Développement des musées

1Une des missions essentielles du directeur du Service des antiquités était d’assurer la sauvegarde du patrimoine qui ne pouvait pas être maintenu in situ en raison des risques de vandalisme qui pesaient sur lui. Les plus belles mosaïques, les statues d’envergure ainsi que les menus objets, bijoux, pièces de terre cuite, etc. étaient presque systématiquement déplacés dans les musées de la Régence. Le musée Alaoui recevait ainsi régulièrement les pièces découvertes dans les différents chantiers de fouilles.

Le musée Alaoui du Bardo

Agrandissement et classement du musée des antiques

2Lorsqu’en 1892, Paul Gauckler fut nommé inspecteur des antiquités et des arts, Charmes et La Blanchère, désireux de séparer la gestion du musée de celle du Service, avaient placé l’établissement du Bardo sous la direction et l’autorité de son conservateur, Bertrand Pradère. Grâce à l’appui du résident général René Millet, Gauckler fut placé en 1895 à la première place dans la hiérarchie du musée sur lequel il avait désormais toute autorité. Gauckler prenait en charge un édifice en cours de consolidation et en attente de nombreux autres travaux. L’établissement se trouvait dans une situation financière difficile et dans un état de vétusté préoccupant, malgré les travaux engagés depuis plusieurs années par la direction des Travaux publics¹¹¹. Cette direction avait pris en charge la consolidation de l’édifice, assurait son extension et l’ouverture des nouvelles salles. En 1896, un atelier de montage des mosaïques et trois nouvelles pièces furent ouverts et inaugurés en même temps que se tenait, à Tunis, le Congrès pour l’Avancement des sciences. En 1897, les ouvriers travaillaient toujours à la réfection de la façade de la salle des Tribunes tandis qu’un cabinet de photographies était installé et ouvert. Toutefois, les ruines environnantes des anciens palais étaient encore abattues¹¹². Au début de l’année 1899, la direction des Travaux publics acheva la restauration de la salle des Tribunes et la livra à Gauckler.

3Parallèlement, l’établissement devait faire face à l’afflux incessant des pièces découvertes dans les fouilles, surtout après 1899, quand furent lancées les grandes campagnes de Carthage et de Dougga. Face au développement des collections d’antiques, Gauckler dut rapidement envisager l’agrandissement du musée, l’ouverture de nouvelles salles mais aussi la réorganisation des collections. Pour gagner de l’espace, il obtint du bey qu’il abandonne au Service des antiquités les pièces d’une de ses anciennes demeures¹¹³.

4Jusqu’alors, les nouvelles acquisitions étaient montrées au public au fur et à mesure de leur entrée dans les collections du musée. L’afflux et l’importance des collections permanentes rendaient leur exposition peu cohérente pour le visiteur. Gauckler remania l’aménagement des salles et affecta à chacune, soit une catégorie d’objets, soit une période historique déterminée « dans un ordre rigoureusement chronologique¹¹⁴». Son travail de classement, qui devait s’étaler jusqu’en 1903, consistait à remanier la disposition des objets et des espaces de façon claire et pédagogique. Les salles du rez-de-chaussée accueillaient désormais les collections lapidaires, le grand patio central du premier étage était réservé à la sculpture gréco-romaine alors que depuis l’origine il était encombré « d’amas de cippes, d’inscriptions, de chapiteaux disparates, empilés au hasard¹¹⁵ ». Gauckler avait réorganisé les collections selon des critères rationnels de classement dont l’organisation des séries, telle celle des lampes d’argile, constituait l’un des exemples les plus caractéristiques. Il les avait exposées :

« de manière à permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’évolution des formes successives et les transitions des types, depuis la soucoupe rudimentaire de la Carthage primitive, jusqu’aux derniers produits de l’industrie byzantine¹¹⁶ ».

5Pour abriter ces collections en constante évolution, Gauckler ouvrait environ tous les deux ans des salles supplémentaires. Il inaugura, entre 1904 et 1905, une nouvelle pièce dédiée :

« aux antiquités pré-romaines mégalithiques, libyques et puniques, puis une grande galerie au rez-de-chaussée qui est réservée à l’épigraphie latine et que prolonge une grande galerie plus simple consacrée à l’histoire de toute la reconstitution des types de sépultures africaines¹¹⁷… ».

Ouverture du « musée arabe »

6Lorsque La Blanchère avait pris possession du palais du Bardo, il avait découvert les immenses panneaux de céramique tunisienne et de plâtre sculpté qui tapissaient encore les murs des bâtiments en ruines. Il avait fait décrocher certains de ces panneaux avant que la direction des Travaux publiques ne commence à abattre les vestiges de l’ancien palais mais il n’avait pourtant pu assurer la sauvegarde de tous les spécimens. Gauckler continua tout naturellement de sauver ces panneaux de la destruction quand il prit la succession de La Blanchère, d’autant qu’il était sensible à cet artisanat. Gauckler mit même au point un procédé pour détacher à la scie les panneaux de nouckch hadida, afin de faciliter leur déplacement sans investir de grosses sommes. À partir de 1895, il reçut plusieurs subventions pour les ôter en recourant à sa nouvelle technique¹¹⁸.

7La production de ces panneaux de plâtre sculpté était alors en perte de vitesse en Tunisie où ne subsistaient que deux vieux artisans capables de les fabriquer. Pour éviter la disparition définitive de ce savoir-faire, Gauckler créa au Bardo un atelier de nouckch hadida à la tête duquel il plaça l’un de ces deux maîtres. Placé sous les ordres du conservateur, cet atelier devait former plusieurs apprentis à la technique du travail du plâtre découpé au fer et ainsi pérenniser un art en train de péricliter. En permettant la préservation d’un savoir-faire ancestral, cet atelier fournirait également le décor des édifices officiels tunisiens ainsi que ceux du pavillon de la Tunisie de l’Exposition universelle de 1900.

8Ce mouvement d’intérêt pour l’artisanat local toucha directement l’organisation du musée Alaoui. Au cours de cette période, Gauckler obtint l’autorisation d’annexer une partie des anciens palais environnants, appartenant jusque-là encore au bey, afin d’agrandir son établissement. Dès 1898, il envisagea d’y aménager les collections d’art et d’ethnographie arabes. Gauckler meubla cette partie « à la mode indigène avec une scrupuleuse exactitude » et y exposa des objets de fabrication tunisienne récente : poteries, carreaux et panneaux de faïence, cuivres ciselés de Kairouan, armes et coffrets damasquinés, tissus précieux, tapis, bijoux, pans de bois sculptés et enfin nouckch hadida extraits des ruines environnantes. Inaugurée le 25 avril 1899, en même temps que les nouvelles salles d’antiques, la partie dédiée à « l’art arabe » (ill. 61) réorientait la vocation première du musée, au départ uniquement tournée vers l’Antiquité. Si elles s’enrichissaient, les collections arabes ne s’accroissaient cependant pas aussi rapidement que celles du musée des antiques. Dans toute la Régence, les chantiers de fouilles fournissaient régulièrement le musée du Bardo en vestiges de l’Antiquité alors que, pour la partie arabe, le conservateur ne pouvait compter que sur les panneaux de céramique (ill. 62) et de nouckch hadida extraits des décombres des bâtiments alentours ou l’achat d’œuvres, pour la plupart, récentes. Disposant de crédits restreints, Gauckler et Pradère ne purent, de 1899 à 1901, faire prospérer le musée arabe : en 1901, il ne reçut que des tombes en marbre blanc ornées de rinceaux, quelques faïences et cuivres gravés et deux drapeaux de zaouïas¹¹⁹. 

9De plus le bâtiment abritant les collections d’art islamique était en 1901 dans un état de délabrement préoccupant : construits en pisé, les murs du rez-de-chaussée ne pouvaient plus supporter le poids du premier étage. Dans un état déplorable, les toits terrasses laissaient l’eau de pluie s’infiltrer jusque dans les murs du sous-sol, accentuant le profond travail de sape¹²⁰. Une grande campagne de travaux fut lancée en 1902 qui permit d’ouvrir en 1903 de nouvelles salles d’exposition. Malgré la rénovation des maçonneries, le « musée arabe » reçut peu de nouveaux objets en 1903. Hormis quelques améliorations muséographiques, une seule salle fut profondément remaniée : une des chambres fut « aménagée en salle du trône, avec une estrade à degrés supportant un très beau fauteuil Louis XV en bois sculpté portant le croissant beylical¹²¹ ». Cette mise en scène reproduisait les dispositions de la célèbre salle du trône de l’ancien palais du Bardo, copiée à l’Exposition universelle de 1867, et restaurée par la direction générale des Travaux publics.

Ill. 61. Musée Alaoui du Bardo, salles dites « arabes », créées à l’initiative de P. Gauckler, photographie Lévy et Neurdein

Ill. 62. Panneaux de faïence tunisienne exposés au département d’art arabe du musée Alaoui du Bardo

10Si Gauckler avait favorisé l’ouverture du musée Alaoui du Bardo aux collections « arabes », il ne les avait pas organisées selon les mêmes critères que ceux du département des antiques. Ces objets étaient de production trop récente, selon Henri Saladin :

« À mon avis le musée arabe du Bardo ne devrait contenir que des objets anciens. En réunissant les objets modernes, ou relativement modernes, que l’on peut si aisément encore se procurer en Tunisie, on devrait former dans Tunis même un musée d’art décoratif¹²² ».

11Alors que la section des antiques était essentiellement constituée de pièces extraites de ruines, les collections du « musée arabe » se situaient entre celles d’un musée des Arts et traditions populaires et celles d’un musée d’architecture. Le conservateur avait fait en sorte de recréer des intérieurs tunisiens typiques avec leur mobilier et leurs objets produits de façon artisanale. L’exposition de ces productions faisait ainsi indirectement écho à la politique de la résidence qui tentait de ranimer l’artisanat tunisien.

Des musées et dépôts lapidaires créés sur l’ensemble du territoire

12Les fouilles entreprises sur l’ensemble du territoire fournissaient pléthore d’objets qui ne pouvaient pas tous être conservés au musée du Bardo. Gauckler prit rapidement conscience qu’il était nécessaire de penser autrement la sauvegarde de ce patrimoine mobilier trop fragile pour être conservé in situ mais trop abondant pour être intégralement déplacé au musée du Bardo. Peut-être s’inspira-t-il de l’exemple du musée de Sousse, fondé en 1892 par la municipalité, pour abriter les objets provenant d’Hadrumetum ? Gauckler imagina de créer à proximité des centres archéologiques les plus riches, des dépôts lapidaires dans lesquels la protection de ces antiquités serait assurée. Ainsi, les pièces de moindre importance seraient sauvegardées sans engorger le musée Alaoui.

Les musées de Sousse

13En 1892, le directeur du Service des antiquités encouragea l’ouverture du musée de Sousse dont Ernest Gouvet, architecte de la municipalité, fut l’instigateur. Devenu conservateur du musée, Gouvet forma le premier noyau en offrant ses collections personnelles. Par la suite, les antiquités qu’il découvrait au cours des travaux de voirie alimentaient régulièrement l’établissement qui avait été installé dans des bâtiments appartenant à la municipalité. En 1896, la découverte d’un imposant ensemble de mosaïques romaines, dont la municipalité de Sousse devint propriétaire, nécessita l’ouverture de locaux plus vastes.

« Mais pour exposer ces mosaïques, il fallait un local. Où le trouver ? Bâtir ? L’argent manquait ! Par bonheur, précisément à ce moment, la Direction générale des Travaux publics décidait de désaffecter au profit du marché central nouvellement construit, l’ancienne poissonnerie de Sousse, pavillon presque neuf et très clair, fort bien situé, dans la ville française, à proximité du port. On allait démolir ce bâtiment quand, sur notre demande, M. de Fages de Latour, adjoint du directeur général des Travaux publics, voulut bien l’affecter au Musée et accorder à M. Gouvet un crédit de deux mille francs pour l’approprier à sa nouvelle destination¹²³ ».

14L’inauguration de ces nouveaux locaux eut lieu le 26 avril 1899 par Krantz, alors ministre des Travaux publics, le lendemain de celle des nouvelles salles du Bardo.

15Par rapport aux dépôts des autres villes, celui de Sousse occupait une place à part. Puisqu’il n’était pas simplement placé sous la direction d’un contrôleur civil mais sous celle d’un conservateur, son statut était celui d’un musée, et non pas d’un simple dépôt lapidaire. Les œuvres qui y étaient conservées n’étaient pas les moins intéressantes mais, au contraire, des pièces de valeur extraites des ruines même de son antique cité Hadrumetum. Gouvet, choisissait avec Gauckler les objets qui étaient envoyés au Bardo et ceux qui étaient conservés à Sousse. Si toutes les œuvres remarquables n’étaient pas systématiquement destinées au musée Alaoui, plusieurs pièces exceptionnelles y furent cependant expédiées. En 1897, deux mosaïques dites virgiliennes furent mises à jour dans les ruines de l’ancienne Hadrumetum ; la découverte eut un incroyable retentissement à la fois auprès du monde savant et de la population locale car l’une des pièces montrait Virgile composant l’Enéide. Peu répandues, les représentations de Virgile apparaissaient sur des miniatures du Vatican mais aucun autre portrait de l’auteur n’avait alors traversé les siècles¹²⁴. D’une inestimable valeur, cette mosaïque fut envoyée au Bardo où elle devint l’une des pièces maîtresses de l’établissement. Les objets de très grande valeur étaient donc regroupés au sein du musée tunisois, au détriment des institutions locales qui se contentaient de pièces moins importantes. À Sousse, une polémique avait d’ailleurs été dirigée contre Gauckler, très critiqué pour ses décisions centralisatrices. Des articles publiés dans les périodiques locaux dénoncèrent l’action du directeur du Service des antiquités qui réservait pour le musée Alaoui les plus belles antiquités découvertes à Hadrumetum et qui laissait au musée municipal de Sousse les objets moins intéressants¹²⁵. Le musée de Sousse continuait toutefois de se développer. En 1899, comme il avait « déjà presque doublé d’importance », Gouvet inaugura l’inventaire des collections. En 1902, il publiait avec la collaboration de Gauckler et d’Hannezo, le catalogue détaillé de l’établissement¹²⁶.

16Parallèlement, les militaires du camp Sabatier de Sousse s’étaient constitué leur propre collection avec les objets qu’ils avaient découverts dans les nécropoles des alentours. Comme ils bénéficièrent des subventions de l’État, on appliqua l’article 35 du titre VI du décret du 7 mars 1886 : leur collection reçut officiellement le titre de musée et profita des droits et avantages des établissements publics. Après avoir obtenu l’accord ministériel, les militaires furent autorisés à installer leurs fonds dans la salle d’Honneur du régiment du 4^e Tirailleurs (ill. 63), au premier étage de la Casbah de Sousse. Le site d’Hadrumetum était si riche que les officiers qui fouillaient les environs étaient autorisés à conserver quelques pièces à titre personnel tandis que les autres étaient réparties entre le musée du 4^e régiment de Tirailleurs, Le Bardo et le musée municipal. Les deux établissements de Sousse abritaient ainsi les collections les plus importantes de la Régence après celles du Bardo.

Ill. 63. La salle d’honneur du régiment du 4^e Tirailleurs à Sousse abritait les objets découverts par les militaires à l’emplacement de l’antique Hadrumetum

Musées et dépôts lapidaires créés par le Service des antiquités

17À partir de 1895, Gauckler ouvrit d’autres musées ainsi que des dépôts dans toute la Régence. Depuis la création du Service des antiquités, l’éloignement géographique de certains sites archéologiques rendait difficile l’envoi d’antiquités jusqu’à Tunis : les dépôts allaient permettre de mettre rapidement à l’abri les objets de valeur au lieu de les maintenir sur les lieux de fouilles où ils risquaient d’être subtilisés. En 1895, il s’entendit avec le contrôleur civil de Medjez-el-Bab, ville occupant le site de l’antique Membressa, pour y ouvrir soit un « musée local » soit un dépôt¹²⁷. L’impulsion était donnée et, en 1897, Gauckler inaugura de nouveaux dépôts d’antiquités dans les sièges des contrôles civils de plusieurs villes du pays : à Téboursouk, à Mactar, au Kef, à El Djem, Thala et Mahdia¹²⁸. Placés sous la protection des contrôleurs civils, qui correspondaient depuis longtemps avec le chef du Service des antiquités, les dépôts étaient installés à proximité des riches cités antiques éloignées de Tunis. Dès le début, cette nouvelle politique de décentralisation rencontra un réel succès que confirma l’ouverture progressive de nouveaux musées locaux. En 1898, alors que les dépôts déjà créés s’enrichissaient, un nouvel établissement fut inauguré dans la ville méridionale de Gabès. En 1899, ceux de Nabeul et d’Hammamet étaient en formation tandis que la ville de Sfax entamait les démarches pour ouvrir le sien. La plupart connut des développements favorables à l’exception de celui d’El Djem que Gauckler dut fermer en 1902 pour d’obscures raisons. Enfin, en 1902, un dépôt militaire était créé à Zaghouan pour accueillir les découvertes faites par des membres de l’armée tandis que le comte Cabannes de La Palice, amateur d’archéologie qui avait pratiqué des fouilles dans sa propriété d’Utique, avait été autorisé à conserver le produit de ses recherches dans un musée local placé sous le contrôle de la direction des antiquités¹²⁹.

18En créant dans les régions des dépôts lapidaires et des musées, Gauckler trouva la solution qui lui permit, d’une part, de réserver pour le musée du Bardo les plus belles pièces et, d’autre part, de mettre les pièces mineures à l’abri des déprédateurs. Avec ces centres de conservation, Gauckler conservait pourtant son autorité sur l’ensemble du patrimoine archéologique du pays car, même s’il s’appuyait sur les contrôleurs civils, il ne leur avait transmis aucun pouvoir de décision. Il gardait ainsi le contrôle des initiatives prises dans les dépôts ainsi qu’au sein du musée municipal de Sousse où le conservateur lui était totalement dévoué.

Musée Saint-Louis de Carthage : enjeux institutionnels

19Véritable réceptacle du produit des fouilles menées par le père Delattre sur la colline de Byrsa et aux environs, le musée Saint-Louis était confronté aux mêmes réalités que Le Bardo. Les recherches de l’ecclésiastique fournissaient une importante quantité d’objets alimentant les collections de l’établissement qui nécessitaient toujours plus d’espace. À la première salle, une seconde avait été ajoutée en 1898, qui avait doublé la surface des locaux¹³⁰. En 1899, le musée prit le nom de Lavigerie, mort quelques années plus tôt, en 1892. L’Académie des IBL subventionnait régulièrement les recherches de Delattre ainsi que la résidence générale qui lui versait également quelques aides. Toutefois, Delattre ne bénéficiait pas de ressources suffisantes pour faire fonctionner le musée. Pour financer l’entretien et les agrandissements, Delattre vendait les doubles des objets découverts, avec l’accord du directeur des antiquités. Grâce à ces ressources, Delattre put, en 1898, doter le nouvel espace de vitrines d’exposition, faciliter la lecture des documents archéologiques et, par la même occasion, les protéger des visiteurs.

20Au moment où Gauckler allait entamer le classement méthodique des collections du Bardo, Delattre recourait aux mêmes principes pour organiser son musée. En 1901, il finissait de remanier méthodiquement les collections de son établissement (ill. 64-65). Il avait réparti les objets par époque et avait formé deux groupes, le premier punique, le second romain, occupant chacun une salle d’exposition. Les pièces n’étaient plus présentées de façon aléatoire et chaque type d’objet avait été classé de façon à mettre en valeur l’évolution des formes de sa série. Bientôt, le musée Saint-Louis se heurtait à nouveau au manque d’espace. Quatre ans après l’ouverture de sa seconde salle, Delattre n’eut d’autre choix que d’exposer une partie des découvertes dans le vestibule et dans le salon d’honneur, car les deux autres salles étaient déjà surchargées.

Ill. 64 et 65. « Carthage. Salle du musée des Pères Blancs ». Dès son installation à Carthage, Delattre réunit dans les bâtiments des pères Blancs les objets qu’il découvrait lors de ses fouilles et qui constituèrent le fonds de la collection du musée Saint-Louis

21Sous la tutelle de l’évêché, le musée Lavigerie était le seul en Tunisie à ne pas dépendre du Service des antiquités et des arts, même s’il était lié aux mêmes instances scientifiques métropolitaines. Cette situation n’était d’ailleurs pas du goût de Gauckler : il estimait en effet que les collections du musée Lavigerie, constituées grâce aux subventions provenant de fonds publics français (les aides de l’Institut de France et les importants financements versés annuellement par la résidence générale à l’archevêché), ne devaient pas rester dans le giron de l’Église et passer sous l’autorité du Service des antiquités. Gauckler s’était offusqué de cette situation auprès de sa hiérarchie sans que ses interventions aient eu un quelconque impact. Si Gauckler et Delattre entretenaient des rapports scientifiques relativement courtois, les tensions qui opposaient l’archevêché et le directeur des antiquités se matérialisèrent à plusieurs reprises (voir la partie consacrée au classement des ruines de Carthage). Lorsque le Service des antiquités avait mené des fouilles à l’emplacement de l’Odéon et du théâtre, « Paul Gauckler avait dû adresser une lettre d’excuse à Mgr Tournier […] en raison d’une erreur d’implantation d’un sondage¹³¹ ». Malgré ces tensions, Gauckler ne désarmait pas et entendait toujours secrètement enlever le musée à l’archevêché pour le placer sous la tutelle de la résidence, et donc du Service des antiquités. Dans cet affrontement larvé, Gauckler tenta de persuader d’influentes personnalités françaises de l’intérêt d’enlever le musée Lavigerie à l’Église. En 1902, au moment où était discutée la question de l’application dans la Régence de la loi du 1^er juillet 1901 sur les congrégations religieuses, loi qui concernait donc les Pères Blancs de Carthage, Gauckler profita de cette situation pour relancer son projet. En décembre 1902, il écrivit à un destinataire malheureusement resté anonyme, vraisemblablement un homme politique, pour que cette question soit abordée à la Chambre :

« Si la Chambre laisse aujourd’hui passer l’occasion d’affirmer d’une façon précise les droits de l’État sur le musée de Carthage, ce qui n’a jamais été fait jusqu’ici, le mal sera irréparable. Si ce n’est pas vous, Monsieur le Président, et les amis qui vous entourent qui soulevez cette question si grave, soyez assuré que personne d’autre n’en soufflera mot¹³² ».

22Malgré le recours à ce levier politique, Gauckler n’obtint pas satisfaction, certainement parce que l’archevêché de Carthage était éminemment lié aux autorités coloniales de la République¹³³. Dans ces conditions, il paraissait délicat pour la résidence de s’accaparer les biens de l’archevêché alors que les autorités ecclésiastiques travaillaient traditionnellement main dans la main avec la résidence en faveur du projet colonial. Le musée Lavigerie resta donc sous l’autorité de l’archevêché jusqu’à l’indépendance de la Tunisie.

Les classements au titre de monuments historiques

23Inaugurés à l’époque de Doublet, les classements d’immeubles au titre de monument historique, seraient désormais maintenus à un rythme cependant moins soutenu. La plupart des sites importants était en effet désormais classée mais les fouilles menées sur le territoire, à la fois par le personnel du service et par les correspondants, révélaient régulièrement de nouveaux monuments que le directeur du Service des antiquités devait protéger. Pour les vestiges dégagés depuis peu, tels ceux de la cité d’Uthina (Oudna), Gauckler entamait rapidement une procédure de classement en ayant recours au décret du 7 mars 1886¹³⁴. Au fil des publications au JOT, l’importance de certains sites s’affirmait par rapport à d’autres. L’intérêt de Gauckler pour Carthage transparaissait dans les textes promulgués à partir de 1899. Dans les trois derniers décrets publiés sous sa direction, les vestiges de Carthage furent progressivement protégés¹³⁵. Le phénomène avait été identique pour les ruines d’Oudna et de Dougga, protégées au fur et à mesure de leur mise à jour. Pour la plupart prononcés au rythme des découvertes, les classements révélaient néanmoins l’évolution des centres d’intérêt de la communauté scientifique. En 1901, plus de 97 ruines byzantines étaient élevées au rang de monuments historiques, témoignant de l’intérêt croissant des archéologues pour les dernières périodes de l’Antiquité¹³⁶. Les décrets de protection montraient également que Gauckler, l’archéologue de formation classique, s’intéressait à de nouveaux objets, ceux de la période islamique.

La protection des monuments islamiques

Le premier monument civil classé : le pavillon de la Manouba

24L’intérêt de Gauckler pour les monuments de l’ère islamique se manifesta dans le premier arrêté d’enquête qu’il promulgua¹³⁷. Par ce texte, il sollicitait le classement du pavillon dit de la Manouba, un kiosque faisant partie des jardins du palais de la Rose (Qsar el Warda dit aussi Borj el Kebir), élevé à La Manouba, localité située à l’Ouest de Tunis, où plusieurs hauts dignitaires s’étaient fait construire des demeures avant l’établissement du protectorat¹³⁸. Le palais de la Rose fut élevé au cours des années 1790 par le bey Hammouda Pacha qui en fit une résidence d’été. Après sa mort, le palais fut occupé par les beys Mahmoud et Hussein et par le général Khereddine, puis il fut laissé à l’abandon jusqu’à ce qu’une caserne militaire y soit installée à la fin des années 1850. Ce palais conserva cette vocation militaire après l’établissement du protectorat et accueillit un régiment français.

25Le kiosque élevé dans le jardin, véritable écrin décoré de plâtre sculpté et de zelliges, semble avoir été menacé de destruction. Le directeur du Service des antiquités réagit en promulguant en 1893 un arrêté d’enquête en vue de le protéger au titre de monument historique¹³⁹. L’arrêté d’enquête présentait une particularité inédite qui témoigne très certainement de l’urgence de protéger le pavillon : il ne concernait que ce seul et unique édifice alors, qu’habituellement, un arrêté contenait une liste de plusieurs monuments destinés à être protégés. Le pavillon de la Manouba, classé un an après par le décret du 19 mars 1894, était la première construction arabe officiellement protégée par le Service des antiquités et des arts. Quatre années plus tard, le pavillon était toujours en danger, cette fois parce qu’une famille se l’était accaparé et accélérait le processus de dégradation naturel. Le directeur du Service des antiquités et le Gouvernement tunisien s’entendirent pour que ce pavillon, qui était géré par les Habous, fût acheté par les autorités françaises de Tunisie. Le but était d’expulser la famille qui y avait installé une écurie et de mettre un terme aux dégradations que le monument subissait¹⁴⁰.

26Le décret du 19 mars 1894 (JOT du 30 mars 1894), classant le pavillon de la Manouba, présentait une irrégularité juridique de taille : il avait été publié un an et 10 jours après la publication de l’arrêté établissant une enquête en vue de son classement. Or, selon la législation, et plus particulièrement le décret du 7 mars 1886, il était prévu que :

« L’enquête doit être terminée, et le décret de classement promulgué, dans un délai d’un an à partir du jour de l’insertion au Journal Officiel. Passé ce délai, elle est réputée avoir abouti à un résultat négatif¹⁴¹ ».

27Le décret intervenait donc dix jours trop tard et le classement du pavillon de la Manouba s’avérait donc irrégulier. Gauckler classa de façon irrégulière deux autres monuments. Dans le décret du 9 février 1893, sanctionnant la dernière enquête ouverte par Doublet, il intégra le grand chapiteau corinthien et l’amphithéâtre d’El Djem qui avaient été placés sous enquête dans le JOT du 12 novembre 1891, soit trois mois après le délai légal. Personne n’évoqua ces dysfonctionnements et, jusqu’à nos jours, aucune contestation n’a été émise contre ces classements irréguliers. L’amphithéâtre d’El Djem, le grand chapiteau et le pavillon de la Manouba sont donc, encore aujourd’hui, protégés au titre de monuments historiques.

Refus de classer des édifices cultuels musulmans

28Au début du protectorat, la plupart des lieux de culte et des établissements musulmans de la Régence était administrée par la Djemaïa des Habous, une institution séculaire gérant les biens de mainmorte, qui entreprenait elle-même les travaux d’entretien et de restauration des bâtiments placés sous sa tutelle. Ni le Service des antiquités et des arts, ni la direction des Travaux publics n’avait eu, à l’époque de La Blanchère, la volonté de contrôler les travaux de restauration entrepris sur cette catégorie d’édifices. Les autorités françaises de Tunisie avaient choisi de respecter les usages locaux et d’interdire l’accès aux chrétiens des mosquées et des monuments religieux musulmans. De plus, Charmes ayant orienté le Service des antiquités vers l’inventaire et la sauvegarde des vestiges de l’Antiquité, le personnel du Service des antiquités n’avait pas intégré les monuments islamiques dans son champ d’activité. La valeur patrimoniale des monuments de culte musulman était pourtant progressivement reconnue par le personnel du Service des antiquités. Eugène Sadoux, l’inspecteur-adjoint du Service des antiquités, s’intéressa dès sa nomination en 1891 à l’architecture islamique qu’il reproduisait par dessin lors de ses tournées d’inspection. En 1891, le contrôleur civil de Kairouan avait fait savoir à La Blanchère, alors directeur du Service des antiquités, que l’architecture cultuelle musulmane de cette ville était en danger, notamment en raison de la perte des savoir-faire des artisans qui prenaient en charge sa restauration. Le contrôleur civil de Kairouan s’inquiétait en effet des réparations faites par les Habous dans la célèbre Grande Mosquée de Kairouan ainsi que dans celle du Barbier (ill. 66) :

« Dans la première [la Grande Mosquée], il y a une chaire et une sorte de sacristie en bois sculpté de toute beauté, qui tombe par panneaux et que les indigènes rafistolent de temps à autre avec des morceaux de zinc ou de bois de caisse à pétrole ce qui est très disgracieux […]. À la mosquée du Barbier, monument d’un caractère tout à fait arabe, il existe aussi des boiseries en mauvais état au plafond, près de la porte du tombeau. Quelques panneaux de plâtre moulés ou sculptés se sont détachés et ont grossièrement été refaits. Enfin, les belles faïences ont disparu et ont été remplacées par d’affreux carreaux italiens¹⁴² ».

Ill. 66. Cour de la mosquée du Barbier de Kairouan, photographie de Lévy et Neurdein

29Le contrôleur civil ne suggérait pas l’éviction des Habous mais proposait que le Service joue un rôle de conseiller pour éviter que ces deux monuments réputés soient défigurés par des restaurations mal exécutées. C’était la première fois que l’intervention du Service des antiquités et des arts était sollicitée pour un édifice cultuel musulman. À l’époque de La Blanchère, le Service ne prit aucune mesure pour remédier à ce problème et il fallut attendre l’arrivée de Gauckler à la direction du Service des antiquités pour que des mesures soient engagées en faveur des monuments islamiques.

30Quatre ans après avoir classé le pavillon de la Manouba, en 1898, Gauckler exprima sa volonté de faire protéger, au titre de Monument historique, les monuments de l’architecture islamique les plus remarquables de la Régence et notamment des lieux de culte musulmans. Pour juguler les difficultés liées à l’entretien et à la restauration des monuments gérés par la Djemaïa des Habous, Gauckler entama une procédure pour intégrer les monuments islamiques dans le champ d’activité de son service. Il proposa de classer plusieurs mosquées tunisoises à l’un des fonctionnaires les plus influents du protectorat, le secrétaire général du Gouvernement tunisien, Bernard Roy (1846-1919), un arabisant sensible aux monuments islamiques, également amateur d’archéologie. Dans une missive datée du 2 mars 1898, Gauckler soumettait à Roy son projet d’ouvrir une enquête en vue de classer 121 monuments historiques parmi lesquels figuraient de nombreux édifices tunisois de l’ère islamique : les remparts, la porte Bab Menara, la porte Bab Djedid, la Grande Mosquée de la Zitouna, les mosquées de la Casbah, de Sidi Ben Arouz (ill. 67), de Sidi Youssef, El Ksar, Bab Djezira, des Teinturiers, Halfaouine, Sidi Mahrez, ou encore Tourbet el Bey¹⁴³.

31Le secrétaire général du Gouvernement tunisien s’y opposa et expliqua les raisons de son refus en ces termes :

« L’administration générale verrait des inconvénients à l’application aux mosquées du décret du 7 mars 1886, en particulier des dispositions de l’article 8. Cela pourrait faire naître certaines inquiétudes dans le monde indigène, mais pour tenir compte du désir exprimé par M. Gauckler nous allons nous entendre avec les Habous pour dresser une liste de tous les édifices habous présentant un caractère artistique ou archéologique, et nous prendrons les mesures nécessaires pour qu’aucun travail ne soit effectué dans ces édifices sans consultation préalable du Service des antiquités¹⁴⁴ ».

32Son refus ne s’expliquait pas uniquement par le fait que ce patrimoine était géré par la Djemaïa des Habous qui, par ailleurs, ne constituait pas, pour les autorités françaises, une institution pieuse intouchable. Ces dernières n’avaient pas hésité à modifier les lois habous et à contourner le problème posé par le principe d’inaliénabilité des biens de mainmorte, pour stimuler l’économie du pays¹⁴⁵. D’après ses propres termes, le secrétaire général aurait donc refusé de classer ces monuments, dotés d’une forte charge religieuse, parce qu’il redoutait les réactions négatives des fidèles musulmans. En conséquence, Gauckler n’inséra pas ces monuments islamiques dans l’arrêté de classement promulgué le 11 avril 1898 qui ne contenait donc que des vestiges de l’Antiquité. Après celle de Doublet, la deuxième tentative de classement d’édifices musulmans avait donc également échoué. Pendant la période où il dirigeait le Service des antiquités, Gauckler ne fit aucune autre tentative pour protéger au titre de Monument historique des édifices islamiques. La proposition du secrétaire général de dresser avec la Djemaïa une liste des édifices habous présentant un caractère artistique, ne connut aucune suite. Pourtant, le Service des antiquités allait progressivement collaborer avec la Djemaïa des Habous pour restaurer certaines mosquées.

Opposition de l’archevêque de Carthage

33Si le chef du Service des antiquités ne recevait quasiment jamais de remarques de la part des propriétaires quand il ouvrait une enquête en vue de classer les monuments leur appartenant, il dut cependant faire face à l’opposition de l’archevêché de Carthage lorsqu’il entreprit de classer les ruines de cette célèbre cité antique. Le 23 avril 1894, Gauckler publia un arrêté d’enquête en vue de classer les plus importantes ruines du site, situées à la fois sur des terrains de l’archevêché mais aussi sur des propriétés appartenant à d’autres particuliers. C’était la première fois qu’il engageait une procédure de protection en faveur des monuments de Carthage. Ce site, si important dans l’histoire de l’archéologie tunisienne, n’avait en effet jusqu’alors fait l’objet d’aucune protection officielle. La plupart des vestiges de l’antique Carthage faisaient partie de cette première enquête. En première place, figuraient les ruines appartenant à l’archevêché :

« Toutes les ruines du plateau Saint-Louis, notamment : les restes des remparts ; les soubassements du temple en grand appareil ; la maison byzantine ; les citernes ; les tombeaux puniques ; les tombeaux arabes découverts par Delattre¹⁴⁶ ».

Ill. 67. La mosquée Sidi Ben Arous située dans la médina, à proximité de la place de la Casbah, photographie Lévy et Neurdein

34Étaient également intégrés les thermes d’Antonin, les citernes de Bordj-Djedid, les tranchées ouvertes par les archéologues qui s’étaient succédé sur le site et l’amphithéâtre, vestiges appartenant pour la plupart à des particuliers. En tout, plus de 19 monuments étaient placés sous enquête, quasiment la totalité des vestiges monumentaux du site.

35Après la publication au JOT, l’avis d’enquête fut notifié aux propriétaires qui, comme le stipulait l’article 5 du décret du 7 mars 1886, pouvaient présenter leurs observations concernant ce projet de classement. À ce titre, l’administrateur des biens du diocèse de Carthage, Mgr Tournier, s’opposa au classement des ruines de la colline de l’ancienne Byrsa, créant ainsi un précédent. Tournier refusait que ses droits de propriétaire soient grevés de servitudes, conséquence inévitable d’une protection au titre de monument historique¹⁴⁷. Gauckler revendiquait pourtant avoir dressé la liste des vestiges de Carthage avec le père Delattre. Malgré l’accord de Gauckler et Delattre, Tournier réagit avec véhémence contre ce projet.

36Dans cette affaire délicate, Gauckler demanda l’avis et l’appui de Charmes et de la Commission d’Afrique du Nord, pour ne pas avoir à assumer la responsabilité d’un litige qui pourrait avoir des répercussions diplomatiques bien au-delà des sphères savantes. Il plaida en faveur du classement des ruines de la colline en expliquant à Charmes les risques encourus par ces ruines par la spéculation immobilière :

« M. l’administrateur des biens du diocèse de Carthage [Tournier] considère les domaines confiés à sa gestion comme des terrains de pure spéculation : achetés jadis à bas prix, ils ont acquis dans ces dernières années une plus-value énorme que Mgr Tournier s’efforce actuellement de réaliser, en les revendant au détail au plus offrant. […] Les terrains qui entourent la chapelle de Saint-Louis, sur les premières déclivités de la colline, sont morcelés en lots, vendus à des spéculateurs pour y construire des villas de plaisance¹⁴⁸ ».

37En proposant le classement des monuments de la colline Saint-Louis, Gauckler entendait lutter contre le démantèlement d’un des sites les plus importants de la Régence du point de vue archéologique. En effet, l’archevêché vendait régulièrement ses terrains carthaginois à des particuliers ou à des promoteurs qui y élevaient de plus en plus d’habitations. Sans le classement des ruines, les recherches du père Delattre et du Service des antiquités risquaient de devenir de plus en plus difficiles à mener. Xavier Charmes, approuva la démarche de Gauckler et lui demandait d’appliquer la loi du 7 mars 1886 à la colline de Saint-Louis sans faire d’exception, même si, dans le passé, des faveurs avaient été accordées aux Pères Blancs et à Lavigerie¹⁴⁹.

38Conforté dans sa position par le ministère, Gauckler maintint son objectif et fit classer les ruines de la colline de Saint-Louis en faisant promulguer le décret du 8 mai 1895¹⁵⁰. Or, contrairement à ce qui a pu être récemment écrit¹⁵¹, sur 24 monuments carthaginois placés sous enquête, 8 seulement furent classés : l’ensemble du plateau de la colline Saint-Louis, à savoir les restes des remparts, les soubassements du temple en grand appareil, la maison byzantine, les citernes, les tombeaux puniques et les tombeaux arabes découvertes par le père Delattre, mais aussi la basilique Damous-el-Karita et la nécropole de Bordj-Djedid. Les ruines de la colline Saint-Louis appartenant à l’archevêché étaient ainsi toutes classées. En revanche, les vestiges qui n’avaient pas été retenus pour le classement étaient pour la plupart situés sur terrains appartenant aux autres particuliers. Il est aujourd’hui difficile de déterminer pour quelles raisons les ruines situées sur ces terrains ne furent, en définitive, pas protégées. Certains de ces terrains, dont ceux de la colline de l’Odéon et ceux situés autour de Bordj-Djedid, allaient quelques années plus tard faire l’objet d’importantes campagnes de fouilles, notamment à l’initiative de Gauckler lui-même. Peut-être Gauckler souhaitait-il laisser davantage de liberté aux archéologues du futur qui fouilleraient ces vestiges ou alors avait-il tout simplement déjà projeté d’explorer ces terrains. Le processus selon lequel des édifices placés sous enquête étaient finalement classés ou ne l’étaient pas, n’est malheureusement pas très clair pour les historiens d’aujourd’hui.

39Le Service des antiquités eut rarement à faire face aux contestations de propriétaires récalcitrants qui refusaient que leurs biens soient protégés. L’archevêché semble avoir été l’un des seuls à s’être opposé à un classement initié par le Service des antiquités. La réaction de Tournier laisse penser que la loi du 7 mars 1886 aurait difficilement été applicable en France où de nombreux propriétaires terriens influents n’auraient pas manqué de réagir. La situation politique de la Tunisie n’était pas la même, la plupart des terrains appartenant à des populations autochtones qui ne disposaient pas des mêmes moyens de contestation. 

40Extrêmement puissant dans l’échiquier diplomatique, l’archevêché avait toujours exploité le site de Carthage comme bon lui semblait. Dans les années 1890, l’archevêché vendait de façon régulière ses terrains à des particuliers qui y édifiaient divers types d’habitation. Ces nouvelles constructions étaient ainsi élevées à l’emplacement de ruines de l’ancienne Carthage qui étaient donc définitivement soustraites à l’étude archéologique.

41Tout le temps de sa présence à Tunis, Gauckler se heurta ainsi à Tournier et aligna ses interventions sur la politique diplomatique dictée par la résidence et par le Bureau du secrétariat, n’intentant parfois aucune action ou, à l’inverse, prenant des mesures pour appliquer la législation patrimoniale¹⁵².

Aléas de l’application du décret du 7 mars 1886

Un outil juridique délicat à manier

42Deux périodes distinctes caractérisent l’histoire des classements pendant la période où Gauckler était directeur : la première, sous la direction de Xavier Charmes, période où le Service souffrait du manque d’argent, et, la seconde, sous celle de Louis Liard, après que ce dernier eut attribué des budgets fixes. Lorsqu’il était arrivé en Tunisie, Gauckler travaillait sous le contrôle de Charmes qui lui imposait ses choix. Il avait appris à se conformer à la politique édictée par le ministère : il ne proposait plus de classer des édifices cultuels islamiques, comme il l’avait fait en 1898, et se contentait de protéger le patrimoine de l’Antiquité. À partir de 1899, le remplacement de Charmes par Liard avait donné plus d’autonomie à Gauckler. Le directeur de l’Enseignement supérieur s’immisça rarement dans ses choix et dans ses décisions, d’une part, parce qu’il était moins dirigiste que Charmes et, d’autre part, parce que Gauckler avait acquis une certaine maturité professionnelle. De son côté, le secrétaire général du gouvernement tunisien, Bernard Roy, qui avait refusé le classement des mosquées, ne lui donnait désormais que de rares conseils sur sa façon de gérer son Service. Depuis l’arrivée de Liard, Gauckler dirigeait le Service à sa guise, définissant les grandes lignes de la politique patrimoniale du pays.

43Or, comment se concrétisait sur le terrain l’application du décret du 7 mars 1886 ? Comment Gauckler gérait quotidiennement la sauvegarde des monuments historiques de la Régence ? Lorsqu’il avait pris ses fonctions, Charmes l’avait prévenu des travers et des difficultés d’application du décret du 7 mars 1886 :

« La loi beylicale est trop absolue ; son usage rigoureux deviendrait tracassier, soulèverait de justes mécontentements contre votre service, infirmerait votre autorité au lieu de l’affermir, nous affaiblirait en créant autour de vous des inimitiés, des mauvais vouloirs. J’ai laissé passer, après des atténuations pourtant, le décret qu’il [La Blanchère] avait préparé ; mais je lui ai dit : Prenez garde ! Si vous vous attachez à la lettre à ce décret, si vous prétendez obliger à son exécution complète, vous êtes perdu. L’esprit est bon, n’en voyez que l’esprit. Choisissez quelques exemples, frappez de temps à autre pour prévenir les abus, mais n’imaginez pas les empêcher tous : vous seriez brisé¹⁵³ ».

44Charmes conseillait Gauckler d’avoir recours avec parcimonie à l’action juridique à l’encontre des contrevenants s’il voulait mener une politique de conservation efficace, le risque étant de perdre la participation des archéologues amateurs. S’ils alimentaient leurs collections personnelles, ces particuliers dirigeaient des recherches qui profitaient cependant toujours à la science archéologique et au Service des antiquités et des arts. En agissant avec indulgence, Gauckler profiterait en retour de l’apport de leurs travaux. Le décret du 7 mars 1886 était d’ailleurs, selon lui, souvent critiqué par la population « éclairée » du pays dans les années 1890¹⁵⁴. Il est toutefois difficile a posteriori d’évaluer jusqu’à quel point ce décret était mal reçu par les habitants. D’après les contrôleurs civils et des caïds, les populations rurales autochtones étaient globalement respectueuses des vestiges même si elles avaient parfois encore l’habitude d’utiliser les ruines dans le cadre de leurs travaux agricoles. Pour assurer l’application du décret et lutter contre les abus, en 1896, Gauckler rappela aux caïds leur rôle dans la prévention et la surveillance des antiquités¹⁵⁵.

45Le Service devait moins se battre contre les destructions de la population que contre celles de certains services de l’administration coloniale dont les pratiques étaient beaucoup plus dommageables. Gauckler réagissait en effet fréquemment contre les employés de la direction des Travaux publics ou de l’armée. S’ils touchaient rarement aux monuments classés, ils étaient beaucoup moins attentifs aux édifices non classés qu’ils n’étaient pas, selon la législation, contraints de respecter de la même façon. En 1893, l’administration des Travaux publics avait donné à des entrepreneurs l’autorisation de prélever des blocs de pierre sur l’aqueduc du Bardo¹⁵⁶. Gauckler dut demander à la Direction de faire cesser ces prélèvements et fit classer les vestiges de l’aqueduc un an plus tard, le 19 mars 1894. Les exemples de destructions perpétrées par les agents de la direction des Travaux publics étaient nombreux. Si Gauckler pouvait classer les monuments remarquables, il ne pouvait cependant pas avoir recours au décret du 7 mars 1886 pour tous les vestiges.

Risques de destruction des remparts de Kairouan

46Le chef du Service des antiquités dut surtout lutter contre des initiatives de destruction de plus grande envergure. En 1897, le Génie Militaire annonça que l’armée avait l’intention d’abattre une partie des remparts de la ville de Kairouan. Gauckler ne pouvait faire valoir le décret du 7 mars 1886 car les fortifications ne faisaient l’objet d’aucun classement. Pour éviter leur destruction, il obtint l’appui de la Commission d’Afrique du Nord qui fit pression sur le résident, par l’intermédiaire des ministres de l’Instruction publique et des Affaires étrangères¹⁵⁷. En faisant intervenir les membres de la Commission, Gauckler avait su profiter du pouvoir de persuasion de cette institution qui bénéficiait de l’appui inconditionnel du ministère de l’Instruction publique. La demande de Gauckler fut ainsi entendue par l’administration militaire qui devait également faire face aux doléances des autorités municipales kairouannaises. Celles-ci demandaient en effet que la muraille soit conservée en tant que mur d’octroi¹⁵⁸. Cette affaire prit de telles proportions qu’une commission regroupant tous les protagonistes fut réunie en janvier 1898 afin de débattre de l’avenir des fortifications. À l’issue de cette réunion, aucun accord ne fut pourtant trouvé. Après plusieurs mois sans nouvelles, Gauckler conclut que le Génie Militaire avait abandonné son projet¹⁵⁹.

47Le cas des remparts de Kairouan est significatif des paradoxes de la politique édictée par le ministère de l’Instruction qui avait, dès l’origine, fait en sorte de ne pas intégrer les monuments islamiques dans la sphère d’action du Service des antiquités. Gauckler avait certes protégé le pavillon de la Manouba mais cette procédure avait été possible uniquement parce qu’il était à l’abandon et qu’aucun propriétaire ne pouvait s’opposer à son classement. Les autorités françaises n’envisageaient pas de classer d’autres édifices islamiques pour ne pas risquer de provoquer la réaction des propriétaires ou des usagers. Le directeur du Service des antiquités était donc contraint d’user de subterfuges pour empêcher la destruction d’édifices qu’il n’était pas de bon ton de classer et pour lesquels le décret du 7 mars 1886 aurait pourtant constitué la protection la plus efficace.

Destruction d’un immeuble classé : le « Keskès » de Tabarka

48De 1892 à 1898, le manque de moyens du Service suscita des dysfonctionnements dans l’application de la législation patrimoniale. À la fin des années 1890, Gauckler ne put empêcher la destruction d’un monument historique, une ruine romaine communément désignée sous le nom de Keskès, située dans la ville côtière de Tabarka et classé par le décret du 19 mars 1894 (JOT du 30 mars 1894). Exceptionnellement bien conservé, le Keskès (ill. 68) n’était autre que des thermes antiques, les seuls en Tunisie qui possédaient encore leurs voûtes. Alors que le Service avait procédé à plusieurs séries de déblaiement, des travaux de consolidation furent entrepris en 1897 et 1898 car des pans de mur menaçaient de s’écrouler. Malgré ces réparations, le monument devenait de plus en plus dangereux pour la population locale. Toutefois, les moyens financiers du Service l’empêchaient d’envisager une restauration à grande échelle¹⁶⁰. En 1899, Gauckler sollicita un crédit exceptionnel auprès de la résidence pour déblayer l’édifice jusqu’à son dallage antique, effectuer des travaux de soutènement, consolider ses bases et enfin établir une barrière pour empêcher les intrusions clandestines. Or, les habitants de Tabarka et leur municipalité militaient pour l’arasement des parties menaçant de s’écrouler. L’affaire prit des proportions qui dépassèrent la simple querelle opposant le Service des antiquités et la municipalité de Tabarka et fut placée entre les mains du résident général. Ce dernier ajourna la demande de Gauckler qui se résolut en conséquence à accepter la destruction des murs. Malgré leur classement, les thermes de Tabarka furent donc en partie détruits : en 1900, le service des Travaux publics fut chargé d’abattre la partie supérieure de la façade nord, située trop près de l’école de filles de la ville. Quelques semaines plus tard, d’énormes blocs de maçonnerie se détachèrent pourtant du Keskès et, projetés sur la route située à proximité, faillirent tuer deux passants. Les habitants se récrièrent dès lors contre les autorités et « qualifièrent d’insouciance le fait de conserver ces ruines¹⁶¹ ». Dans l’impossibilité de débloquer les sommes nécessaires à la consolidation des maçonneries, Gauckler dû se ranger à contrecœur à l’avis général et accepta l’arasement de l’édifice. En 1904, il ne restait que les fondations du Keskès.

Ill. 68. Le Keskès de Tabarka, gravures d’Émonts

49Cet exemple montre les limites de l’influence du Service des antiquités qui ne pouvait s’opposer à la destruction d’un immeuble classé au titre de monument historique quand des raisons impérieuses l’imposaient. Le Service avait dû s’effacer contre une population qui ne comprenait pas l’intérêt de conserver un édifice dangereux. Le même mouvement s’était produit en France au début du XIX^e siècle, lorsque les édifices ruinés avaient en partie été détruits pour assurer la sécurité des habitants. En 1808, la façade et les premières travées de Saint-Hilaire de Poitiers avaient ainsi été supprimées. Le constat de Paul Léon concernant ce monument poitevin aurait pu s’appliquer au cas du Keskès : « On supprimait le danger en mutilant l’édifice¹⁶² ».

De l’entretien des monuments aux premières campagnes de restauration

50Pour assurer la pérennité des monuments historiques classés, le chef du Service des antiquités avait le choix entre plusieurs types d’interventions, allant de la simple mesure conservatoire à l’anastylose. Le choix du type de restauration était conditionné par l’argent dont il disposait. Avant 1899, le manque de ressources l’empêcha d’entreprendre de véritables restaurations. Gauckler se contentait alors de consolider sommairement et d’entretenir le plus économiquement possible les édifices qui menaçaient de disparaître définitivement. En revanche, après 1899, le relèvement des financements bouleversa complètement les pratiques antérieures de Gauckler qui put, dès lors, mettre sur pied une politique de restauration beaucoup plus ambitieuse. Le Service des antiquités n’était pourtant pas le seul à intervenir sur le patrimoine de la Régence : la direction des Travaux publics s’occupait également de restaurer les équipements hydrauliques de l’Antiquité et les bâtiments alors dits « arabes ».

Réutilisation des vestiges romains et consolidations de monuments

La réaffectation de l’amphithéâtre de Carthage par Delattre

51En France, les édiles municipaux avaient, dès le début du XIX^e siècle, envisagé de préserver des monuments de leur ville en leur redonnant une fonction. À Nîmes et à Orange, la réutilisation des vestiges de l’Antiquité avait constitué jusque dans les années 1870 des alternatives favorables à la sauvegarde du patrimoine romain. À Arles, l’amphithéâtre avait accueilli des tauromachies tandis qu’à Orange, des spectacles lyriques avaient été donnés dès la fin des années 1860¹⁶³. Soutenue par Viollet-le-Duc, l’idée de redonner une fonction aux vestiges du passé allait donc faire son chemin en Europe. Toutefois, jusqu’en 1900, cette alternative n’était pas encore à l’ordre du jour en Tunisie où seules les ruines hydrauliques étaient restaurées pour retrouver leur fonction première. À cette période, l’urgence en Tunisie était davantage de sauvegarder et de consolider les antiquités plutôt que de leur trouver une nouvelle affectation. Le savant allemand Schülten (1870-1960), spécialiste de l’Afrique du Nord, avait le premier émis l’idée, en 1904, que les ruines tunisiennes pourraient connaître une vie nouvelle :

« Un attrait manque aux ruines africaines : cet attrait ; c’est ce qui, en Italie, transporte l’artiste : l’animation des ruines par une vie nouvelle¹⁶⁴ ».

52Lorsque ses propos furent publiés dans la Revue Tunisienne, un premier monument était réutilisé depuis peu : l’amphithéâtre de Carthage, où avaient été martyrisées les saintes Félicité et Perpétue en 203. En 1895, le père Delattre avait obtenu l’autorisation d’installer une chapelle souterraine pour perpétuer le souvenir des deux martyres¹⁶⁵. Comme, en 1903, l’amphithéâtre n’était pas classé au titre de Monument historique, le père Delattre pratiqua des travaux d’agrandissement dans la chapelle pour célébrer le 17^e centenaire de la disparition des deux saintes. Les baies furent pourvues « de grilles de fer reproduisant le monogramme du Christ¹⁶⁶ » et Delattre rapatria du musée plusieurs inscriptions découvertes quelques années auparavant dans l’amphithéâtre, afin de les intégrer à la maçonnerie du sanctuaire. D’une dalle où apparaissait une croix gravée, Delattre fit un autel. Enfin, pour la première cérémonie, il fit déblayer le pourtour de l’arène et mit à jour de nouveaux objets. Tolérée par la résidence générale, l’appropriation de l’amphithéâtre romain de Carthage pour célébrer des martyrs chrétiens s’apparentait à un dessein prosélyte, qui célébrait néanmoins un événement de l’histoire du monument.

Les mesures d’entretien du Service des antiquités

53De 1892 à 1898, pendant la période où ses budgets étaient réduits au strict minimum, Gauckler devait trouver des solutions de fortune pour protéger les immeubles classés qui souffraient tout autant d’actes de vandalisme que du processus de dégradation naturelle. Il ne consolidait les vestiges classés uniquement dans les cas d’extrême urgence. « C’est ce que nous avons fait pour l’arc de Trajan à Maktar, pour la porte triomphale d’Aphrodisium, pour le Keskès de Tabarka¹⁶⁷ ». Les seules consolidations menées sereinement par le Service concernaient les mosaïques. Nécessitant beaucoup moins de dépenses, ces opérations étaient faciles à exécuter et permettaient d’assurer la pérennité de ces objets qui, nombreux sur le territoire, constituaient une part importante du patrimoine du pays. L’architecte Saladin avait mis au point une méthode de réparation et de conservation qui était alors appliquée par le Service des antiquités¹⁶⁸.

54Les mosaïques ne constituaient bien évidemment qu’une partie du patrimoine dont le Service avait la charge. Les années passaient et le directeur était de plus en plus confronté à la dégradation du patrimoine monumental. Les menues réparations faites par le Service ne suffisaient plus à garantir leur pérennité et quelques édifices particulièrement instables disparurent. Malgré des travaux de réparation réalisés sur l’amphithéâtre d’El Djem, plusieurs voûtes de l’édifice s’écroulèrent en 1899¹⁶⁹. En 1901, l’arc de triomphe de Sbeïtla s’effondra à la suite d’un violent orage qui ébranla également les trois autres temples de la ville.

55C’est Saladin qui encouragea Gauckler à demander un budget pour les restaurations afin qu’un programme soit mis en place :

« Il faudrait, je pense que la Régence votât un crédit spécial pour cela [la consolidation des monuments]. Mais je vous le répète M. St Arroman [fonctionnaire du ministère de l’Instruction publique] m’a dit, nous donnons de l’argent pour les fouilles et non pour la restauration de monuments. Aussi, je crois qu’il faudra un jour ou l’autre demander qu’on prévoie un crédit de 16 ou 17 000 fr. pour la restauration des monuments historiques de la Tunisie (elle a à peu près 1/8^e de l’Algérie comme surface et l’Algérie dispose de 50 000 fr par an pour les monuments historiques). Pourrez-vous lever ce lièvre ? Je suis sûr que vous trouveriez en Monsieur Roy un appui très énergique¹⁷⁰ ».

Dougga : les premières expériences de restauration

Le rapport de l’architecte Bruel ou la nécessité de restaurer au plus vite

56Encouragé par Saladin et désireux de sauvegarder les monuments qu’il avait en charge, Gauckler fit évaluer l’état des sites les plus détériorés et fit entreprendre des sondages sur plusieurs édifices fragiles. À Dougga, il confia à Pradère la mission d’évaluer l’état du temple de Caelestis en vue d’une éventuelle restauration, au cas où des subventions seraient prochainement débloquées. Cependant, l’édifice le plus fragile à Dougga n’était autre que le temple dit du Capitole, rare monument à avoir conservé un portique intact. Ce monument phare menaçait de s’écrouler : ses soubassements étaient rongés par les infiltrations dues aux détritus qui l’avaient longtemps recouvert tandis que les pluies de l’hiver précédent avaient provoqué un glissement général de terrain. Gauckler attachait un grand prix à la sauvegarde de ce monument considéré par tous comme l’un des joyaux du pays. Pour éviter qu’il connût le même sort que l’arc de triomphe de Sbeïtla, il tenta de sensibiliser directement l’administration française de Tunisie. Après avoir dressé la liste des réparations indispensables à sa sauvegarde, il s’adressa en 1898 au résident général et lui demanda de débloquer des fonds :

« Pour prévenir cette catastrophe, il y aurait lieu 1° de dégager entièrement le soubassement du temple afin de se rendre un compte exact des dangers qui menacent sa stabilité, 2° de reconstruire en pierre de taille la partie du soubassement qui soutient l’angle sud-est du péristyle ; il faudrait pour cela étayer le portique pendant la durée des travaux, 3° arrêter le glissement général du terrain par l’établissement d’une plate-forme en maçonnerie, solidement fondée sur le roc en avant du temple. […] Cela nécessiterait une dépense totale de 4 000 ou 5 000 francs¹⁷¹ ».

57Les propositions de Gauckler ne furent pas suivies d’effets dans l’immédiat. Lorsqu’un an plus tard, à l’initiative de Louis Liard, le ministère de l’Instruction publique débloquait des subventions extraordinaires, l’argent était encore destiné aux fouilles et non aux restaurations. Les subventions versées annuellement par le ministère de l’Instruction publique et par les autorités françaises de Tunisie étaient explicitement destinées à l’acquisition des maisons du village situé sur le site, aux campagnes de fouilles et non aux restaurations¹⁷². Il fallut attendre 1902 pour que les autorités prennent des mesures de sauvegarde pour Dougga. À cette date, le ministère de l’Instruction publique décida d’intervenir et nomma un architecte, Alexandre Bruel, pour étudier les moyens de restaurer les vestiges¹⁷³. Dans son rapport, Bruel préconisait quelques petites réparations sur le Dar el Acheb et sur la porte antique dite Bab Roumia dont il fallait refaire les montants¹⁷⁴. Les travaux les plus importants concernaient le Capitole qui, depuis le récent effondrement des murs de la cella, encore debout lorsque Bruce avait visité le site dans les années 1760-1770, risquait à tout moment de s’écrouler. Fendu, le linteau monolithe de la porte d’entrée dont les montants se déversaient vers l’extérieur, allait inévitablement tomber si rien n’était fait. Le fronton, qui n’était plus relié au reste de l’édifice, se trouvait dans une situation d’équilibre précaire tandis que les colonnes qui le soutenaient se délitaient à la base. Pour empêcher que le fronton et le linteau s’effondrent, Bruel proposait de relever les murs de la cella à partir de ses pierres d’origine éparpillées au sol en s’inspirant de la stéréotomie du mur du fond, en partie encore en place. Pour assurer la stabilité de l’ensemble, il proposait de rattacher la cella au pronaos par un chaînage continu passant au-dessus de l’architrave. Ce remontage, dont le coût était estimé à 30 000 francs, présentait un double intérêt : premièrement, il était d’ordre structurel puisqu’il assurerait la stabilité de l’édifice et, deuxièmement, d’ordre esthétique car il redonnerait au monument sa splendeur passée, louée par les voyageurs des XVIII^e et XIX^e siècles. Gauckler s’appuya sur les recommandations de Bruel pour appuyer sa demande de subvention en vue de sauver le monument :

« si l’on ne veut pas voir la superbe façade de ce monument s’écrouler tout d’un coup, comme un château de cartes, à la suite d’un orage, il faut entreprendre maintenant des travaux de soutènement importants qui nécessiteront des sommes relativement considérables¹⁷⁵ ».

Difficultés pour financer les restaurations

58Le rapport et la lettre de Gauckler produisirent un effet immédiat sur les membres de la Commission d’Afrique du Nord et notamment sur Perrot qui fut le premier à intervenir. Averti que le ministère de l’Instruction publique éprouvait des difficultés pour débloquer un budget destiné aux restaurations, il suggéra à Gauckler d’affecter une partie des fonds habituellement destinés aux fouilles, à la consolidation du temple du Capitole¹⁷⁶. Toutefois, les membres de la Commission étant pour beaucoup également membres de l’Académie des IBL, il leur fut facile d’émettre au nom de cette institution le vœu que des « travaux de consolidation fussent entrepris d’urgence pour conserver ce monument [le Capitole de Dougga], qui est peut-être à ses yeux le plus beau souvenir architectural de l’occupation [romaine]¹⁷⁷ ». Dans l’impossibilité de financer lui-même cette restauration, le ministre de l’Instruction publique frappa à plusieurs portes pour faire subventionner ces travaux. Il tenta de persuader le résident général de prendre en charge les restaurations mais le budget de la Tunisie ne pouvait supporter cette dépense cette année-là¹⁷⁸. Sur une idée du résident, le ministre des Affaires étrangères sollicita le département des Beaux-Arts du ministère de l’Instruction publique. Les querelles qui avaient opposé le Bureau du secrétariat à la Commission des Monuments historiques dans les années 1880 n’étaient vraisemblablement plus à l’ordre du jour. Depuis l’arrivée de Louis Liard, les relations s’étaient normalisées entre les différents services du ministère. En 1900, « une union plus intime a été décidée entre le Comité des Monuments historiques et la Commission de l’Afrique du Nord » : trois membres de la Commission des Monuments historiques, parmi lesquels Ballu, avaient été désignés membres de la Commission d’Afrique du Nord¹⁷⁹. Désormais, les actions entreprises par les deux institutions sur le territoire algérien étaient coordonnées :

« pour assurer une entente méthodique entre la conservation et l’étude des antiquités algériennes, les deux services du ministère des Beaux-Arts et de celui de l’Instruction publique ont été organisés ou développés parallèlement¹⁸⁰ ».

59Malgré cette nouvelle collaboration, le département des Beaux-Arts du ministère de l’Instruction publique refusa de financer la restauration du Capitole en rappelant, très à-propos, qu’il avait, quelques années plus tôt, été évincé par Xavier Charmes lorsqu’il avait proposé sa collaboration :

« Aujourd’hui que les crédits sont à peine suffisants pour faire face aux frais d’entretien des monuments de la métropole, il ne m’est pas possible, à mon grand regret d’accueillir le vœu de l’administration du protectorat¹⁸¹ ».

60De toute manière, il était inenvisageable de faire financer cette restauration par la Commission des monuments historiques car :

« le crédit annuel mis à sa disposition pour la conservation des Monuments historiques est exclusivement affecté, de par le budget lui-même, aux monuments de la France¹⁸² ».

61L’intervention de la Commission d’Afrique du Nord n’avait donc pas eu, cette fois, les effets escomptés. Aucune administration française ni tunisienne n’avait donné de suite favorable à la demande de Gauckler. Ce dernier se trouvait, en conséquence, dans une impasse et ne pouvait mettre à exécution le programme de Bruel pour sauver le Capitole de Dougga. Malgré l’absence de financement, Gauckler engagea les travaux préconisés par Bruel pour ne pas risquer de voir disparaître le monument qui faisait alors la gloire de l’archéologie française en Tunisie. En 1902, avant que la participation de la Commission des Monuments historiques soit sollicitée, il avait en effet devancé les futures restaurations et avait fait dégager un des murs byzantins érigés en avant du pronaos du Capitole. Après beaucoup d’hésitations, Gauckler avait finalement fait abattre ce mur qui assurait une certaine stabilité à l’édifice mais qui, selon ses termes, nuisait à son esthétique¹⁸³. Ce n’était pas sans hésitation que le directeur des antiquités s’était décidé à détruire cette trace de l’occupation byzantine¹⁸⁴.

Purification stylistique, consolidation et remploi

62En 1903, sans budget, Gauckler mit donc à exécution la première partie du programme établi par Bruel, suivant les recommandations de l’architecte point par point :

« remonter les murs latéraux de la cella qui existaient encore au siècle dernier, et que Bruce avait dessinés jadis avec une minutieuse exactitude. Ces murs, dont les matériaux gisent presque tous à pied d’œuvre, serviront de contreforts, auxquels on rattachera le sommet de la façade par des agrafes en fer forgé et, si possible, par les mêmes linteaux de pierre, architrave, frise, corniche, qui unissaient primitivement la colonnade au sanctuaire proprement dit¹⁸⁵ ».

63Où Gauckler avait-il trouvé le budget nécessaire à ces travaux ? Peut-être avait-il suivi les conseils de Perrot et puisé dans les subventions destinées aux fouilles. Cette année-là, le Gouvernement tunisien avait, en effet, à nouveau attribué 10 000 francs à l’achat des habitations situées sur les ruines tandis que le ministère de l’Instruction publique avait, comme toujours, destiné ses 10 000 francs aux fouilles.

64C’est finalement l’année suivante, en 1904, que le Gouvernement tunisien accéda enfin à la demande de Gauckler. La situation se débloqua à la suite de la venue à Dougga du résident général, Stephen Pichon :

« M. Pichon s’est montré si satisfait de la visite qu’il a faite, le mois dernier à Dougga, en me faisant l’honneur de me choisir pour son guide, qu’il vient de faire voter par le Conseil des Ministres une subvention de 5 000 francs spécialement affectée aux travaux de consolidation du Capitole, actuellement en cours et que je suis désormais certain de pouvoir mener à bonne fin cette année¹⁸⁶ ».

65Alors que le ministère avait toujours financé les fouilles, mais n’avait pu attribuer aucun budget aux restaurations, ce sont les autorités françaises de Tunisie qui prirent exceptionnellement le relais en finançant les travaux de restauration d’un monument antique classé. Grâce aux 5 000 francs attribués par le résident, le Service des antiquités put poursuivre la consolidation du Capitole, entamée l’année précédente. Les murs de la cella allaient donc pouvoir être remontés et reliés par un chaînage en fer forgé au pronaos. Cette somme allait également servir à remettre en état le temple de Caelestis dont les différents éléments gisaient pêle-mêle au sol :

« M. Sadoux en a fait le tri et a réussi à déterminer tous les détails de l’ordonnance architecturale du sanctuaire et de la galerie en fer à cheval qui l’entourait. Toutes les colonnes ont été relevées¹⁸⁷ ».

66En procédant de la sorte, Sadoux utilisait une méthode de remontage employée dans plusieurs chantiers méditerranéens : au milieu du XIX^e siècle, Pittakis, chargé de restaurer l’Acropole d’Athènes, avait respecté les matériaux originaux et utilisé uniquement les anciens blocs pour remonter les parties effondrées¹⁸⁸. Comparée au Capitole, la restauration du temple de Caelestis était cependant moins urgente. Il s’agissait de redonner au monument son aspect antique, dans l’esprit des projets de l’Académie des IBL qui avait dès l’origine voulu faire de Dougga « le » site touristique de la Tunisie. Il est difficile d’établir ce qui, dans le programme de Bruel, avait pu être réalisé à la fin de 1903 ainsi qu’en 1905, lorsque Gauckler quitta son poste. Toutefois, avec les 5 000 francs attribués, le Service des antiquités ne pouvait pourtant pas exécuter l’intégralité du programme de Bruel. Entre 1904 et 1905, Bruel remit la version définitive de son « Rapport sur le projet de restauration et consolidation des monuments de Dougga¹⁸⁹ ». Les réfections les plus importantes seraient mises en application après le départ de Gauckler.

De l’entretien à la restauration des monuments islamiques

Accords avec l’administration des Habous : les premiers travaux du Service des antiquités

67Pour la plupart gérés par la Djemaïa des Habous, les édifices cultuels tunisiens étaient entretenus et restaurés par des artisans et des architectes tunisiens, communément appelés amînes. Certaines interventions ayant « défiguré » ces monuments, le contrôleur civil de Kairouan avait, en 1891, suggéré au Service des antiquités d’encadrer les restaurations entreprises par les Habous. Le contrôleur civil assura au directeur du Service des antiquités que, s’il acceptait de collaborer avec les Habous en vue de restaurer dignement les mosquées de Kairouan, il n’aurait pas à engager ses crédits propres car la Djemaïa disposait de revenus suffisants pour assumer le coût des travaux. La suggestion du contrôleur civil allait aboutir cinq ans plus tard, en 1896 quand Gauckler parvint à trouver un accord avec la Djemaïa des Habous pour encadrer l’entretien des mosquées de la capitale et de Kairouan :

« À Tunis, la Direction a restauré la porte de la Grande Mosquée donnant sur le Souk de la Laine. À Kairouan, elle a fait nettoyer toutes les mosquées de la ville et débarrasser les chapiteaux antiques, les bas-reliefs et les portes de la couche de chaux qui empâtait les contours¹⁹⁰ ».

68Un an après le début des premières opérations, le Service, d’accord avec les Habous, faisait réparer la grande porte de la mosquée Sidi Okba de Kairouan¹⁹¹. En 1898, les interventions prirent une nouvelle tournure : le dallage de la cour de la mosquée Sidi Okba (ill. 69) fut intégralement remplacé tandis qu’un an plus tard, les plafonds étaient à leur tour l’objet d’une importante restauration¹⁹². À la mosquée du Barbier, dans la grande cour et sous les portiques, les revêtements de faïence étaient également remplacés par d’autres panneaux de céramique anciens, mettant ainsi un terme à la récente pratique des Habous qui avait consisté à remplacer des carreaux de faïence anciens abîmés par des ersatz modernes italiens « criards et laids, qui déparaient les parois¹⁹³ ». Le Service des antiquités avait fait enlever ces carreaux italiens et leur avait substitué d’anciens panneaux tunisiens, très certainement prélevés dans les ruines de palais beylicaux avant leur destruction. À la mosquée du Barbier, Gauckler mit le savoir-faire des artisans de l’atelier de nouckchs hadidas du Bardo au service des Habous. Les panneaux de plâtre sculpté étaient dans un tel état de délabrement que les artisans en firent des copies qu’ils substituèrent aux originaux¹⁹⁴. Ce programme de réfection des plafonds de plâtre et des carreaux de céramique accusait une certaine ampleur puisqu’il se poursuivit jusqu’au départ de Gauckler, en 1905. En 1902, le personnel eut, en outre, la tâche de reconstruire la galerie longeant la cour de la Grande Mosquée, située à l’ouest, qui s’était effondrée sous le poids des terrasses voisines¹⁹⁵. Des simples travaux d’entretien entrepris en 1896, le Service assurait désormais des restaurations ambitieuses, participant ainsi à assurer la sauvegarde du patrimoine religieux musulman qui ne figurait pas sur la liste des monuments historiques classés. Gauckler confia la direction des opérations à Sadoux auquel il laissait une totale liberté pour établir les programmes de restauration.

Ill. 69. La cour et la salle de prière de la Grande Mosquée de Kairouan vues du minaret. À l’arrière-plan, les remparts et la médina

69Après 1898, le retour des financements n’eut pas d’effet concret sur la restauration des monuments islamiques même si Gauckler pouvait alors se permettre de financer plus facilement des interventions sur les édifices dont il jugeait l’état alarmant. À cette époque, le personnel du Service des antiquités s’intéressa aux enduits de chaux qui, régulièrement étalés sur les parois des édifices, finissaient par constituer une épaisse couche blanche disgracieuse. Afin d’ôter ces enduits sans dégâts, Sadoux inaugura une série d’expériences. En 1902, vraisemblablement à la demande du Premier Ministre du Gouvernement tunisien, il mettait à exécution ses méthodes sur le minaret de la Grande Mosquée de Sfax dont « les revêtements disparaissaient sous une épaisse couche de plâtre¹⁹⁶ ». Quelques mois plus tard, Sadoux faisait savoir à Gauckler que son travail de « grattage du minaret et de la façade de la mosquée était encourageant ¹⁹⁷». Par ailleurs, le Service pratiqua d’autres opérations plus lourdes. En 1903, le Service serait intervenu sur le minaret de la mosquée de la Casbah de Tunis pour le débarrasser d’un bastion « empâtant sa base¹⁹⁸ ». La direction des antiquités participa également à quelques menus travaux sur des petites constructions civiles de la médina de Tunis. En 1901, Gauckler mettait gracieusement d’anciens carreaux de faïence récupérés au Bardo à la disposition de la municipalité de Tunis qui restaurait alors une « koubba arabe », rue du Château¹⁹⁹. Enfin, en 1902, à la demande du Gouvernement tunisien, Gauckler faisait restaurer une fontaine du quartier de Bab Saâdoun.

70Aujourd’hui, il est difficile de déterminer comment, à cette époque, les restaurations ont été précisément menées sur les monuments islamiques. Le personnel du Service des antiquités intervenait néanmoins dans le but de préserver l’esthétique des édifices qu’il tentait de ne pas altérer. Les membres du Service utilisaient des matériaux proches des originaux pour les parties visibles et il semblerait que des artisans, maîtrisant les savoir-faire traditionnels, reproduisaient les parties trop abîmées selon des techniques anciennes. En voulant respecter à tout prix l’esthétique de ces monuments, les restaurateurs de cette période ont remplacé certaines parties originales par des reproductions identiques, au point qu’il est aujourd’hui difficile, au premier regard, de différencier les éléments restaurés de ceux d’origine.

71En collaborant avec l’administration des Habous pour restaurer les édifices religieux musulmans, Gauckler intégrait dans la sphère de gestion du Service des antiquités une nouvelle catégorie du patrimoine tunisien qui n’était pourtant pas classé au titre de Monument historique. Si elle n’avait pas été initiée par les Habous, la prise en charge des mosquées de Kairouan par le Service aurait peut-être été difficile en raison de la trop forte charge spirituelle dont ces édifices étaient dotés. Désireuses d’éviter les erreurs commises en Algérie, les autorités françaises de Tunisie étaient, à cette époque, extrêmement attentives à ne pas froisser les susceptibilités de la population locale. Cette coopération avec les Habous, qui aboutirait à l’intégration d’une nouvelle catégorie de patrimoine, était en outre avantageuse puisque le Service ne dépensait aucun crédit de son budget pour ces travaux. La collaboration eut également le mérite de préparer le futur classement de ces mosquées au titre de Monument historique.

Le service des Travaux publics et la restauration du Dar el Bey de Tunis et du musée du Bardo

72Alors que la valeur historique et artistique de certaines constructions de l’époque moderne, voire de la première moitié du XIX^e siècle, aurait dû les placer sous la responsabilité du Service des antiquités, leur entretien était en fait assuré par la direction des Travaux publics, administration responsable des édifices domaniaux, des bâtiments civils et des palais beylicaux tels que le palais du Bardo. Parmi ces immeubles, la plupart ne présentait aucune valeur patrimoniale particulière ; quelques-uns, au contraire, offraient des qualités architecturales et historiques évidentes. L’exemple de travaux entrepris sur deux monuments nous permet de mieux appréhender la façon dont la Direction des Travaux publics entretenait et restaurait cette catégorie d’édifices : le Dar el Bey de Tunis, ancienne résidence beylicale qui accueillait divers services de l’administration tunisienne et l’ensemble du Bardo, palais du Bey toujours utilisé par le souverain mais également affecté en partie au musée Alaoui.

73Lors de l’instauration du protectorat, c’est moins la valeur patrimoniale de ces édifices que les contraintes économiques qui avaient conditionné leur préservation. Les autorités françaises avaient installé leurs administrations dans ces locaux alors vacants, préférant réemployer les bâtiments existants. Cette initiative des autorités françaises allait dans le sens de la politique du protectorat qui consistait à respecter le patrimoine islamique de la médina de Tunis. Contrairement à ce qui s’était produit en Algérie, les Français s’étaient officiellement refusé à détruire le tissu urbain de l’ancienne ville arabe de Tunis ainsi que ses demeures et ses palais.

74Plusieurs palais et riches demeures de la médina laissés vacants changèrent d’affectation et accueillirent des administrations du protectorat tel le Dar Hussein, occupé à partir de 1882 par l’État-major de l’armée²⁰⁰. Le Dar el Bey, un des nombreux palais beylicaux de la région tunisoise, servait encore occasionnellement de résidence au souverain, notamment pendant les festivités religieuses mais, surtout, il accueillait divers services de l’administration du protectorat, dont ceux du Gouvernement tunisien et les archives de l’Imprimerie officielle. Fondé sous le règne du Dey Youssef (1611-1637), le Dar el Bey a subi plusieurs extensions entre le XVII^e et le XIX^e siècle, puis après l’instauration du protectorat. L’entretien de ce palais richement décoré était assuré par la direction générale des Travaux publics qui dut, dès le début du protectorat, faire face à sa lente dégradation. Outre les travaux d’entretien réguliers, elle devait aussi prendre en charge les campagnes d’agrandissement nécessitées par l’installation de nouveaux départements comme ce fut le cas en 1896 pour les services judiciaires. Si, dans le cadre de ces réfections, les agents de la direction générale des Travaux publics n’hésitaient pas à intégrer des matériaux modernes pour consolider les structures, ils le faisaient de façon discrète. La direction était consciente d’être, au Dar el Bey, en présence d’un monument important de l’histoire tunisienne. Pour les Tunisois, l’édifice était chargé d’une valeur particulière puisque le bey avait conservé l’habitude d’y séjourner à l’occasion des fêtes religieuses et d’y recevoir l’hommage de ses sujets. Après l’instauration du protectorat, la Régence avait pris l’habitude d’y accueillir ses hôtes de marque. La valeur patrimoniale de l’édifice s’était progressivement forgée et certainement affermie au fil des descriptions flatteuses que les voyageurs européens en avaient données dans leurs ouvrages.

75Le service des Travaux publics avait fait intervenir des artisans et des architectes maîtrisant les savoir-faire traditionnels pour restaurer les parties anciennes dégradées : en 1902, c’est l’amîne Taher Chérif qui assura une partie des travaux des pièces situées autour du salon des princes, en face du salon du bey²⁰¹. Cependant, deux ans plus tard, les amînes furent remplacés par des architectes des Travaux publics pour poursuivre le réaménagement du salon des princes et des pièces annexes, tel que l’avait demandé le bey. Pour répondre aux souhaits du bey, qui envisageait certainement de meubler ses appartements selon la mode de son époque, cette partie du palais fut aménagée selon le goût italianisant alors dominant :

« Marbre importé d’Italie, faïence murale importée de Marseille, panneaux sculptés des portes et toiles peintes des plafonds sont dus à des artistes italiens²⁰² ».

76La direction des Travaux publics n’œuvrait donc pas nécessairement dans le respect des formes originelles du Dar el Bey, mais elle répondait aux exigences de la fonction et, en l’occurrence, aux desiderata du bey.

77En 1900, pour agrandir la partie réservée au secrétariat général du gouvernement, on décida de détruire une partie de la façade postérieure sur la rue Sidi ben Ziad et d’annexer une partie de la voie publique. En décembre 1901, alors que les travaux avaient débuté, un artiste, resté anonyme, se présentant comme un « ami de Tunis », manifesta son désaccord devant ce qu’il considérait comme un « acte de vandalisme ». L’inconnu, certainement issu de l’élite coloniale, protestait contre la démolition de la rue Sidi ben Ziad :

« C’est certainement un coin unique à Tunis et qui mériterait d’être conservé, en dépit de tout, comme l’on conserve avec un soin jaloux la rue Espagnole de Fontarabie ou certains quartiers de Nuremberg. Les Tunisiens le savent bien car la première visite de tous les étrangers est pour cette ruelle montante bordée de ses jolies colonnettes multicolores, de ses vieilles échoppes, avec sa belle mosquée, les vieux bâtiments du Dar el Bey, l’entrée de l’hôpital et la vue sur la mer et la ville au sommet. Un Arabe même, obligé de rebâtir sa bicoque dans cette rue, l’a rebâtie en style arabe. Et nous, demain, nous démolissons pour mettre quoi à la place ? Vous le saurez comme moi, une horrible dermite qui sera le signal de la destruction totale de ce merveilleux ensemble²⁰³ ».

78Il est difficile de déterminer si ce particulier influença la décision du secrétaire général mais au cours du mois de décembre 1901, ce dernier fit savoir qu’il attachait un grand prix à ce que l’ancienne façade soit relevée et que la galerie conserve les dispositions des colonnades anciennes avec ses poutrelles en bois²⁰⁴. Finalement les modifications furent réalisées selon les formes anciennes et s’achevèrent en 1903.

79C’est probablement à travers les réparations entreprises sur le palais du Bardo, que la volonté des autorités françaises de préserver le cachet de l’architecture tunisienne est la plus marquante. Le palais du Bardo était alors doté d’une indiscutable charge patrimoniale, constituée, d’une part, d’une valeur d’histoire prépondérante pour les populations tunisienne et européenne et, d’autre part, d’une valeur d’art, largement reconnue par les savants. En témoigne le soin que prenaient la direction des Travaux publics et le Service des antiquités et des arts pour préserver les panneaux de céramique et de plâtre sculpté, mais aussi l’importance des sommes engagées pour entretenir ces bâtiments²⁰⁵.

80En 1891, une campagne fut inaugurée pour restaurer les salles de l’ancienne résidence du bey, reproduites à l’Exposition universelle de 1867, tandis que des réparations se poursuivaient dans le musée Alaoui. Les salles qui avaient servi de modèle pour le pavillon de l’Exposition de 1867 n’avaient jusqu’alors pas fait l’objet d’une restauration générale et certaines d’entre elles nécessitaient encore de gros travaux. C’était par exemple le cas de la Bit el Bacha, la salle du trône, au plan cruciforme datant du règne d’Ahmed Bey (1837-1855) que le souverain avait voulue particulièrement luxueuse et de la Bit el Bellar (salle des glaces), espace de réception datant également du XIX^e siècle²⁰⁶. Ces deux pièces, richement décorées, étaient encore utilisées par le souverain pour les célébrations de la fin du Ramadan²⁰⁷. Si les autorités avaient fait en sorte de conserver au palais son ancienne pompe c’était également pour prouver l’attachement de la France au maintien des usages beylicaux, voire de donner les preuves matérielles de la place – pourtant illusoire – du bey dans le système politique du protectorat. L’entretien de l’architecture arabe du palais du Bardo revêtait donc une dimension artistique mais aussi politique. Les restaurations furent menées dans le respect des formes existantes, sous la direction des architectes de la direction des Travaux publics et notamment de Dupertuys²⁰⁸. Le Service des antiquités fut d’ailleurs sollicité pour fournir 600 anciens carreaux de céramique qui avaient été récupérés dans les ruines du palais avant leur arasement, pour revêtir les murs de la galerie de communication entre la salle des glaces et la salle du trône²⁰⁹.

81Au Bardo, les architectes de la direction des Travaux publics menaient tous leurs projets en gardant à l’esprit l’idée de perpétuer le « cachet arabe » de l’architecture du palais. Lorsqu’il fut question de remettre en état des éléments mineurs, moins symboliques que les salles d’apparat du palais, tels qu’une poterne d’entrée ou un four, les architectes firent en sorte de reconstruire dans une esthétique néo-mauresque des parties alors jugées sans caractère. En 1893, la fameuse tour à horloge, décrite par de nombreux voyageurs européens et par laquelle les visiteurs pénétraient dans Le Bardo, menaçait de s’écrouler. Jugeant qu’elle ne présentait aucun caractère spécifique, le directeur des Travaux publics décida sa destruction puis sa reconstruction « dans un style arabe²¹⁰ », plus conforme à l’imaginaire que les Européens s’étaient forgé de l’architecture orientale. Ainsi, la direction des Travaux publics se permettait de remplacer des éléments que ses praticiens jugeaient sans style par des formes néo-mauresques inventées, censées affirmer l’identité arabo-tunisienne de l’édifice. Le phénomène était alors répandu chez les architectes européens officiant pendant le protectorat tunisien mais aussi marocain²¹¹. Les architectes du service des Travaux publics prirent la même décision lorsqu’il fut question, en 1903, de reconstruire le four utilisé pour les repas de la famille beylicale. Le programme d’aménagement du Bardo prévoyait la destruction du four « quelconque » situé dans un endroit peu commode²¹². Raphaël Guy, l’architecte chargé de dessiner le nouveau four, proposa l’édification d’un petit bâtiment d’allure néo-mauresque. Cette solution architecturale reflétait les conceptions de Raphaël Guy qui prônait le recours aux formes arabes locales dans la construction moderne de Tunisie²¹³. L’exemple de cette réfection montre dans quel esprit les restaurations étaient entreprises par la direction des Travaux publics : le site du Bardo était appréhendé dans son ensemble et les travaux ne visaient pas uniquement à conserver le décor et les formes des espaces de prestige mais également à reconstituer la cohérence de l’ensemble en introduisant des formes orientalisantes.

La conservation par le déplacement : le pavillon de la Manouba

82Après avoir été classé en 1893, le pavillon de la Manouba, premier monument islamique officiellement protégé, était toujours occupé par une famille qui y avait installé une écurie. Les autorités françaises de Tunisie n’ayant entamé aucune démarche pour acquérir le pavillon, comme cela avait été prévu, Gauckler se tourna vers l’un des plus influents fonctionnaires français, le secrétaire général du Gouvernement tunisien, Bernard Roy. Pour sauver le monument classé, Gauckler demanda à nouveau que la Régence acquière le pavillon, comme convenu initialement. De cette manière, la famille qui commettait quotidiennement des dégâts, en arrachant les stucs, le marbre et les carreaux de céramique pour les revendre, serait définitivement expulsée. Le directeur du Service des antiquités dut patienter près de deux années pour obtenir satisfaction. Le Gouvernement tunisien finit par acheter le pavillon de la Manouba au moment où il était reproduit grandeur nature à l’Exposition universelle de 1900. La même année, avec la collaboration du personnel du Service des antiquités et des arts, Lefèvre, architecte de la ville, le faisait transporter de la Manouba jusqu’au parc du Belvédère, le plus grand jardin public de Tunis :

« Les coupoles et les voûtes en stucs ajourés, très fragiles, ont été démontées pièce par pièce par l’atelier du Bardo ; cette opération extrêmement difficile et délicate a été conduite par M. Pradère dans les meilleures conditions possibles de rapidité et d’économie ; elle a parfaitement réussi²¹⁴ ».

83Des vitraux exécutés par les artisans Ali es Sakka et Mustapha Tordjeman dans les ateliers du Bardo remplacèrent ceux qui avaient été détruits avant son sauvetage²¹⁵. Le fait d’avoir été reproduit à l’Exposition universelle de 1900 avait certainement eu un effet valorisant sur l’original. Les appuis dont bénéficiait Gauckler au sein du Gouvernement tunisien lui avaient permis de faire acquérir par la Régence un des monuments classés les plus en danger et de le sauvegarder en le déplaçant. L’achat par le Gouvernement tunisien représenta une alternative de sauvegarde exceptionnelle qui ne se reproduirait pas, du moins jusqu’en 1920.