Un épisode complexe
p. 77-94
Texte intégral
Introduction
1La Tunisie connaît en 1954 des bouleversements politiques qui manifestent l’essoufflement du régime du protectorat et, sans doute, le crépuscule de l’ère coloniale. L’admission par la France du principe de l’autonomie interne, en juillet 1954, hisse l’année suivante, en Tunisie, un régime d’autonomie vite dépassé. La rupture des équilibres politiques s’étend à l’ensemble de l’Afrique du Nord, la première région d’Afrique à recourir à la violence méthodique dans sa lutte de libération. Les forces émergentes, internes et externes, déterminent irrésistiblement le déclin de l’ordre colonial en Afrique, après son effondrement en Asie.
2Nous examinerons deux aspects : le contexte politique tunisien et le rôle de Mohamed-Salah Mzali.
Le contexte
3Au cours de l’année 1954, plus de trois gouvernements se succèdent en Tunisie. Cette instabilité a un sens : d’abord, le 1er mars, la fin du gouvernement Slaheddine Baccouche, formé en avril 1952 après le rejet par la France de l’option d’autonomie interne affirmée en août 1950. L’échec du gouvernement signifie à la fois l’échec d’une politique impopulaire et l’impasse coloniale. À l’avènement de Baccouche, la Tunisie bascule dans la violence politique : désormais, la résistance et la répression dominent la scène et paralysent le système.
4Le remplacement du résident général de Hauteclocque en septembre 1953 et la fin du gouvernement Baccouche le 1er mars 1954 signifient qu’une page sombre est tournée et que l’espérance d’un sursaut politique n’est pas vaine.
5Le gouvernement de Mohamed-Salah Mzali, investi le lendemain 2 mars, ne tient que cent jours, jusqu’au 17 juin 1954. La démission de ce gouvernement, retardée d’un mois à la demande du bey, ouvre une période d’indécision et d’attente dont nul ne prévoit la durée. Dans l’incertitude, le bey signe le 5 juillet 1954 un décret chargeant un groupe disparate, désigné ad personam, de gérer les départements ministériels vacants jusqu’à nouvel ordre. Ce groupe de six Tunisiens, des commis de l’État, est placé sous l’autorité de Georges Dupoizat, secrétaire général du gouvernement.
6Enfin, une semaine après le discours de Pierre Mendès France à Carthage, le 31 juillet, admettant à nouveau l’autonomie interne, le gouvernement Tahar Ben Ammar, formé le 8 août 1954, reprend le mandat confié quatre ans auparavant à M’hamed Chenik, celui de « conduire la Tunisie vers l’autonomie interne ». Ce sont les termes du communiqué officiel du 20 août 1950.
7L’engagement pour l’autonomie interne est renié par la France l’année suivante. Le reniement est signifié par la lettre du ministre des Affaires étrangères Robert Schuman le 15 décembre 19512. Le gouvernement Chenik riposte en signant le 12 janvier 1952 une lettre portant plainte devant le Conseil de Sécurité des Nations unies pour non-respect par la France du traité conclu avec l’État tunisien qui « maintient intacts, au profit de Son Altesse le Bey, la jouissance et l’exercice de la souveraineté interne ». La hardiesse du gouvernement Chenik, non réprouvée par le bey, aboutit au coup de force du résident général de Hauteclocque qui, le 26 mars 1952, destitue d’autorité le gouvernement Chenik et impose, pour le remplacer, Slaheddine Baccouche. L’échec du gouvernement Baccouche, précisément, clarifie la scène.
8La netteté des positions, de part et d’autre, est éclatante. Du côté tunisien, trois faits nouveaux illustrent le durcissement du noyau nationaliste : l’internationalisation de la question tunisienne, le recours à la violence politique et l’appel au Comité des Quarante afin de rejeter en bloc, en août 1952, les réformes alternatives soumises par la France. Face à l’absolutisme colonial, la Tunisie lance un style de résistance nouveau en Afrique du Nord. Du côté français, la réponse était l’imposition d’un gouvernement docile – le gouvernement Baccouche –, le transfert des pouvoirs de police aux forces armées et le déchaînement de la répression. Dès lors, que signifient le remplacement du résident général de Hauteclocque et la résiliation du gouvernement Baccouche ? Et quelle en est l’alternative ?
9En définitive, la parenthèse de quatre ans, entre août 1950 et août 1954, définit le rôle superfétatoire de Mohamed-Salah Mzali. Il bénéficiait certes, à son avènement, de l’appui du nouveau résident général, de la confiance totale du monarque et du prestige personnel de certains ministres, anciens membres de l’équipe Chenik, auxquels se joint Tahar Lakhdar, une personnalité respectable du barreau de Tunis et un pilier du Front national3.
10Le gouvernement Mzali représentait l’alliance des institutions du protectorat, du makhzen et des élites émergentes. Ces atouts, dans le régime de l’époque, étaient très forts. Pour autant, ils n’étaient guère suffisants, ni pour justifier une politique de substitution à l’autonomie interne, ni pour répondre au front nationaliste qui passait à l’offensive. Le gouvernement Mzali simulait une relance politique au prix d’une fracture du front tunisien et du ralliement de quelques têtes qui comptaient parmi les élites nationales. Mzali s’était vainement épuisé à donner corps à un plan de réforme anachronique.
11Était-il un chef politique ? Il avait été ministre dans l’équipe Chenik et avait signé, sur l’insistance de Habib Bourguiba, la plainte contre la France auprès du Conseil de Sécurité ; il fut destitué et exilé avec M’hamed Chenik à la suite du coup de force, puis écarté du gouvernement suivant formé par Slaheddine Baccouche. C’était alors la première fois, depuis l’avènement de Lamine Bey, que Mzali quittait le gouvernement. C’était son premier écueil politique.
12Près de dix ans auparavant, Mzali avait quarante-sept ans et comptait une carrière caïdale de plus de sept ans quand, le 15 mai 1943, invité à la cérémonie d’investiture de Lamine Bey, il était nommé ministre des Habous dans le gouvernement formé le jour même par Slaheddine Baccouche. Il fut le seul à participer à tous les gouvernements suivants, en étant passé dans l’intervalle au ministère du Commerce, jusqu’à la déposition du gouvernement Chenik le 26 mars 1952. Écarté du second gouvernement Baccouche, il revint deux ans plus tard, le 2 mars 1954, pour lui succéder en tant que Grand vizir – Wazīr Akbar. Une telle position représente le sommet de la carrière à laquelle pouvaient aspirer les caïds dans le régime de l’époque.
13Pierre Voizard, le nouveau résident général, arrivait à Tunis fin septembre 1953, deux semaines après l’assassinat de Hédi Chaker et un mois après la déposition au Maroc du sultan Mohamed V – un acte que Lamine Bey prenait pour un avertissement. Voizard constatait de surcroît l’impopularité et l’impuissance de Slaheddine Baccouche à la tête du gouvernement.
14Pour la France, c’était l’impasse dans les deux protectorats. La question de la Tunisie et celle du Maroc étaient reprises chaque année à l’Assemblée générale des Nations unies depuis octobre 1952, et les résolutions adoptées invitaient les parties à favoriser le développement des institutions vers la réalisation de l’autonomie. Au Maroc, un obscur cousin du sultan, Moulay Arafa, était hissé sur le trône. Quelle politique, en Tunisie, après avoir renié l’option de l’autonomie interne ? Comment obvier à l’immobilisme sans rien céder sur le fond ?
15Précisément, l’expertise de Mohamed-Salah Mzali pouvait tirer de l’arsenal administratif tunisien assez d’élasticité pour faire réforme, pour meubler et pour satisfaire au souci tactique de Voizard et de Lamine Bey. Le bey rappelait donc Mzali à la mi-janvier 1954 et le chargeait d’élaborer, en accord avec le nouveau résident général, un plan qui permît tout juste de tourner la page de Hauteclocque. Homme du makhzen, familier des arcanes, discipliné, Mzali était de service. Comparé à Slaheddine Baccouche, qu’il qualifiait lui-même de « nullité sympathique »4, il allait donner la mesure de son talent : laborieux et roué, en mesure de tailler le faux diamant et de lui donner du lustre, il s’est voué à la tâche. Au bout d’un mois, le plan était prêt.
16Endossé par Voizard, le plan filtrait dans la sphère politique et était aussitôt rejeté par le Néo-Destour et les organisations nationales, puis à nouveau dans une motion commune datée du 25 février 1954, signée par dix organisations et adressée dans un télégramme rendu public à Pierre Voizard, à Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, et à Joseph Laniel, président du Conseil. Parmi les dix signataires figuraient Tahar Ben Ammar, Mahmoud Messaadi et Mongi Slim. Avant même sa proclamation, le gouvernement est ainsi décrié. Pour le Néo-Destour, le plan Mzali-Voizard consacre dans les institutions, notamment l’assemblée budgétaire mixte, le principe de co-souveraineté. Ce principe, qui imprègne la note du Quai d’Orsay du 15 décembre 1951, mine le projet national et ruine l’espoir de l’indépendance même de la Tunisie.
17Mzali réalisait certes l’ampleur du courant hostile. Il réalisait tout autant qu’une atmosphère de pessimisme planait sur la Tunisie. La lassitude gagnait une partie de l’élite tunisienne, persuadée que la France ne lâcherait rien et que l’avenir était obscur. Il valait mieux s’adapter à la perspective du statu quo et reprendre le dialogue politique avec les dirigeants français les plus réceptifs, dans l’espoir d’une prise de conscience plus large des sympathisants français. Aussi l’idée d’un gouvernement plus crédible que celui de Baccouche était-elle justifiable.
18Dans son effort pour former un gouvernement représentatif, Mzali avait tenté d’attirer Hédi Nouira qui, au premier abord, en avait accepté le principe. Nouira était de ceux qui étaient gagnés par le doute. Mais bientôt, averti d’une menace terrifiante décidée par Salah Ben Youssef, il s’éclipsait, démissionnait du bureau politique de son parti et se réfugiait loin de Tunis. Au bout de quelques semaines, Nouira condamnait, à titre indépendant, les réformes du 4 mars dans une tribune du Monde datée du 8 avril 19545.
19Après Nouira, Mzali offre à Tahar Ben Ammar, le 19 février, le ministère de l’Agriculture avec rang de vice-président du Conseil. Ben Ammar décline, mais lui pose néanmoins la question du programme du futur gouvernement. Mzali esquive la question.
20Le 27 février, Mohamed Saâdallah, lors de l’inhumation au Jellaz de Hadj Slimane Ben Youssef (père de Salah Ben Youssef), rejette l’idée de participer au gouvernement : sa déclaration est rapportée le lendemain dans les journaux. Deux jours plus tard, le 1er mars, Saâdallah justifie la participation au gouvernement parce que le bey, dit-il, le recommande « dans l’intérêt supérieur du pays ».
21Après la proclamation du gouvernement, le Front national, qui réunit des organisations politiques, syndicales et corporatives, tient le 15 avril une réunion solennelle et rejette à l’unanimité les réformes, dans une résolution rendue publique. Une délégation dirigée par Tahar Ben Ammar et reçue le 20 avril par Lamine Bey remet au souverain la résolution ; l’audience est houleuse et provoque une tension. La longue résolution est publiée par le journal Le Petit Matin du 27 avril.
22Sans doute faut-il compléter deux points pour cerner le tableau. L’institution militaire française, qui exerçait depuis janvier 1952 les pouvoirs de police, montrait ses limites. Le CSTT (Commandement supérieur des troupes de Tunisie), avec les généraux Pierre Garbay jusqu’au 24 février 1954 et Pierre Boyer de Latour à partir de cette date, se révélait de son côté impuissant à assurer la sécurité du territoire et, notamment, la sécurité de la colonie française dans les villes et dans les campagnes. Les renforts accrus de troupes pour la Tunisie rattachaient l’actualité tunisienne à la tragédie du Vietnam. Le déploiement ostensible des forces armées dans les villes, l’extension des opérations militaires, l’écho des affrontements dans les campagnes et la fréquence des attentats sanglants changeaient la scène tunisienne. Sans paraître fléchir, le commandement français montrait ses limites en annonçant de plus en plus de renforts.
23Le 7 mai 1954, la nouvelle de la capitulation des forces françaises à Diên Biên Phu, et la photographie largement diffusée du commandant de Castries les bras levés dans son bunker et tenu à bout de fusil par trois jeunes soldats vietnamiens, inondent la Tunisie. L’onde de choc de Diên Biên Phu va loin. À Genève, la Conférence de la Paix en Indochine, ouverte le 26 avril 1954, avec la participation des quatre grandes puissances et de la Chine, est suspendue. Bidault, ministre des Affaires étrangères, se retire, son gouvernement ayant démissionné. En Tunisie, la répression n’en est que plus féroce et la mobilisation de la résistance nationaliste est portée à l’extrême.
24D’autre part, la dualité de la substance médiatique qui, pour les uns, dénonce le terrorisme et, pour les autres, cultive les ressorts du nationalisme, entretient les tensions et jette les bases d’une opinion nationale politisée, effervescente, attentive au discours politique des dirigeants qui occupent l’avant-scène, qu’ils soient hardis, subtils ou parfois effacés, et qui, dans tous les cas, sont jugés et classés.
25La Tunisie est ainsi entraînée dans une lutte de résistance d’une envergure et d’une portée inconnues. Le tournant pris en janvier 1952 – le recours à la violence et l’apparition de combattants armés dans les montagnes – atteint son paroxysme. L’instabilité gouvernementale reflète l’intensité de la crise politique qui s’est exacerbée dans un climat de violence urbaine et rurale.
26Sur ce fond, le zèle de Mohamed-Salah Mzali à occuper la scène et à se faire entendre était pathétique. L’effondrement de son gouvernement le 17 juin 1954, en dépit de ses atouts, signifie que le régime, avec ses institutions, son décorum et son cortège de serviteurs, a atteint ses limites. Le régime, en fait, vacille. La Tunisie vit une situation inédite et couve des forces nouvelles. Depuis 1954, de nouveaux équilibres, peu à peu, percent sur la scène.
27Trois faits nouveaux concluent l’année 1954. D’abord, l’innovation, au sein du gouvernement français, du ministère chargé des Affaires marocaines et tunisiennes. Cette institution très particulière a vu défiler trois titulaires – Christian Fouchet, Pierre July et Alain Savary – et aboutit en mars 1956 à la proclamation de l’indépendance des deux pays. D’autre part, la solennité et la médiatisation exceptionnelles, en France même, des négociations de 1954 et 1955 sur le futur régime d’autonomie interne, contrastaient avec l’intérêt mineur porté aux négociations avec le gouvernement Chenik entre octobre et décembre 1950. Un drame se jouait au saint des saints de l’empire colonial, frappé, non par les armes comme à Diên Biên Phu, mais par la percée des peuples d’Afrique du Nord et par les vives pressions internationales, y compris au sein de la famille atlantique. À travers le théâtre politique, les dirigeants français, secoués, préparaient les communautés coloniales à une évolution radicale qui ne manqua pas de se vérifier quand, en novembre, éclatait la Révolution algérienne dans les nuées de l’orage géopolitique qui leva d’abord en Tunisie.
28Enfin, un acte majeur clôt l’année 1954, la remise des armes par les combattants tunisiens. Cet acte, parrainé par le Néo-Destour et matérialisé du 1er au 9 décembre, alors que les négociations se poursuivaient à Paris depuis trois mois, illustre le recentrage du pouvoir réel en Tunisie. L’acte manifeste également la capacité du Néo-Destour à ajuster la méthode d’action politique en fonction des évolutions du protectorat. La portée de l’événement signifie enfin, sur le plan intérieur tunisien, la primauté du politique et la subordination du militaire à l’autorité civile. Cette dimension distinguera, à l’avenir, la nature de l’État tunisien dans le contexte du Maghreb.
Le rôle de Mohamed-Salah Mzali6
29Reconnaissons d’abord son envergure intellectuelle. La culture acquise dans sa jeunesse est ample et typique des élites tunisiennes. Mzali se distingue parmi les Français, parmi les Maghrébins et vraisemblablement parmi les élites mondiales de son temps. Il possède les deux cultures, arabe et française, avec une ouverture sur l’antiquité romaine et sur les connaissances accessibles de l’avant-guerre et de l’après-guerre. Il doit cette culture à sa qualité de Tunisien. Aucune autre société, dans la sphère où nous évoluons, n’offrait un horizon d’une telle ampleur, dont nous retrouvons l’esprit et la consistance chez ses aînés et ses contemporains : Béchir Sfar, les frères Bach Hamba, Abdeljelil Zaouche, Mahmoud Materi, Ahmed Ben Miled.
30Mzali est un touriste exceptionnel : il visite, entre 1914 et 1957, les principales villes d’Europe, d’Asie, d’Amérique du Nord et du monde arabe. Il est probablement le seul Tunisien qui, en son temps, ait poussé aussi loin la curiosité touristique, en son acception noble.
31C’est un Tunisien élevé à l’ancienne et éduqué à Sadiki. S’il a évolué dans le milieu makhzen, s’il garde le respect de la tradition et vénère le statut zitounien, il est acquis à la modernité et manifeste plus de respect pour les zitouniens ouverts d’esprit et réformateurs. Son rapport à l’islam est modéré. Il n’est guère un pratiquant zélé et, s’il a effectué un pèlerinage et une ‘omra, c’était à l’occasion de missions ou de visites, non pour l’acte même. Il se dit lui-même voué à réformer les mœurs, à valoriser la rationalité et à inculquer l’esprit critique. Il a pratiqué cet esprit, à son échelle. Il est fier d’être tunisien, ce qui transparaît à travers ses écrits et ses actes, par-delà son rôle accablant dans la conjoncture de 1954, qu’il présente obstinément dans ses mémoires comme un progrès sur la voie de l’autonomie interne.
Peut-on parler d’aveuglement politique ?
32À notre sens, Mzali ne prend pas la mesure du problème politique. Il ne s’estime pas concerné. Il est dominé par la représentation de lui-même comme le bon élève, méritant, bien noté, apprécié de son maître… le maître étant le détenteur de l’autorité suprême, qu’il soit le père, le professeur, le résident général ou le bey. Quand il décide à partir de la position qu’il détient – enseignant, caïd ou ministre –, c’est par référence à la hiérarchie. Il ne s’attribue pas d’autre devoir. À ses yeux, il doit sa promotion légitime à son labeur et à son zèle dans l’exécution impeccable de la tâche qui lui est confiée. Son devoir tient au dévouement, à la droiture, à la loyauté exempte de suspicion.
33Mzali est séduit par la philosophie stoïcienne. Il se veut stoïque, voué au bien, insensible aux passions. Quand il subit le mal, il oppose la force d’âme, la capacité de patience. Tel est le fil moral qui transparaît dans les mémoires de Mohamed-Salah Mzali et qu’exalte le mot de présentation qui précède l’ouvrage7. Et telle est la personnalité profonde de Mzali. Il se pose, en son for intérieur, comme l’exécutant parfait : il est comblé quand il s’estime dûment apprécié par la hiérarchie.
34Une compétence doublée d’une telle inhibition est valorisée par tout régime dominateur. Le régime du protectorat cultive ce profil qui fait la bonne fortune du makhzen, notamment du cadre caïdal, le statut le plus élevé pour les Tunisiens de son temps. Sans être l’agent déclaré pro-Français – que les nationalistes combattent comme un traître –, il tient plutôt le profil accommodant et flexible, foncièrement évasif, qui fait problème pour les nationalistes parce que, par moments, ils l’instrumentalisent, tandis qu’il se dérobe à leur combat. Dans les sociétés soumises à un ordre injuste, en particulier l’ordre colonial, l’appel du devoir national prévaut, avec le sens du sacrifice qui lui est inhérent. La prétention au détachement philosophique est jugée comme une fuite, à l’égal de la désertion et de l’indignité.
35Tel est le dilemme. Mais le dilemme exonère-t-il ? À notre sens, la question de la responsabilité reste entière. Dans son témoignage, sa haute mission en 1954 ne lui inspire guère mauvaise conscience. Il revendique d’avoir rapproché le système évolutif du protectorat du seuil de l’autonomie interne. Sans dissimuler les actes hostiles, il ne les rattache ni au nationalisme, ni au Néo-Destour, il les noie dans un faisceau d’observations où il dénonce soit la bassesse, soit les calculs de politiciens avides et mesquins.
36Au lendemain de l’indépendance, les membres des gouvernements Baccouche et Mzali sont arrêtés et jugés devant la Haute Cour, condamnés pour indignité nationale, et leurs biens confisqués. Ils purgent leur peine en prison et bénéficient, au bout de dix-sept mois (du 24 juin 1958 au 12 novembre 1959), d’une libération conditionnelle, puis enfin ils sont amnistiés le 10 juin 1966. Trois d’entre eux sont morts en détention : Mohamed Denguezli, Taïeb Belkhiria et Mohamed Saâdallah.
Ses liens avec Habib Bourguiba
37Mohamed-Salah Mzali exalte ses liens constants avec Habib Bourguiba. Il se garde de lui attribuer la paternité des lois qui l’incriminent ou des harcèlements qui l’ont affligé depuis 19578. Il insiste, au contraire, sur sa grandeur d’âme et évoque les liens jamais rompus avec lui, ni avant, ni après les accusations, la condamnation et les épreuves consécutives.
38Après la mesure d’amnistie dont il bénéficie en juin 1966, il est reçu, accompagné de son épouse, par le président Bourguiba au Palais de Carthage. Ce geste s’explique par la logique même de l’amnistie, évidemment voulue par le président, et qui projette, dix ans après l’indépendance, l’image de la page tournée par le régime relativement aux procès politiques. Pour Habib Bourguiba, le geste signifie sa propre grandeur morale et, par ailleurs, l’élévation de l’État qui pardonne.
39Sur la portée du pardon, rappelons ce témoignage de Hédi Mabrouk dans ses mémoires9. Il était en 1959 gouverneur de Gafsa et recevait, à sa résidence, le président Bourguiba qui effectuait une visite dans le gouvernorat. Réalisant le drame du couple – Madame Mabrouk étant la fille de Mohamed Saâdallah, qui fut codétenu avec Mzali pour les mêmes accusations –, le président souleva la question avec Hédi Mabrouk en lui déclarant : « il faut que tu saches que c’est la roue de l’histoire qui a écrasé Saâdallah aujourd’hui et qu’elle risque de m’écraser moi-même un jour ! » Ainsi, pour Bourguiba, le principe du pardon relevait de la marche de l’Histoire, et transcendait les acteurs eux-mêmes.
40Deux entretiens en particulier nous retiennent. Au moment où Mzali, Premier ministre, devait lancer les réformes du 4 mars, il décidait de consulter Habib Bourguiba, alors éloigné sur l’île de La Galite. Empêché d’effectuer lui-même la visite à La Galite, Mzali confia à Abdelmajid Mestiri, membre de son cabinet, de lui remettre le texte des réformes. Bourguiba disposait ainsi, dès le départ, des documents. Fin mars, Mzali chargea son fils Rachid de se rendre à son tour auprès de Bourguiba afin de recueillir son avis sur le projet. Mzali résume ainsi la réponse de Bourguiba : « Son opinion nuancée appréciait différemment les dispositions qui pouvaient être approuvées et celles qui appelaient des réserves10. » Cette concision, sur une opération aventureuse et lourde de conséquences, est frustrante. Rappelons que Bourguiba a durement condamné les réformes lors de sa huitième conférence sur le Mouvement national, le 8 décembre 1973. Du reste, l’acte symbolique de restituer au bey « la Facha », en mai 1954, est l’expression de sa condamnation radicale de l’opération Mzali dans son ensemble.
41En août 1956, au hasard d’une cure à Aix-les-Bains, Mohamed-Salah Mzali, libéré depuis deux ans de toute responsabilité, est reçu par Habib Bourguiba, Premier ministre, avec lequel il s’entretient longuement11. À cette date, le décret instituant la Haute Cour était déjà publié (19 avril), au lendemain même de l’investiture du gouvernement.
42Mzali était ciblé. Bourguiba et Mzali parlent de la situation politique avec sang-froid et en toute courtoisie, l’esprit évidemment hanté par l’inculpation imminente de Mzali. Tout en devinant l’angoisse de l’un, on ne saurait exclure le faux-semblant de l’autre, qui allait bientôt fondre sur les membres des gouvernements Baccouche et Mzali, et y adjoindre encore, sur d’autres bases, Tahar Ben Ammar et son épouse.
43Les deux noms, Baccouche et Mzali, sont cités dans la loi promulguée l’année suivante, le 17 août 1957, sur les biens mal acquis. De son côté, Mzali a constamment épargné Habib Bourguiba, bien qu’il ait dû réaliser l’invraisemblance d’attribuer tous ses malheurs à Taïeb Mehiri, ce qu’il insinue pourtant par ailleurs. La part de duplicité chez Bourguiba est indéniable : elle soulève encore aujourd’hui, parmi les psychiatres tunisiens, une controverse sur sa personnalité profonde, sur sa dualité.
44Un dernier point retient notre attention : les cent jours de l’opération Mzali étaient-ils un facteur retardateur ? À l’échelle de l’Histoire, le paroxysme est souvent un détonateur et un accélérateur. À la distance où nous sommes de l’événement, nous pouvons prendre la mesure du moment Mzali comme la prise de conscience la plus large de la nécessité du bond en avant, l’Aufhebung de Hegel, déterminé par la contradiction exacerbée. Les décisions difficiles sont rendues possibles précisément sous l’effet de la tension extrême. C’est cette tension extrême qui qualifie l’année 1954, une année pivotale, minée de ruptures, qui a détruit et construit, et qui reste, pour une large part, équivoque.
Bibliographie
Mabrouk Hédi, 2012, Feuilles d’Automne, Tunis, Sud Éditions.
Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).
Nouira Hédi, 1954, « Les réformes tunisiennes », Le Monde, 8 avril, [en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1954/04/08/les-reformes-tunisiennes_2012597_1819218.html].
Annexe
2. Chronologie des années qui suivent 1954
Date/période |
Événement |
8 août 1954-février 1955 |
Mzali voyage en Europe : Suisse, Autriche, Italie, Sicile. |
14 mars-fin mai 1955 |
Il effectue une vaste tournée en Asie et en Amérique, puis rentre par la France et poursuit à Rome, à Beyrouth, au Pakistan, en Inde, en Thaïlande, à Hong Kong, au Japon, à Hawaï, à San Francisco, au Mexique, aux États-Unis (New York et ONU ; B. Ladgham17) puis Paris (chez le docteur Ben Raïs avec H. Bourguiba en mai 195518), enfin à Malte et Tunis. |
mars 1956-7 avril 1956 |
Nouvelle tournée dans les pays arabes : Beyrouth, Damas, Bagdad, Koweït, Arabie saoudite (‘omra19), Égypte, Libye, et retour par Djerba. |
Été 1956 |
Séjour en Angleterre, après un séjour en Normandie20, puis séjour en août-septembre 1956 à Aix-les-Bains, où il a une longue conversation avec H. Bourguiba (Premier ministre) accompagné de Hassine Lassoued21. |
19 avril 1956 |
Création de la Haute Cour par décret beylical. |
17 août 1957 |
Promulgation de la loi sur les biens mal acquis22. |
19 novembre 1957 |
Loi sur l’indignité nationale contre ceux ayant exercé leur autorité avant le 31 juillet 1954 ; loi révisée par l’Assemblée le 3 décembre 1957, fixant la période d’application de cette loi du 18 janvier 1952 au 31 juillet 195423. |
Fin 1957 |
Mzali est invité à déclarer ses biens et ceux de son épouse24. |
10 décembre 1957 |
Les biens de Mzali font l’objet d’un séquestre (levé le 18 avril 1958). Parallèlement, son allocation de retraite est suspendue. Le 31 mars 1958, une ordonnance de non-lieu est prononcée relativement aux biens mal acquis25. |
avril 1958 |
Mzali accompagné de son fils Rachid présente ses vœux pour l’Aïd au président Bourguiba à Carthage26. |
24 juin 1958 |
Un commissaire se présente à son domicile et l’arrête sur mandat de dépôt basé sur l’inculpation d’indignité nationale. Son appartement à Tunis est ensuite perquisitionné, ainsi que sa villa à Khéreddine27. |
26 juin 1958 |
Mzali est conduit à la prison civile où il est détenu huit mois28. |
Dès mars 1959 |
Après le jugement, il reçoit un repas couffin de sa famille29. |
12 novembre 1959 |
Le président Bourguiba décide une mesure de libération conditionnelle, suite à son élection à la présidence de la République. Mzali est contraint à la résidence à Tunis. Sa pension de retraite est suspendue de facto. Son épouse bénéficie d’une pension de retraite en tant que veuve de caïd. Trois condamnés sont morts en détention : Mohamed Denguezli, Taïeb Belkhiria et Mohamed Saâdallah. |
10 juin 1966 |
Mzali bénéficie d’une grâce amnistiante, sur la base de la loi du 24 mai 1966, qui crée ce statut au profit des personnes condamnées par la Haute Cour30 ; Mzali devient libre de se déplacer en Tunisie. Douze condamnés en ont bénéficié ; Mzali est ensuite reçu avec son épouse par le président Bourguiba. Les arrérages de retraite restent bloqués pour la période 1958-196631. |
Source et conception : Ahmed Ounaïes
Notes de bas de page
2Citée dans son intégralité par Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], Au fil de ma vie, Tunis, Cérès Éditions-Beït al-Hikma-IRMC, 387-391. Voir également en annexe de la contribution de Habib Kazdaghli, infra, 123-147.
3Le Front national est un forum qui, à partir de février 1944, rassemble les représentants des organisations politiques, économiques et syndicales ainsi que des indépendants, parmi les figures nationales, pour se prononcer sur les événements affectant l’évolution politique de la Tunisie.
4Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], op. cit., 337 : « Par son intelligence et sa finesse, Mustapha Kaâk se plaçait intellectuellement à cent coudées au-dessus de la nullité sympathique qu’était son prédécesseur. »
5Voir dans les archives du Monde : Nouira Hédi, 1954, « Les réformes tunisiennes », Le Monde, 8 avril, [en ligne : www.lemonde.fr/archives/article/1954/04/08/les-reformes-tunisiennes_2012597_1819218.html].
6Pour un rappel des grandes lignes biographiques de Mzali, voir infra, annexe 1, 90-91.
7Mzali Mohamed-Salah, 1972 [2023], op. cit., 31, extrait de lettre de Lucien Paye à l’auteur : « Et après les douloureuses et surprenantes épreuves que votre patriotisme lucide et votre sagesse politique vous ont conduit à affronter et à supporter, c’est sur des réflexions qui font évoquer Marc Aurèle que se termine le récit de votre vie. C’est bien là ce qui me semble bouleversant : qu’une si constante équité, après avoir par son action même appelé sur vous ces épreuves, s’exprime en conclusion par un tranquille et souriant stoïcisme, dédaigneux de l’irrationnel et de l’injuste. »
8Pour une chronologie des événements qui suivent l’année 1954, voir infra, annexe 2, 92-93.
9Mabrouk Hédi, 2012, Feuilles d’Automne, Tunis, Sud Éditions, 80-81.
10Mzali Mohamed-Salah, 2023 [1972], op. cit., 450.
11Ibid., 517 sqq.
12Ibid., 170.
13Ibid., 174.
14Ibid., 176 sqq.
15Ibid., 179.
16Ibid., 541 : « […] nous avons montré dans quelle mesure [les réformes] ont pu préparer l’autonomie interne dont elles ont posé les premiers jalons. »
17Ibid., 501 : « Bahi Ladgham faisait du bon travail dans les couloirs de l’ONU au service de la cause tunisienne. »
18Ibid.
19Ibid., 506.
20Ibid., 512.
21Ibid., 517 sqq.
22Ibid., 522.
23Ibid., 526 sqq.
24Ibid., 522.
25Ibid., 524.
26Ibid., 525.
27Ibid., 527.
28Ibid., 528.
29Ibid., 532 : « Plus tard, à partir de mars 1959, c’est-à-dire après le jugement de condamnation, j’aurai moi aussi le droit de recevoir ma nourriture du dehors. »
30Ibid., 539 ; 556.
31Ibid., 557.
Auteur
Politologue et diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères tunisien, président d’honneur de l’Association tunisienne pour les Nations unies, président de l’Association des études bourguibiennes, et membre de l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma.
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