Une reconfiguration du catholicisme à la culture de masse

7La création de Pèlerin en 1873 puis de La Croix en 1883 s’inscrivent dans un contexte d’accélération du changement social défavorable à l’Église, que ce soit sur un plan international ou national. En quelques années se succèdent la prise de Rome, l’effondrement du Second Empire sous les coups de la Prusse, la Commune de Paris et sa répression violente, la renonciation du comte de Chambord puis la fin de la République d’Ordre moral, enfin l’arrivée des anticléricaux au pouvoir. Ce sont les contreforts politiques de l’influence temporelle du catholicisme qui se trouvent abattus. Au sein des élites catholiques, ces bouleversements de l’agencement des autorités religieuses et politiques paraissent d’autant plus inquiétants qu’ils trouvent leur pendant dans la culture populaire qui se sécularise. La Vierge, qui multiplie les apparitions de la Salette à Lourdes, donne à la période une ombre apocalyptique14.

8Depuis les années 1840, l’essor de la presse est porté par les progrès constants de l’imprimerie. La reproduction des images suit le même essor, ce qui favorise l’émergence d’une culture nouvelle. Le Petit Journal, lancé en 1863 par Moïse Polydore Millaud, est sans doute la réalisation la plus emblématique du changement à l’œuvre15. Délaissant l’actualité politique, le quotidien fait de l’évolution des mœurs la matière même d’un nouveau spectacle où le peuple s’observe lui-même et devient à la fois sujet et objet de l’histoire. Les faits divers, les feuilletons judiciaires, les chroniques scientifiques rendent spectaculaire la vie quotidienne et donnent le sentiment d’une histoire qui, désormais construite par la titraille des quotidiens, s’accélère et se densifie à la fois. Le lecteur est embarqué par l’émotion et transporté dans cette temporalité journalistique où l’enthousiasme et la crainte alternent et laissent toujours en suspens dans l’attente de nouvelles complémentaires. Le Petit Journal est vite imité et les titres se multiplient : Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal, Le Petit Marseillais16… Le dessinateur Félix Vallotton observe que la France est entrée dans « l’âge du papier », les grandes pages des quotidiens envahissent la vie quotidienne17. L’essor de l’industrie et du capitalisme de presse vient directement concurrencer l’Église, qui jusqu’alors restait un pivot de la culture populaire.

9Alain Corbin a montré, dans ses travaux sur la culture sonore aux xviii^e et xix^e siècles, à quel point le catholicisme organisait une « culture sensible » constituante du lien social et des identités collectives18. Au-delà des seules cloches qu’il a étudiées, c’est toute la structuration du temps (ritualisation du passage du temps personnel et collectif) et la culture matérielle déployée par le catholicisme (clochers, crucifix, mœurs) qui constituent un réseau de communication social et symbolique : social parce qu’il met les hommes en relation, leur prête une identité qui les conduit à agir ensemble ; symbolique parce que tout en transmettant des significations, cloches, croix et liturgies mettent en relation avec un univers invisible qui polarise et structure l’ordre social existant. On comprend pourquoi la maîtrise des cloches, comme la place des croix de rogations sur les chemins ou des crucifix dans les écoles, sont des sujets de rivalité entre autorités civiles et religieuses depuis la Révolution française19. Il s’agit des antennes relais d’un espace public catholique, véhiculant des conceptions du vrai et du faux, du bien et du mal, et dont le périmètre est menacé par l’extension de l’espace public démocratique et la culture de masse charriant d’autres valeurs.

10En créant les Augustins de l’Assomption en 1845, le père Emmanuel d’Alzon ambitionne de former une élite religieuse adaptée à cette adversité nouvelle qu’est l’accélération du changement social qui résulte de la « Révolution » : « Dieu est chassé des sociétés modernes, des États, de la famille, des mœurs, voilà ce qui se constate tous les jours manifestement20. » Marqués par une foi aux accents ultramontains et apocalyptiques, les assomptionnistes veulent restaurer le règne du Christ sur la société. La nouvelle congrégation est approuvée en 1864 par Pie IX, l’année même où il publie le Syllabus errorum, condamnant les erreurs du monde moderne. Si l’école et l’éducation sont, pour Emmanuel d’Alzon, les principaux moyens de la reconquête, ses disciples, les pères Vincent de Paul Bailly et François Picard, vont engager le combat en s’appropriant la presse populaire et les nouvelles techniques d’impression et de diffusion des images. La fondation de la Maison de la Bonne Presse répond à cette stratégie. Il s’agit de reconstituer, par les moyens offerts par l’industrie de la presse, le réseau symbolique qui maintenait la population sous le regard de Dieu par la médiation du clergé. Les techniques sensationnalistes du Petit Journal vont désormais servir à montrer les manifestations de la Providence divine dans l’actualité.

11Le contexte des années 1870 est marqué par l’émergence politique des foules urbaines, qui, au motif de la grève ou de la Commune, donnent à voir une nouvelle manière de faire peuple pour obtenir des droits21. Comme l’a suggéré Philippe Boutry, à partir de 1873, Le Pèlerin est l’instrument de mobilisation d’une autre manière de faire peuple : le pèlerinage22. Transportés en train d’un bout à l’autre du pays derrière le clergé et les députés monarchistes, les pèlerins déploient dans la rue une autre conception de l’ordre social. Aux barricades urbaines, ils opposent le sanctuaire rural. Sous la plume d’Emmanuel d’Alzon, les pèlerinages agrègent de manière vertueuse et pacifique les hommes en un collectif agissant :

Les pèlerinages ne sont après tout que d’immenses processions, plus prolongées et plus efficaces, parce qu’elles sont plus pénibles. L’Église, par les pieux voyages de ses fils, reprend possession du sol public et du grand air. Nous nous affirmons en plein jour. Des chrétiens qui s’affirment sont bien près d’être des chrétiens triomphants23.

12À la suite de la loi du 28 mars 1882, les crucifix sont retirés des écoles24. L’Univers, journal catholique, raconte que « dans l’école laïque, le crucifix et l’image de la Sainte Vierge ont été enlevés, les pieuses sentences, les préceptes de la morale chrétienne inscrits sur les murs ont été effacés. Le maître a commencé sa classe sans invoquer le nom de Dieu que les païens eux-mêmes priaient, et si quelque écolier a fait, par habitude, le signe de la croix, il a été repris aussitôt, et peut-être puni comme d’une faute25 ». En raison de la puissance performative reconnue à l’image du Christ, le décrochage des crucifix n’est pas qu’une transformation du décor, il est interprété comme la désactivation d’une aura médiatrice et protectrice qui noue les catholiques entre eux et avec Dieu. C’est dans ce contexte de démantèlement de l’espace public religieux que les assomptionnistes créent La Croix, dont le titre et l’image redéployent le crucifix par de nouveaux moyens pour maintenir l’aura divine sur la société. Cette création est tout autant contre-révolutionnaire dans ses intentions que révolutionnaire par son procédé.

13L’installation de la République est certes conflictuelle avec le clergé, mais les nouvelles législations offrent aussi beaucoup d’opportunités pour le redéploiement religieux26. La création du Pèlerin et de La Croix dévoile toute la profondeur des enjeux qui sont engagés dans l’entreprise des assomptionnistes. Bien au-delà de la seule expression d’une résistance catholique, ces derniers cherchent à perpétuer et à étendre le réseau catholique grâce aux moyens de la culture de masse. Le concept de reliance élaboré par le sociologue des médias Roger Clausse semble opportun pour désigner l’ambition assomptionniste de maintien d’un univers religieux intégrateur, contrant la sécularisation par la presse27. C’est cette ambition de reproduction de la dimension totalisante de l’expérience religieuse qui explique la démultiplication des techniques mobilisées par la Bonne Presse. Le rapport central aux images, initié dans Le Pèlerin puis développé par le Grand Catéchisme en images, les albums illustrés, jusqu’au Fascinateur et aux films, en donne un exemple. Pour le père Vincent de Paul Bailly, « l’image complète, illumine, attire. Elle parle un langage que les descriptions ne rendent pas28 ». Le rapport aux âges de la vie déploie autrement la même ambition. Le Noël est créé en 1895, Bayard en 1936, Pomme d’Api en 1966, Notre Temps en 1968. Le déploiement de l’offre des titres prend une dimension internationale à partir du lancement de Little Red Apple à la fin des années 1960.

14Tout au long de son histoire, l’offre de la Bonne Presse puis de Bayard promeut une reliance spécifique, un rapport au monde et une transformation des relations dans lesquelles sont engagées ses lecteurs. Les jeunes lectrices de L’Écho du Noël sont invitées à se coaliser au service des paroisses, les parents à accompagner la lecture de Pomme d’Api, les catholiques à faire entendre leur voix sur les abus sexuels dans Le Pèlerin et La Croix. La transformation de la Maison de la Bonne Presse en groupe Bayard Presse en 1969 déplace les enjeux de cette fondation d’un ordre relationnel. Manifestation d’une sécularisation interne du catholicisme décrite par François-André Isambert29, l’évolution du groupe restreint la dimension confessante du discours de ses périodiques pour embrasser plus largement l’utopie communicationnelle d’une humanité réconciliée autour de l’échange de la parole30. La presse catholique ne doit plus nécessairement être élaborée par des catholiques, diffuser un message catholique ou conforter les catholiques, elle doit servir la promotion de l’homme. Cette nouvelle stratégie reposant sur un échange horizontal des opinions et des expériences, au-delà des frontières religieuses, nationales ou sociales, finit par reconfigurer le rapport des catholiques à leur Église. Dans le cadre des scandales sur les abus sexuels perpétrés par le clergé catholique, c’est désormais une vérité portée par cette parole mise en circulation qui conduit les autorités ecclésiales à se réformer.

15Renouvelée par les problématiques de l’histoire sociale et culturelle31, l’histoire de la presse questionne désormais la genèse et l’évolution des identités collectives32. Il s’agit de saisir les mutations anthropologiques complexes nées de l’essor de la presse et la « civilisation du journal33 » qui en résulte34. Comme le résume Dominique Kalifa :

Par les caractères de sa production, l’ampleur de sa diffusion et les rythmes nouveaux qu’il impose au cours ordinaire des choses, l’essor du journal (et la lecture périodique en général) tend à modifier profondément l’ensemble des activités (sociales, économiques, politiques, culturelles, etc.), des appréciations et des représentations du monde, projetées toutes ensembles dans une culture, voire dans une « civilisation » de la périodicité et du flux médiatique35.

16Si le terme de civilisation renvoie aux analyses de Georges Weill et Lucien Febvre, une référence à Norbert Elias peut aussi s’avérer pertinente36. Car c’est bien un processus global de civilisation, transformant les mœurs, les institutions, les rôles d’autorité et les subjectivations qu’entraîne l’extension continue de la configuration médiatique. Cet agenda de recherche suppose une double attention selon Kalifa : à la fois observer comment les différents groupes sociaux se sont saisis de la presse et ont infléchi ses techniques et ses genres ; et comment ces groupes ont été transformés par la presse, que ce soit leurs relations au reste de la société, aux institutions politiques ou même à leur propre identité. Ce questionnement semble particulièrement fécond pour penser l’histoire de la Bonne Presse et de Bayard. L’œuvre des assomptionnistes fut construite pour redéployer par de nouveaux moyens le réseau symbolique qui, à travers une culture matérielle, des représentations sociales et des ritualités collectives, construisait la dépendance des populations à l’égard de Dieu. Dans quelle mesure la croisade de la Bonne Presse a-t-elle contribué, voire infléchi la « civilisation du journal », et à l’inverse, comment le catholicisme et les catholiques ont-ils été transformés par cette forme nouvelle de médiation ?

Une historiographie abondante mais partielle

17Cette question n’épuise pas la manière dont le passé de la Bonne Presse et de Bayard a été analysé par les chercheurs, mais elle peut permettre de relier des travaux relativement émiettés.

18Concernant les protagonistes, les recherches sont relativement nombreuses sur les figures fondatrices du dernier quart du xix^e siècle. En s’appuyant sur ses écrits, l’historienne Pauline Piettre a démêlé les positionnements politiques et les engagements qui ont poussé le père d’Alzon à lancer un bulletin de pèlerinage et à soutenir la création d’un journal37. Deux livres, parus respectivement en 1955 et 1957, ont été dédiés à la figure du père Vincent de Paul Bailly en tant qu’homme de presse38. Quelques années plus tard, Jean Lebrun s’est à nouveau penché sur sa figure lors du colloque de 198739.

19On dispose aussi de biographies consacrées aux dirigeants de La Croix. Hugues Beylard et Yves-Marie Hilaire se sont intéressés à Paul Féron-Vrau, successeur laïc du père Bailly à la tête de la maison40. Plus récemment, un ouvrage a scruté la vie et les écrits de Jean Guiraud, historien devenu journaliste, rédacteur en chef de La Croix de 1917 à 193941. La figure du père Émile Gabel, directeur de La Croix dans les années 1950, et acteur central de l’évolution du quotidien, a suscité l’intérêt d’un historien, Étienne Fouilloux, et d’un spécialiste des sciences de l’information et de la communication, David Douyère42.

20Les souvenirs de plusieurs personnalités impliquées dans la direction de l’entreprise entre 1955 et 1985 (Roger Lavialle, Jean Gélamur, Claude Bourçois, Paul Charpentier, Emmanuel Brajon) ont été collectés et analysés par Charles Ehlinger43. Cette polarisation sur les dirigeants contraste avec la rareté des études sur les prêtres-journalistes ou prêtres-éditeurs. Seuls Pierre l’Ermite, fidèle second du père Bailly, et le père Salvien, homme à tout faire à la rédaction de La Croix de 1896 à 1923, ont eu droit à des études spécifiques44.

21Concernant les titres, c’est principalement le journal La Croix qui a soulevé l’intérêt des chercheurs. Il faut citer, avec l’étude pionnière de Pierre Sorlin déjà mentionnée, les travaux d’Alain Fleury, qui s’est intéressé au positionnement de la rédaction face à l’ascension d’Hitler45. Ces deux recherches ont fourni le soubassement du colloque de 1987, qui visait notamment à assumer la face sombre du passé du quotidien46. Depuis les années 1970, de nombreux mémoires de maîtrise et de master ont analysé le positionnement de La Croix sur différents enjeux, de la Russie révolutionnaire à la guerre du Vietnam, en passant par l’Espagne républicaine, la crise autrichienne de 1938, le stalinisme, la naissance de la communauté européenne, etc. Un article de Marc Agostino s’est intéressé à la relation entre La Croix et l’Église catholique47. Une partie de l’historiographie dédiée à La Croix prête attention au développement de journaux locaux rattachés à La Croix nationale, communément appelés les Croix locales. Agnès Rochefort-Turquin a expliqué comment ces surgeons sont nés d’initiatives privées de lecteurs, en général des prêtres, à partir de la fin des années 1880. Ils furent rapidement intégrés par le père Bailly comme des suppléments afin de garantir l’assise locale du journal48. L’histoire de ces variantes est importante pour deux raisons. La première est liée au fait qu’elles ont permis à la Bonne Presse de renouveler les méthodes de diffusion de la presse en France au tournant du xx^e siècle. La seconde tient au fait que c’est La Croix de Limoges qui a accueilli dans ses locaux la rédaction de La Croix nationale pendant l’Occupation, rendant ainsi possible la continuité du journal49. Tous ces travaux permettent de voir à quel point La Croix a été importante pour le développement de l’entreprise, au moins jusqu’à la fin des années 1960. Cette décennie a en effet constitué un tournant, avec le développement de nouveaux départements consacrés à la presse jeunesse et à la presse senior, ce qui marque une évolution considérable dans les enjeux et les priorités de l’entreprise.

22Les recherches sur Le Pèlerin, titre pourtant fondateur, sont beaucoup plus embryonnaires. L’utilisation pionnière des illustrations y a été étudiée par Isabelle Saint-Martin, qui a analysé la conception, la réalisation et la diffusion exceptionnelle du Catéchisme en images du Pèlerin, produit entre 1884 et 1893, et réédité jusqu’à la seconde moitié du xx^e siècle en France et à l’étranger50. Guillaume Doizy, historien de la caricature, s’est intéressé au renouvellement du bulletin par l’image, opéré par le père Bailly dès 187751. Malgré un article d’Arnaud Join-Lambert sur la revue Prions en Église, comparée à son concurrent Magnificat52, la presse dévotionnelle d’après 1950 a suscité très peu de recherches. L’histoire de la presse senior est également très peu abordée, alors qu’elle occupe une place essentielle dans la stratégie de développement de l’entreprise au cours des années 1980 et 1990. Seul l’article de Serge Guérin s’intéresse au magazine Notre Temps en analysant le contenu éditorial du titre pendant ses trente premières années53.

23Au-delà de l’histoire interne des titres, et de leurs contenus, l’histoire des techniques (imprimerie, distribution) reste très largement à écrire54, alors même que l’un des fondateurs du groupe, Vincent de Paul Bailly, ancien télégraphiste, était passionné par les innovations technologiques, expérimentant par exemple les projections lumineuses dès 1895, l’année même de la naissance du cinéma.

24C’est dans le champ de la recherche sur l’édition et la presse jeunesse que les travaux sur Bayard Presse ont été les plus nombreux ces dernières années. Michèle Piquard a retracé l’évolution de la place de ce secteur au sein du groupe, des années 1960 au début des années 200055. De courtes études ont été consacrées à d’autres titres comme Le Noël, Bernadette et Pomme d’Api56. Cécile Boulaire a examiné, tant du point de vue du texte que des images, le poids des nouvelles ambitions pédagogiques post-mai 68 dans le lancement en 1971 du magazine Okapi, destiné aux 7-12 ans57. Enfin, Françoise Hache-Bissette a retracé un moment crucial de l’histoire récente du groupe : le rachat en 2004 de la maison d’édition jeunesse toulousaine Milan. Proposant des produits destinés aux mêmes tranches d’âge, et très similaires sur la forme, Milan se différenciait de Bayard du point de vue des soubassements idéologiques, puisqu’il avait été créé afin de proposer une alternative laïque à Bayard. Leur opposition s’est finalement révélée être une source de complémentarité, propulsant le groupe Bayard à la première place du marché de la presse jeunesse58. Cette hégémonie symbolique a suscité la publication d’un article collectif qui scrute cinq magazines jeunesse de Bayard et de Milan sous l’angle des représentations du masculin et du féminin59.

25Malgré ces renouvellements, il y a encore peu de travaux qui permettent d’appréhender Bayard en tant que groupe. Le constat établi par Lucien Guissard en 1999 restait valable quand ce projet a démarré : « L’histoire globale de Bayard Presse reste à écrire60. » Seul le livre de Jacqueline et Philippe Godfrin, publié en 1965, fournit une vision d’ensemble de la Bonne Presse, depuis son origine jusqu’à la fin des années 195061. Dans la première moitié de l’ouvrage, Jacqueline Godfrin s’attache à situer la Bonne Presse parmi la presse catholique, et surtout à dépeindre les connexions qui la relient à la hiérarchie et aux forces ecclésiastiques. Elle parcourt dans un deuxième temps le rôle joué par la congrégation dans l’organisation et le fonctionnement de la maison à partir des années 1920.

Analyser le groupe de presse : une nouvelle étape du questionnement

26Pour reprendre le vocabulaire de Michel de Certeau62, notre livre ne prétend pas se placer dans une position de surplomb par rapport aux opérations historiographiques qui viennent d’être mentionnées, mais à côté d’elles, pour tenter d’approcher le plus fidèlement possible un passé qui n’existe plus : « Nous ne savons pas mieux mais autrement63 » que nos devanciers. Nous disposons certes d’un accès à des documents inédits (par exemple les procès-verbaux des réunions du directoire et du conseil de surveillance, ou les archives orales), mais toute une partie de la mémoire vivante de l’entreprise ne nous est plus accessible. Nous écrivons dans une époque qui a ses propres spécificités qui nous déterminent et font que nos écrits sont eux-mêmes situés. Les chapitres ici rassemblés sont traversés par les problématiques du moment en sciences sociales, avec par exemple une attention portée aux questions de genre, de circulations transnationales, de subalternation. À l’évidence, ils ne se placent pas sur le même registre historiographique que l’auteur anonyme de cette notice rédigée au début du xx^e siècle : « La Maison de la Bonne Presse a été fondée sur des bases surnaturelles ; c’est sur ces bases qu’elle reste établie64. » Notre livre diffère aussi de celui publié en 1988, peu après les cent ans de La Croix, en cela qu’il met davantage l’accent sur les travailleuses et les travailleurs de l’ombre que sur les dirigeants, comme en témoigne le choix iconographique de la couverture qui met à l’honneur une ouvrière, qui assemble le journal Bayard, hebdomadaire en couleurs lancé en 1936 pour les garçons de moins de quinze ans. À une époque où Bayard s’appelait encore la Bonne Presse, le titre faisait référence au chevalier Bayard, mais aussi au nom de la rue du VIII^e arrondissement de Paris où étaient implantés les locaux.

27L’un de nos objectifs principaux, lié pour partie aux attentes des commanditaires, consiste à dépasser les monographies limitées dans le temps ou dédiées à un segment de l’entreprise, et à relier les approches disciplinaires et sous-disciplinaires, afin de proposer une vision d’ensemble d’une maison de presse catholique devenue un groupe éditorial transnational, rattaché à une congrégation religieuse également transnationale65.

28Le volume rassemble vingt textes ordonnés selon des critères à la fois chronologiques et thématiques. Les cent-cinquante ans de l’histoire de l’entreprise sont découpés en quatre parties qui correspondent à une période marquée par un fait prépondérant : les dynamiques et les turbulences de la fondation (années 1870-1940), la montée des laïcs dans l’entreprise (années 1940-1960), les défis de la modernisation (années 1960-1980), le temps des expérimentations (années 1980-2020). Chacune de ces parties est constituée de quatre chapitres, et est ouverte par des textes plus longs (appelés « traverses ») qui éclairent l’époque tout en ayant, de par leur profondeur analytique et leur ampleur chronologique, une portée plus générale.

29Les vingt contributions rassemblées peuvent être réparties, indépendamment de leurs ancrages temporels, en quatre grandes catégories non exclusives l’une de l’autre.

30Cinq chapitres éclairent des pans méconnus de l’histoire de Bayard. Anne Jusseaume tire du placard mémoriel les ouvrières et apprenties, ainsi que les religieuses de l’Assomption qui les encadraient, en racontant le concours décisif qu’elles ont apporté au fonctionnement de l’imprimerie de la Bonne Presse dès les origines. Olivier Chatelan fait quant à lui sortir de l’ombre les comités de lectrices et de lecteurs, institués pour diffuser, selon une logique militante, les publications de la rue Bayard. Il montre qu’ils participent pleinement à l’histoire de la presse de masse et à la construction de l’opinion catholique. Patricia Sorel éclaire les débuts difficiles du Centurion, éclipsés par les succès ultérieurs de cette marque éditoriale créée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour attirer de nouveaux lecteurs, sans perdre la clientèle déjà constituée. Jacques Palard offre quant à lui une enquête inédite sur le modèle organisationnel singulier adopté par Bayard depuis 1985, mettant en évidence les relations mimétiques entre l’entreprise et son actionnaire religieux, notamment du point de vue d’une conception collégiale du pouvoir. Enfin, Juliette Masquelier revient sur l’histoire oubliée des tentatives de Bayard pour s’insérer, sans succès, dans le secteur des magazines féminins à la fin du xx^e siècle.

31Six chapitres sont dédiés à des aspects déjà explorés de l’histoire de Bayard, mais en renouvellent l’approche grâce à l’utilisation de documents non encore exploités. En mobilisant les archives des assomptionnistes ainsi que celles du Saint-Siège, Christian Sorrel éclaire d’un jour nouveau la manière dont la Bonne Presse s’est adaptée à la condamnation par Rome de l’Action française en 1926. Ce sont ces mêmes sources qui permettent à Étienne Fouilloux de reprendre à nouveaux frais le dossier – qu’il avait travaillé quarante ans plus tôt – relatif à l’éviction du père Gabel de la rédaction en chef de La Croix en 1957. Avec l’aide d’Isabelle Plassais, Yves Pitette complète le récit des tribulations de la Maison de la Bonne Presse face à la Seconde Guerre mondiale, en analysant notamment l’ampleur du pillage des locaux parisiens, ainsi que les raisons et les modalités du maintien d’une activité réduite en zone libre. Béatrice Guillier enrichit notre connaissance du magazine pour fillettes, Bernadette, et au-delà des évolutions de la presse enfantine dans les années 1950 et 1960, en procédant non seulement à une analyse du contenu des numéros, mais aussi à un décryptage des notes internes et des courriers archivés. Le chapitre de Flore di Sciullo sur Notre Temps ainsi que celui de Maïté Eugène et Hélène Raux sur J’aime lire apportent du neuf en abordant ces titres qui ont déjà retenu l’attention des chercheurs selon un angle d’attaque original. L’entrée par la rubrique courrier des lecteurs leur permet d’éclairer les changements culturels et sociaux au sein de classes d’âge spécifiques (les seniors d’un côté, les enfants de l’autre) mais aussi de documenter la manière dont les rédactions construisent leur public tout en se faisant le porte-parole de certaines de leurs aspirations.

32Un troisième groupe peut être constitué par rapprochement de quatre chapitres qui innovent en appréhendant l’histoire de Bayard avec des questions ou des problématiques qui n’avaient pas encore été posées. C’est ainsi que Charles Mercier analyse le développement international de la Bonne Presse en utilisant une approche propre à l’histoire globale, qui cherche à expliquer le processus de mondialisation, et à documenter les circulations économiques et culturelles par-delà les frontières nationales. Delia Guijarro Arribas mobilise la sociologie des pratiques classificatoires pour appréhender la manière dont Bayard segmente ses lecteurs en fonction de l’âge, de la classe sociale, du genre ou de la religion afin de créer des titres qui les rejoignent dans leur diversité. De même, Isabelle Jonveaux analyse au prisme de ses travaux sociologiques sur l’économie monastique l’implication des assomptionnistes dans l’entreprise Bayard, et leurs arbitrages entre poursuite d’une finalité religieuse et recherche de rentabilité. David Douyère, qui avait précédemment travaillé sur l’élaboration théologique de la notion de communication chez le père Gabel, analyse dans ce volume, toujours dans la perspective des sciences de l’information et de la communication, la conception de l’information catholique développée par le directeur « démissionné » de La Croix.

33Un dernier groupe de cinq textes noue des perspectives ordinairement disjointes, et offre ce faisant des synthèses originales. Yann Raison du Cleuziou livre une grande fresque dans laquelle les mutations de la Bonne Presse puis de Bayard Presse éclairent la trajectoire du catholicisme dans la société française depuis cent-cinquante ans. Sylvain Milbach resitue la naissance du Pèlerin en 1873 dans une conjoncture politique et religieuse marquée par le regain de la culture prophétique et par des « accès de fièvre surnaturelle », mais aussi par l’espoir d’une grande reconquête catholique grâce à l’appropriation des outils de la culture de masse. Isabelle Saint-Martin replace le succès du Grand Catéchisme en images, le best-seller de la Bonne Presse, dans un dispositif plus large, très largement structuré par le père Vincent de Paul Bailly, qui fait de l’image sous toutes ses formes une « arme » destinée à « affermir la foi des croyants » et à « attirer les incrédules ». Cécile Boulaire connecte la mue des publications de la Bonne Presse adressées à la jeunesse à partir du milieu des années 1950, avec la trajectoire militante de ses protagonistes au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne, aux lendemains de la Libération. Enfin, Dominique Greiner analyse conjointement les contributions à la théologie de la communication de trois assomptionnistes ayant assumé des responsabilités à La Croix : Émile Gabel, Lucien Guissard et Bruno Chenu.

34Notre ouvrage s’efforce de tisser ensemble les fils d’une histoire dont les traces sont dispersées dans différents fonds d’archives et dans de multiples consciences. Nous savons néanmoins que ses mailles sont trop épaisses et trop irrégulières pour retenir l’ensemble des faits et des événements ayant jalonné l’épopée de la Bonne Presse puis de Bayard. Certaines facettes sont éclairées, d’autres sont ignorées. Ce livre n’est qu’un maillon dans une chaîne historiographique qui continuera.

Liste des sigles et des abréviations

35AAD - Archives des assomptionnistes à Denfert-Rochereau

AAR - Archives des assomptionnistes à Rome

ACJF - Association catholique de la jeunesse française

ANB - Archives Numériques Bayard

AOA - Archives des oblates de l’Assomption

BP - Bonne Presse

CDI - Centres diocésains d’information

CNER - Centre national de l’enseignement religieux

CRIP - Centre de recherche et d’information pédagogique

Nunz. Parigi - Archivio della Nunziatura di Parigi

JAC - Jeunesse agricole catholique

JACF - Jeunesse agricole catholique féminine

JEC - Jeunesse étudiante chrétienne

JECF - Jeunesse étudiante chrétienne féminine

JOC - Jeunesse ouvrière chrétienne

OA - Oblates de l’Assomption

UCIP - Union catholique internationale de la presse