Conclusion

1La patrimonialisation des monuments tunisiens de l’Antiquité et de l’ère islamique est officiellement engagée pendant la période coloniale mais elle s’échafaude néanmoins au cours des décennies précédant l’instauration du protectorat français. C’est en effet tout au long du XIX^e siècle que de nouvelles valeurs sont progressivement attachées aux ruines de l’Antiquité et à l’architecture islamique du pays. Antiquaires, savants en missions, écrivains, collectionneurs et autres voyageurs européens participent par leurs écrits à faire passer les ruines antiques de la catégorie d’objets de collection à celle d’objets scientifiques.

2Avant l’instauration du protectorat, Carthage constitue l’entrée par laquelle ces Européens s’intéressent à la Régence de Tunis. La découverte des antiquités tunisiennes découle du rapport que l’élite européenne entretient avec la littérature des auteurs classiques. C’est en effet pour retrouver les vestiges de la civilisation carthaginoise décrite par les auteurs anciens que la bourgeoisie et l’aristocratie européenne viennent, dans la tradition du Grand Tour, sur les rives de la Régence de Tunis. La fascination qu’exerce alors Carthage sur cette élite européenne n’a d’égal que leur déception face à l’absence de ruines de l’antique cité. Les vestiges des autres villes antiques suppléent à la déconvenue de ces voyageurs. La beauté des ruines de sites comme celui de Dougga semble consoler ceux qui sont venus à la rencontre de Carthage. C’est donc dans les restes d’antiques cités romaines de la Régence de Tunis que ces lettrés projettent leur mémoire des textes littéraires. Bientôt, ils attachent à ces ruines des représentations d’ordre moins littéraires que politiques. Ils y voient la grandeur de la civilisation romaine et la déchéance des sociétés musulmanes d’Afrique du Nord, autant de thématiques qui seront largement reprises par l’idéologie coloniale.

3Toutefois, l’ensemble de la littérature produite à cette époque révèle que toutes les catégories de voyageurs n’adhèrent pas systématiquement à ce genre de considérations. Le regard porté à l’architecture et aux villes de la Régence est certes globalement négatif et condescendant mais il témoigne néanmoins d’une certaine bienveillance chez certains Européens. La mode orientaliste prédispose en effet certains à trouver dans les villes et les monuments islamiques tunisiens un certain charme, un pittoresque attrayant, une beauté désuète teintée de romantisme. C’est ainsi qu’avant le protectorat, s’élabore parallèlement une vision plus flatteuse des monuments islamiques tunisiens.

4Quant à la découverte des vestiges de l’Antiquité, elle est aussi le fait de savants liés à l’Institut de France et de membres de l’armée. Les velléités militaires françaises et la présence toute proche de l’Algérie ne sont pas étrangères à l’envoi de personnel chargé d’étudier la topographie des côtes de la Régence de Tunis dans un objectif stratégique. Pour ce qui est des savants, ils sont encadrés par l’Académie des inscriptions et belles-lettres de façon quelque peu désordonnée avant les années 1870, puis plus rationnellement après la défaite de Sedan. L’émulation scientifique avec l’Allemagne et avec les autres nations d’Europe encourage en effet la France à mettre en place les instruments d’une politique archéologique ambitieuse dans les pays du bassin méditerranéen. Le ministère de l’Instruction publique et l’Académie se dotent d’outils institutionnels et scientifiques pour rationaliser l’envoi de savants en Afrique du Nord qui feront progresser la science épigraphique française. La Commission des voyages et des missions scientifiques du ministère de l’Instruction publique et le Comité des Travaux historiques et Scientifiques (CTHS) sont les organismes qui encadreront les institutions patrimoniales de Tunisie après l’établissement du protectorat.

5La création du Service des antiquités et des arts, organisme qui gérera le patrimoine tunisien jusqu’à l’indépendance (1956), constitue l’un des jalons d’un projet archéologique d’envergure porté par Xavier Charmes, responsable du Bureau du secrétariat et de la comptabilité. Dans cette course engagée par la France pour concurrencer la science allemande, le Bureau du secrétariat tente d’implanter des institutions archéologiques dans différents pays du bassin méditerranéen. Le Service des antiquités est ainsi l’émanation d’un vaste projet archéologique français, porté par le Bureau du secrétariat et de la comptabilité sous la tutelle scientifique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Cette administration tunisienne obéit donc à un système hiérarchique tricéphale, constitué pour la partie administrative du ministère de l’Instruction publique, pour les aspects scientifiques, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et de la Commission d’Afrique du Nord et, à partir de 1890, par la résidence générale de Tunis, progressivement invitée à participer à son financement.

6C’est donc naturellement vers l’étude et la protection des vestiges de l’Antiquité que s’oriente le Service des antiquités et des arts quand il est créé. Son personnel, constitué d’archéologues de formation classique, issus de l’École normale supérieure, engage la patrimonialisation officielle des monuments de l’Antiquité sous l’égide de Xavier Charmes. L’orientation du Service des antiquités et des arts en faveur de l’Antiquité tient tant à l’origine disciplinaire de ses fonctionnaires et de ses organismes scientifiques de tutelle qu’à la volonté de Charmes de garder la mainmise sur le patrimoine tunisien. Sa détermination à évincer la Commission des Monuments historiques du territoire tunisien a en effet définitivement orienté la politique du Service des antiquités vers la protection des vestiges de l’Antiquité, au détriment des monuments islamiques. D’autres paramètres, cette fois d’ordre politique, participent à maintenir la position du Service des antiquités et des arts. Son orientation en faveur des antiquités préislamiques est délibérément adaptée à l’essence du système politique du protectorat, qui conserve de façon fictive les structures de l’administration beylicale. C’est pour maintenir un état de paix sociale au sein de la communauté musulmane du pays que les plus hautes instances politiques du protectorat refusent le classement de mosquées, proposé en 1898 par la direction des Antiquités. Ce statu quo en faveur des vestiges de l’Antiquité jusqu’au début du XX^e siècle résulte donc d’un faisceau de paramètres politiques et scientifiques, beaucoup plus complexes que ne le laissent penser certaines recherches actuelles montrant le Service des antiquités comme le suppôt des autorités coloniales et de leur idéologie.

7La patrimonialisation de l’architecture islamique n’est donc pas prise en charge dès le début du protectorat par le Service des antiquités qui classera ces premiers monuments seulement en 1912. Elle ne se développe pas selon la même temporalité que celle des vestiges de l’Antiquité et, surtout, elle n’est pas portée par les mêmes acteurs. Si, au cours des premières décennies de son existence, le Service des antiquités ne s’investit pas dans l’étude des objets islamiques, c’est davantage la littérature de voyage, les récits des voyageurs et les Expositions universelles qui participent à leur patrimonialisation. L’architecture tunisienne est ainsi révélée aux Européens par d’autres Européens à la recherche d’un exotisme oriental. L’image des monuments islamiques est ainsi façonnée par l’imaginaire de ce locuteur étranger qui y associe un certain nombre de clichés. Ces lieux communs resteront d’ailleurs longtemps attachés au patrimoine islamique, jusqu’à ce que les premières études de portée scientifique bousculent quelque peu cette perception orientaliste. Cette nouvelle vision européenne prélude à la patrimonialisation officielle de l’architecture islamique qui doit beaucoup à la personnalité de quelques savants et fonctionnaires du sérail du Service des antiquités. Cette patrimonialisation est en effet en grande partie due à l’architecte Henri Saladin qui a considérablement poussé les directeurs des antiquités, Paul Gauckler et Alfred Merlin, à prendre des mesures de protection en faveur de cette catégorie de monuments, alors menacés. Le fait qu’un architecte ait engagé cette patrimonialisation est loin d’être un cas spécifiquement tunisien : dans plusieurs pays du bassin méditerranéen, ce sont également des architectes qui, à la même époque, ont joué un rôle dans la fabrication d’un savoir sur la production islamique. Le Service des antiquités inaugure sans l’imposer le classement des monuments islamiques au titre de monuments historiques avec la collaboration de la Djemaïa des Habous, administration chargée d’une grande partie de la gestion de ces architectures. La collaboration entre ces deux institutions s’est déroulée dans les conditions d’une cordiale entente. Les directeurs de ces institutions ont en effet su collaborer en toute intelligence dans l’intérêt de ce patrimoine. Ainsi, les limites fixées par Charmes à l’administration tunisienne des monuments historiques sont dépassées par de savants administrateurs qui entendent étendre leur mission à tous les monuments du pays nécessitant d’être protégés. Cette évolution n’a cependant pas bouleversé en profondeur l’organisation et la gestion du Service des antiquités qui est resté jusqu’à l’indépendance une administration largement tournée vers l’étude et la sauvegarde de l’Antiquité.

8Par ailleurs, la personnalité de ces premiers acteurs (savants, fonctionnaires ou hommes politiques), a indiscutablement marqué la structure et la politique des institutions patrimoniales tunisiennes. C’est en premier lieu le cas de René du Coudray de La Blanchère dont les conceptions transparaissent dans la législation et la forme du Service des antiquités (même si Charmes le contraint à adopter son point de vue en faveur de l’Antiquité). De la même façon, Gauckler parvient à force de ténacité à assurer la pérennité du Service des antiquités tout en préparant à l’arrière-plan avec Henri Saladin la protection des monuments islamiques. Ce dernier est sans conteste, avec Bernard Roy, l’une des personnalités essentielles de l’intégration de l’objet islamique au champ patrimonial tunisien. Merlin, quant à lui, hérite d’une institution dont l’existence n’est désormais plus remise en question. Il est certainement celui qui laisse une empreinte moins profonde sur l’institution tunisienne des monuments historiques, malgré des initiatives notables qui tendent à intégrer de nouveaux objets patrimoniaux. Les rapports que ces acteurs entretiennent entre eux ainsi que leurs personnalités respectives marquent jusqu’à la forme même de cette administration et de sa hiérarchie. La mort prématurée de La Blanchère, qui conditionne la transformation de l’inspection des antiquités et des arts en une direction, est en ce sens exemplaire. La personnalité du résident général est également déterminante au cours des premières années du protectorat pour la survie du Service des antiquités et des arts. Disposant d’une autorité quasi régalienne, il a en quelque sorte « droit de vie ou de mort » sur cette administration. Charles Rouvier, qui en 1892 remplace Justin Massicault, ne voit pas l’intérêt de financer l’archéologie et conduit le service à l’asphyxie, manquant de le mener à trépas. Finalement, après des affrontements entre le Bureau du secrétariat et la résidence, la gestion du Service des antiquités sera en partie prise en charge par les autorités françaises de Tunisie qui acceptent non sans difficultés cette nouvelle charge financière.

9La période pendant laquelle Gauckler tente d’assurer la survie de son service en cherchant des financements pose la question des liens qui unissent les scientifiques et les politiques dans le cadre colonial. Dans un contexte où l’existence même d’une administration chargée d’étudier et de protéger le patrimoine, est entièrement soumise au bon vouloir des autorités coloniales, on peut légitimement se demander comment cette activité scientifique peut être indépendante. Quand, de 1892 à 1898, le Service des antiquités ne bénéficie que de financements extrêmement limités, Gauckler se lance dans une entreprise de séduction de la résidence générale pour obtenir des subventions. Il inaugure un jeu ambigu qui consiste à démontrer l’utilité de son administration pour le protectorat, en ayant recours aux arguments colonialistes. Ainsi, pour persuader ses interlocuteurs de financer le Service des antiquités, il reprend l’idéologie dominante qui légitime la présence française en Tunisie par la présence des vestiges romains. En recourant à cette vulgate colonialiste, le directeur participe certes à sa diffusion mais, surtout, il obtient les financements nécessaires au fonctionnement de son administration dont il parvient ainsi à assurer la survie. Ce cas révèle les positions parfois complexes que peuvent entretenir les archéologues du Service des antiquités vis-à-vis de cette doxologie coloniale. Ainsi, l’utilisation de cette idéologie par Gauckler peut être comprise comme une stratégie qui relève de « connivences quasi vitales¹ », d’une manœuvre pour survivre. Cela permet ainsi de nuancer sérieusement l’hypothèse selon laquelle le Service des antiquités constituait un instrument de l’idéologie coloniale et que ses directeurs en furent les hérauts. S’il a parfois été difficile de débusquer les convictions personnelles des directeurs des antiquités, astreints à un devoir de réserve vis-à-vis de leur autorité, l’étude de leurs pratiques et de leurs archives personnelles montre donc que le pouvoir des autorités françaises de Tunisie n’a pas eu, sur eux, l’ampleur que l’historiographie a pu lui prêter.

10L’étendue de l’œuvre archéologique des savants du Service des antiquités est en revanche un point beaucoup moins contesté par la communauté scientifique contemporaine. La science archéologique a en effet connu une évolution notable sous l’effet des travaux du personnel du Service des antiquités et des arts. Déjà, avant l’instauration du protectorat tunisien, la science épigraphique avait connu d’importantes mutations, sous l’impulsion de savants qui ne cherchaient plus de simples inscriptions mais qui avaient déjà pris la mesure de l’intérêt d’effectuer des fouilles. Sous la direction d’Henri Saladin, les fouilles sont désormais abordées de façon plus rationnelle. L’exploration des sites est exécutée selon des principes plus méthodiques qu’auparavant qui annoncent ceux de l’archéologie moderne. Cette rationalité se ressent également dans la présentation des collections, désormais classées et présentées par catégories et par époque. Par ailleurs, c’est aussi à cette période que s’est constitué l’embryon des études sur l’architecture et l’art islamiques, sous l’impulsion de savants liés à l’administration des antiquités, dont les recherches sont financées par le ministère français de l’Instruction publique. L’apport de cette période à la connaissance de l’art et de l’architecture islamique n’est donc plus à démontrer.

11Si le Service des antiquités a indéniablement fait progresser la science archéologique au début du XX^e siècle, certaines limites apparaissent néanmoins dans d’autres domaines d’activité. Les directeurs du Service des antiquités ne semblent par exemple pas s’être embarrassés de discuter les théories formulées par leurs collègues européens sur la restauration des monuments historiques. Alors que des expériences de restauration sont menées depuis le XIX^e siècle sur des monuments français de l’Antiquité, aucun document ne témoigne que des discussions ou qu’un débat sur le sujet ait eu lieu au sein du Service des antiquités. Il apparaît que les choix de restauration ont été pris de façon empirique, en dehors des débats de l’époque.

12Par ailleurs, malgré la bonne volonté dont les directeurs ont fait preuve en intégrant de nouveaux objets au champ patrimonial, ceux-ci ont rencontré des difficultés à négocier leur intégration concrète à la politique du Service des antiquités. Ils ont difficilement pu se détacher de leur discipline et envisager des modes de gestion différents adaptés à d’autres types d’objets patrimoniaux. Ils ont perpétué les méthodes et les pratiques de l’archéologie et ont péniblement réussi à mettre au point une politique efficace pour la protection des ensembles historiques urbains et paysagers ainsi que pour les abords des monuments historiques. En ce sens, le Service des antiquités est bel et bien resté une administration essentiellement tournée vers l’étude et la sauvegarde des vestiges de l’Antiquité.

13Le rôle des acteurs extérieurs est d’ailleurs fondamental pour ce qui concerne l’intégration des nouveaux objets au champ d’action du Service des antiquités. L’arrivée du Touring-Club de France en Tunisie et, plus particulièrement, du Comité des sites et monuments pittoresques a modifié le rapport aux diverses catégories de monuments. Cette société a en premier lieu été à l’origine du développement d’un sentiment patrimonial pour ce qui concerne les paysages mais plus globalement pour les ensembles urbains et paysagers. Par ailleurs, avec l’introduction de la donne du tourisme, les monuments se sont vus dotés d’une charge économique nouvelle, séduisante pour les autorités coloniales. Celles-ci n’ont pas hésité à s’appuyer sur le patrimoine pour développer une politique destinée à attirer les capitaux du tourisme.

14Autres acteurs importants, les archéologues amateurs ont également joué un rôle essentiel dans l’évolution du rapport aux monuments tunisiens de la société coloniale. La figure du docteur Louis Carton est certainement la plus emblématique de cette génération d’amateurs touche-à-tout. Il s’improvise avec succès archéologue et prône le développement d’un tourisme culturel basé sur la mise en valeur des sites archéologiques de l’Antiquité. Animé du désir d’accéder à des fonctions archéologiques au sein de l’administration coloniale (objectif qu’il n’atteindra pas), il se positionne en définitive comme contestataire de la politique archéologique officielle. Du haut de sa figure de défenseur des antiquités tunisiennes, il joue un rôle fondamental dans l’établissement d’un parc archéologique à Carthage (qui ne se concrétisera que bien longtemps après sa mort), suppléant ainsi aux échecs du Service des antiquités.

15L’histoire des monuments historiques de Tunisie s’écrit donc sous la plume de plusieurs catégories d’acteurs dont les travaux participent tant à la constitution d’une conscience patrimoniale qu’au développement d’une politique de sauvegarde et de mise en valeur ambitieuse. Si cette histoire est majoritairement portée par la société coloniale et européenne, elle se compose néanmoins avec la collaboration d’intervenants tunisiens qui permettent l’intégration des monuments de l’ère islamique au champ d’activité du Service des antiquités. Cette administration survivra d’ailleurs à la colonisation sous l’égide de scientifiques tunisiens qui, après l’indépendance de la Tunisie (1956), reprendront progressivement le flambeau. L’administration tunisienne des monuments historiques, qui devint l’Institut d’archéologie et d’art puis, plus récemment, l’Institut national du Patrimoine, restera durablement marquée par les orientations archéologiques de ses fondateurs.