Hauts fonctionnaires de l’administration tunisienne et alliances matrimoniales : ascension et réclusion
p. 33-52
Texte intégral
Introduction
1Le processus de rationalisation de l’administration2 a été favorisé au cours de la période coloniale, par l’instauration de normes de sélection visant à la décomplexifier. Des critères professionnels, tels que le niveau d’étude, les examens professionnels et les concours3, furent introduits dans le processus de sélection des candidats. À partir de 1885, en particulier après la création du Secrétariat général du gouvernement tunisien, les nominations et les promotions professionnelles, initialement limitées à certaines administrations centrales, s'appuyèrent sur des critères objectifs. Cependant, malgré l’institutionnalisation de normes de compétence, les structures administratives demeuraient dirigées par des réseaux. La preuve en est l’omniprésence de pratiques non professionnelles au sein de l’administration, comme les médiations familiales, ce qui limita la portée du processus de rationalisation susmentionné. C’étaient principalement l’origine familiale et le mariage qui déterminaient l’attribution des rôles et postes administratifs. Max Weber est le premier à avoir utilisé le terme analytique4 « patrimonialisme » pour qualifier l’influence du patriarcat sur la nomination ou la promotion de fidèles fonctionnaires dans les domaines militaire et administratif. C’est ce que nous allons voir pour le cas tunisien.
2Pour étayer nos résultats et leur donner une signification statistique, nous avons créé une base de données comprenant 250 fonctionnaires tunisiens5. En raison de l’insuffisance des données archivistiques, nous proposons parfois des échantillons. Dans notre corpus, nous nous concentrerons sur les liens familiaux6 des fonctionnaires tunisiens à l’époque coloniale, en incluant les ascendants et les descendants, ainsi que les alliances familiales « éloignées » ou indirectes. Nous examinerons ensuite la manière dont les relations familiales et les alliances matrimoniales ont influencé la nomination, la promotion ou l’exclusion des fonctionnaires tunisiens dans les administrations pendant la période du protectorat.
Les liens de parenté et le cursus professionnel
3Les institutions administratives du Grand ministère établies en 1861 sont désignées par le mot « administration ». Certaines ont été maintenues après l’établissement du protectorat français en Tunisie en 1881, telles que la Section d’État, la Djémaïa des Habous7 et d’autres8. Ce terme comprend également les diverses structures administratives établies par les autorités coloniales après 18819. Ces institutions, qui ne constituaient pas une seule administration ni une unité géographique, mais plutôt un ensemble de services centraux10 situés dans des locaux ou des bâtiments différents, comprenaient le Premier ministère, le Secrétariat général du gouvernement tunisien, le ministère de la Justice et la direction de l’Intérieur, entre autres structures créées après les réformes de 192211. Nous expliquerons les différentes méthodes de recrutement appliquées dans ces administrations.
4Le graphique ci-dessous montre que les mécanismes de nomination ont changé pendant la période coloniale. Au sein du corpus étudié, 59 % des fonctionnaires tunisiens furent nommés par décision administrative. Cela conférait à l’administration une liberté absolue en termes de choix des profils appropriés à partir de critères à la fois professionnels et non rationnels.
Figure 1. Trois modes de recrutement dans l’administration coloniale12

Source et conception : Fatma Chalfouh
5La promotion et la nomination étaient soumises à des critères multiples, et parfois imbriqués. Des médiateurs étaient désignés pour nommer ou promouvoir certains fonctionnaires. Les médiations de nomination ou de promotion à toutes les étapes du cursus professionnel des fonctionnaires sont estimées à 20 %. Cependant, nous pensons que ce pourcentage ne reflète pas la réalité car il est rare que ces types de médiations laissent une trace matérielle dans les archives, en particulier en ce qui concerne la médiation orale, acte dissimulé qui ne figure pas dans les documents officiels des administrations. Cependant, les documents administratifs contiennent quelques vestiges de notes rédigées par les autorités du protectorat concernant les liens entre les autorités tunisiennes et certaines élites de la société « indigène ». Selon les indices trouvés dans les archives, en particulier dans les dossiers personnels ou administratifs, ces agents mobilisèrent diverses formes de médiations familiales. Des critères non professionnels furent établis par le secrétaire général du gouvernement tunisien Bernard Roy13. En effet, pour centraliser les structures du système colonial et garantir la loyauté des fonctionnaires tunisiens, Roy mit en place une politique coloniale fondée sur les « grandes familles »14. Après la fin de la Première Guerre mondiale, cette politique fut remise en question, en particulier dans les années 1930 lorsque les concours furent utilisés comme voie principale de recrutement pour les rédacteurs ou les interprètes. Mais malgré cela, les pratiques de médiation persistèrent dans l’administration jusqu’à l’indépendance. Le tableau suivant présente quelques exemples du rôle des liens de parenté et de mariage dans la nomination ou la promotion de certains employés à des postes supérieurs.
Figure 2. Quelques exemples de relations entre fonctionnaires et médiateurs
Fonctionnaires | Médiateurs | Types de relations (familiales ou matrimoniales) |
Rachid Ben Othman | Slaheddine Baccouche | Rachid Ben Othman, époux de Kmar Baccouche, est le beau-frère de Slaheddine Baccouche |
Sadok Zmerli | Alaoua Tamzali | Alaoua Tamzali beau-père de Sadok Zmerli |
Tahar Sakkat | Ali Sakkat | Ali Sakkat père de Tahar Sakkat |
Tahar Maoui | Ali Ben Mustapha | Ali Ben Mustapha oncle de Tahar Maoui |
Taïeb Belkhiria | Mustapha Denguezli | Son gendre |
Abdessatter Bahri | Sadok Bahri | Son père |
Abdelaziz Baccouche | L’épouse du résident général François Mançeron | L’amie de sa sœur (Farida Baccouche) |
Arbi Ben Abdallah | Ali Ben Mustapha | Liens de parenté |
Fakhreddine Ben Mourad | Chedly El Okbi | Chedly El Okbi beau-père de Fakhreddine Ben Mourad |
Med El Aziz Lakhoua | Hédi Lakhoua | Père et fils |
Mohamed Bayram | Hamida Bayram | Père et fils |
Mustapha Sfar | Béchir Sfar | Père et fils |
Mahmoud Ben Othman | Louis Franchet d’Espèrey | Franchet d’Espèrey ami de son grand-père (le caïd Ahmed Ben Othman) |
Source et conception : Fatma Chalfouh
6Le corpus étudié montre que la médiation familiale eut des effets sur les recrutements, les promotions et les mutations, ainsi que sur les privilèges tels que l’obtention d’aides financières ou d’indemnités supplémentaires, et une certaine tolérance vis-à-vis des transgressions administratives. Les autorités de protectorat approuvèrent des suggestions pour nommer des fonctionnaires tunisiens selon leurs appartenances familiales ou leurs alliances matrimoniales. Avant la Première Guerre mondiale, certains anciens fonctionnaires tunisiens avaient l’habitude d’adresser des lettres15 au secrétaire général du gouvernement tunisien pour solliciter la nomination de leurs fils dans l’administration, en fondant leurs demandes sur leurs positions au sein de la société, entre milieux coloniaux et « indigènes ». Par exemple, en 1915, Béchir Sfar adressa une demande par écrit au secrétaire général du gouvernement Bernard Roy pour qu’il nomme son fils Mustapha Sfar comme interprète à l’administration générale. Or, à cette époque, celui-ci n’avait pas encore achevé ses études à l’Institut des Langues orientales (aujourd’hui l’INALCO) à Paris, bien qu’il eût travaillé et poursuivi ses études avant de se rendre en France pour passer ses examens. Il en va de même pour Tahar Sakkat : son père, Ali Sakkat, ministre de la Justice, demanda au secrétaire général du gouvernement en 1934 de nommer son fils au grade de khalifa. En 1936, il désigna également son fils comme membre de son cabinet16.
7Certaines familles, conscientes de leur position au sein de la société locale, cherchèrent à en tirer profit pour gagner le respect des autorités du protectorat : Mohamed Zarrouk rappela le passé de sa famille et le rôle de maintien de l’ordre qu’elle avait assuré au sein des tribus des Jlass à Kairouan – son oncle Abderrahman Zarrouk, caïd des Jlass, avait réussi à soumettre la population en 1881 – afin de dénoncer l’injustice que représentait la réduction de son salaire lors de son passage de l’administration des instructions publiques à celle de l’agriculture. Il demanda à être nommé au grade de kahia17.
8Les femmes jouèrent également un rôle crucial dans la nomination et la promotion des fonctionnaires, à travers les alliances matrimoniales. Le tableau (cf. supra, fig. 2) montre que l’entremise d’un gendre était fréquente. Par exemple, après son mariage en 1927 avec Fatma, la fille de Chedly El Okbi, alors directeur du Protocole de Habib Bey, Fakhreddine Ben Mourad, auparavant employé dans le domaine agricole18, rejoignit l’administration en 1929. Mais il faut souligner que Chedly El Okbi était une personnalité très appréciée des autorités coloniales en raison de son long parcours professionnel au sein de l’administration en tant que caïd, et du fait de sa mission en octobre 1915 avec Kaddour Ben Ghabrit, directeur du Protocole du roi du Maroc19. Cette mission consistait à faciliter la communication entre la France et le chérif husseinite à La Mecque, afin de garantir la présence française au Levant, lutter contre l’omniprésence anglaise et accommoder le projet d’occupation de la Syrie20 sur le long terme.
9Au cours des années 1930, une concurrence éclata entre fonctionnaires tunisiens et français en raison du manque de postes, en particulier pour les Tunisiens. Certains, privés de promotion, étaient maintenus dans leurs positions de rédacteurs, interprètes ou sous-chefs de services.
10Ali Ben Mustapha fut alors parmi les rares personnes promues malgré les difficultés que connaissait alors la fonction publique en Tunisie. En effet, ce fonctionnaire avait toujours été hautement considéré par les autorités du protectorat et avait occupé des postes importants dans l’administration centrale avant 1926, comme celui de directeur de la Section d’État en 1904. Il devint conseiller du ministre de la Justice en juin 1926. En 1927, ce poste fut supprimé, et Ali Ben Mustapha prit sa retraite. Mais il fut désigné par les autorités du protectorat comme conseiller honoraire, et chargé à maintes reprises de remplacer le ministre de la Justice en cas de maladie ou d’absence. Ali Ben Mustapha devait ce poste à son alliance avec Mohamed Bayram, le gendre du bey. Habib Bey intercéda également en sa faveur pour sa nomination à ce poste afin qu’il reçût une indemnité, car son départ à la retraite affectait de fait ses revenus. Cependant, cette nomination constituait une transgression à la hiérarchie du ministère de la Justice de l’époque21. En 1929, malgré l’interdiction faite aux Tunisiens d’accéder aux emplois publics, Ali Ben Mustapha décida de nommer son neveu Tahar Maoui22 au poste d’interprète temporaire dans l’administration intérieure, en s’appuyant sur ses liens étroits avec les autorités du protectorat. Or, pendant cette période, un grand nombre de fonctionnaires temporaires et auxiliaires furent licenciés pour réduire les dépenses du budget. Tahar Maoui, quant à lui, fut rapidement nommé et intégré au corps caïdal avec grade de khalifa.
11Les relations familiales ont parfois dépassé les frontières de la Régence tunisienne : ainsi, Sadok Zmerli23 put compter sur l’aide de son beau-père Alaoua Tamzali, un Algérien naturalisé français et membre de la Chambre de commerce et d’agriculture d’Algérie. Il apporta son soutien à son gendre par l’intermédiaire du directeur de la succursale de la Banque d’Algérie (banque française placée sous l’autorité de la Banque de France) en Tunisie. Ce dernier demanda au résident général Marcel Peyrouton de promouvoir Sadok Zmerli au poste de rédacteur au sein du cabinet du ministre de la Justice Tahar Khéreddine24. Alaoua Tamzali25 demanda également à son ami Émile Morinaud26, député français, de soutenir son gendre auprès de Marcel Peyrouton, qui se montrait réticent. La Chambre des députés française27 fut alors sollicitée par le député Morinaud, à la suite de quoi le conseil exécutif adressa une demande par lettre au résident général de Tunisie. En mai 1943, Alaoua Tamzali chercha de nouveau à intégrer Sadok Zmerli dans l’administration après son limogeage du poste de directeur du Protocole par les autorités du protectorat suite à la destitution de Moncef Bey. Cela se produisit via une décision administrative du 22 février 1944, qui lui confiait une mission avec son ancien grade dans le cabinet du nouveau ministre de la Justice Habib Djellouli au sein du gouvernement de Slaheddine Baccouche (1944-1947)28. Le caïd Rachid Ben Othman, marié à Kmar Baccouche, sœur du Premier ministre Slaheddine Baccouche, fut aussi nommé dans ce cabinet après sa retraite. Mais il ne réussit jamais à gérer l’administration locale et son parcours de caïd progressa peu29. De même, les relations matrimoniales entre Salah Bouderbala (qui était garde des Sceaux, ‘assa al-Masouna) et Abdelaziz Ben Aissa maximisèrent les chances de celui-ci d’accéder à ce même rang après la retraite de Salah Bouderbala. Avant son ascension, Abdelaziz Ben Aissa était un simple employé du Dīwān al-Chāra‘a30. La stratégie coloniale consistait à placer les mêmes familles dans cette administration.
12Grâce à l’aide des autorités du protectorat, les fonctionnaires tunisiens bénéficièrent d’un appui supplémentaire pour la promotion ou la nomination aux postes vacants les plus importants. À partir de 1926, suite à la promulgation du statut de la fonction publique, les nominations et la promotion étaient désormais fondées, en théorie, sur des critères d’ancienneté et de hiérarchie administrative. Néanmoins, dans la pratique, certaines lois régissant la fonction publique étaient violées et entraient en contradiction avec les règles du système colonial.
13Les autorités coloniales adoptèrent en effet une politique favorisant la promotion d’un fonctionnaire proche, ou ignorèrent le critère de grade administratif. Mohamed El Tahar Djaziri, administrateur de 3e classe, fut ainsi promu bien que la loi stipulât que pour diriger un service, les administrateurs recrutés devaient appartenir à la 2e classe. Sadok Chaïbi et Youssef Mahjoub s’opposèrent à cette promotion en soumettant un rapport au Conseil d’État français chargé de résoudre les litiges administratifs : ils mirent en avant le fait que le droit d’être promus leur revenait en tant qu’administrateurs de 2e classe pour diriger les services administratifs du ministère de la Justice31.
14Dans leurs lettres aux autorités coloniales, certains employés insistaient sur leur appartenance familiale pour revendiquer des privilèges et des aides matérielles d’administration. En général, ils recevaient l’approbation des autorités du protectorat de manière sélective32. En effet, certains fonctionnaires commirent des infractions contre leurs créanciers après avoir emprunté diverses ressources, mais les autorités du protectorat se contentèrent de les exhorter à couvrir leurs dettes. Il semble que cela ait été dû aux rôles importants de leurs familles au sein de la société locale33. Les autorités du protectorat ont ainsi pu ignorer des transgressions administratives commises par certains fonctionnaires, contrairement aux fonctionnaires issus des familles de classe moyenne. Ce fut par exemple le cas de Zakaria Mohsen : des transgressions financières au cours de son mandat de caïd de Nefzaoua avaient conduit à son licenciement le 1er janvier 1929, mais cette décision fut rapidement annulée sous la pression du bey. De fait, Zakaria Mohsen était marié à Zahra Bey, fille d’Ahmed Bey II, et avait soutenu les autorités du protectorat pendant la Première Guerre mondiale. Il fut donc gracié et promu caïd hors-cadre au Secrétariat général du bureau des journaux arabes le 3 août 193334.
15Si le protectorat français en Tunisie n’a pas exclu les acteurs sociaux « indigènes » de la fonction publique, sa politique s’est néanmoins appuyée sur la sélection de fonctionnaires tunisiens issus de grandes familles ou de familles beldies, jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Au début du protectorat, des structures pouvaient être créées en utilisant le capital social des familles des fonctionnaires ou en accordant des privilèges selon leurs positions sociales. Le choix des employés, loin d’être arbitraire, se fondait sur des normes de sélection qui tenaient compte de facteurs sociaux.
Les fonctionnaires tunisiens et l’appartenance familiale : réclusion et gel
16Nous avons vu que les transgresseurs provenant de familles modestes étaient davantage sanctionnés par l’administration du protectorat. Mais cette politique connut un déclin après la mise en place du statut de la fonction publique dans les années 1920, en raison de l’institutionnalisation du système disciplinaire réglementaire. Il est possible que les fonctionnaires tunisiens aient alors limité leurs pratiques abusives au travail, conscients d’être confrontés à la concurrence des fonctionnaires français venus de métropole. De fait, les autorités du protectorat appliquèrent une politique du « deux poids, deux mesures » en se montrant sévères à l’égard des hauts fonctionnaires tunisiens qui n’avaient pas de capital social et qui n’étaient pas les descendants de « grandes familles », et au contraire tolérantes face aux abus commis par les fonctionnaires appartenant à de « grandes familles ». Mohamed El Janadi35 en est un exemple, contraint de démissionner pour « sauver la face » en raison d’un conflit incessant avec le sous-secrétaire général du gouvernement : un bijoutier juif avait en effet déposé une plainte contre lui auprès du sous-secrétaire en 1908, en raison de son incapacité à payer une dette minime36.
17Mohamed Ali Mourali, chef du bureau des études arabes à l’administration de l’Instruction publique en 1897, est un autre cas révélateur de la rigidité dont firent preuve les autorités du protectorat. Désigné en 1899 comme inspecteur des écoles coraniques, ce dernier fit l’objet d’une plainte déposée par Tahar Jouini l’accusant de violences. Bien qu’aucune enquête ne fût menée37, Mohamed Ali Mourali fut expulsé de son travail en 1906 et emprisonné dix ans durant au Bardo puis à La Goulette. En 1906, toutes ses médailles lui furent retirées. Les lettres qu’adressa son fils aux autorités du protectorat demandant que son père fût gracié restèrent vaines38. Les autorités du protectorat furent à l’évidence partiales dans cette affaire, ce qui a conduit Mohamed Ali Mourali à la perte de son emploi puis de sa liberté.
18À l’inverse, le cas suivant confirme notre point de vue concernant le parti pris de l’administration en faveur de certains hauts fonctionnaires qui avaient commis des infractions. En 1912, des plaintes confidentielles furent déposées par plusieurs membres de la Djémaïa des Habous contre leur dirigeant. Des fonctionnaires firent part de certaines infractions qu’ils avaient commises et affirmèrent avoir été abusés par le directeur de leur administration, qu’ils décrivaient comme sévère et nullement intimidé par les autorités du protectorat. Bien qu’informé de ces abus, le chef de l’administration de la Section d’État Ali Ben Mustapha ne réagit pas pour en informer les autorités coloniales. Les membres de cette fondation demandèrent l’ouverture d’une enquête menée par un responsable français39. Mais malgré ces accusations, le dirigeant de la Djémaïa des Habous demeura à son poste jusqu’à sa mort en 1923.
19D’autres fonctionnaires furent exclus et virent leurs parcours professionnels perturbés par la concurrence des grandes familles et les relations familiales étroites. Le cas de Larbi Ghzayel, licencié en 1947 de la direction des Travaux publics suite à son divorce avec la fille de M. Tirard, à l’époque chef des services de cette administration, en témoigne. Contraint de rejoindre un cabinet d’ingénierie privé, sa candidature pour travailler en tant qu’architecte à Sousse et Sfax fut ensuite rejetée. Pour cause, une lettre de son beau-père attestant un manquement au versement de la pension alimentaire à ses enfants avait conduit le résident général à ignorer sa candidature en prétextant qu’elle était en cours d’examen par un comité spécialisé. Il s’agissait en réalité d’une sorte de rejet administratif implicite40. Les concurrences entre les familles se sont ainsi traduites dans les relations entre les fonctionnaires au sein des bureaux de l’administration, et ont forgé des inimitiés. Les fonctionnaires, très jaloux les uns des autres, se battaient d’autant plus âprement pour des promotions lorsqu’ils se considéraient mieux dotés en termes de compétences et de richesses familiales, en comparaison avec des collègues qui ne furent pas privilégiés en matière de promotion professionnelle, notamment dans un contexte marqué par une baisse du nombre de postes vacants. Il semble que les facteurs subjectifs aient eu un impact plus important sur le processus de promotion que les considérations objectives. L’analyse qui suit a pour objectif de déterminer le poids des liens de parenté au sein de l’administration centrale pendant la période coloniale.
Les liens de parenté dans l’administration centrale : études de cas
20L’objectif de notre étude est de déterminer les liens de parenté des cadres supérieurs tunisiens travaillant dans l’administration centrale. Dans la figure suivante (fig. 3), qui présente le cas de la famille Boussen, tous les descendants de l’arbre généalogique ne sont pas représentés ; seuls figurent ceux qui travaillaient dans l’administration ou qui se sont liés par le mariage à des fonctionnaires de l’administration.
Figure 3. Quelques membres de la famille Boussen et leurs alliances matrimoniales

Source et conception : Fatma Chalfouh
21Nous avons exclu les liens de parenté entre les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires intermédiaires, ainsi que les divers employés de l’administration locale, tels que les caïds, les khalifas, les kahias, les cheikhs et les acteurs d’institutions religieuses et judiciaires, comme le Dīwān al-Chāra‘a et le corps judiciaire. Ainsi, à partir d’exemples précis, nous avons choisi d’étudier certains mariages de hauts fonctionnaires. Pour mieux comprendre les logiques qui présidaient aux unions matrimoniales, nous avons exclu de notre étude les fils qui n’ont pas épousé des filles de fonctionnaires. En adoptant cette démarche, nous avons observé une forte représentation de noms appartenant à la même famille dans l’administration centrale, du grand-père qui occupait une position de haut rang jusqu’au petit-fils (en rouge ci-dessous). La famille Boussen illustre ce fait.
22Taïeb Boussen occupait le poste de secrétaire au Grand ministère de Khéreddine Ettounsi (1873-1877) pendant que celui-ci était Grand vizir41. Ses trois fils suivirent le même cursus professionnel administratif, y compris Mohamed Boussen, président du tribunal de Gafsa, de Sfax et du Kef. Entre 1905 et 1909, il dirigea un bureau au Premier ministère. Son deuxième fils, Manoubi, fut à la tête des listes civiles pour la gestion des biens du bey, et le troisième, Hamouda, fut nommé responsable du bureau civil au ministère de la Justice. La famille de Taïeb Boussen scella des alliances matrimoniales avec des filles de fonctionnaires travaillant dans l’administration : plusieurs de ses fils et petits-fils épousèrent des filles de fonctionnaires de l’administration centrale (Ben Othman, Bahri, Chahed, etc.)
23De la même manière, la figure suivante (fig. 4) représente les principales familles qui conclurent des alliances matrimoniales avec la famille du fonctionnaire Abdelaziz Baccouche42.
Figure 4. Alliances matrimoniales de la famille d’Abdelaziz Baccouche

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24À l’instar de la famille Baccouche, dont les racines remontent jusqu’en Andalousie, les familles makhzen ont tenté de s’allier à de nombreuses familles de diverses origines. Avant sa ruine, la famille Baccouche avait acquis du pouvoir et une importante fortune au cours du XIXe siècle. Cependant, l’apparition tardive de la famille avec le père, Mohamed Baccouche43, admis dans l’armée du bey puis comme scribe au Grand ministère à l’époque de Khéreddine, a peut-être conduit la famille à adopter une stratégie de mariages externes44 afin de tisser des relations avec les grandes familles. Nous pensons que cette démarche visait à reconquérir le capital social perdu.
25La famille Baccouche élargit ses liens matrimoniaux avec diverses « grandes familles » et « nouvelles élites ». La fille du caïd Hamida Ben Ayed45 épousa le fondateur de la lignée, Mohamed Baccouche. Malgré ses difficultés financières, Abdelaziz Baccouche créa un réseau d’alliances matrimoniales prestigieuses et réussit à occuper une position importante au sein des familles de l’élite tunisoise. Ses descendants établirent des alliances avec les familles beldies locales appartenant au makhzen (Lasram), d’ascendance turque (Ben Othman), mameloukes (Caïd Essebsi) ou avec des familles d’origine affqie46 (Laajimi). Ils nouèrent aussi des liens matrimoniaux avec les princes Tahar et Ali Bey. De nombreux mariages entre enfants de fonctionnaires se faisaient en raison de la profession de leurs parents ou d’ambitions administratives.
26In fine, l’administration centrale a pris les traits d’une famille élargie. Les fonctionnaires ne tardèrent pas à comprendre que les compétences n’étaient pas suffisantes pour accéder à une haute charge, et que leur mobilité sociale et administrative dépendait des alliances matrimoniales qu’ils allaient sceller. Certains rompirent avec leur berceau d’origine et, par les mariages, favorisèrent leur progression professionnelle au sein de l’administration centrale, dans une logique de consanguinité.
Conclusion
27Les fonctionnaires de l’administration centrale tunisienne étaient d’origines sociales et géographiques très variées, et occupaient divers bureaux. L’administration s’est développée grâce à l’intégration de lois établissant un système complexe. Cependant, le mariage joua un rôle important dans la vie administrative pendant la période coloniale, en renforçant les liens sociaux et en permettant à des fonctionnaires d’accéder à des postes élevés. La stratégie administrative coloniale affecta également les différents types d’alliances matrimoniales et favorisa la formation d’une « grande famille » dans l’administration centrale. Bien que, pour soumettre une candidature, il fût nécessaire d’avoir une formation adéquate, des compétences spécifiques, et de remplir certains critères professionnels, les pratiques d’exception avaient largement cours pendant le protectorat. Pour être recrutés et par souci de compétitivité avec leurs collègues tunisiens et de métropole, les fonctionnaires eurent activement recours à leurs alliances et à leur capital social.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2Voir Larif Beatrix, 1988, Édification étatique et environnement culturel. Le personnel politico-administratif dans la Tunisie contemporaine, Tunis, Publisud.
3Chalfouh Fatma, 2020, Administration et hauts fonctionnaires tunisiens 1881-1956, Tunis, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis (en arabe).
4L’obligation de rendre compte d’une personne occupant un poste supérieur dépend non seulement des institutions formelles, mais aussi des pratiques informelles ; cf. Eisenstadt Shmuel N., 1973, Traditional Patrimonialism and Modern Neopatrimonialism, Beverly Hills, Sage Publications.
5Nous avons choisi de structurer la base de données en fonction des individus plutôt que par rapport aux postes, et de l’organiser en fiches pour les individus. Nous avons recueilli des informations sur les postes occupés par tous les employés afin de reconstituer leurs parcours professionnels et leurs origines familiales. Nous avons essentiellement consulté les dossiers personnels des Archives nationales de Tunisie (ANT). Nous avons eu recours aux archives de la série E et aux annuaires de l’époque. Nous avons ensuite effectué une recherche minutieuse dans les archives françaises. Pour diversifier l’étude, la base de données a été complétée par d’autres ouvrages sur l’époque, auxquels s’ajoutent enfin les témoignages oraux de quelques familles.
6Abdul Rahim Fadhel, 1997, L’élite politique et la mobilité sociale à travers l’expérience d’édification nationale en Tunisie entre les années 1950 et 1980, thèse de sociologie, Tunis, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 98 (en arabe).
7Concernant les prérogatives de cette instance, voir Le François Henri, 1898, Guide-Annuaire tunisien. Indicateur officiel commercial, industriel, agricole et viticole de la Régence, n° 1898, Tunis, Henri Le François éditeur, 121 : « 3° Habous. - Nomination des membres de la djemaïa, des naïbs, des oukils, des notaires ; - organisations et règlements ; - autorisations de mise à enzel et d’échange, locations ; - contrôle et approbation des prévisions budgétaires et des règlements d’exercices ; - haramaïns ; - chérifs ; tékia (caisse de bienfaisance) » (sic).
8Chalfouh Fatma, 2020, op. cit.
9Ibid.
10Bou Hasna [Henri de Montety], 1938, Études tunisiennes. Structures administratives et institutions du protectorat français en Tunisie, Paris, Publications du Comité de l’Afrique française.
11Il existe également une administration centrale pour l’armée tunisienne et une autre pour l’administration des travaux publics, des postes et télégraphes, de l’économie générale et d’autres administrations et ministères dont le nombre a augmenté, surtout après la Seconde Guerre mondiale, avec la création de nouveaux ministères (Affaires sociales, Santé, Commerce, Artisanat, etc.)
12Les graphiques et tableaux de cet article ont été conçus par l’autrice.
13Jean-Baptiste Bernard Roy, né le 28 mai 1845 à Marigny-le-Cahouët (France) et décédé le 24 mai 1919 à Tunis, fut nommé secrétaire général du gouvernement tunisien le 13 septembre 1889, après cinq ans au poste de contrôleur civil du Kef. Le 28 avril 1910, le Secrétariat général fut scindé en deux : Urbain Blanc devint secrétaire général pour l’administration, et Bernard Roy pour la justice.
14Montety Henri (de), 1940, « Vieilles familles et nouvelle élite en Tunisie », Documents sur l’évolution du monde musulman, Centre des Hautes études administratives sur l’Afrique et l’Asie modernes, fasc. 3, 8 août.
15Ce type de lettre est fréquent dans les dossiers administratifs que nous avons consultés.
16ANT, dossier administratif de Tahar Sakkat (non répertorié).
17Archives diplomatiques de Nantes, fonds de la Résidence, n° 1856, lettre de Mohamed Zarrouk au résident général Marcel Peyrouton, s. n., 14 juillet 1934.
18ANT, série M3, carton 3, dossier 290, dossier personnel de Fakhreddine Ben Mourad.
19ANT, série F, dossier 2, sous-dossier 4, note au contrôleur général des Affaires civiles, 9 avril 1931.
20Chalfouh Fatma, 2022, « Les notables maghrébins négocient avec le chérif Hussein au nom de la France 1915-1917 », in H. Amamou, L. Maziane, M. Jerad (dir.), La négociation entre le Maghreb et l’Europe méditerranéenne du Moyen Âge au XXe siècle, actes du colloque international (Sousse, 1er-2 mars 2019), Faculté des sciences humaines de Sousse, 187-219 (en arabe).
21ANT, fonds du ministère de la Justice et des Droits de l’homme, n° 2008.57, carton 2, dossier 95, dossier personnel d’Ali Ben Mustapha.
22ANT, fonds du ministère de la Justice et des Droits de l’homme, n° 2008.57, carton 18, dossier 522, dossier personnel de Sadok Zmerli.
23ANT, n° 2661, dossier personnel de Tahar Maoui (non répertorié).
24ANT, série SG2, carton 207, dossier 3, document 59, note sur Sadok Zmerli, 15 mars 1950.
25Ibid. ; ANT, série SG2, carton 207, dossier 3, document 59, lettre d’Alaoua Tamzali au député Morinaud, 2 décembre 1933.
26Émile Morinaud est né le 17 février 1865 à Philippeville (Algérie) et décédé le 20 février 1952 à Djidjelli (Algérie). Il était alors secrétaire d’État adjoint et député de Constantine.
27Archives diplomatiques de Nantes, fonds de la Résidence, carton 1949, lettre des députés au résident général, 16 décembre 1933.
28ANT, série SG2, carton 207, dossier 3, document 59, note sur Sadok Zmerli du 15 mars 1950.
29Un document officiel (ANT, s. n.) mentionne le nom de l’épouse de Rachid Ben Othman, affectée à une mission auprès du Premier ministre le 2 décembre 1946.
30ANT, fonds du ministère de la Justice, n° 57.2008, carton 19, dossier 144, dossier d’Abdelaziz Ben Aissa.
31ANT, série SG5, carton 92, dossier 3, sous-dossier 30, document 2, pourvoi formé par Sadok Chaïbi et Youssef Mahjoub, 21 avril 1953.
32ANT, fonds du ministère de la Justice, n° 54.2010, dossier administratif de Chedly Belkhodja, lettre adressée au secrétaire général du gouvernement, 14 décembre 1921.
33Ibid.
34Quai d'Orsay, série « Correspondance politique et commerciale », PC1, dossier 3, note au sujet d’Aziz Djellouli, folio 12, 17 septembre 1946.
35ANT, dossier administratif de Mohamed El Janadi (non répertorié).
36Ibid.
37Voir le journal Al-Zahra du 28 mai 1906.
38ANT, série E, dossier 9, sous-dossier 1, lettre de Hamouda Mourali au secrétaire général du gouvernement tunisien, 12 mars 1910.
39ANT, série C, carton 1, dossier 2, sous-dossier 6, document 21, lettres confidentielles au secrétaire général du gouvernement, 23 mars 1912.
40ANT, série E, carton 33, dossier 4, sous-dossier 22, document 62, lettre du résident général de France à Tunis à Larbi Ghzayel, 11 août 1947.
41Voir à ce propos Chalfouh Fatma, 2023-2024, « L’élite de l’administration centrale tunisienne : continuité et renouvellement », Revue de l’Association marocaine pour la Recherche historique, n° 19-20, 93-94.
42Fonctionnaire dans l’administration centrale de 1904 à 1935.
43Abdelaziz, Omar et d’autres fils de Mohamed Baccouche, fonctionnaire au ministère des Affaires extérieures, ont suivi les mêmes parcours dans l’administration. Parmi eux se trouve Slaheddine Baccouche, Premier ministre à deux reprises (en 1944 puis en 1952). Voir Ganiage Jean, 1959, Les origines du protectorat français en Tunisie (1860-1881), Paris, Presses universitaires de France.
44Le mariage externe impliquait de ne pas épouser sa cousine et d’être associé à d’autres familles éloignées au niveau du sang et de la provenance géographique. À ce propos, voir Ferchiou Sophie, 1992, « Structures de parenté et d’alliance d’une société arabe : les aylas de Tunis », in S. Ferchiou (dir.), Hasab wa Nasab. Parenté, alliance et patrimoine en Tunisie, Paris, CNRS Éditions, 137-166.
45Hamida Ben Ayed mourut en 1897. Il était à la tête du caïdat de Djerba. Voir Qadumi Salim, 1999-2000, Qiyād al-Bilād al-Tūnisiyya (1860-1937) (Les Caïds de Tunisie [1860-1937]), Tunis, Publications de l’Université de Tunis.
46«أفاقي » : terme générique désignant les catégories sociales qui ne sont pas des citadins « de souche » (comme le terme barrani). Voir notamment Chérif Mohamed-Hédi, 1992, « Tunis de la fin du XVIIIe siècle à 1956, introduction historique », in S. Ferchiou (dir.), op. cit., 45 ; Ben Achour Mohamed El Aziz, 1989, Catégories de la société tunisienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle : les élites musulmanes, Tunis, ministère des Affaires culturelles, 181.
Auteur
Maîtresse-assistante en histoire contemporaine à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, et membre du laboratoire Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes (HESM).
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