Allocution du Président de l’Académie
p. 7-10
Texte intégral
1Je commencerai par vous souhaiter la bienvenue au nom de l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma. L’académicien Elyès Jouini, l’initiateur de cette rencontre, mon ami et collègue, m’a demandé d’ouvrir et de clôturer ce colloque sur « Mohamed-Salah Mzali (1896-1984). La Tunisie du makhzen à l’État national »2. Je lui ai immédiatement répondu très favorablement, sans pour autant savoir ce que mon ami attendait de moi. Un simple mot de bienvenue, comme je le fais à chaque ouverture de rencontre, était-il suffisant ? Me fiant au programme de la rencontre, j’ai vu que je disposais de trente minutes pour m’exprimer. J’ai donc compris qu’il attendait de moi davantage qu’un mot de bienvenue.
2En même temps qu’il me fait honneur, ce geste m’oblige à plus de travail. Je voudrais commencer par présenter Elyès Jouini. Ce colloque d’histoire et de sociologie politique portant sur le makhzen comme catégorie politique et sur les luttes et les conflits qui ont animé la Tunisie à partir des années 1950 jusqu’après l’indépendance est paradoxalement organisé par un homme qui n’est ni historien, ni sociologue, ni politiste. S’il en est ainsi, c’est parce que c’est son sujet. Ses exigences propres, scientifiques, ont fait de lui un autodidacte exceptionnel des sciences sociales, et un grand éclaireur de l’histoire politique de la Tunisie du XXe siècle. Son itinéraire académique et professionnel de mathématicien et d’économiste est un parcours d’exception : il est reçu en 1984, à l’âge de dix-neuf ans, à l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris. Il est le fondateur de l’Association tunisienne des Grandes Écoles (ATUGE). Exceptionnel, son parcours l’est également lorsqu’il est reçu premier au concours d’agrégation de mathématiques en France en 1987, s’inscrivant ainsi dans la lignée des grands savants. En 2005, Elyès Jouini est récompensé par le prix du meilleur jeune économiste de France, avec Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2019. À ce jour, il est passé à la responsabilité de plusieurs sociétés savantes, de même qu’il a enseigné et enseigne dans les meilleures universités du monde.
3Si Elyès Jouini, de scientifique, s’est mis à l’histoire, c’est d’abord, selon moi, parce qu’il devait rééditer et présenter l’œuvre de Mohamed-Salah Mzali, dont il est le petit-neveu. Peu à peu, sa curiosité et sa rigueur scientifiques l’ont amené à élargir sa focale : le voici à mener des recherches historiques qui le renvoient au début des temps modernes, car il doit remonter la généalogie de l’homme qu’il entend présenter. Mohamed-Salah Mzali n’est dès lors plus seulement un individu, il devient un sujet historique.
4Mohamed-Salah Mzali est certes un homme d’exception par sa formation, par son œuvre intellectuelle, par ses qualités humaines, par son œuvre politique, par son engagement, par sa sagesse et son patriotisme. Elyès Jouini finit par l’étudier non pas comme un membre de sa famille qu’il introduit et dont il présente l’œuvre, mais comme membre et illustration d’une catégorie sociale : celle de l’élite administrative et politique du XXe siècle tunisien. Khéreddine a disparu au dernier quart du XIXe siècle, et Mzali s’en est fait le passeur en sauvant des flammes une grande partie de ses archives, de même qu’il restitue le passage des anciennes élites mameloukes aux élites intellectuelles du makhzen du XXe siècle. En effet, les premières se sont taries sous l’effet de l’abolition de l’esclavage depuis Ahmed Bey et de la fin de la course imposée par les puissances européennes au début du XIXe siècle. Au siècle suivant, les élites nouvelles, dont Mohamed-Salah Mzali est une illustration, sont des élites lettrées, passées par le collège Sadiki créé par Khéreddine.
5Mohamed-Salah Mzali n’est pas un objet d’étude isolé. Il est membre d’une catégorie sociale dirigeante moderne, certes, mais il y est recruté par les premiers « dirigeants » (qui seront les derniers historiquement) de la dynastie husseinite. Ainsi, à travers ce travail, Elyès Jouini propose une description historique de la Tunisie du XXe siècle en se livrant, à partir d’un cas d’étude, à une microsociologie des liens familiaux qui relient les Mzali, les Sakka, les Bourguiba, les Nouira, les Khefacha et toute l’élite politique et intellectuelle de cette époque. Il montre l’émergence d’une catégorie sociale nouvelle, dont il ressort qu’elle est endogamique, au-delà des rivalités acérées sur le plan politique ; car les luttes politiques ouvertes à partir des années 1950 et immédiatement après la prise d’indépendance sont des conflits en son sein, pour l’exercice du pouvoir.
6C’est ce que nous montre Elyès Jouini par son travail méticuleux, qui pose surtout des questions sociétales : la relation des élites au peuple, la place de celui-ci dans l’histoire et dans la construction de la Tunisie nouvelle, la radicalité – ou non – du changement historique qu’ouvre l’indépendance. Ce conflit est un conflit d’élites lettrées au sein du makhzen, entre néo-destouriens et administrateurs souvent patriotes mais isolés et éloignés du peuple. Elyès Jouini éclaire ainsi un moment crucial et douloureux de notre histoire. Mais sa quête n’est pas terminée ; il compte sur les historiens des temps modernes pour continuer sa quête et son chemin.
7L’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma est honorée d’accueillir cette rencontre. Puissent les débats panser nos plaies, porter plus haut notre compréhension de l’histoire de la Tunisie, et nous permettre de mieux saisir notre passé en prenant de la distance. N’est-il pas également pertinent d’essayer de comprendre pourquoi la lutte pour le pouvoir, qui s’est réalisée au sein des élites lettrées, les unes attachées au peuple, les autres davantage au bey mais non moins patriotes, s’est achevée par la défaite définitive et historique du makhzen ? Ne faut-il pas tenter de saisir les raisons pour lesquelles au Maroc, à l’inverse, elle s’est achevée par une victoire du makhzen – pas forcément toujours lettré – et pourquoi, chez nos voisins algériens, elle s’est réalisée en faveur de ceux qui détenaient les armes ?
8Cette rencontre de deux jours est d’une importance historique, et c’est ainsi que nous la considérons. Tout le mérite en revient à Elyès Jouini, que je remercie du fond du cœur.
9Carthage
14 décembre 2023
Notes de bas de page
2Colloque tenu les 14 et 15 décembre 2023 à l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma (Carthage, Tunisie).
Auteur
Président de l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma (Carthage), ancien professeur de sciences économiques (Universités de Tunis et de Sfax), et ancien ministre des Affaires sociales en Tunisie.
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