M.-S. Mzali : l’homme aux yeux de son ami Élie Cohen-Hadria
p. 207-214
Texte intégral
Introduction
1J’ai choisi de partir du témoignage d’Élie Cohen-Hadria pour jeter la lumière sur le personnage de Mohamed-Salah Mzali et la perception qu’en avaient les élites non « makhzéniennes » et modernes de Tunisie2. Cohen-Hadria était un médecin et militant socialiste franco-tunisien, qui joua un rôle important dans la marche de la Tunisie vers l’indépendance. Né le 8 décembre 1898 à Tunis et décédé en août 1987 à Paris, il est de la même génération que Mzali, et fut élève, tout comme lui, du lycée Carnot. Cependant, contrairement à Mzali qui fit ses études à Sadiki, était de formation bilingue et possédait une double culture, Cohen-Hadria ne fréquenta que les écoles françaises, et était de culture exclusivement française.
2Le témoignage d’un acteur socialiste de la même génération que Mohamed-Salah Mzali présente un grand intérêt, du fait de la proximité des deux hommes, de l’amitié scellée entre eux sur les bancs de l’école, et de leurs affinités intellectuelles et morales. Les deux hommes adhérèrent à la franc-maçonnerie à la même période (années 1920-1930), et écrivirent leurs souvenirs et mémoires politiques à quatre ans d’intervalle : Au fil de ma vie (Mzali), parus en 1972, et les Souvenirs d’un témoin socialiste en 1976. Enfin, les deux hommes firent chacun une longue carrière, Cohen-Hadria dans le domaine de la médecine, Mzali dans l’administration. Mais une nuance s’impose : Cohen-Hadria choisit le socialisme comme horizon politique et philosophique. Il fut secrétaire général de la section tunisienne du Parti socialiste et, comme certains le disaient, « l’éternel éditorialiste » de Tunis socialiste jusqu’en 1956, date à laquelle le journal cessa de paraître. Outre l’éditorial, il y publiait des articles de fond sous le pseudonyme « Dresch ». Il acquit la nationalité française pendant ses années d’études, rentra à Tunis en 1923 et, après un bref passage par la franc-maçonnerie, adhéra en 1925 à la Fédération de Tunisie du Parti socialiste SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), dont il fut à plusieurs reprises secrétaire général (1927-1938 ; 1948 ; 1950-1956). Sur le plan des choix politiques, un trait caractérise Cohen-Hadria : sa franche sympathie pour le nationalisme tunisien, pour son optimisme et pour son pragmatisme. Il alla jusqu’à ouvrir les colonnes de Tunis socialiste à des articles qui soutenaient ouvertement les revendications destouriennes, notamment au sujet de la réforme de l’éducation et de l’école.
Mohamed-Salah Mzali décrit par Élie Cohen-Hadria
3C’est en ces termes que Cohen-Hadria décrivait son ami de lycée et son ancien compagnon franc-maçon :
Mohamed-Salah Mzali, à qui ce nouveau portefeuille échoit [i. e. le ministère des Affaires sociales], est un homme d’origine relativement modeste. Son père était employé de caïdat au service de son beau-frère Hassan Sakka, et il ne décrocha un petit caïdat qu’en fin de carrière. Doué d’une très vive intelligence, Mzali avait fait de très brillantes études au collège Sadiki d’abord, puis au lycée Carnot, où il fut mon très remarquable condisciple. Licencié, puis docteur en droit, il avait accompli dans l’administration une très belle carrière, d’abord comme principal collaborateur du ministre de la Justice Tahar Kheireddine [sic3], puis comme caïd de Bizerte4. Sa qualité d’ancien franc-maçon l’avait fait révoquer par Vichy5.
4Plus haut, il écrit :
Enfin le ministère des Habous était maintenu et confié à Mohamed-Salah Mzali. Pas pour longtemps d’ailleurs. En 1945, suppression du ministère des Habous, et transfert de Mzali au ministère nouvellement créé des Affaires sociales.
C’est un grand événement. Pour la première fois, on confie à un Tunisien [i. e. un autochtone] des fonctions ministérielles dans une administration de type moderne. Mais la situation du nouveau ministère reste fausse. En effet, s’il est bien vrai qu’il a sous ses ordres deux sous-directeurs français, l’un pour la Santé publique, l’autre pour le Travail, ces deux fonctionnaires, qui peuvent correspondre directement avec le secrétaire général du gouvernement tunisien, sont en mesure de le court-circuiter6.
5S’agissant des traits physiques et psychologiques de son condisciple, Cohen-Hadria nous dit :
En 1945, il avait des cheveux frisés, encore presque totalement noirs et une courte barbe bouclée qui commençait à grisonner. Son sourire, volontiers avenant, découvrait des dents régulières d’une blancheur éclatante. Il parlait avec élégance et précision, d’une voix bien frappée, au timbre agréable. Sa vaste culture rendait sa fréquentation toujours fort intéressante. C’était vraiment un homme charmant, mieux, un charmeur. Mais quand sa vanité ou son ambition étaient en jeu, ou plus simplement quand sa volonté était contrariée, il suffisait de le voir durement contracter sa mâchoire pour acquérir la conviction qu’il pourrait devenir aussitôt le plus impitoyable des adversaires. Il avait de lui-même une très haute opinion qui n’était pas absolument injustifiée. Mais, parce que, si intelligent qu’il fût, il lui manquait quelques antennes ; parce que son ambition considérable ne pouvait être satisfaite par les fonctions de ministre et qu’il lui fallait à tout prix être le Premier ministre, ce calculateur froid se lança neuf ans plus tard comme un hanneton dans une aventure sans issue7.
6En soulignant l’« ambition considérable » de son condisciple, Cohen-Hadria semble avoir annoncé les mésaventures qu’allait connaître Mzali en 1954, face au défi de la primature.
En 1945, rien de tout cela ne pouvait être prévu avec certitude. Mais tous pensaient que, les choses étant ce qu’elles étaient, sa désignation comme ministre des Affaires sociales était un bon choix8.
7L’opinion du dirigeant socialiste sur les choix politiques de son ancien compagnon était des plus positives. Entretemps, Mzali quitta la franc-maçonnerie pour se consacrer à sa carrière administrative alors qu’il était encore caïd à Bizerte : sans doute avait-il déjà compris que ses choix doctrinaux lui vaudraient l’hostilité aussi bien des milieux nationalistes que de l’administration coloniale. Cohen-Hadria, de son côté, se montra parfaitement compréhensif vis-à-vis du choix de son ami. Il rapporte également sa propre rupture avec la franc-maçonnerie qui, selon lui, n’offrait aux jeunes aucune perspective d’action, et servait tout au plus de cadre pour le débat et la méditation9.
Divergences sur les modalités d’accession à l’indépendance
8Homme rigoureux, soucieux de la bonne gestion des dossiers et des problèmes de son temps, mais aussi mobilisateur et désireux de valoriser les jeunes compétences, Mzali incarnait, pour Cohen-Hadria, l’exemple du chef d’une administration moderne. Il croyait en l’avenir des Tunisiens et de son pays.
9Cohen-Hadria mesurait bien les différences qui les séparaient, notamment en matière de politique économique. En effet, alors que Mzali était un réformiste libéral, Cohen-Hadria avait des convictions plutôt libérales, démocratiques et de justice sociale. Sur le plan de la nécessité d’acquérir une autonomie pleine et entière comme prélude à l’indépendance, leurs visions convergeaient. Mais ils n’étaient pas d’accord sur la stratégie à entreprendre pour y parvenir. Pour Cohen-Hadria, l’idéal civilisationnel du socialisme allait se réaliser dans le contexte colonial par l’accession des peuples colonisés à l’autonomie totale. Mzali, de son côté, considérait que le réformisme devait aboutir, à moyen voire à court terme, à une réelle autonomie des Tunisiens. C’est cette stratégie qui fut adoptée par les acteurs politiques d’alors. Cependant, selon Cohen-Hadria, les ambitions de cet intellectuel réformiste et démocrate furent déjouées par le contexte, qui n’était pas propice à une marche pacifique vers une autonomie négociée, et par le double jeu de pressions venues des milieux nationalistes destouriens et des prépondérants de la colonisation.
Mzali avait groupé autour de lui une équipe nombreuse de ministres, où figuraient, à côté du général Saâdallah et du docteur Ben Salem, représentant l’un la vieille administration, l’autre la Cour beylicale, un certain nombre de jeunes bourgeois intellectuels qui s’étaient jusque-là tenus à l’écart de la politique comme le docteur Hadjouj ou l’avocat Tahar Lakhdar. Auprès d’eux tous, Mzali avait déployé ses dons exceptionnels de charmeur, et il les avait embarqués, étourdis et à moitié consentants, dans une galère qui ne devait pas tarder à faire eau10.
10Cohen-Hadria ajoute que des « réformes furent mises au point, sous la direction de Mzali, par le brain-trust des arabisants de Dar El Bey »11 : par cette formule, il désignait les compagnons de Mzali, certains depuis le lycée, qui étaient enthousiasmés par ce choix de placer à la tête du gouvernement un Tunisien appartenant à l’élite du pays. En acceptant de se joindre à l’aventure, ceux-ci « péchèrent par excès de confiance »12 et d’optimisme. Visionnaire, Cohen-Hadria écrit : « Pour ma part, je n’ai jamais cru en ces réformes Mzali tardivement octroyées à un moment où le pays était mûr pour plus que ça13. » Le Néo-Destour rejeta les réformes, n’y voyant aucun progrès pour la marche vers l’émancipation.
11Le gouvernement Mzali ne dura que trois mois, malgré l’enthousiasme qu’il avait suscité à ses débuts. Quelques jours après la débâcle française de Diên Biên Phu (7 mai 1954), le climat était extrêmement tendu : outre l’apparition du mouvement des fellagas, le rejet par Bourguiba de toute solution non négociée par le Néo-Destour mit un point final aux ambitions de Mzali, qui présenta sa démission le 29 mai 1954. La fin de ce gouvernement mit également un terme au cercle vicieux qui s’était installé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : celui des réformes entreprises à chaque arrivée d’un nouveau résident général et de l’instabilité qui s’ensuivait, rendant impossible l’équilibre entre « co-souveraineté » et participation des Tunisiens à la gestion des affaires publiques. En effet, si Mzali, qui demeura au pouvoir exactement cent jours, laissa le pays paralysé et prêt à sombrer dans l’anarchie, l’arrivée au pouvoir de Pierre Mendès France ouvrit la porte, telle une voie de salut, aux accords d’autonomie interne et à la négociation avec le Néo-Destour. C’est le gouvernement de Tahar Ben Ammar qui fut chargé de la mission décisive de préparer le pays à la transition vers l’indépendance.
12Pour Cohen-Hadria, Mzali était l’expression et le représentant de la petite bourgeoisie éclairée ascendante de la Tunisie sahélienne et des provinces intérieures. Il appartenait à une sorte d’élite méritocratique, qui devait son ascension à l’école et au savoir, et qui se consacra à la rude tâche de construire l’État national.
13En quoi était-il différent de Bourguiba ? Ancré dans une culture du droit et du makhzen, Mzali ambitionnait de réformer et de moderniser le pays en s’inspirant de Khéreddine, tandis que Bourguiba, nationaliste de la première heure, choisit la voie du leadership nationaliste pour la conquête et la fondation de l’État indépendant.
14L’histoire, avec ses revirements et ses soubresauts, donna raison au second. Mais ce dernier sut se réapproprier et mobiliser le legs des générations issues de l’organisation moderne de l’État tunisien en période coloniale, à laquelle Mzali avait largement contribué. Homme moderne dans sa vision de lui-même et du monde, Mzali se montra confiant envers l’État, la société et ses élites. Notons que, loin des doctrines et des idéologies, il est le seul intellectuel tunisien à s’être défini dans son récit autobiographique comme « berbère » :
De race berbère et d’origine marocaine, ma famille est venue de l’Oued Souss, berceau des Aït Mzal. Elle a fait souche à Monastir deux siècles avant que mon père y naquît en 187014.
15Fin lettré, universaliste dans sa pensée et dans ses idéaux, son passage par la franc-maçonnerie, tout comme son ami Cohen-Hadria, traduit les élans d’une jeunesse qui pensait le monde dans sa globalité et ne se bornait nullement au territoire exigu d’une culture unique. Les convulsions que vécut la Tunisie dans la tourmente de la décolonisation finirent cependant par avoir raison des idéalistes qui considéraient que la réforme était possible dans la fraternité franco-tunisienne. Mzali, qui paya son obstination au prix fort, s’effaça au profit de la nouvelle génération montante des jeunes nationalistes.
Bibliographie
Chater Khalifa, 2006, « La Franc-maçonnerie en Tunisie à l’épreuve de la colonisation (1930-1956) », Cahiers de la Méditerranée, n° 72.
Cohen-Hadria Élie, 1976, Du protectorat français à l'indépendance tunisienne. Souvenirs d'un témoin socialiste, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC).
Cohen-Hadria Élie, 1975, « La politique démographique en Tunisie », Maghreb Machrek, n° 70, 25-30.
Cohen-Hadria Élie, 1963, « La Fédération à l’épreuve de la doctrine sociale », Cahiers Léon Blum.
Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, suivi de Jouini Elyès, 2023, Mohamed-Salah Mzali. L’intellectuel et l’homme d’État, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).
Notes de bas de page
2Cet article s’appuie exclusivement sur les deux ouvrages suivants : Cohen-Hadria Élie, 1976, Du protectorat français à l’indépendance tunisienne. Souvenirs d’un témoin socialiste, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) ; Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, suivi de Jouini Elyès, 2023, Mohamed-Salah Mzali. L’intellectuel et l’homme d’État, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC). Ce choix est l’occasion de rappeler, s’il en est besoin, l’importance des essais autobiographiques pour l’écriture de l’Histoire.
3Notons l’orthographe variable entre celle citée, celle employée par Cohen-Hadria et Mzali dans leurs écrits (Khérédine), la graphie translittérée (Khayr al-Dīn) et celle choisie pour le présent ouvrage (Khéreddine).
4L’amitié scellée entre Mzali et Tahar Khéreddine, fils du ministre réformateur Khéreddine Pacha, explique l’intérêt qu’il porta à l’expérience du Grand vizir, et l’importante publication qui en découla (Mzali Mohamed-Salah [avec Pignon Jean], 1971, Khérédine, Homme d’État, Tunis, MTE), qui puise dans les archives et correspondances de Khéreddine mises à sa disposition par son fils. Au sujet des liens entre Khéreddine père et Mzali, voir la contribution de Youssef Ben Ismaïl, infra, 219-231.
5Cohen-Hadria Élie, op. cit., 177.
6Ibid.
7Ibid., 177-178. Nous soulignons.
8Ibid., 178.
9Cette parenthèse nous semble utile d’une part pour montrer que les francs-maçons ont souvent exprimé des opinions avancées sur le plan sociétal, et faisaient preuve d’un certain pragmatisme en faveur de l’action et de l’engagement patriotiques ; d’autre part pour défaire les discours « complotistes » et les préjugés tenaces sur la franc-maçonnerie qui dissimulerait des choix politiques douteux, comme on l’entend souvent dans la littérature de propagande « hyper-nationaliste ».
10Ibid., 260.
11Ibid.
12Ibid.
13Ibid., 260-261.
14Mzali Mohamed-Salah, op. cit., 41.
Auteur
Professeur émérite d’histoire à l’Université de La Manouba et ancien membre du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO.
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