonctionnements restés dans l’ombre. Mais ce retournement apparent se fait autour d’un même pivot, une Bonne Bresse devenue Bayard Presse, en réinterprétant les conditions de la fidélité à son charisme fondateur.

74Cette réinterprétation se déploie dans plusieurs évolutions dont les chronologies ne coïncident pas nécessairement. Il y a tout d’abord une déclergification des rôles, de la figure des religieux aux militants d’action catholique, puis aux professionnels de la presse. Il y a ensuite une construction du public, d’un peuple d’âmes à guider vers le Salut contre les influences de la mauvaise presse, à un public d’individus dont il faut éclairer les consciences en transmettant des ressources d’accomplissement de son humanité. La presse est au début une conquête faite à l’ennemi pour palier le démantèlement du réseau catholique sur la société ; elle devient ensuite un porte-voix de la contribution des catholiques à la société et des laïcs à la construction de l’Église ; enfin un média au service de l’assomption de l’humanité par le partage de l’information positive et de la parole.

75Les « mutations communicationnelles » à l’œuvre dans l’histoire de la Bonne Presse et de Bayard offrent un aperçu stimulant pour penser tout autant la trajectoire du catholicisme que de la société française ces cent-cinquante dernières années99. La Bonne Presse, tout en s’opposant à la République naissante, a contribué à l’acceptation du cadre qu’elle représente pour l’expression politique des catholiques. L’outil même de la presse, exorcisé au début de cette histoire, s’est progressivement acclimaté dans le catholicisme jusqu’à devenir un indispensable outil de son existence et de sa régulation. Ce sera ultimement la conception même du sujet porté par l’élan démocratique qui sera bénie, devenant un nouveau cadre de compréhension de la condition de baptisé. L’opinion publique auparavant pensée comme un moyen d’encadrer les catholiques et de peser sur l’ordre politique, est devenue une réalité au sein même de l’Église.