Épurations ? D’une « transition » l’autre
p. 149-164
Texte intégral
Introduction
1Ce colloque2 est consacré à la transition entre le makhzen et l’État indépendant. Tout en focalisant sur cette période, je propose ici un détour par une transition plus proche de nous, celle qu’il est convenu d’appeler la « transition démocratique », soit la séquence qui a suivi l’insurrection révolutionnaire qui a secoué le pays du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011.
2Lorsque Elyès Jouini m’a proposé ce va-et-vient, c’est le mot « épuration » qui s’est imposé à moi comme entrée en matière. Car effectivement, non seulement le tropisme, sinon le vocable, ne cesse d’emplir l’air du temps, jusqu’à notre actualité immédiate, mais il informe largement ces deux grands moments de notre histoire contemporaine : le passage de l’indépendance à la construction de l’État, puis de la révolution à l’institutionnalisation de la démocratie espérée, a été dans l’un comme dans l’autre cas confronté à l’alternative de la table rase et du compromis.
3Je dois dire de prime abord que je ne vois pas de filiation entre ces deux transitions. Je ne crois pas qu’il y ait des fils cachés entre la « révolution » de Bourguiba et la révolution de 2010-2011. Certes, il y a toujours des réminiscences qui travaillent les imaginaires des acteurs. Tout au long du mouvement insurrectionnel comme dans l’immédiate post-révolution, un subconscient, ou une sub-mémoire, cheminait sans doute sourdement chez tel ou tel groupe d’acteurs politiques, mais je ne pense pas qu’il y ait une articulation causale entre les deux processus, pas plus qu’un rejeu mimétique entre les deux générations d’acteurs. Je soutiens cependant qu’il y a matière à problématisation entre ces deux moments.
Un purgatoire de la post-révolution ?
4Commençons par la notion d’épuration elle-même. Le mot a une connotation à la fois médicale et quelque peu messianique : « purifier », « purger », des mots de la post-révolution qui revenaient sans cesse lors des délibérations de la fameuse « Instance Ben Achour »3. Les débats qui ont eu lieu au cours de cette phase postrévolutionnaire ont en fait porté sur un vocable précis : celui de « tahsīn » (« immunisation », de la révolution s’entend). Il s’agissait de « vacciner », d’une certaine manière, faire en sorte que les vestiges du pouvoir déchu (azlam) ne puissent plus renaître. Il s’agit d’un réflexe prophylactique et non pas, comme on va le voir avec Bourguiba, de faire rendre gorge aux anciens responsables, ni de mener une opération punitive a posteriori. Cela se produira en sourdine ou devant les tribunaux pour beaucoup de personnages, mais dans un autre cadre, celui de la justice dite transitionnelle.
5Au sens politique, le tahsīn consiste à faire barrage au retour de l’ancien régime en empêchant provisoirement les anciens responsables ou complices de l’État Ben Ali de participer au nouveau cours politique. Avec le recul, cet état d’esprit dénote une attitude frileuse, d’une certaine manière, chez les protagonistes de l’immédiate post-révolution, une angoisse de voir l’ancien régime renaître de ses cendres. Il est maintenant possible de le dire, au-delà de la phraséologie du moment, loin des bruits et des fureurs qui emplissaient les travées de la Haute Instance (HI).
6L’opération d’immunisation se déroulera en deux temps ; ou plutôt, elle va se faire dans un premier temps et se défaire dans un deuxième temps. Le premier moment correspond à la phase préélectorale. Très vite, plutôt qu’un consensus, il y a eu une majorité nette qui s’est prononcée en faveur d’une vaste « purification », et pour l’établissement d'une longue liste d’exclus de la participation politique. Car les noms se comptent par milliers. Et très vite en retour, il y a eu une levée de boucliers, y compris chez ceux qui ont connu les affres du temps de Ben Ali.
7Au bout d’un certain temps, le flottement était tel qu’il a fallu demander l’arbitrage de Béji Caid Essebsi4, alors Premier ministre de transition. Ce dernier va s’opposer – et l’on comprend pourquoi – à une opération de grande envergure. Une sorte de bras de fer va alors opposer l’exécutif à la HI qui tient alors lieu de législatif. On a pu dire que la Tunisie se trouvait alors dans un moment de lévitation juridique car il n’y avait pas d’institution légitime, élue, qui pouvait légiférer ; et l’exécutif était largement issu de l’administration d’ancien régime. Cette période de flottement a fait durer le bras de fer.
8Il faut ici reconnaître une certaine astuce – ou une roublardise inattendue – de la part de Yadh Ben Achour et de son entourage d’experts au sein de la HI, qui a fini par trouver la bonne formule : ne pas limiter le nombre (des personnes à exclure de la vie politique) ni la durée (de leur exclusion). Faut-il prendre en compte toute la période du règne de Ben Ali, soit les vingt-trois dernières années, ou les dix dernières années ? En définitive, une commission présidée, comme de juste, par un historien (Mustapha Tlili), a fixé globalement le nombre d’exclus, de « purifiés », à 8 000 responsables auxquels on a adjoint 3 000 mounachidīn5. Ce chiffre-là a été suggéré, mais il a été confié à l’ISIE6 (première du nom) de statuer elle-même selon des critères ad hoc. De fait, cette formule a marché, à part pour ceux qui sont passés entre les gouttes, comme quelques élus d’Al Moubadara7, et a largement été acceptée. La plupart des figures emblématiques de l’ancien régime ont été pleinement écartées.
9Survient ensuite une deuxième phase : car une fois l’Assemblée nationale constituante mise en place, le débat va reprendre. Ennahdha est alors plus portée à certaines formes insidieuses de compromis, mais elle est aiguillonnée par les plus « excités » de sa propre base. Le congrès pour la République (CPR)8 va, de son côté, remettre sur le tapis le débat sur une loi organique, sur l’immunisation...
10Advient alors une sorte d’équilibre des angoisses. Au bout d’un certain temps, on assistera à la synthèse poussive d’un double désir de normalisation : de la part des tenants de l’islam politique d’un côté, et du camp « moderniste » de l’autre, qui regroupait les figures emblématiques de l’ancien régime autour de Béji Caid Essebsi, et maints personnages issus d’autres familles politiques, de certaines franges de la gauche, du syndicalisme… Le détail des débats est trop riche et trop complexe pour être abordé ici ; il a fait du reste l’objet d’importants travaux auxquels je me contente de renvoyer9.
11De fait, la loi organique ne verra jamais le jour. Elle va s’enliser dans ce qu’on appellera par la suite le passage d’un « impératif d’immunisation » à « l’impératif de réconciliation », sanctionné par la mise en place de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). La prégnance de la notion de consensus, malgré un contexte de tiraillements identitaires récurrents, va s’imposer aux divers acteurs et devenir d’autant plus pressante que l’environnement géopolitique a changé.
12En effet, on occulte souvent cet environnement dans lequel évolue le pays depuis 2011. Le séisme politique égyptien – qui a mis un terme à l’intermède islamiste dans les conditions sanglantes que l’on sait – va peser de tout son poids sur la situation. Le consensus « à la tunisienne » semble avoir été la résultante de paniques croisées : celle de l’islam politique dont la dynamique s’est trop vite essoufflée, et celle du camp dit « moderniste » dont l’emprise sur la société s’est depuis longtemps relâchée.
13Un consensus maquille toujours un rapport de force. En l’occurrence, le rapport de force qui nous préoccupe a nécessité un certain rééquilibrage qui a obligé tout le monde à se distraire de ses anciennes priorités et à laisser s’enliser la notion d’épuration, si impérative au lendemain de l’insurrection. Les initiatives épuratrices vont devenir de plus en plus velléitaires avant de sombrer dans les limbes d’un improbable no man’s land politique, dans lequel les uns et les autres semblent encore plongés.
14À partir de cette scène plus proche de nous sur le plan chronologique, je vais tenter de revenir un peu en arrière pour voir ce qu’il en est de l’épuration bourguibienne. La question s’impose : pourquoi ce détour par la transition post-2011 pour tenter d’élucider la fièvre « purificatrice » qui s’est emparé du bourguibisme triomphant entre 1957 et 1959 ?
15Il ne s’agit pas de mettre en miroir deux processus, mais avant tout de souligner le poids des contextes et la singularité différentielle des deux processus. Dans l’une comme dans l’autre situations, la pacification est le même mot d’ordre, mais c’est la sémantique de chaque séquence qui change radicalement. L’acte de pacifier, c’est le parachèvement de la victoire pour le vainqueur. S’agissant de l’après-2011, on peine encore à nommer ce vainqueur, alors que pour les années de la prime indépendance, le nom de Bourguiba investit toute la scène.
16Difficile de tenir ensemble deux séquences que je dis dissemblables dans leurs sens et disjointes dans le temps. Le fait est qu’elles n’en demeurent pas moins comparables. On ne compare que les différences. L’histoire est-elle autre chose que l’inventaire des singularités, comme on sait depuis Paul Veyne ?
17Après la révolution, la « transition » est le nom d’une tentation contrariée, celle de la rupture. Un demi-siècle auparavant, c’est à peu près le processus inverse qui s’est produit. S’agissant de la transition bourguibienne, la première chose qu’il convient de noter, c’est qu’il faut prendre des pincettes pour utiliser le mot « épuration » ; en effet, le règlement de comptes des gagnants contre les perdants de l’indépendance s’est largement fait en 1955-1956, c’est-à-dire dans cette quasi-guerre civile avec la « sédition » yousséfiste, comme on disait à l’époque – et comme le dira surtout Mohamed Sayah, historiographe du régime par la suite. Les grands perdants de l’immédiate post-indépendance sont en effet les yousséfistes. Après le congrès de Sfax10, sanctionné sur le terrain par la victoire militaire contre les yousséfistes, et surtout, bien sûr, après l’apothéose du 25 juillet 1957 consacrant l’avènement de la République, on se posait la question suivante : qu’est-il besoin d’un nouvel épisode d’épurations ? C’est pourtant ce qui va arriver. Plutôt que des explications, je vais essayer de formuler quelques hypothèses, parce que beaucoup d’énigmes restent à élucider.
18Une fois accompli le premier épisode d’épuration anti-yousséfiste, quel est statut du second ? Moins d’un mois après la proclamation de la République, la Haute Cour va poursuivre le mouvement d’épuration contre les yousséfistes de manière expéditive. Elle va souvent avoir la main lourde, voire très lourde. La même année, deux autres lois vont parachever le dispositif : une loi sur les biens mal acquis et une loi sur l’indignité nationale11. Arrêtons-nous sur ce syntagme : l’indignité nationale.
19Juridiquement, il est directement emprunté au registre de l’après-guerre française. Car à l’évidence, l’épuration française de 1944-1945, qui a aussi été judiciaire et politique, a servi de référence. Elle a touché des centaines de personnes. La loi en question est advenue et a été appliquée dans des conditions pour le moins erratiques : des figures comme Robert Schuman12, qui a été emprisonné par les Allemands, vont subir l’indignité nationale, tandis qu’un personnage aussi sinistre que Maurice Papon13 va passer entre les gouttes.
20Cette épuration-là s’adossait à un consensus fait de bric et de broc qu’on a appelé en France « le résistancialisme gaullo-communiste », qui a permis de couvrir des abus de grande envergure : les « collabos » sommairement exécutés, les femmes tondues sur la place publique… Des figures comme François Mauriac, gaulliste de la première heure, ont tout de suite pointé ce moment improbable de bascule entre la qualité de citoyen et l’opprobre de la trahison14 qui a happé nombre de victimes des législateurs, des décideurs et des juges français saisis par l’euphorie d’après-guerre.
L’épuration comme antichambre de l’autoritarisme
21S’agissant de l’épuration bourguibienne, les historiens ont depuis longtemps mis l’accent sur les cas à la fois les plus emblématiques et les plus problématiques. J’exposerai ici trois cas qui ont défrayé la chronique de la jeune indépendance : trois exemples de parodies de justice au cours desquelles trois dignitaires de la Tunisie pré-bourguibienne devaient passer sous les fourches caudines de l’indignité nationale.
22Premier procès, celui de Mohamed Attya, ancien directeur du collège Sadiki, qui devait rendre compte de « biens mal acquis ». Son procès se déroula du 11 au 16 août 1958. Il écopera de 5 ans de prison, 10 ans d’indignité nationale, et de la confiscation de tous ses biens. Lors de l’interrogatoire, Mohamed Farhat ne s’embarrassant guère d’approximations, les notions fraîchement importées d’indignité nationale, de biens mal acquis, voire de « crime contre l’indépendance », sont interchangeables. Le cas Attya a été expliqué par le menu par sa propre fille, Emna Attya Belkhodja15. La réhabilitation du personnage est établie, et ceux qui le connaissaient ou qui ont été ses disciples (Azzedine Guellouz, Abdelaziz Kacem, et beaucoup d’autres) se sont depuis longtemps employés à honorer sa mémoire16. Et nombre de bourguibistes, de cœur ou de raison, ne comprennent toujours pas pourquoi cette figure-là a été si constamment persécutée. Il est de notoriété publique qu’il était l’ami de Bourguiba, qu’il l’a hébergé en France, qu’ils étaient, au préalable, sur les mêmes bancs à Sadiki... En vérité, l’image de Mohamed Attya, telle qu’elle apparaît dans les témoignages17 et les mémoires de ceux qui sont passés par le grand collège, est contrastée. Certains retiennent avant tout la rigueur et le professionnalisme sans faille de l’illustre directeur, et d’autres rappellent un loyalisme appuyé par rapport à l’ordre existant, celui de l’occupation coloniale.
23Mohamed Attya est une figure charismatique, mais d’un charisme particulier, celui d’une intelligentsia récente, formée durant la période coloniale, mais tendue objectivement vers la formation de nouvelles élites vouées au service de l’indépendance. Premier Tunisien agrégé d’arabe en France, il s’est justement prévalu d’avoir formé 28 agrégés d’arabe à l’indépendance, au moment où lui-même passait en justice. Mais son charisme certain avait un péché aux yeux du « Combattant suprême » : celui d’être trop jaloux de son autonomie. Rétif à tout enrôlement au service des nouveaux maîtres du pays, il devait payer cette orgueilleuse dissidence. Le leadership intellectuel auquel il ne prétendait guère mais dont le créditaient nombre de ses anciens élèves était hautement suspect parce qu’il constituait une dissonance que le nouveau leadership entendait réduire par un procès en infamie. La zaama politique bourguibienne ne pouvait s’encombrer d’une autre zaama, fût-elle mineure et purement culturelle.
24Le deuxième cas, sans doute plus connu, est celui de Tahar Ben Ammar. Un grand travail a été fait pour réhabiliter le personnage, des travaux biographiques universitaires et extra-universitaires lui ont été consacrés18. Je ne vais pas revenir sur les détails. On sait qu’on lui a reproché une scabreuse histoire de diamants, ainsi qu’une histoire d’impôts. En fin de compte, au bout de cinq ou six mois de prison, et au terme de l’interrogatoire infâmant mené par Mohamed Farhat19, le verdict est prononcé en août 1958 en faveur de l’acquittement du fameux vol de bijoux, et trente millions de dinars d’amende juridiquement injustifiés puisqu’ils touchaient à une période prescrite. Mais on n’en était pas à un coup de canif au droit près. Les choses sont ce qu’elles sont ; mais pourquoi ce brusque acharnement contre ce personnage-là ?
25Je me risque encore à une hypothèse. Cet homme était, à n’en pas douter, un compagnon de route de Bourguiba, comme M’hamed Chenik, et comme d’autres grands bourgeois « indigènes » qui, durant le « dernier quart d’heure », ont été des acteurs de premier plan de l'indépendance. Mais à nouveau, cet homme, qui était député, passé en jugement sans même la levée de son immunité parlementaire, était à sa manière outrageusement autonome. Peut-être qu’il ne voulait pas s’enrôler dans la mouvance bourguibiste. Il était coupable du péché inexpiable d’autonomie par rapport au Néo-Destour.
26J’en viens à la figure centrale de notre colloque, qui est Mohamed-Salah Mzali, arrêté le 24 juin 1958 avec tous les membres de son ministère et celui de Baccouche. Déférés devant la Haute Cour, ils sont tous condamnés le 27 février 1959 à la prison, à l’indignité nationale et à la confiscation de leurs biens. Mzali est condamné à 10 ans de prison ferme. Ils bénéficieront plus tard de la liberté conditionnelle puis de la clémence amnistiante (en 1966) du président Bourguiba.
27L’affaire Mzali serait distincte des deux autres. Son cas est celui d’un homme du makhzen pour lequel la vindicte bourguibienne serait plus justifiée. Mais à y regarder de près, les choses sont moins simples. Rappelons d’abord deux versions concurrentes des faits. Selon Mohamed-Salah Mzali dans ses mémoires20, il dit avoir envoyé Réchid (sic), son propre fils, pour négocier le projet de réformes Mzali-Voizard21, et avoir eu l’aval de Bourguiba, nécessaire « sésame » pour pouvoir l’exposer à l’opinion, aux Destouriens, aux Néo-Destouriens, etc. Mais Bourguiba défend une autre version. Il prétend avoir vertement tancé l’envoyé de Mohamed-Salah Mzali :
Je lui ai dit que son père a commis une véritable trahison, que n’excusent ni l’ignorance ni la contrainte. Il a marché avec nous pendant le ministère Chenik ; il a été réprimé avec nous ; il a même continué à conseiller le Bey dans le sens national durant le ministère Baccouche22.
28S’ensuit un jugement beaucoup moins amène. L’ancien Grand vizir du bey a un lourd passif aux yeux de Bourguiba : celui d’avoir défendu la notion de co-souveraineté. Du coup, l’actif qui lui est concédé, celui d’avoir « été avec nous », est passé par pertes et profits. Mohamed-Salah Mzali était, au fond, un gradualiste : il croyait à l’indépendance du pays mais dans un horizon plus lointain, et où le peuple ne jouerait aucun rôle. Après tout, dit-il, la co-souveraineté est un moment qui advient dans une situation de non-souveraineté ; il constitue donc une avancée, syllogisme qui relèverait du bon sens élémentaire. Mais, en l’espèce, le bon sens politique est toujours celui du vainqueur. À l’heure du triomphe du « Combattant suprême » et de la prévalence absolue du récit bourguibien, la distance entre les arguties gradualistes de Mzali et la trahison est abolie. De figure patriotique du makhzen finissant, ce dernier est transfiguré en traître à la patrie. En effet, un peu plus loin, la charge bourguibienne est rude :
On peut être tenté de croire que Mzali et son équipe n’ont, peut-être, pas compris, n’ont pas saisi la portée réelle de l’offre. Mais de quoi se mêlaient-ils ? […] Dans une affaire qui les dépassait, ses ministres ont pris la terrible responsabilité d’intervenir en pleine bataille, d’ordonner la cessation du combat en acceptant, au nom de la Tunisie, une offre qui impliquait un aveu de défaite, alors que la victoire était encore possible. C’est précisément en pareille circonstance que l’on voit à quel point le choix peut être difficile en politique. Et c’est au chef responsable de la bataille qu’il appartient d’apprécier les circonstances, les étapes et la valeur du compromis. Je suis persuadé, d’ailleurs, que certains parmi les destouriens croyaient, eux aussi, que les réformes Voizard apportaient un progrès. Mais parce qu’ils avaient pleinement confiance en moi, ils m’ont suivi quand j’ai dit « non »23.
29De quoi Mohamed-Salah Mzali se mêlait-il ? Non seulement, il ne fait pas partie de la famille des combattants, mais, plus grave, il ne s’est pas rendu à la stratégie du « Combattant suprême ». Tandis que les compagnons un moment égarés se sont très vite ravisés et ont « fait confiance » à la lucidité du leader, le vizir a persisté dans le consentement aux réformes Mzali-Voizard.
30Rappelons que la colère Bourguiba s’est exprimée au lendemain du procès de Mzali. L’accusé – suprême outrecuidance – se justifiait en arguant qu’il voulait l’indépendance en suivant un autre chemin. Sa faute était double. Non seulement il a failli lors de la bataille ultime, mais il a surtout plaidé en faveur d’une autre manière d’être patriote : une erreur politique fatale doublée d’un crime narratif.
Il n’a pas beaucoup souffert, ni dans sa liberté, ni dans sa chair. Il n’ignorait pas que l’enjeu de la bataille, c’est le principe de la souveraineté tunisienne, menacée par la participation des Français aux institutions politiques de la Tunisie ; que tous les sacrifices consentis par le peuple, tout le sang qui a coulé, c’était pour empêcher cette participation qui réduirait à néant cette souveraineté, donnerait le coup de grâce à l’État tunisien et ferait des Tunisiens une communauté religieuse ou linguistique sans existence politique comme les juifs avant la création de l’État d’Israël, une communauté qui ne pourrait plus prétendre à l’avenir, ni à la souveraineté, ni à l’indépendance24.
31L’argumentaire de la politique des étapes revendiquée par Mzali tombait à plat car il n’avait pas l’imprimatur de l’inventeur de cette politique. Pour être absous, il fallait soit appartenir au sérail, soit décrypter la pensée du « Combattant suprême » qui a fait de la notion de souveraineté la pierre de touche de sa stratégie. Mauvais interprète d’une pensée qui lui échappait, Mzali se trouvait au mauvais endroit, au plus fort de la bataille. Une position politique et une disposition intellectuelle ont fait de lui la victime émissaire quasi idéale du présidentialisme triomphant.
Quelques hypothèses en guise de conclusion
32L’indignité nationale a été au cœur du dispositif juridique épurateur mis en place après l’avènement de la République, l’accession de Bourguiba « zaïm » (za‘īm) à la présidence et à la veille des élections qui devaient consacrer le triomphe du « Combattant suprême ». Elle a notamment pris pour cibles des figures symboliques de l’ancienne « classe dirigeante » (au sens strict) « indigène » : un compagnon de route de la saga bourguibienne en son épilogue, dont le parcours doit si peu au Néo-Destour et au leadership bourguibien, signataire des conventions d’autonomie interne puis du Protocole d’indépendance, un privilège usurpé aux yeux de Bourguiba et des siens ; une grande figure de l’enseignement « indigène », ancien camarade de l’élève et de l’étudiant Bourguiba, un intellectuel prestigieux mais dont la carrière ne doit rien au « mouvement national » ; enfin, une figure issue de la méritocratie makhzénienne, dont le patriotisme ne fait pas de doute mais qui a manqué de lucidité stratégique au moment fatidique.
33Tous les trois ont en commun de s’être inscrits dans la lignée de Bourguiba, mais toujours hors de portée de l’emprise bourguibienne. Leur mémoire a été réhabilitée par leurs contemporains ainsi que par les historiens. Pourquoi ces figures ont-elles dès lors fait les frais d’une épuration a priori intempestive et d’un long exil mémoriel du temps de Bourguiba ? On peut esquisser trois hypothèses.
34La première tient de la sociologie historique. Au lendemain de l’indépendance, une nouvelle bureaucratie a investi l’État, issue, pour simplifier, des diverses couches de la petite bourgeoisie qui a animé la lutte de libération nationale. On n’ergotera pas ici sur « l’appartenance de classe » des nouveaux dirigeants. Un livre récent contient des pages éclairantes sur le sujet25. Disons que les nouveaux gouvernants voulaient signifier aux dignitaires de l’ancien makhzen qu’un nouvel ordre social et politique était en cours et que leur place était dans l’ubac de l’histoire.
35La deuxième hypothèse est la suivante. Bourguiba n’a cessé de répéter, dès les premiers mois qui ont suivi l’indépendance, qu’il voulait « bâtir sur du propre » ; autrement dit, il n’entendait pas partager le leadership. À l’heure de la transfiguration du zaïm en raïs (raʾīs) ou de la zaama de combat en zaama de règne, il fallait d’avance solder les comptes des prétendants au partage en commençant par les emblèmes du monde d’hier. La signification politique de l’épuration est là : le présidentialisme qui vient a besoin de boucs émissaires de l’ancien makhzen. L’exclusion judiciaire et la marginalisation de Mzali et de ses partenaires d’infortune viennent finalement en complément de l’éradication politico-militaire du yousséfisme. Elles remplissent une fonction sacrificielle permettant d’asseoir l’autoritarisme sur les dépouilles symboliques de l’ancien régime.
36Tout se passe comme si la révolution de Bourguiba était en mal d’ancien régime et d’après-guerre. La « sédition yousséfiste », avec son lot d’exactions, ne pouvait y remédier. Ce sera donc l’épuration et la persécution des anciens dignitaires du makhzen, avec en vedette les procès de Mohamed Attya, de Tahar Ben Ammar ou de Mohamed-Salah Mzali… Tant pis si la symbolique est quelque peu forcée et la scénarisation par trop cohérente.
37Enfin, on le sait, chez Bourguiba, le combat et le récit du combat vont de pair, s’entrelacent et se ressourcent l’un dans l’autre. La troisième hypothèse pose que le tournant 1957-1959 cristallise une reconfiguration du leadership : de la gloire vers la puissance. Le récit de la gloire va enfler jusqu’à l’hyperbole. S’ensuit une criminalisation des contre-récits. Il fallait que tous les charismes concurrents fussent éradiqués. Et que la gloire des concurrents fût criminalisée.
38D’une transition à l’autre, les épurations se suivent mais ne se ressemblent pas. Le contexte postrévolutionnaire de 2011 a mis en selle une classe politique bigarrée qui a entrepris une épuration confuse, velléitaire et pour tout dire impossible. Le contexte qui a vu le triomphe du premier Bourguiba avait, quant à lui, mis en place un dispositif d’épuration efficace et implacable, à l’image du règne annoncé.
Bibliographie
Sources primaires et presse
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Guellouz Azzedine, 2015, « Confession d’un protégé de Mohamed Attya », Leaders, 21 juin, [en ligne : https://www.leaders.com.tn/article/17163-azzedine-guellouz-confession-d-un-protege-de-mohamed-attya].
Kacem Abdelaziz, 2021, « Mohamed Attya, le passeur de lumière », Leaders, 19 avril, [en ligne : https://www.leaders.com.tn/article/31750-mohamed-attya-le-passeur-de-lumiere].
Ouvrages et chapitres d’ouvrages
Attya Belkhodja Emna, 2021, Mohamed Attya. Le passeur de lumière, Tunis, KA’ Éditions, préface de Hichem Djaït.
Ben Ammar Chedly, 2017, Tahar Ben Ammar, homme d’État. La force de la persévérance, Tunis, Éditions Chedly Ben Ammar.
Ben Ammar Chedly, 2015, Tahar Ben Ammar (1889-1985) : le combat d’un homme, le destin d’une nation (en arabe), Tunis, s. éd.
Bourguiba Habib, 1987, Ma vie, mon œuvre. 1952-1956, textes réunis et commentés par M. Sayah, t. V, Paris, Plon.
Chater Khalifa, 2010, Tahar Ben Ammar (1889-1985), Tunis, Nirvana.
Gherib Baccar, 2024, 2011 au miroir de 1956, Tunis, Nirvana
Gobe Éric, 2018, « L’impossible politique d’épuration dans la Tunisie post-Ben Ali », in A. Allal, V. Geisser (dir.), Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?, Paris, CNRS Éditions, [en ligne : https://shs.hal.science/halshs-01872635/document].
Guessoumi Mouldi, 2021, Face à l’histoire, l’impact de la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution sur le processus de réforme politique et de transition démocratique en Tunisie (en arabe), Sfax, Dar Med Ali.
Mauriac François, 1993, Bloc-notes 1952-1957, Paris, Point Seuil.
Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, suivi de Jouini Elyès, 2023, Mohamed-Salah Mzali. L’intellectuel et l’homme d’État, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).
Sebaï Faouzi, 2015, Tahar Ben Ammar (1889-1985), une biographie historique, Sfax, Laboratoire d’études et de recherches interdisciplinaires et comparées (LERIC).
Notes de bas de page
2Colloque « Mohamed-Salah Mzali (1896-1984). La Tunisie du makhzen à l’État national » tenu les 14 et 15 décembre 2023 à l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma (Carthage, Tunisie).
3C’est ainsi que les différents protagonistes de la post-révolution ont baptisé la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution et de la réforme politique en référence à son président.
4Figure de l’ancien régime de Ben Ali, il s’est retiré sur l’Aventin assez vite. Cet homme du cénacle bourguibien pouvait également se prévaloir de sa participation à la dissidence démocratique à l’intérieur du parti de Bourguiba au début des années 1970, avant de rentrer au bercail.
5Littéralement les « exhortateurs » comme on disait alors, c’est-à-dire ceux qui ont appelé à la réélection de Ben Ali une énième fois.
6Instance supérieure indépendante des Élections présidée en 2011 par un ancien opposant et militant des droits de l’Homme.
7L’Initiative destourienne démocratique, parti politique « centriste » créé en 2011 par Kamel Morjane, ministre de la Défense puis des Affaires étrangères sous Ben Ali. Cette formation finira par disparaître en 2019 pour se fondre dans le parti Tahya Tounes.
8Parti du président Marzouki, partenaire de la troïka issue des élections d’octobre 2011.
9Notamment le volumineux ouvrage de Mouldi Guessoumi paru en 2021 : Face à l’histoire, l’impact de la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution sur le processus de réforme politique et de transition démocratique en Tunisie (en arabe), Sfax, Dar Med Ali ; voir également l’article puissamment documenté d’Éric Gobe sur « L’impossible politique d’épuration dans la Tunisie post-Ben Ali » (2018, in A. Allal, V. Geisser (dir.), Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?, Paris, CNRS Éditions, [en ligne : https://shs.hal.science/halshs-01872635/document]).
10Le congrès de Sfax se tient en novembre 1955, en l’absence de Salah Ben Youssef, alors l’un des principaux opposants à Bourguiba. Il débouche sur l’appui du parti à celui-ci, et sur l’exclusion de l’ancien numéro deux du Néo-Destour.
11La loi sur l’indignité nationale est instaurée en Tunisie le 19 novembre 1957, et vise « tout Tunisien qui avant le 31 juillet 1954 aura sciemment apporté une aide directe ou indirecte aux autorités du protectorat ».
12Grande figure de la IVe République en France, et un des pères de la Communauté européenne.
13Ancien fonctionnaire de Vichy, responsable de rafles et de déportations de milliers de juifs, il fera carrière comme préfet de police lors des massacres de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961.
14« Où finit l’erreur politique et où commence la trahison du citoyen ? », s’interroge-t-il dans ses Bloc-notes 1952-1957 (1993, Paris, Point Seuil, 388).
15Attya Belkhodja Emna, 2021, Mohamed Attya. Le passeur de lumière, Tunis, KA’ Éditions, préface de Hichem Djaït.
16Cf. Guellouz Azzedine, 2015, « Confession d’un protégé de Mohamed Attya », Leaders, 21 juin, [en ligne : https://www.leaders.com.tn/article/17163-azzedine-guellouz-confession-d-un-protege-de-mohamed-attya] ; Kacem Abdelaziz, 2021, « Mohamed Attya, le passeur de lumière » (à l’occasion de la parution de l’ouvrage du même nom, op. cit.), Leaders, 19 avril, [en ligne : https://www.leaders.com.tn/article/31750-mohamed-attya-le-passeur-de-lumiere].
17On trouvera nombre de ces témoignages in Attya Belkhodja Emna, 2021, op. cit.
18Comme la thèse de Faouzi Sebaï (2015, Tahar Ben Ammar (1889-1985), une biographie historique, Sfax, LERIC) ainsi que les biographie de son propre fils Chedly Ben Ammar (2015, Tahar Ben Ammar (1889-1985) : le combat d’un homme, le destin d’une nation [en arabe], Tunis, s. éd. ; 2017, Tahar Ben Ammar, homme d’État. La force de la persévérance, Tunis, Éditions Chedly Ben Ammar) ou de Khalifa Chater (2010, Tahar Ben Ammar (1889-1985), Tunis, Nirvana).
19Président de la Haute Cour de justice instituée en 1956 pour juger les collaborateurs des autorités du protectorat français. Il devait également présider la Haute Cour qui, en 1970, a jugé Ahmed Ben Salah, ancien ministre de l’Économie et des Finances.
20Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).
21Au sujet de ces réformes, voir la contribution d’Ahmed Ounaïes, supra, 77-94.
22Propos restitués dans une lettre datée du 4 mai 1954 et cités par Bourguiba Habib, 1987, Ma vie, mon œuvre. 1952-1956, textes réunis et commentés par M. Sayah, t. V, Paris, Plon ; propos également cités par Jouini Elyès, 2023, Mohamed-Salah Mzali. L’intellectuel et l’homme d’État, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-IRMC, 700-701. Nous soulignons.
231959, « Discours du président Habib Bourguiba », brochure du Néo-Destour, congrès de la Victoire, Sousse, 2 mars. Nous soulignons.
24Bourguiba Habib, 1987, op. cit. ; Jouini Elyès, 2023, op. cit., 701. Nous soulignons.
25Gherib Baccar, 2024, 2011 au miroir de 1956, Tunis, Nirvana, notamment 55-69.
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