Les élites économiques tunisiennes dans l’entre-deux-guerres
p. 169-175
Texte intégral
1Le contexte au sortir de la Première Guerre mondiale a été favorable aux catégories de la grande bourgeoisie tunisienne, grâce à la combinaison de plusieurs facteurs qui ont contribué à leur croissance. Les autorités coloniales ont montré un certain intérêt pour ces catégories, et leur ont ouvert des perspectives en leur accordant des prêts et des aides, en les encourageant à recourir à des technologies modernes, des semences sélectives et de bonnes pépinières, et en les poussant à créer des institutions financières. Les autorités ont aussi cherché à les introduire dans l’action politique et sociale en créant des structures de représentation dédiées aux catégories bourgeoises, notables, grands propriétaires terriens et commerçants, comme le Grand Conseil de Tunisie, créé en juillet 1922 et resté opérationnel jusqu’au milieu des années 1950, ainsi que les Chambres économiques de commerce et d’agriculture, créées auparavant. Cette période a ainsi vu la naissance des plus grandes institutions financières et commerciales de Tunisie, que nous présentons dans ce qui suit.
2La société « Renaissance Économique » fut fondée en 1920 par Hassan Guellaty, membre du mouvement Jeunes Tunisiens et fondateur du Parti réformiste en 1921. Son objectif était de fournir des machines modernes aux agriculteurs tunisiens et de former des techniciens à la maintenance des équipements.
3L’année suivante, en mars 1922, fut créée la Coopérative tunisienne de crédit, dont le rôle était de soutenir les notables tunisiens, qu’il s’agisse de commerçants, d’agriculteurs ou d’artisans. Elle avait pour mission de rendre les prêts accessibles à ceux qui ne pouvaient fournir les garanties exigées par les agences bancaires françaises. Le 10 juin 1925, les « Sociétés indigènes de prévoyance » furent renforcées par la création de l’Office public de Crédit agricole indigène, dont la mission était d’accorder des prêts à court et moyen termes.
4La hausse des prix en Tunisie et en France depuis la fin de la Première Guerre mondiale eut un impact positif – parallèlement à l’amélioration des taux de production – sur le développement de l’activité agricole. En effet, la croissance de cette activité dans un pays agricole comme la Tunisie contribua à dynamiser l’ensemble de l’économie, en particulier les secteurs du commerce et de l’artisanat, qui en furent les premiers bénéficiaires.
5Mais le contexte économique, aussi favorable fût-il au secteur agricole, demeurait critique pour l’industrie, l’artisanat et, dans une moindre mesure, le commerce. La situation se détériora dans les années 1930. Le début de cette décennie fut en effet marqué par les effets du krach boursier de 1929 sur l’économie tunisienne et sur la situation socio-économique des Tunisiens. La crise eut pour conséquence directe la dissolution des anciens modes de production par la destruction des secteurs économiques traditionnels.
6Si elle affecta principalement les Tunisiens, elle toucha également les petits exploitants et les employés venus d’Europe. Les autorités coloniales s’employèrent à les aider, et créèrent en 1934 la Caisse foncière de Tunisie, particulièrement avantageuse pour les Européens, car les terres tunisiennes étaient rarement enregistrées au cadastre, et le budget général finançait la recherche de débouchés pour les produits coloniaux tels que le blé tendre et le vin.
7Pour ce qui est de la population tunisienne, en dépit des nombreuses démarches qu’elle entreprit, les autorités du protectorat se montrèrent peu soucieuses de lui venir en aide. Seuls de petits montants d’aides – bien que financés par les impôts locaux – lui furent alloués. Cependant, face aux protestations qui s’intensifiaient sous le poids de la crise, le gouvernement prit des mesures fiscales, mais elles furent modestes : la taxe imposée sur les olives fut ramenée à son niveau de l’année 1926, où elle avait été augmentée de 25 %.
8Outre les salariés, les agriculteurs et les plus pauvres, directement affectés par la crise des années 1930, celle-ci toucha une grande partie de la bourgeoisie tunisienne, qui fut contrainte d’emprunter et de s’endetter. Dès lors, elle multiplia les critiques à l’encontre de la politique coloniale, et finit par s’y opposer.
9Faut-il s’étonner que cette crise, sans doute la plus grave qu’ait connue le système capitaliste depuis sa création, ait été particulièrement lourde pour la Tunisie, où les conditions économiques se détériorèrent jusqu’à un niveau jamais atteint depuis 1881 ? La situation était d’autant plus compliquée qu’avant la « Grande Dépression » de 1929, le pays avait subi une autre crise de nature locale liée à une baisse importante des taux de production en raison de la sécheresse, d’inondations et d’invasions de criquets. Au début des années 1930, les prix des produits agricoles, principale source de revenus des grands propriétaires terriens, diminuèrent de façon spectaculaire : entre 1926 et 1936, ils chutèrent des deux tiers.
10Dès lors, la grande bourgeoisie fut contrainte de recourir à l’emprunt et à l’endettement. Les délibérations du Grand Conseil lors des sessions de 1931, 1932 et 1933 montrent l’évolution des positions de nombreux députés (essentiellement des notables et des bourgeois) suite à l’aggravation de la crise économique et aux difficultés rencontrées par nombre d’entre eux. Lors du vote du budget de la Direction des Finances en février-mars 1931, le membre du Grand Conseil M’hamed Chenik soumit une résolution qui fut approuvée :
Considérant la crise économique que traversent la plupart des branches de l’industrie tunisienne, notamment l’industrie locale de la chaussure ; étant donné que les produits étrangers importés, qui concurrencent la production locale, ne sont pas soumis aux mêmes droits de douane ; et compte tenu de la nécessité de protéger l’industrie locale de la chaussure contre la concurrence extérieure, il est recommandé que les droits de douane actuels soient augmentés sur les chaussures importées de l’étranger.
11Lors de la réunion du Conseil du 12 décembre 1932, le rapport général de la Commission financière lu par le député Victor Bessis indiquait :
La situation économique difficile que connaît la Tunisie depuis plusieurs années a atteint un niveau très préoccupant en 1932. Aussi, la situation économique est maintenue. L’effondrement continu de tous les prix de la production agricole et minière, ainsi que la grande pauvreté qui en résulte, ont affecté les recettes fiscales à un point tel que l’administration a du mal à verser les sommes allouées au trésor.
12La balance commerciale se déséquilibra, et le déficit passa de 576 222 francs en 1929 à 1 036 652 francs en 1932. Les dettes paysannes atteignirent un point critique, au point que les débiteurs menacés par la justice eurent recours à la violence pour se défendre. Le 3 septembre 1934, une manifestation eut lieu à Moknine (Sahel), au cours de laquelle un certain nombre d’oléiculteurs attaquèrent et incendièrent les bureaux du caïd et de l’huissier.
13Le 4 octobre 1934, jour de l’ouverture de l’année judiciaire, 3 000 ventes immobilières légales furent enregistrées dans les tribunaux. C’est alors que M’hamed Chenik, l’un des plus éminents représentants de la bourgeoisie tunisienne, vice-président de la section tunisienne du Grand Conseil et président de la Chambre de commerce, forma une délégation qui se rendit à Paris pour sensibiliser les autorités françaises à l’état déplorable dans lequel se trouvait l’agriculture tunisienne.
14Cette délégation se rendit à Paris au début de l’automne 1932, et y rencontra un certain succès puisque le président français Édouard Herriot ordonna la création d’une commission d’enquête sur l’agriculture tunisienne. Présidée par Louis Tardy, directeur général de la Caisse nationale de crédit agricole, et comptant parmi ses membres M’hamed Chenik et Tahar Ben Ammar, la commission mena des enquêtes en Tunisie et remit son rapport aux autorités françaises à Paris en janvier 1933. Ce rapport faisait ouvertement porter la responsabilité des conditions de vie insupportables aux paysans et aux agriculteurs tunisiens. Les solutions qu’il proposait étaient loin de répondre aux attentes des Tunisiens, qui demeuraient très sceptiques. C’est pourquoi les députés de la section tunisienne du Grand Conseil, tous grands bourgeois, propriétaires fonciers et notables, votèrent contre ce rapport le 12 avril 1933.
15La situation des « industriels », artisans et grands commerçants tunisiens n’était pas meilleure que celle de la bourgeoisie paysanne. Cette période est considérée comme la pire de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Fin 1932-début 1933, un différend opposa M’hamed Chenik, vice-président de la section tunisienne du Grand Conseil, au résident général de France en Tunisie, car le premier était parmi ceux qui réclamaient la « Commission Tardy » convoquée par la présidence française en Tunisie fin 1932 pour enquêter sur la crise agricole tunisienne. Le résident général lui en tenait rigueur, et lui reprochait également sa proximité avec les militants destouriens. Il invoqua l’illégalité des opérations effectuées par la Coopérative tunisienne de crédit, sanctionna et révoqua M’hamed Chenik, et nomma Boubaker Khalsi pour lui succéder.
16L’affaire de la Coopérative tunisienne de crédit témoigne de la crise qui troubla les relations entre les grands éléments bourgeois et l’administration coloniale, et reflète des rapports de dépendance et de sujétion. Mais la création de syndicats traduit une prise de conscience des premiers, désormais résolus à exprimer leurs positions de manière indépendante, par le biais de canaux qu’ils ont eux-mêmes choisis et créés. Cette tendance fut dynamisée après la promulgation du décret du 16 novembre 1932 reconnaissant le droit des Tunisiens à s’organiser en syndicats2. La grande crise, en éveillant une conscience collective, constitua en effet un terrain fertile à l’épanouissement de l’idée syndicale. Certes, des syndicats existaient avant cette date, mais ils demeuraient très marginaux.
17Le Syndicat des Agriculteurs de Tunisie vit le jour en avril 1933. Il consacra l’essentiel de ses activités à rechercher des solutions à cette crise. Il exigea la diminution du montant des dettes, la fixation de délais précis pour leur recouvrement et l’arrêt de la confiscation des terres dont les propriétaires étaient incapables de s’en acquitter, ainsi que la réduction des excédents. Les syndicats des industriels et commerçants tunisiens, quant à eux, avaient une forme semblable aux « corporations » d’artisans3, qui regroupaient en leur sein le maître-artisan, le compagnon et l’apprenti, c’est-à-dire des éléments de différentes classes sociales parfois en conflit, ce qui paralysa la plupart du temps leur action, en plus des difficultés découlant de la politique répressive du résident général Marcel Peyrouton. Parmi ces syndicats figuraient celui de l’Association coopérative des artisans de la chechia tunisienne, fondée le 31 mars 1933. M’hamed Chenik avait également créé en 1920 la Chambre consultative indigène des intérêts commerciaux et industriels de Tunisie.
18Si la création de ces syndicats constitua un progrès pour les industriels et les commerçants tunisiens, leur poids demeura faible. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, et notamment la création de l’Union tunisienne de l’industrie et du commerce (UTIC), en 1948, qu’ils s’épanouirent.
Bibliographie
Sources imprimées
Archives nationales de Tunisie (ANT) :
- Série E ;
- Série « Mouvement national ».
Centre national universitaire de documentation scientifique et technique.
Centre de documentation nationale.
Centre de documentation Tunisie-Maghreb (CDTM).
Journal officiel de la République tunisienne (JORT) du 19 novembre 1932, décret du 16 novembre 1932 portant création de syndicats professionnels en Tunisie.
Ouvrages
Goldstein Daniel, 1978, Libération ou annexion. Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne (1914-1922), Tunis, Maison tunisienne de l’édition (MTE).
Mzali Mohamed-Salah, 1921, L’évolution économique de la Tunisie (1881-1920), thèse de doctorat en droit/sciences économiques, Tunis, Société anonyme de l’imprimerie rapide de Tunis.
Poncet Jean, 1962, La colonisation et l’agriculture européenne en Tunisie depuis 1881. Étude de géographie historique et économique, Paris-La Haye, Mouton.
Notes de bas de page
Auteur
Historien, directeur des Archives nationales de Tunisie (ANT) et professeur d’enseignement supérieur.
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