Les corporations artisanales tunisiennes
p. 259-280
Texte intégral
Introduction
1Au centre de Tunis, on peut trouver plusieurs souks spécialisés vendant chacun un produit artisanal unique : tapis, chéchias, orfèvrerie, etc. Pendant plusieurs siècles, et aujourd’hui encore pour certains, chacun de ces souks accueillait une corporation. Les corporations constituaient le fondement d’une organisation économique qui englobait l’ensemble de l’industrie urbaine préindustrielle, soit principalement l’artisanat. Elles étaient omniprésentes. Ainsi, tous les métiers urbains – ou presque – étaient organisés en corporations. À elle seule, la ville de Tunis en comptait plus d’une centaine, dont la plus puissante et la plus prestigieuse était celle des chaouachia (shawashiyya).
2Les corporations formaient un véritable système de production. Les membres d’une corporation disposaient d’un monopole collectif sur un métier dans un territoire qui s’étendait habituellement sur une ville et ses environs. Sur ce territoire, toute personne qui souhaitait exercer un métier organisé par une corporation devait obligatoirement en être membre.
3Les corporations étaient organisées selon une structure hiérarchique tripartite rigide entre maîtres (ma‘alam), compagnons (qalfā) et apprentis (sāna‘). Seuls les maîtres avaient le droit de vendre et de produire pour leur propre compte le produit monopolisé par la corporation. Les compagnons et les apprentis n’y étaient pas autorisés, et ils devaient obligatoirement travailler pour un maître qui les rémunérait le plus souvent à la pièce. L’accès à la maîtrise était par ailleurs très strictement réglementé.
4Mais surtout, les corporations étaient la cheville ouvrière de toute la régulation économique artisanale, laquelle leur était entièrement déléguée. Cette régulation était définie et appliquée en grande partie par l’amīn, chef de la corporation, choisi parmi les plus éminents d’entre eux par les maîtres, et désigné à vie par agrément du bey. Relais entre d’un côté la corporation et, de l’autre, les autorités et les clients, il disposait d’un réel pouvoir judiciaire et prononçait à cet effet des sanctions, comme la destruction ou la confiscation de marchandises afin de réprimer les infractions aux coutumes. De ce fait, les principaux acteurs d’un métier en définissaient les règles et les faisaient appliquer dans un même but : se protéger de tout type de concurrence.
La régulation économique par les corporations tunisiennes
5La monopolisation collective est le premier pilier et l’essence de la régulation corporative : assurer à un groupe identifié de maîtres-artisans l’exclusivité de la manufacture ou de la commercialisation d’un produit. Cette monopolisation était également imposée aux compagnons et apprentis de la corporation, qui ne pouvaient produire pour leur propre compte. Chaque corporation avait son domaine réservé : la corporation des futajiya (tisserands de coton) ne pouvait fabriquer des étoffes en soie, monopole des hrayriya ; de même, les blāghjiya (fabricants de chaussures arabes) n’étaient pas autorisés à confectionner des chaussures turques, monopole des bshāmqiya. La maîtrise dans certains de ces métiers donnait par ailleurs souvent lieu à un monopole familial et héréditaire. Pour les fils de maîtres, nul apprentissage ni examen n’était requis, l’accès à la maîtrise était pour eux un droit acquis. Pour les autres, examens de toutes sortes, quotas, conditionnalités et frais d’entrée étaient prétextes pour rendre l’accès à la maîtrise aussi complexe que possible. De ce fait, dans les corporations artisanales les plus réputées, la maîtrise devenait un monopole de quelques familles. Dans certaines corporations, ce caractère dynastique a été porté à un point tel que les fils des maîtres devenaient eux-mêmes maîtres-artisans presque à la naissance.
6Le second pilier de la régulation économique corporative était de promouvoir la coopération et de limiter la concurrence au sein de la corporation. Les prix étaient sévèrement contrôlés par les oumana (sing. amīn). Des prix planchers étaient maintenus pour assurer des profits élevés à la confrérie et éviter d’éveiller l’esprit de concurrence entre maîtres-artisans, mais des prix plafonds étaient également mis en place dans le but d’éviter que des variations brusques ne ternissent la réputation de la corporation ou ne forcent une intervention du pouvoir politique dans ses affaires internes. Dans le but de maintenir le statu quo entre les maîtres, la corporation centralisait l’approvisionnement en intrants et leur répartition entre les maîtres de façon à figer les parts de marché de chacun, préservant de fait la domination des maîtres les plus influents. Suivant la même logique de gel des parts de chaque maître, la corporation leur assignait des chiffres de production qu’ils ne devaient pas dépasser, et répartissait les ouvriers entre les différents maîtres quand leur nombre était insuffisant. Les maîtres ne pouvaient fabriquer et vendre leurs produits que dans le souk réservé à la corporation, ce qui permettait à l’amīn de facilement contrôler les prix et les méthodes de production. Quand il fallait promouvoir un compagnon et en faire un maître, l’amīn décidait selon l’honorabilité du compagnon, interprétée comme son ouverture à la coopération, le profil idéal étant celui qui se satisfait de sa « juste » part de l’activité et des profits de la corporation et ne pousse pas « l’égoïsme et l’opportunisme » jusqu’à concurrencer les autres maîtres de la corporation.
7Le dernier pilier de la régulation économique corporative est la stricte adhésion à l’usage ancestral, qui se traduisait en pratique par le refus de toute innovation, que ce soit au niveau des intrants, des outils ou des méthodes de production. Les corporations veillaient ainsi au strict respect de la coutume qui était scrupuleusement encadré, généralement à travers des règlements techniques élaborés par les corporations elles-mêmes. Mais les procédés des cordonniers de Tunis au tournant du XXe siècle témoignent du retard qu’accusaient ces méthodes ancestrales : ils confectionnaient pour les besoins de leur industrie une colle composée entre autres d’une sorte de terre jaune et de rate de bœuf alors que, quelques rues plus loin, les cordonniers juifs, exemptés des règles corporatives, utilisaient de la colle moderne à base d’amidon. De même, le règlement technique de la corporation des hrayriya fixait très exactement les conditions de fabrication des étoffes en soie et les dimensions de chaque produit. Le safsāri et le burnūs susti devaient par exemple obligatoirement avoir une longueur de 10 dhrāa sur 3,5 de largeur ; la jebba devait faire 6 dhrāa sur 2,875, la fūta 3,5 sur 2,25, etc.
8À l’évidence, la monopolisation collective des métiers, la promotion de la coopération, la limitation de la concurrence interne, la stricte adhésion aux usages ancestraux et la régulation économique corporative formaient un ensemble de facteurs incompatibles avec un réel progrès économique, dont le sens profond était d’empêcher toute modification de la hiérarchie strictement établie entre producteurs, et d’en maintenir le statu quo. Ainsi, le public en général, mais également les compagnons et ouvriers, y compris les plus talentueux, ne pouvaient accéder à la maîtrise ni employer leur art que sous l’étroite supervision et au bénéfice d’un maître. Une hiérarchie presque aussi stricte était maintenue entre les maîtres. L’innovation et l’initiative individuelle représentaient de fait une menace à cette hiérarchie figée, et les règlements corporatifs permettaient de s’en prémunir. De la même manière, l’émergence de nouvelles idées était efficacement étouffée par le caractère de plus en plus dynastique des principales corporations.
Le déclin des corporations artisanales
9Avec cette régulation stricte et entièrement tournée vers le maintien du statu quo, les corporations ont longtemps été très stables, et auraient pu perdurer si le reste du monde était resté tout aussi figé. Mais alors qu’en Tunisie, le mode de production corporatif ne connaissait aucune contestation, des changements profonds étaient en cours de l’autre côté de la Méditerranée. Dès la fin du XVIIIe siècle, les corporations sont progressivement abolies en Europe occidentale, qui s’industrialise ensuite rapidement au cours du XIXe siècle. En conséquence, la situation des corporations tunisiennes se détériore brusquement : elles font face, durant la seconde moitié du XIXe siècle, à une concurrence inédite.
10Pendant les années 1870, des produits industriels fabriqués en série dans les usines européennes et imitant les articles artisanaux tunisiens affluaient massivement sur les marchés de l’empire ottoman, qui constituaient les principaux débouchés à l’export des corporations tunisiennes. Le marché interne tunisien faisait face au même afflux de marchandises industrielles européennes. Par ailleurs, des Européens et leurs représentants locaux établissaient des manufactures en Tunisie en dehors des règles corporatives grâce aux protections consulaires qui leur étaient accordées. Ces nouveaux produits industriels concurrençaient ainsi frontalement les corporations tunisiennes sur leurs marchés traditionnels. S’il n’était pas rare que la qualité des produits industriels soit inférieure à celle des productions artisanales, les procédés nouveaux permettaient de produire à des prix que les corporations ne pouvaient pratiquer, soit jusqu’à 90 % moins cher. Il était impossible de concurrencer les produits industriels européens avec des techniques n’ayant pas évolué depuis des siècles, et des institutions dont la principale vocation était d’empêcher tout changement. Au-delà du retard technologique et technique, les règles corporatives empêchaient l’artisan d’une corporation d’exercer plus d’un art, et donc de développer des procédés intégrés. La production de tout objet nécessitait une chaîne logistique interminable, chaque corporation y apportant son ajout selon ses propres règles et procédés surannés.
11Le déclin des corporations fut tel que les oumana commencèrent à perdre leur autorité sur leurs membres, parvenant de moins en moins à faire respecter les usages coutumiers. Les maîtres-artisans se sont alors mis à réduire la qualité de leurs matériaux et de leur ouvrage pour essayer de concurrencer les prix des importations européennes. Mais cela eut pour seul effet de baisser encore davantage la demande pour les produits artisanaux tunisiens. Du fait de la dégradation de la rémunération des compagnons et des apprentis, mais aussi des marges des maîtres, les artisans (maîtres et compagnons confondus) ont été de plus en plus nombreux à réduire leurs activités, voire à les abandonner pour se consacrer à l’exploitation agricole ou pour rejoindre l’administration.
12L’incapacité des corporations à s’adapter à cette concurrence nouvelle traduit également l’absence de volonté d’adaptation. Il est certain que plusieurs artisans y ont songé, mais leurs tentatives se sont heurtées à l’inflexibilité des corporations. L’urgence et la gravité de la situation n’ont pas suffi à convaincre les oumana de la nécessité d’une remise en cause du système corporatif. Au contraire, ceux-ci semblent avoir pensé que l’ampleur du problème nécessitait uniquement d’adapter et d’intensifier les monopoles dont ils jouissaient : certes, la plupart des marchés étrangers étaient définitivement perdus, mais de nouvelles protections pourraient peut-être permettre de conserver le monopole du marché intérieur. Les pouvoirs publics étaient exhortés d’augmenter les droits de douane sur les importations ; les tisserands de Tunis réclamaient le monopole sur la fabrication locale de tissus (face aux Européens et leurs agents installés à Tunis), les bijoutiers l’interdiction de la vente de bijoux d’occasion, les arabatiers le monopole du transport des graines de café à Tunis, etc. De nombreuses corporations, dont celles des tisserands et des chaouachia, demandèrent l’interdiction de la production mécanisée et de l’importation de machines.
Le soutien indéfectible au système corporatif en Tunisie
13Bien avant la crise du système corporatif, les corporations ont bénéficié de la coopération du pouvoir politique et du soutien actif de l’État centralisé, pour des raisons multiples.
14Le premier intérêt du pouvoir était d’ordre financier. Les dynasties dirigeantes voyaient dans les corporations un moyen aisé de lever des taxes essentielles à la consolidation de leur pouvoir. En effet, taxer une multitude de marchands et d’artisans indépendants aurait constitué une tâche difficile à accomplir dans une société prémoderne comme celle de la Tunisie du XIXe siècle. Au contraire, les monopoles corporatifs étaient autrement plus aisés à taxer. Forcer l’organisation des métiers urbains en corporations centralisées permettait donc de maximiser les rentrées fiscales.
15Un second intérêt essentiel était la capacité du système corporatif à assurer une certaine stabilité sociale. Les corporations, par le contrôle qu’elles exerçaient sur leurs membres, permettaient au pouvoir central d’éviter les variations soudaines des prix des commodités essentielles, fortement déstabilisatrices dans un pays où les revenus de la majeure partie de la population ne dépassaient guère un niveau de subsistance. Ainsi, même si les règlements des corporations permettaient de maintenir des prix monopolistiques élevés, les oumana agissaient également pour le compte du pouvoir central en imposant en parallèle des prix plafonds permettant d’éviter de brusques variations à la hausse. Par ailleurs, coopérer avec les corporations était un moyen d’empêcher l’apparition de contestations émanant d’organisations plus autonomes : livrées à elles-mêmes, les corporations auraient pu devenir des noyaux d’opposition, mais en bénéficiant de privilèges et de monopoles dont le maintien dépendait de la volonté du pouvoir central, leurs intérêts étaient liés à ceux de la dynastie régnante, et elles devenaient un élément essentiel de l’allégeance de la population et du contrôle de la sphère économique.
16Si l’intérêt financier a en grande partie disparu avec la crise du système corporatif, l’intérêt en termes de stabilité sociale a gagné en importance. La paupérisation de l’élite urbaine de la société tunisienne menaçait de déstabiliser en profondeur la structure sociale et politique du pays. Le pouvoir central a donc redoublé d’efforts dans son soutien au système corporatif. Dans les années 1870, Khéreddine engagea un travail de codification légale des règles corporatives qui encadraient la production et l’organisation interne des corporations, auparavant régies par la coutume et la réglementation locales. La réglementation corporative était dorénavant garantie et sanctionnée par des textes législatifs dans les plus menus détails.
17Cette politique continuera après la démission de Khéreddine. De 1878 à 1888, une série de décrets permet de multiplier dans la loi les éléments du droit coutumier des corporations. Mais sans surprise, ces mesures sont sans effets notables, et il est même probable qu’en essayant de figer encore davantage des organisations déjà sclérosées, elles aient conduit à définitivement condamner la production artisanale tunisienne. D’autres mesures sont prises de manière concomitante. Les taxes sur les exportations sont abaissées dans les années 1870 puis progressivement supprimées, et certaines corporations influentes réussissent à faire imposer des droits de douane importants aux concurrents étrangers. Ces mesures seront tout aussi peu efficaces.
18Dès le début du XXe siècle, l’intervention de l’administration centrale en faveur du système corporatif s’affirme de plus en plus. Le 12 juillet 19222, l’État interdit explicitement la mécanisation de la production de chéchias, mécanisation qui était déjà implicitement interdite ; il fera de même en 19373 pour la production d’articles en soie. Un décret de la même année définit l’artisan comme celui qui « travaille manuellement, sans machines-outils ». Un décret du 9 août 19454 réserve la marque « Tunisia », obligatoire pour toute exportation artisanale, aux ouvrages de « conception traditionnelle », « sans altération ni mélange arbitraire » et « exécuté[s] à la main par des artisans tunisiens ».
19Devant l’incapacité croissante des corporations et des oumana à imposer leur autorité à leurs membres, l’État décide de devenir partie prenante de la régulation corporative, reprenant à son compte un certain nombre de leurs prérogatives. En 1923, il crée l’Office de l’Enseignement professionnel, devenu en 1933 l’Office des Arts chargé notamment de former les artisans aux normes de la fabrication artisanale ancestrale, et de les inciter à respecter leurs exigences. L’Office tunisien de Standardisation, puis à partir de 1945 le Service des Métiers et des Arts, sont chargés de l’estampillage des produits artisanaux. En 1959, l’État crée l’Office de l’Artisanat pour mettre en place des standards, vérifier la qualité et encourager les artisans à utiliser les techniques ancestrales. Il créera plus tard une agence spécialisée pour vérifier les poids et les mesures dans le domaine artisanal.
20Après l’indépendance, alors que le système corporatif a pleinement décliné et ne présente plus de réel intérêt en termes financiers ou en termes de stabilité sociale et politique, le pouvoir ne renonce pas pour autant à essayer de lui redonner vie. En 1983, l’accession aux métiers artisanaux est désormais soumise à la délivrance d’une carte professionnelle obtenue en justifiant d’une ancienneté dans le métier de trois à cinq ans minimum attestée par l’amīn, et d’une qualification professionnelle prouvée par un diplôme, un apprentissage, ou la réussite d’un examen théorique et pratique.
21En 1986, un « conseil de la profession » est créé pour chaque activité artisanale. Ce conseil, chargé de la régulation du métier, se compose de 5 représentants de l’administration et de 3 à 12 maîtres-artisans élus. Le rôle de l’amīn, qui le préside, est réaffirmé :
[L’amīn] surveille l’activité artisanale de sa compétence, veille au contrôle de la qualité et du prix du produit artisanal conformément aux règles et usages de la profession et collabore avec les autorités compétentes dans la prévention et la recherche des infractions5.
22Il est nommé par décret et à vie. En 1989, 17 activités artisanales devront chacune être dotées d’un amīn et d’un conseil de la profession. En 2005, une loi confirme les différents ajouts de 1983 et 1986. Elle limite la taille d’une entreprise artisanale à 15 personnes maximum, en plus du maître-artisan. Elle crée un Conseil national de l’Artisanat, ainsi que des « groupements de services d’approvisionnement et de commercialisation », sortes de coopératives dont l’objet est de centraliser l’approvisionnement du métier en intrants, et de mutualiser la production ainsi que la commercialisation, dans la droite ligne des usages corporatifs. Deux décrets en 2005 et 20066 viendront lister l’ensemble des 75 activités artisanales reconnues, les doter d’oumana et de conseils de métiers.
23Cette remarquable continuité du soutien politique et social au système corporatif est d’autant plus étonnante que tous les autres aspects de l’artisanat ont profondément changé. Si, au XVIIe siècle, l’artisanat constituait la principale si ce n’est la seule production manufacturière et source de richesses, il n’est plus aujourd’hui qu’une activité de subsistance sur laquelle l’État légifère simultanément et au même titre que les « petits métiers ». Les maîtres-artisans, qui formaient auparavant la notabilité urbaine, sont aujourd’hui socialement déclassés, sauf à de rares exceptions. L’amīn des chaouachia était parmi les premiers à être reçus par le bey le jour de l’Aïd El Seghir et, étant à l’époque en même temps amīn du « conseil des commerçants », il était classé au douzième rang des charges politiques et militaires les plus importantes du pays, selon Mohamed Bayram El Khamis. Aujourd’hui, le titre a sombré dans l’oubli et est même resté sans titulaire pendant une dizaine d’années.
24Malgré ces mutations profondes de l’artisanat, sa régulation n’a presque pas évolué. L’État a simplement évincé le pouvoir concurrent des structures urbaines et municipales, devenant l’autorité unique et incontestée. Mais avec ce pouvoir nouvellement acquis, il agit avec un conservatisme flagrant et semble totalement manquer d’initiative. L’organisation actuelle est l’héritière directe des anciennes structures dont elle préserve l’essentiel du fonctionnement et de la rigidité. Ce nouveau système corporatif est « participatif » : la régulation est à la fois omniprésente et négociée entre les maîtres-artisans et l’administration au sein de structures institutionnalisées telles que l’Office de l’Artisanat, le Conseil national de l’Artisanat ou les conseils de métiers. Mais le sens et l’essence de ces structures sont toujours les mêmes : préserver le statu quo et figer le rapport de force entre producteurs.
25Il est difficile de défendre l’idée que des intérêts puissants aient pu contribuer à maintenir le statu quo, l’artisanat ayant sombré dans son ensemble et à de rares exceptions près dans un déclin irrévocable et ayant perdu toute trace de son influence passée. Les considérations fiscales qui ont pu dans le passé motiver le soutien du pouvoir central au corporatisme artisanal ont tout autant perdu de leur importance. Il en est de même pour les considérations de stabilité sociale ou politique. Il est finalement possible, voire probable, que la principale raison du maintien du système corporatif se résume à une inertie historique et au poids de la tradition en l’absence de pensée alternative. L’organisation corporative, qui trouve son origine dans la législation ottomane du XIIe siècle, relevait de la coutume et de l’évidence. Les gouvernements qui se sont succédé à la tête de la Tunisie et les penseurs économiques, sociaux et politiques du pays n’ont jamais conçu une autre idée de la régulation et de l’organisation de la production. Pour autant que les écrits de l’époque nous permettent de le constater, aucune conception alternative n’a été imaginée, décrite ou conçue en Tunisie. Plus encore, il n’existe en Tunisie aucun terme arabe spécifique pour désigner les corporations, notamment dans les décrets en langue arabe. Pour ce faire, on emploie les mots désignant les artisans eux-mêmes (par exemple les chaouachia), le métier (par exemple la fabrication de la chéchia), ou le souk. C’est comme si les penseurs et les gouvernants de l’époque avaient été incapables de dissocier le métier de l’institution corporative, à tel point qu’ils n’avaient pas de mots pour les distinguer l’un de l’autre.
26L’absence d’imagination et de conceptualisation d’une alternative au système corporatif est sûrement l’une des principales raisons à l’origine des écarts entre les pays d’Europe et la Tunisie sur le chemin de l’industrialisation.
La révolution spirituelle en Europe
27En Europe occidentale et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, des guildes et corporations existaient presque à l’identique. Elles étaient au moins tout aussi omniprésentes et ont produit des effets identiques. Organisées également selon une hiérarchie composée de maîtres, compagnons et apprentis, elles exerçaient des monopoles collectifs locaux sur un nombre de métiers encore plus important qu’en Tunisie. Le pouvoir central en Europe a également cherché à préserver le système corporatif, comme en Tunisie. Les meilleurs exemples de cette politique sont sûrement Les Règlements de Colbert, ministre tout-puissant de Louis XIV. Il s’agit d’un ensemble de 38 règlements et 150 édits pris par Colbert à partir de 1666, et qui représentaient un important système de réglementation de l’industrie artisanale, et du textile en particulier. Ils consacraient le monopole des corporations sur le travail du textile, précisaient quels types de textiles pouvaient être utilisés et quelles corporations y étaient autorisées, le nombre d’années d’apprentissage obligatoire, les règles d’accession à la maîtrise, les droits fiscaux dus à cette occasion, les normes qui régissent les relations entre maîtres, jusqu’au nombre de fils à utiliser pour chaque type d’étoffe, les procédures à suivre pour l’étape de la teinture, etc. Il aura fallu presque une centaine d’années pour que l’on finisse par autoriser les corporations textiles à produire des boutons en textile, qui autrefois étaient une exclusivité de la guilde des cordes et des boutons. On n’autorisera l’impression des étoffes au lieu de la teinture qu’après plus de cent ans de répression, qui laisseront un bilan de plus de 16 000 personnes exécutées sommairement pour importation ou confection illégales d’étoffes imprimées.
28Cependant, dès la fin du XVIIe siècle et jusqu’à leur disparition au début du XIXe siècle, les corporations font l’objet de critiques nombreuses et soutenues. Les philosophes des Lumières y voyaient des monopoles contraires à la raison. Jean-Jacques Rousseau, qui fut l’un des principaux critiques à leur encontre, estimait que les corps intermédiaires bafouaient l’unicité du peuple et formaient une représentation oligarchique qui s’interposait entre l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Dans l’article « Communauté » de L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, les encyclopédistes écrivent :
En effet ces communautés ont des lois particulières, qui sont presque toutes opposées au bien général et aux vues du législateur. La première et la plus dangereuse, est celle qui oppose des barrières à l’industrie, en multipliant les frais et les formalités des réceptions. Dans quelques communautés même où le nombre des membres est limité, et dans celles où la faculté d’en être membre est restreinte aux fils des maîtres, on ne voit qu’un monopole contraire aux lois de la raison et de l’État, une occasion prochaine de manquer à celles de la conscience et de la Religion.
Le premier principe du Commerce est la concurrence ; c’est par elle seule que les Arts se perfectionnent, que les denrées abondent, que l’État se procure un grand superflu à exporter, qu’il obtient la préférence par le bon marché, enfin qu’il remplit son objet immédiat d’occuper et de nourrir le plus grand nombre d’hommes qu’il lui est possible7.
29C’est de ce mouvement anti-corporatif qu’émergeront les premiers penseurs qui auront le titre d’économistes ; ils s’opposent naturellement de front aux corporations et appellent à leur abolition. En France, Turgot sera le principal acteur de ce courant de pensée. Il fera en 1776 l’un des réquisitoires les plus marquants contre les corporations :
Les effets de ces établissements sont, à l’égard de l’État, une diminution inappréciable de commerce et de travaux industrieux ; à l’égard d’une nombreuse partie de nos sujets, une perte de salaires et de moyens de subsistance ; à l’égard des habitants des villes en général, l’asservissement à des privilèges exclusifs dont l’effet est absolument analogue à celui d’un monopole effectif, monopole dont ceux qui l’exercent contre le public, en travaillant et vendant, sont eux-mêmes les victimes dans tous les moments où ils ont à leur tour besoin des marchandises ou du travail d’une autre communauté […] Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation et l’industrie et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tous genres, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple.
30En Angleterre, Adam Smith écrira en 1776 dans La Richesse des Nations :
C’est pour empêcher cette réduction des prix et par conséquent des profits, en restreignant la libre concurrence qui la causerait très certainement, que toutes les corporations, et la plupart de leurs lois, ont été constituées […].
Restituons à tous les sujets de Sa Majesté la même liberté naturelle d’exercer les espèces d’industrie qui leur plaisent […] ; autrement dit, brisons les privilèges exclusifs des corporations et abrogeons le statut de l’apprentissage, qui sont tous deux de réels empiètements sur la liberté naturelle8.
31Cette véritable révolution spirituelle se matérialise peu à peu dans les règles et les lois. En Angleterre, la ligne anti-corporative est de plus en plus portée par les juges qui exploitent chaque brèche pour en limiter le pouvoir. Le Parlement votera en 1623 le Statut des Monopoles dont la première section stipule que :
Tous les monopoles et toutes les commissions, subventions, licences, chartes et lettres patentes jusqu’à présent accordés, ou à octroyer ou accordés ultérieurement, à tout organisme, personne ou société de quelque nature que ce soit, pour l’achat, vente, fabrication, travail ou utilisation de toute chose dans ce royaume, ou le Dominion du Pays de Galles […] sont tout à fait contraires aux lois de ce royaume, et sont donc et seront totalement nuls et sans effet, et en aucun cas à être utilisés ou exécutés9.
32Le Statut des Monopoles fut un instrument majeur du démantèlement progressif des exclusivités corporatives et sera renforcé par de nombreuses législations après la « Glorieuse Révolution » de 1688. En une décennie, le nombre de brevets déposés double, et la Grande-Bretagne s’engage dès le début du XVIIIe siècle dans l’industrialisation.
33En France, la manifestation politique du discours anti-corporatif est particulièrement radicale. En 1774, Turgot devient contrôleur général des Finances de Louis XVI, et donc le plus haut responsable de l’État. Les critiques exprimées vis-à-vis des corporations sont dorénavant portées par l’air du temps, soutenues par le roi et par une partie de l’administration. En février 1776, Turgot dépose au Parlement un édit qui abolit les corporations dans son article premier :
Il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, même à tous étrangers, encore qu’ils n’eussent point obtenu de nous des lettres de naturalité, d’embrasser et d’exercer dans tout notre royaume, et nommément dans notre bonne ville de Paris, telle espèce de commerce et telle profession d’arts et métiers que bon leur semblera, même d’en réunir plusieurs : à l’effet de quoi nous avons éteint et supprimé, éteignons et supprimons tous les corps et communautés de marchands et artisans, ainsi que les maîtrises et jurandes. Abrogeons tous privilèges, statuts et règlements donnés auxdits corps et communautés, pour raison desquels nul de nos sujets ne pourra être troublé dans l’exercice de son commerce et de sa profession, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être10.
34La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suite à la Révolution française de 1789, est accompagnée d’un texte d’application de 1791 qui édicte qu’« il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers »11. En 1791, la loi dite d’Allarde12 supprime définitivement les corporations et « tous privilèges de profession, sous quelque dénomination que ce soit »13.
35Ce changement radical induit par la Révolution française « s’exporte » rapidement dans une grande partie des pays d’Europe continentale et posera les fondements de leur industrialisation. Dans tous les territoires conquis lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, les corporations sont abolies et leurs biens expropriés. Le code civil du 21 mars 1804, également appelé « code Napoléon », interdit les corporations ; il restera durablement en usage dans plusieurs États européens et influencera de nombreux autres codes nationaux. Dès la première moitié du XIXe siècle, les territoires placés sous le contrôle de l’empire napoléonien, tels que la Suisse, la Belgique et certaines parties de l’Allemagne et de l’Autriche, s’industrialisent rapidement.
Mohamed-Salah Mzali, l’unique pensée économique tunisienne de rupture
36En Tunisie, cette révolution spirituelle au niveau des idées économiques ne se produira pas. Des tentatives officielles peuvent être notées à l’occasion du Pacte fondamental de 1857 et de la Constitution de 1861. L’article 9 du Pacte fondamental de 1857 sur la « liberté de commerce pour tous et sans aucune privilège pour personne » stipule que :
[...] Le Gouvernement s’interdit toute espèce de commerce et n’empêchera personne de s’y livrer.
Le commerce, en général, sera l’objet d’une sollicitude protectrice, et tout ce qui pourrait lui causer des entraves sera écarté14.
37La Constitution de 1861 stipule quant à elle que :
Tous nos sujets, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont le droit d’exercer telle industrie qu’ils voudront et d’employer à cet effet tels engins et machines qu’ils jugeront nécessaires quand bien même cela pourrait avoir des inconvénients pour ceux qui voudraient continuer à se servir des anciens procédés15.
[…] Tous nos sujets, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont libres de se livrer au commerce d’exportation ou d’importation [...]16.
38Mais ces tentatives n’auront aucun effet. D’une part, la portée des passages cités est immédiatement limitée par la suite de l’article 97 de la même Constitution : « […] Aucune usine ne pourra être installée dans la capitale, dans une autre ville ou aux environs sans l’autorisation du chef de la municipalité », qui émane lui-même des corporations. D’autre part, ces textes ne procèdent d’aucune volonté interne de changement, et sont dictés par des puissances européennes soucieuses d’étendre leurs activités économiques au territoire tunisien. Ainsi, immédiatement après l’article 9, l’article 10 du Pacte fondamental stipule que :
Les étrangers qui voudront s’établir dans nos États pourront exercer toutes les industries et tous les métiers […] à l’égal des habitants du pays. Personne ne jouira, à cet égard, de privilège sur un autre17.
39De même, la Constitution de 1861 accorde « aux sujets étrangers établis dans le royaume les mêmes facultés accordées aux sujets tunisiens, relativement aux industries à exercer et aux machines à introduire dans le royaume »18. L’insurrection de 1864 donnera très vite l’occasion d’enterrer définitivement ces textes, suspendus dès les premiers jours de la révolte et définitivement rétractés en 1867.
40En définitive, aucun modèle alternatif n’a jamais réellement été imaginé ou conçu. Alors qu’en Europe, où il n’a connu ni crise ni déclin, le corporatisme est consciemment et consciencieusement aboli par le pouvoir politique au vu des restrictions qu’il impose au potentiel des économies et des sociétés, en Tunisie, y compris après la décadence du système corporatif artisanal, le pouvoir public continue de lui exprimer un soutien indéfectible et maintient les titres et les structures longtemps après la déliquescence de leur substance.
41Au milieu de cette apathie intellectuelle, Mohamed-Salah Mzali fait figure d’exception. Dans sa thèse soutenue en 192119, il est le premier – si ce n’est l’unique – penseur tunisien à dénoncer le système corporatif. On y retrouve des passages qui auraient pu être signés de la main de Turgot critiquant vivement les corporations, leur conservatisme et les barrières qu’elles érigent face à tout réel progrès économique :
Nous en sommes encore à l’atelier individuel du Moyen Âge, et pour certaines industries, à un régime corporatif non moins désuet. […]
Mais précisément parce qu’il a pour objet de conserver l’état de chose qu’il consacre, un semblable régime aboutit inévitablement à rendre impossible tout progrès industriel.
La minutie avec laquelle tout est réglementé, l’excès de précautions et la multiplicité parfois inutile des organes de contrôle, tout cela entrave et tue l’initiative, tant il est vrai que dans la vie industrielle comme en mécanique, tout ce qui n’est pas moyen est obstacle. Bref, l’organisation corporative, telle qu’elle fut pratiquée, protègerait seulement l’artisan routinier, mal économique qui frappe tous les consommateurs et handicape l’ouvrier par rapport à la concurrence étrangère ; en définitive, ce serait la mort de l’industrie : « le travail moderne ne saurait s’accommoder d’une organisation à la Colbert. »
[…] Il en résulte que l’homme produit peu avec beaucoup de peine et produit cher, ce qui est déplorable au point de vue économique.
[…] Remarquons au surplus, que ces artisans […] se montrent par ailleurs d’un conservatisme aveugle. Leur industrie se confine en d’immuables traditions autour du puits séculaire que, déjà, les Romains utilisaient sans doute aux mêmes fins20.
42Si le déclin des corporations tunisiennes leur attire des critiques multiples, celles-ci portent presque exclusivement sur l’avarice des oumana, le manque de respect des règles corporatives, le manque de coopération entre maîtres, etc. Mohamed-Salah Mzali est le seul à identifier le système corporatif comme étant lui-même la cause du déclin économique de la Tunisie. Il ira d’ailleurs plus loin que la simple critique et appellera, dans les passages les plus radicaux de sa thèse, à une suppression pure et simple des corporations, dans la droite ligne des écrits européens du XVIIIe siècle :
Fatalement, cette industrie recule et reculera de plus en plus rapidement devant l’industrie européenne, comme le métier familial de Saint-Étienne a reculé devant l’usine. L’évolution est inévitable. La retarder ne peut que prolonger un malaise économique21.
[…] [Il faut évoluer] sans reculer au besoin devant une atteinte directe au conservatisme de l’industrie locale. Tunis perdrait de son cachet. La belle affaire ! Ce n’est pas de mise en scène qu’un peuple se nourrit […], il ne saurait être question, dans l’esprit d’un service public bien compris, d’entraver l’évolution de toute une société pour le plaisir de contempler du pittoresque22.
43Cependant, et à rebours de ses prédécesseurs européens, Mohamed-Salah Mzali conclut sa pensée radicale avec une concession inattendue au conservatisme :
[…] il faut encourager [l’évolution] sans la précipiter, en mettant le milieu en harmonie avec elle23.
[…] Est-ce à dire qu’il faille tout bouleverser et substituer le grand machinisme aux industries actuelles ? Non pas, certes, car les réformes précipitées ne portent jamais tous les fruits qu’on en attend et parce qu’il est toujours vrai d’affirmer que le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.
La transformation économique de la Tunisie doit se faire lentement, sans à-coups, méthodiquement. Elle se fera ainsi plus sûrement et les résultats seront d’autant plus féconds et durables que leur base, œuvre de réflexion et de persévérance, sera moins fragile.
C’est une question de mesure, de conciliation intelligente entre le conservatisme et l’esprit d’innovation. « Respecter les traditions, dit Gustave Le Bon, est une condition d’existence pour un peuple ; savoir s’en dégager lentement, une condition de progrès. »24
[…] Donc, ni stagnation, ni révolution violente, mais évolution méthodique et progressive, tel doit être le programme économique de la Tunisie Moderne25.
44Son appel à la réforme progressive, qui peut sembler refléter l’ancrage de Mohamed-Salah Mzali dans le makhzen tunisien et son élite urbaine, n’a jamais pu trouver écho dans les évolutions subséquentes. En effet, Mohamed-Salah Mzali appelait en creux à une transition progressive d’un système corporatif à une économie de marché. Or, une telle transition ne peut être progressive, sa construction ne peut être que brutale et conflictuelle tant les deux systèmes sont opposés dans leur fonctionnement économique, mais surtout opposés dans leurs philosophies mêmes : quand le système corporatif valorise la coopération, l’économie de marché valorise la concurrence ; quand le système corporatif valorise la régulation, l’économie de marché valorise la liberté ; quand le système corporatif valorise la tradition, l’économie de marché valorise le progrès ; quand le système corporatif valorise la protection, l’économie de marché valorise la destruction créatrice ; quand le système corporatif valorise la confiance, l’économie de marché valorise le contrat ; et quand le système corporatif valorise la parenté, l’économie de marché valorise le mérite.
45De fait, la politique des petits pas et du compromis a conduit à l’immobilisme : la Tunisie est toujours régie par un système corporatif des plus sophistiqués, ayant dépassé le cadre restreint de la production artisanale pour couvrir l’essentiel des activités économiques modernes.
Bibliographie
Sources imprimées
1623, Statute of Monopolies (Statut des Monopoles) adopté par le Parlement britannique, [en ligne : https://www.legislation.gov.uk/aep/Ja1/21/3/1991-02-01].
1776, Édit du roi, portant suppression des Jurandes & des Communautés de Commerce, Arts & Métiers, Paris, P. G. Simon Imprimeur du Parlement.
1790-1792, Code français ou Recueil général des décrets de l’Assemblée nationale sanctionnés par le roi, partie 8.
Constitution française de 1791, [en ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1791].
Constitution tunisienne de 1861, [en ligne : https://www.justice.gov.tn/fileadmin/medias/ministere/musee/repertoire_musee/Epoque_husseinite_avant_l_occupation__1705_-_1881_/Constitution_1861_fr.pdf].
Journal officiel de la République tunisienne (JORT) :
- du 22 juillet 1922, n° 56, décret du 12 juillet 1922 ;
- du 22 juin 1937, n° 50, décret du 15 juin 1937 ;
- du 14 août 1945, n° 65, décret du 9 août 1945 ;
- du 6 décembre 2005, n° 97, décret du 29 novembre 2005 ;
- du 24 novembre 2006, n° 94, décret du 20 novembre 2006.
Pacte fondamental du 10 septembre 1857, [en ligne : https://www.justice.gov.tn/fileadmin/medias/ministere/musee/repertoire_musee/epoque_husseinite_avant_l_occupation__1705_-_1881_/Pacte_fondamental_1857_fr.pdf].
Ouvrages et articles
Boucher D’Argis Antoine-Gaspard, Mallet Edme-François, Forbonnais François (de), 1751, « Communauté », in J. D’Alembert, D. Diderot (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1re édition), Paris, Briasson-David-Le Breton-Durand éditeurs, 716-724.
Mzali Mohamed-Salah, 1921, L’évolution économique de la Tunisie (1881-1920), thèse de doctorat en droit/sciences économiques, Tunis, Société anonyme de l’imprimerie rapide.
Smith Adam, 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations), Londres, W. Strahan & T. Cadell.
Notes de bas de page
2Journal officiel de la République tunisienne (JORT) du 22 juillet 1922, n° 56, décret du 12 juillet 1922.
3JORT du 22 juin 1937, n° 50, décret du 15 juin 1937.
4JORT du 14 août 1945, n° 65, décret du 9 août 1945.
5Article 9 de la loi n° 86-62 du 12 juillet 1986 instituant des conseils de la profession dans le secteur des activités artisanales et des petits métiers, et réglementant la fonction d’amīn.
6JORT du 6 décembre 2005, n° 97, décret n° 2005-3078 du 29 novembre 2005 fixant la liste des activités des petits métiers et de l’artisanat et déterminant les activités dont l’exercice nécessite la qualification professionnelle ; JORT du 24 novembre 2006, n° 94, décret n° 2006-3067 du 20 novembre 2006 fixant les règles de la tenue d’un répertoire pour les artisans, les entreprises de métiers et les groupements des services d’approvisionnement et de commercialisation des produits des artisans.
7Boucher d’Argis Antoine-Gaspard, Mallet Edme-François, Forbonnais François (de), 1751, « Communauté », in J. D’Alembert, D. Diderot (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1re édition), Paris, Briasson-David-Le Breton-Durand éditeurs, 716-724.
8Smith Adam, 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations), Londres, W. Strahan & T. Cadell (traduction de l’auteur).
9Extrait de la première section du Statute of Monopolies (Statut des Monopoles) adopté en 1623 par le Parlement britannique, [en ligne : https://www.legislation.gov.uk/aep/Ja1/21/3/section/I] (traduction de l’auteur).
101776, Édit du roi, portant suppression des Jurandes & des Communautés de Commerce, Arts & Métiers, Paris, P. G. Simon Imprimeur du Parlement, 6.
11Voir la Constitution française de 1791, [en ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1791].
12Voir l’article 7 de la loi du 17 mars 1791 « portant suspension de tous les droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes et établissement des droits de patente » : « À compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix, et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits. »
13Code français ou Recueil général des décrets de l’Assemblée nationale sanctionnés par le roi, partie 8, article 2, 178, [en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9666837k/f179.item].
14Pacte fondamental du 10 septembre 1857, article 9, [en ligne : https://www.justice.gov.tn/fileadmin/medias/ministere/musee/repertoire_musee/epoque_husseinite_avant_l_occupation__1705_-_1881_/Pacte_fondamental_1857_fr.pdf].
15Constitution tunisienne de 1861, article 97, [en ligne : https://www.justice.gov.tn/fileadmin/medias/ministere/musee/repertoire_musee/Epoque_husseinite_avant_l_occupation__1705_-_1881_/Constitution_1861_fr.pdf].
16Ibid., article 98.
17Pacte fondamental du 10 septembre 1857 (op. cit.), article 10.
18Constitution tunisienne de 1861 (op. cit.), article 110.
19Mzali Mohamed-Salah, 1921, L’évolution économique de la Tunisie (1881-1920), thèse de doctorat en droit/sciences économiques, Tunis, Société anonyme de l’imprimerie rapide.
20Ibid., 75 sqq., chapitre « II. Organisation technique ».
21Ibid., 87.
22Ibid., 92.
23Ibid., 87.
24Ibid. La citation qui précède est extraite de Le Bon Gustave, 1902, Psychologie de l’éducation, Paris, Flammarion, 77.
25Ibid., 151 (« Conclusion »).
Auteur
Polytechnicien, économiste et haut fonctionnaire au ministère français de l’Économie et des Finances.
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