Une succession difficile

1Du point de vue administratif, l’inspection des antiquités et des arts était devenue un service exclusivement tunisien. Son directeur, Gauckler, nommé par les autorités françaises de Tunisie, était toutefois encore membre du personnel de la Mission de Tunisie, dépendant du ministère de l’Instruction publique qui, à ce titre, assurait le paiement de ses émoluments. De cette double appartenance, découlait une ambiguïté qui plaçait Gauckler en porte-à-faux du point de vue hiérarchique – puisqu’il était simultanément tenu de suivre les recommandations du ministère et celles de la résidence. En outre, son travail était officiellement placé sous le contrôle de La Blanchère qui, en tant qu’inspecteur général des musées et bibliothèques des possessions françaises en Afrique du Nord, coiffait l’ensemble du personnel de la Mission de Tunisie. Si le ministère de l’Instruction publique s’était finalement laissé convaincre de confier la gestion du musée du Bardo au Gouvernement tunisien, il avait fait en sorte de conserver ses prérogatives sur l’établissement et sur le Service par l’intermédiaire de La Blanchère. En plaçant Gauckler à sa tête et en conservant Pradère à celle du musée, La Blanchère et Charmes maintenaient leur emprise sur ces administrations.

Gauckler sous la tutelle de La Blanchère

2Depuis la création du Service des antiquités et des arts, les attributions professionnelles du premier directeur s’étaient progressivement resserrées. Lorsqu’il avait été nommé, La Blanchère était chargé de gérer le Service des antiquités et des arts, le musée Alaoui et la bibliothèque française¹. Après le départ de La Blanchère, le Service des antiquités était devenu une inspection ; Georges Doublet avait conservé la gestion du Service ainsi que celle du musée mais le ministère lui avait enlevé la direction de la bibliothèque française. Après le départ de La Blanchère, Xavier Charmes souhaita séparer administrativement le musée et le Service pour en faire deux entités autonomes. Pour ce faire, il nomma un conservateur qui aurait désormais la charge du musée. Le poste échut à Bertrand Pradère qui avait depuis plusieurs années fait ses preuves au sein de l’établissement. Cette décision était destinée à affaiblir l’influence de l’inspecteur des antiquités sur le musée et de maintenir celle de La Blanchère. Charmes avait clairement rappelé à Gauckler ses fonctions dans une lettre, certainement inspirée par La Blanchère². Il lui rappela les fondements de sa mission en Tunisie : « découverte, conservation, publication³ ». La conservation du patrimoine tunisien constituerait la principale activité de Gauckler. Les monuments de toutes les périodes de l’histoire devaient être préservés : ceux de l’Antiquité au même titre que ceux de la protohistoire ainsi que les éléments décoratifs de l’architecture « musulmane ». Si son rôle était d’assurer la sauvegarde des monuments historiques de la Régence, Gauckler devait également conduire l’étude des cités antiques les plus importantes, soit en pratiquant des fouilles au nom du Service, soit en surveillant celles de ses correspondants. Enfin, le dernier volet de ses fonctions concernait l’obligation de publier les résultats des récentes recherches. Encadré par la Commission d’Algérie et de Tunisie et par La Blanchère, il ne bénéficiait pas d’une totale liberté. La jeunesse de Gauckler – il venait d’avoir 26 ans lorsqu’il fut nommé –, allait favoriser l’ascendant que La Blanchère exercerait sur lui.

Ingérence scientifique et dépendance financière

3Selon les termes de l’accord conclu entre le résident général, Massicault, et le directeur du Bureau du secrétariat, Charmes, le chef du Service des antiquités, aurait dû bénéficier d’une plus grande autonomie et ne pas être considéré comme le subalterne de l’inspecteur général des bibliothèques et des musées. Pourtant, La Blanchère éprouva des difficultés à abandonner au nouveau directeur le Service qu’il avait lui-même créé. La Blanchère tentait régulièrement de s’immiscer dans les choix de Gauckler et de lui dicter la politique du Service des antiquités. Il ne lui prodiguait pas simplement son avis mais tentait de le persuader d’appliquer ses propres décisions.

4L’ascendant scientifique exercé par La Blanchère sur Doublet puis sur Gauckler n’était pas uniquement dû à sa forte personnalité mais était également la conséquence du système de financement du Service et du musée. Comme le ministère de l’Instruction publique ne pouvait prélever sur son propre crédit un budget ordinaire destiné à une administration beylicale, l’inspection des antiquités et des arts ne pouvait donc bénéficier que par voies détournées des financements métropolitains, notamment par le biais de subventions exceptionnelles. Le crédit annuel de 25 000 francs, dont la Tunisie avait bénéficié de 1885 à 1891, n’était plus directement versé à la Régence mais à La Blanchère. Une partie de cette somme était réservée au traitement des salaires des membres de la Mission en poste en Tunisie, tels que ceux de Gauckler et de Pradère. Hormis ces salaires, le Service des antiquités et le musée Alaoui n’étaient plus financés par le ministère : ces deux institutions étaient ainsi dépossédées de leurs allocations. Pourtant, La Blanchère avait la possibilité, s’il le désirait, de prélever une partie de ces 25 000 francs pour financer des opérations ponctuelles entreprises en Tunisie. Cette tutelle financière plaçait le chef du Service des antiquités dans une situation de dépendance vis-à-vis de La Blanchère.

5Quand Gauckler fut nommé, le financement du Service et du musée aurait officiellement dû être pris en charge par le Gouvernement tunisien mais, à cette date, celui-ci ne les avait pas encore dotés de budgets réguliers. En 1892, un événement inattendu avait, en effet, bouleversé la situation : le résident général Justin Massicault, qui s’était affronté à Charmes pour obtenir l’autonomie des deux établissements, mourut prématurément⁴. Sa disparition s’avéra dramatique pour l’avenir du Service et du musée. Le successeur de Massicault, Charles Rouvier, refusa de doter le Service et le musée de budgets fixes, considérant que leur activité n’était pas prioritaire dans un pays sous protectorat où des travaux plus importants devaient d’abord être entrepris. Après avoir obtenu son indépendance, le Service et le musée subissaient le bon-vouloir du résident. Pradère et Gauckler se trouvaient en conséquence dans une situation très délicate qui leur interdisait de gérer sereinement le patrimoine du pays. La dépendance vis-à-vis de l’inspecteur général était totale : Gauckler et Pradère n’avaient d’autre alternative que de s’en remettre à La Blanchère pour obtenir de l’argent. En 1892, ce dernier confia 2 000 francs à Pradère pour diriger des fouilles sur le site de Dougga, l’antique Thugga, sans en informer Gauckler⁵. En revanche, en 1893 et 1894, La Blanchère ne subventionna aucun chantier tunisien de fouille. Ne bénéficiant d’aucun crédit fixe, Gauckler était donc contraint de trouver des solutions ponctuelles en persuadant ses correspondants de lui confier de l’argent pour ses travaux. Aussi, en 1893, après avoir exploré avec succès le site d’Oudna (l’antique Uthina ; ill. 46), il obtint la somme de 500 francs de la part de la Commission d’Afrique du Nord afin de poursuivre ses fouilles⁶.

Ill. 46. Oudna, ruines de villas pavées de mosaïques fouillées par Gauckler

Reprise en charge du Service par le résident, René Millet

6René Millet⁷, le résident général qui remplaça Rouvier en 1894, prit rapidement conscience des tensions qui régnaient entre Gauckler et La Blanchère. Entre les deux hommes, les dissensions étaient fortes depuis qu’ils avaient travaillé ensemble sur l’ouvrage de Cherchell. Informé des difficultés de Gauckler, René Millet prit en charge l’avenir du Service et du musée quelques mois seulement après son arrivée en Tunisie.

7Millet profita d’une demande de Charmes concernant le musée pour ouvrir les hostilités. En 1894, Charmes pria la résidence de prendre les mesures nécessaires pour faire du musée et du Service deux entités autonomes, aux modes de gestion séparés, projet qu’il tentait de concrétiser depuis un moment. Le musée et le Service avaient certes été définitivement remis au Gouvernement tunisien mais ils formaient toujours un ensemble unique, même si un conservateur avait été nommé à sa tête. Charmes qui tenait beaucoup à voir survivre l’institution muséale qu’il avait créée, insistait depuis longtemps auprès du Gouvernement tunisien pour qu’il dote le musée d’un budget fixe. Millet refusait cette séparation, arguant de l’incapacité de son conservateur, Pradère, à gérer correctement le musée. Le résident lui reprochait son incompétence qui l’obligeait à s’appuyer constamment sur Gauckler. Millet préconisait au contraire que « le personnel du musée du Bardo soit replacé sous l’autorité directe de l’Inspecteur chef du Service des antiquités et des arts ». Il refusait donc de séparer les deux institutions et, dès février 1895, invitait le « conservateur du musée du Bardo à prendre dorénavant les ordres du chef du Service des antiquités et des arts⁸ ».

8Cependant, le plus important pour Millet était de mettre fin aux libertés que prenait La Blanchère dans la Régence, sans se soucier de l’avis de l’inspecteur des antiquités. Il déplorait surtout que l’année précédente, La Blanchère ait obtenu une subvention pour fouiller Dougga, qu’il en ait confié la direction à Pradère sans l’accord de l’inspecteur du Service des antiquités, unique fonctionnaire agréé pour autoriser officiellement toute campagne archéologique dans la Régence. Le résident n’avait pas l’intention de modifier complètement le système établi par son prédécesseur mais entendait surtout le faire respecter. Il ne remettait pas en question la tutelle scientifique de la Commission d’Afrique du Nord ni les fonctions de l’inspecteur général des bibliothèques et des musées mais il souhaitait avant tout que le ministère de l’Instruction publique participe de nouveau au financement des institutions qu’il avait lui-même créées, en attribuant chaque année une somme fixe au Service et au musée.

9Au mois de mars 1895, pour une raison inconnue, Charmes accepta les propositions administratives de Millet sans toutefois débloquer de financements. En même temps, il demandait le départ de Gauckler. Millet demanda un sursis pour Gauckler, ce qui détermina son maintien définitif à son poste. Toutefois, Millet ne débloqua pas de budget fixe au Service des antiquités et versa des subventions insuffisantes au fonctionnement de l’administration. Gauckler continua en conséquence de solliciter l’aide des diverses institutions scientifiques telles que l’Académie des inscriptions et belles-lettres (IBL), la Commission d’Afrique du Nord, mais aussi l’association pour l’avancement des sciences. Malgré le soutien de la résidence, Gauckler ne voyait pas la situation se débloquer et l’avenir du Service semblait de plus en plus compromis.

Décès de La Blanchère et départ de Charmes : stabilisation des institutions

10En 1896 et 1897, deux événements importants allaient marquer l’avenir du Service des antiquités et du musée du Bardo. Le hasard intervint dans l’histoire du Service et servit les intérêts de Gauckler : le 1^er juin 1896, René du Coudray La Blanchère mourut prématurément⁹. Comme libéré du poids de la forte personnalité de La Blanchère, Xavier Charmes prit l’initiative, un mois seulement après sa disparition, de transformer le Service des antiquités en une direction : d’inspecteur, Gauckler accédait au grade de directeur du Service des antiquités et des arts. Si le traitement de Gauckler fut en conséquence augmenté, son travail ne subissait en revanche aucun changement ; ce titre était surtout honorifique et sa mission restait la même. Charmes ne lui offrait toujours aucun budget fixe.

11Le deuxième événement de taille dans l’histoire du Service fut, en 1897, le départ de Xavier Charmes de la direction du Bureau du secrétariat et de la comptabilité et du ministère de l’Instruction publique. À cette occasion, la Division des lettres et des sciences, branche du Bureau du secrétariat et de la comptabilité, fut définitivement supprimée¹⁰. En conséquence, le Service des antiquités et des arts changea d’administration de tutelle et passa sous l’autorité du directeur de l’Enseignement supérieur du ministère de l’Instruction publique, poste alors occupé par Louis Liard (1846-1917). Le rattachement à cette branche du ministère de l’Instruction publique s’inscrivait dans la continuité de la réforme universitaire entamée au milieu des années 1870, au cours de laquelle Liard avait favorisé la création de chaires d’archéologie au sein des universités. Entre 1890 et 1892, il avait par ailleurs travaillé en collaboration avec Charmes sur la nouvelle organisation de l’Enseignement. La science archéologique n’était donc pas, pour lui, un domaine inconnu¹¹.

12Pendant un an la situation n’évolua pas, Liard maintenant les choix que Charmes avait pris pour la Tunisie. Des changements intervinrent à la fin de l’année 1898 après que Gauckler lui avait envoyé une lettre de doléances dans laquelle il faisait un état des lieux de l’activité du Service et de ses finances. Il dressait un tableau catastrophique de l’état des monuments historiques en Tunisie : la faiblesse des budgets l’avait empêché « d’entreprendre aucun travail méthodique de quelque durée, aucune œuvre de longue haleine¹² ». Les fonds suffisaient à peine à faire vivre le Service et ne permettaient d’envisager aucune campagne de restauration sur des monuments classés qui se dégradaient chaque jour davantage. Gauckler déplorait le désintérêt des autorités françaises pour une de ses possessions africaines et les accusait de préférer investir dans l’archéologie de « pays prestigieux » comme l’Italie, l’Égypte ou la Grèce. En terrain conquis, la France appliquait ce qu’elle s’imposait à elle-même : alors qu’elle développait sa politique archéologique dans les pays étrangers du bassin méditerranéen, en raison des enjeux politiques suscités par la concurrence des autres nations d’Europe, elle négligeait ses propres institutions. L’archéologie métropolitaine « restée au second plan des préoccupations, souffre non seulement de crédits insuffisants mais surtout de l’absence de toute organisation d’ensemble et d’une législation protectrice¹³… ». Pour remédier à cette situation alarmante, Gauckler proposait à Liard de faire voter par les Chambres françaises un financement de 10 000 francs, somme qui, selon lui, suffirait à couvrir les frais de fonctionnement du Service, du musée, à restaurer les monuments les plus abîmés et, surtout, à financer une campagne de fouilles méthodiques sur un site archéologique emblématique, à l’image de ce qui se faisait alors à Timgad, en Algérie. Les ruines des villes de Dougga et de Medeina lui semblaient les plus indiquées. Il suffirait de confier la direction de ces fouilles à un membre de l’École française de Rome, qu’il s’engageait à guider dans ses recherches.

13Parallèlement, Gauckler convainquit un ancien ministre des Finances, Georges Cochery (1855-1914)¹⁴, d’exercer des pressions en faveur du Service des antiquités¹⁵. Grâce à ses appuis et à ses démarches, l’avenir du Service des antiquités allait se débloquer.

14Liard réagit avec une incroyable rapidité. Moins d’un mois plus tard, il annonça que le ministère de l’Instruction publique allait débloquer la somme de 10 000 francs pour entreprendre des fouilles dans la Régence et pour conserver les monuments antiques mais, surtout, il évoquait la possibilité de reconduire ce financement les années suivantes. En contrepartie, le ministère demandait au Gouvernement tunisien s’il accepterait d’offrir au musée du Louvre quelques-uns des « monuments antiques qui pourraient être découverts et qui ne sauraient trouver une place dans les musées tunisiens¹⁶ ». La période de restrictions dans laquelle avait été confiné le Service des antiquités et des arts allait bientôt connaître un terme. Il est vrai que les dispositions de Louis Liard à l’égard de Gauckler ne faisaient l’objet, comme ce fut le cas auparavant à l’époque de Charmes, d’aucun contentieux moral. Enfin débarrassées de leur charge passionnelle, les relations entre le ministère de l’Instruction publique et le directeur du Service des antiquités s’étaient normalisées et allaient profiter aux monuments historiques de Tunisie.

15Ces subventions inaugurèrent une période faste pour le Service des antiquités et des arts. Le directeur put dès lors mettre sur pied un programme d’activités à grande échelle et des projets de recherches archéologiques d’envergure. Une partie de cette première somme permit à Gauckler d’entamer des fouilles à Carthage. Les résultats de cette première campagne satisfirent Liard qui reconduisit en 1900 sa subvention de 10 000 francs en échange d’œuvres pour le musée du Louvre¹⁷. En 1901, Liard renouvela son offre mais, selon les recommandations de la Commission d’Afrique du Nord, il modifia les termes de l’accord qu’il proposait au Gouvernement tunisien : au lieu d’objets offerts au Louvre, il demandait qu’en complément des sommes investies par le ministère de l’Instruction publique, la résidence attribue de son côté une somme de 10 000 francs. La Commission d’Afrique du Nord avait fait savoir à Liard que si des recherches archéologiques approfondies étaient menées sur le site de Dougga, elles produiraient assurément des résultats remarquables. Selon les membres de la commission, 20 000 francs suffiraient : « pour déblayer entièrement le terrain de l’ancienne Thugga, compléter l’étude des monuments et mettre leurs vestiges à l’abri de la destruction¹⁸ ».

16Le Gouvernement tunisien accepta de verser la subvention et, en 1901, Gauckler bénéficia ainsi de 20 000 francs pour faire fonctionner son service. Alors que pendant sept ans il avait été si difficile pour Gauckler d’obtenir d’infimes aides de la part de la France et de la Tunisie, sous la direction de Liard une simple recommandation de la Commission d’Afrique du Nord avait suffi pour persuader le ministère français et le Gouvernement beylical de débloquer des financements. Depuis le départ de Charmes, les rapports entre ces protagonistes s’étaient considérablement assainis et surtout simplifiés.

17De 1901 jusqu’au départ de Gauckler en 1905, le financement du Service des antiquités fut reconduit tous les ans, selon les mêmes termes. Le Service bénéficia annuellement de cette double subvention ainsi que d’un crédit fixe inscrit sur le budget tunisien. Officiellement, les 20 000 francs débloqués par la France et par la Tunisie étaient destinés à fouiller Dougga. Or, dans les faits, cette somme importante permettait de faire fonctionner le Service des antiquités, de financer des campagnes de fouilles sur l’ensemble du territoire, mais aussi d’entreprendre la restauration des monuments historiques. Parallèlement, Gauckler continuait de profiter des subventions ponctuelles des institutions qui l’avaient aidé auparavant telle que l’Académie des IBL ainsi que de dons de particuliers sensibles à l’archéologie.

18L’expérience des sept premières années de la direction de Gauckler avait montré que l’existence du Service des antiquités, soumise à la volonté quasi régalienne des haut-fonctionnaires du ministère de l’Instruction publique et de la résidence générale, était extrêmement précaire. Pendant ces deux périodes de financements, la gestion du patrimoine du pays fut donc placée sous le signe de l’économie de 1892 à 1899 et de grands programmes de fouilles et de restauration de 1899 à 1905.

Rationalisation des fouilles du Service des antiquités

19Si l’organisation de chantiers de fouilles n’avait pas fait partie des priorités du premier directeur du Service des antiquités et des arts, puisqu’il avait dû en premier lieu mettre en place les premières institutions patrimoniales du pays, le nouveau chef du Service allait désormais pouvoir consacrer ses budgets à la concrétisation de programmes de recherches archéologiques.

De 1892 à 1898 : pénurie financière et petits chantiers

20Alors que La Blanchère avait laissé aux particuliers et aux militaires le soin de mener l’ensemble des fouilles de la Régence, Gauckler allait en revanche entreprendre aux frais du Service des antiquités les premières recherches officielles. Pendant la période de pénurie, de 1892 à 1898, il effectua à Chemtou, antique Simitthus, des recherches avec son collègue Jules Toutain grâce aux dons de l’Institut de France¹⁹. Contrairement à La Blanchère, qui n’avait personnellement pu consacrer de temps aux fouilles, Gauckler prit, dès son arrivée, le relais de Toutain et inaugura lui-même des chantiers. Il ouvrit une campagne de fouilles à Oudna (antique Uthina), recherche qui s’étendit sur plusieurs années. Extrêmement productive, cette campagne amena la découverte de villas romaines pavées d’immenses mosaïques, dans un excellent état de conservation²⁰. Plusieurs spécimens furent déplacés au musée Alaoui où une salle leur fut entièrement consacrée. À plusieurs reprises, Gauckler dut interrompre ses fouilles car il manquait d’argent. Il fit appel à la Commission d’Afrique du Nord qui, en décembre 1893, lui octroya 500 francs pour poursuivre ses travaux²¹. Quand, en 1895, ce financement fut épuisé, c’est l’Institut de France qui vint à son secours en lui attribuant une subvention de 2 000 francs, par l’intermédiaire de la Fondation Piot.

21Pendant cette période de pénurie, Gauckler, qui rencontrait d’immenses difficultés pour organiser une quelconque campagne de fouille, s’était attaché la collaboration des meilleurs archéologues amateurs du pays. Cela ne constituait pas sa seule alternative pour fouiller à moindre frais la Régence car il profitait également de la bonne volonté du personnel de l’armée, toujours enclin à faire des recherches. Il confiait ainsi aux militaires les plus zélés la direction des opérations et, malgré son manque d’argent chronique, il versait parfois des subventions à ceux qui faisaient des trouvailles prometteuses. Mettant tout en œuvre pour encourager l’activité des militaires, il les guidait scientifiquement et corrigeait les rapports de ceux dont il était le plus proche, avant de les faire publier dans les revues savantes. Au fil des années, des liens s’étaient tissés entre le directeur du Service et certains officiers particulièrement actifs. Certains demandaient d’ailleurs à être affectés près des villes où ils pouvaient mener des recherches utiles au Service.

22Malgré la bonne volonté de ces correspondants, le manque de crédits représentait un frein pour l’archéologie de terrain et tous les chantiers de la Régence étaient, à un moment ou à un autre, suspendus faute d’argent. L’absence de budget empêchait Gauckler de concevoir un programme de fouilles méthodiques défini à l’avance. Il résumait ainsi la situation :

« Nous vivons au jour le jour, sans pouvoir entreprendre aucun travail méthodique de quelque durée, aucune œuvre de longue haleine. Nous avons dû borner nos efforts à la partie essentielle de notre tâche, la défense et la sauvegarde des monuments déjà connus, la conservation des nouvelles découvertes qui se font chaque jour²² ».

Dougga : le chantier phare initié par les institutions scientifiques françaises

Avant 1899 : des fouilles qui échappent au Service des antiquités et des arts

23Depuis que les premiers voyageurs avaient exploré la Régence, le site de Dougga (Thugga) avait, plus que les autres cités antiques, attiré leur attention et celle de la communauté savante. Dans un état de conservation remarquable, ces ruines exerçaient un rare pouvoir de fascination et le vol de l’inscription lybico-punique par l’Anglais Thomas Reade avait participé à attiser l’intérêt des savants.

24Dès son arrivée en Tunisie, La Blanchère s’était intéressé à Thugga car un village arabe, construit sur ses vestiges, menaçait la conservation des monuments. Si sa population adulte ne portait guère atteinte aux vestiges, les enfants du village les abîmaient tandis que le bétail s’y promenait librement, provoquant d’importantes dégradations. Pour préserver le site, Henri Saladin avait suggéré à La Blanchère de prendre des dispositions dès 1886. Pendant qu’il dirigeait le Service des antiquités, La Blanchère n’avait donné aucune suite concrète aux recommandations de Saladin et il s’intéressa au site seulement après avoir quitté ses fonctions. Au moment où Gauckler prenait ses fonctions en Tunisie, La Blanchère confiait au médecin militaire Louis Carton :

« La mission et les moyens de découvrir ces monuments [de Dougga] et l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sur le rapport de M. Perrot, lui a accordé les subsides nécessaires²³ ».

25La Blanchère était parvenu à persuader Charmes de financer la mission de Carton²⁴. Charmes avait alors conçu le projet de mettre sur pied pour plusieurs années une campagne de fouilles afin de déblayer, de consolider les principaux monuments et d’exproprier les habitations du village arabe. Ces fouilles échappaient totalement à l’inspection des antiquités mais cela n’était pas complètement illogique : au moment où les premières tractations entre Carton et le ministère s’étaient tenues, le Service des antiquités n’avait en effet plus de chef de service puisque Doublet avait quitté ses fonctions et Gauckler n’était pas encore en poste.

26Ce programme ambitieux allait nécessiter le déblocage de fonds relativement importants, notamment parce qu’il était question d’exproprier les maisons du village arabe situé sur les ruines de Dougga. Les autorités françaises de Tunisie acceptaient de financer l’expropriation des maisons arabes. Le ministère de l’Instruction publique nomma Saladin pour encadrer et guider les fouilles de Carton tandis que Gauckler, tout juste nommé inspecteur du Service des antiquités, ne fut pas informé par les instances officielles de l’existence de ce projet²⁵. Les travaux furent exécutés selon les directives d’Henri Saladin qui imposa de déblayer les ruines de façon plus méthodique que cela se pratiquait alors. S’il ne précisa pas de façon claire ce qu’il entendait par « méthodique », Saladin recommandait certainement de relever l’emplacement de chaque élément d’architecture pour comprendre la place qu’il occupait originellement²⁶. Au cours de cette campagne, Carton dégagea la façade « d’un édifice romain du II^e siècle ». Sous le temple de Saturne, il découvrit un sanctuaire primitif, de nombreuses stèles et des inscriptions. Il déblaya également le théâtre d’où il enleva plus 2 000 mètres cubes de terre.

27En 1894, Gauckler n’avait toujours pas été intégré au projet. Sans lui demander son avis, La Blanchère avait confié à Pradère, conservateur du musée Alaoui, la direction du chantier tandis qu’en même temps Carton continuait de fouiller. Estimant que le chef du Service des antiquités devait être consulté, Millet demanda que La Blanchère sollicite dorénavant l’avis de Gauckler au sujet des fouilles Dougga. Il fallut attendre deux ans et le décès de La Blanchère pour que les recommandations de Millet se concrétisent. En 1898, le Service des antiquités était pour la première fois associé aux recherches de Dougga et déblayait à ses frais une basilique chrétienne ainsi que la scène du théâtre. Jusqu’en 1899, le docteur Carton et le personnel du Service travaillèrent de concert au dégagement du théâtre (ill. 47) avec des subsides de l’Académie²⁷. Cependant, alors que les fouilles avaient permis d’exproprier les premières habitations arabes, de déblayer les monuments les plus importants, aucun programme de fouille à grande échelle n’était encore mis au point.

Une campagne d’envergure internationale en lien avec l’École française de Rome

Ill. 47. Photographie prise au cours des fouilles menées par Carton dans le théâtre de Dougga sous la direction de Saladin

28Lorsqu’en 1899, Liard débloqua des financements à l’intention du Service des antiquités, c’était en premier lieu dans le but d’organiser d’importantes campagnes de fouilles, notamment à Dougga. Dès qu’il reçut ces premières subventions, Gauckler ouvrit deux gros chantiers, l’un à Carthage et l’autre à Dougga. Alors que l’exploration de Dougga était enfin confiée au Service des antiquités, Gauckler laissa Carton et Pradère poursuivre leurs recherches et leur associa un nouvel archéologue, un ancien élève de l’École française de Rome, Léon Homo, afin d’ouvrir des excavations sur trois points distincts. Ainsi, le site était placé sous la tutelle de trois savants représentant chacun une catégorie de correspondants : Carton, le militaire amateur d’archéologie, Homo, l’élève de l’École française de Rome, chargé de mission par le ministère de l’Instruction publique, et Pradère, conservateur du musée, représentant du Service des antiquités et des arts. La qualité des découvertes faites au cours de cette première campagne persuada les membres de la Commission d’Afrique du Nord de poursuivre les recherches. Ceux-ci demandèrent au ministre de l’Instruction publique de continuer de financer ces fouilles car, selon eux, les monuments antiques de Dougga, d’une « importance exceptionnelle », étaient comparables à ceux de Timgad, cité antique algérienne de référence pour l’archéologie nord-africaine. Les membres de la Commission affirmaient que de tels investissements engendreraient à long terme des bénéfices importants du point de vue du tourisme :

« Dougga deviendra ainsi l’un des points les plus importants qu’aucun voyageur en Tunisie, le simple touriste, aussi bien que l’archéologue, ne pourrait manquer de visiter²⁸ ».

29Leur demande eut un impact remarquable puisque le ministère de l’Instruction publique attribua 10 000 francs pour l’année 1900, uniquement si le Gouvernement tunisien acceptait de verser la même somme pour mettre sur pied cette grande campagne de fouilles. Les autorités françaises de Tunisie comprirent vraisemblablement les enjeux économiques d’une telle campagne et allouèrent également 10 000 francs pour acquérir les maisons arabes du village élevé sur le site antique. Dougga n’aurait alors plus rien d’un petit chantier local et allait accéder à une stature d’envergure internationale : les savants qui y participeraient n’appartiendraient plus au seul sérail des correspondants de Gauckler mais à celui de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et à son réseau d’institutions méditerranéennes. Homo et Pradère codirigeraient le chantier de fouille et seraient chargés de déblayer les monuments choisis et éventuellement de consolider les vestiges les plus abîmés.

30Cette collaboration était à la fois profitable au Service des antiquités et aux étudiants de l’École française de Rome. Elle permettait à Gauckler de ne pas occuper l’intégralité de son personnel sur le seul site de Dougga, tout en économisant le montant du salaire du chef du chantier. Pour les apprentis romains, c’était l’occasion de pratiquer librement des fouilles qu’ils ne pouvaient mener en Italie où ils étaient soumis à une législation extrêmement restrictive. Conscient des débouchés que l’Afrique du Nord pouvait offrir à ses étudiants, le directeur de l’École française de Rome, Auguste Geoffroy (1820-1895), avait dès 1881 fait en sorte de favoriser les liens de son établissement avec le Service des antiquités. René de La Blanchère avait lui-même été choisi dans le rang des étudiants de l’école romaine. Si Gauckler ne faisait pas partie de cette institution, c’est simplement parce que son maître Georges Perrot avait refusé de l’y intégrer car il redoutait, pour sa santé délicate, le climat et les fièvres de la région romaine. Quant à Doublet, il ne venait pas de l’École de Rome mais de sa « jumelle » athénienne. Un lien étroit unissait cependant l’institution romaine, l’Institut de France et le Service des antiquités et des arts. Les membres de l’Académie des IBL continuaient d’exercer une influence importante sur l’archéologie tunisienne et notamment sur le choix des élèves envoyés à Dougga : ils influaient sur les décisions de Gauckler en lui soufflant le nom des candidats. Alors qu’en 1900, Léon Homo avait été chargé de diriger les travaux, Georges Perrot joua un rôle déterminant dans son éviction. En 1901, ce dernier appuya avec insistance la candidature d’Alfred Merlin (1876-1965), membre de l’École de Rome, en l’imposant quasiment à Gauckler²⁹. Homo fut donc remplacé par Merlin, en partie parce qu’il demandait à Gauckler à être mieux défrayé des sommes qu’il engageait à Dougga. Merlin fut ainsi chargé de la direction du chantier. Autre organisme impliqué dans le développement de l’archéologie, l’École des hautes études collabora également avec le Service des antiquités en envoyant pour seconder Merlin un de ses étudiants, Louis Poinssot (1879-1967), fils de Julien Poinssot, archéologue qui avait parcouru la Régence de Tunisie au moment de l’établissement du protectorat.

31Les fouilles de 1901 achevèrent de persuader les savants de l’Institut de France de la nécessité de poursuivre les recherches à Thugga et scellèrent définitivement le destin du site antique, désormais considéré comme le site le plus prometteur d’Afrique du Nord, devant Timgad. Les membres de l’Académie prièrent le ministre de l’Instruction publique de renouveler les subventions dans le but de fouiller, d’entretenir et de restaurer Dougga³⁰. L’Académie des Inscriptions avait une telle influence sur l’archéologie nord-africaine que, souvent, le ministère de l’Instruction publique suivait ses recommandations et faisait aboutir ses projets scientifiques. Le processus décisionnel de l’archéologie tunisienne reposait sur un système tricéphale. Généralement le directeur des antiquités et des arts tenait le premier rôle en alertant la communauté scientifique et le ministère des mesures urgentes à prendre pour assurer la sauvegarde du patrimoine. Ses demandes ne suffisant pas toujours à convaincre le ministère de l’Instruction publique de débloquer les subventions, la Commission d’Afrique du Nord relayait sa demande, alertant une seconde fois le ministère pour le persuader de l’intérêt de financer le projet. Ces interventions de la Commission d’Afrique du Nord étaient souvent décisives et permettaient de persuader le ministère de débloquer des financements.

Programme de fouille pluriannuel et nouvelles pratiques d’exploration

32Avant 1899, la faiblesse des budgets de Gauckler l’avait obligé à pratiquer des excavations sur trois points localisés, car il était alors impossible de déblayer de vastes surfaces : il avait dû se limiter à explorer l’environnement immédiat des monuments les plus imposants. Carton avait poursuivi le déblaiement du théâtre, Pradère et Homo avaient dégagé le temple de Caelestis (ill. 48) et ce dernier l’escalier du temple capitolin³¹. Les subventions du ministère de l’Instruction publique étaient destinées à financer les fouilles, tandis que celles du Gouvernement tunisien étaient affectées à l’acquisition des maisons du village arabe, élevé sur le site. Cette double subvention, reconductible chaque année, mettait un terme aux recherches localisées et permettait de dégager de larges zones de terrain. Comme l’avaient préconisé les membres de l’Académie des IBL, Gauckler conçut un programme de travaux pour plusieurs années et l’établit sur deux principes fondamentaux : l’achat et le dérasement des maisons arabes puis, une fois l’espace libéré, le déblaiement méthodique des surfaces dégagées.

Ill. 48. Le temple de Caelestis avec, au fond, le mur de l’hémicycle et les colonnes du portique qui furent en partie relevées au cours des restaurations entreprises sous la direction de Gauckler et surtout de Merlin

33Même si quelques maisons arabes étaient devenues la propriété du Gouvernement tunisien à l’époque où Carton fouillait le théâtre, l’année 1900 marqua le début des acquisitions systématiques financées sur le budget alloué par les autorités coloniales. Jusqu’en 1905, date à laquelle Gauckler démissionna, quatre habitations étaient en moyenne rachetées chaque année. Conscients qu’ils seraient tous appelés à quitter les lieux dans un avenir plus ou moins éloigné, les habitants du village proposèrent au Service des antiquités et au Gouvernement tunisien d’échanger leur village contre un autre, situé dans les environs³². Alors que cette solution aurait pu être avantageuse pour le Service, leur demande n’aboutit pas et le gouvernement continua de racheter les maisons une à une. Contrairement à l’annonce des savants de l’Académie, les fouilles de Dougga s’étaleraient sur plusieurs années, bien après le départ de Gauckler en 1905.

34Carton, Homo et Pradère menaient leurs fouilles selon les recommandations de Saladin, dans l’esprit des pratiques des archéologues européens de cette fin de siècle. Une tendance à l’organisation et à la précision semblait de plus en plus caractériser les procédés de fouilles de cette époque : le général britannique Pitt-Rivers (1827-1900) avait été parmi les premiers à mener des fouilles rigoureuses dans le Sud de l’Angleterre et avait relevé avec précision l’emplacement de chaque objet découvert³³. Plus tard, au cours des années 1880, Flinders Petrie (1853-1942) entreprenait à son tour des fouilles méticuleuses en Égypte et mettait au point le système d’exploration stratigraphique, déterminant dans l’histoire de l’archéologie. Dans cet esprit, Saladin avait réussi à faire accepter ses conceptions à Gauckler en le persuadant de l’intérêt que la science archéologique pourrait en retirer. En 1899, les archéologues appliquaient donc ces principes : tout d’abord, ils isolaient les éléments architecturaux décrochés de la structure des monuments, puis ils relevaient avec précision leur emplacement notamment en les dessinant ; ils les numérotaient et enfin les mettaient en sûreté dans des entrepôts. Quand Pradère et Homo déblayèrent le temple de Caelestis, ils procédèrent de la sorte, tout comme le docteur Carton quand il déblaya le théâtre.

35Ces trois archéologues menaient désormais leurs fouilles en déblayant de larges zones à l’intérieur desquelles ils ouvraient deux, voire trois tranchées, pouvant atteindre six à huit mètres de large, 35 de longueur et quatre de profondeur. Au printemps 1901, deux tranchées furent simultanément ouvertes selon ces procédés : la première entre le Capitole et le Dar el Acheb (ill. 49), édifice datant de l’Antiquité dont la destination n’était pas établie, et, la seconde, à proximité immédiate du même Capitole³⁴. Au fur et à mesure des dégagements, l’emplacement des maçonneries et des fragments d’architecture était relevé avec une extrême précision, mais les menus objets n’étaient pourtant pas encore répertoriés. Plusieurs tranchées étaient généralement ouvertes en même temps et devaient à terme se rejoindre. La plupart du temps, deux ou trois années suffisaient pour déblayer l’intégralité de la surface du périmètre établi au début de la première campagne. Plus l’exploration d’une zone s’affinait, plus les savants concentraient leur activité sur des points localisés et moins ils avaient recours à la tranchée³⁵. En 1904, les abords immédiats du Capitole firent ainsi l’objet d’une fouille approfondie³⁶.

36À cette période, les fouilles avaient pour but d’appréhender la topographie et l’histoire du site de Thugga en clarifiant l’imbroglio des vestiges des époques byzantine et romaine. Les Byzantins avaient en effet installé leur cité à l’emplacement des ruines de la ville romaine qu’ils avaient démantelées et utilisées pour leurs propres constructions. À tous ces vestiges, s’ajoutaient les habitations arabes. Le Service des antiquités avait donc à se débarrasser des strates de toutes ces époques pour appréhender la structure de la ville romaine. La science épigraphique complétait les découvertes faites lors des excavations et permettait de préciser l’histoire de la ville. Louis Poinssot était chargé d’entreprendre « la révision méthodique et le classement de toutes les inscriptions latines de Dougga³⁷ ». À partir de 1903, les subventions furent désormais de plus en plus consacrées à l’entretien, la consolidation et la restauration des monuments dégagés³⁸.

Ill. 49. Le « Dar el Acheb » à Dougga

Carthage : une initiative du directeur du Service des antiquités

37Tandis que les savants de la Commission d’Afrique du Nord avaient élevé Dougga au premier rang de leurs priorités, le directeur du Service des antiquités et des arts, Paul Gauckler, allait utiliser une partie des fonds débloqués par Liard pour mettre sur pied un programme de fouilles d’envergure à Carthage, site qu’il souhaitait fouiller depuis plusieurs années.

Les premières fouilles du Service avant 1899

38Dès 1895, Gauckler avait lui aussi succombé à l’attrait exercé par cette ville mythique et y avait à son tour entrepris des fouilles. Il voulait mettre un terme aux excavations illicites et avait loué les terrains sur lesquels les pillards continuaient de sévir, à l’endroit où le père Delattre avait fixé l’emplacement du plus ancien cimetière, celui des officiales³⁹. La faiblesse de ses moyens l’avait contraint à explorer uniquement les tombeaux les plus récents, découverts dans les couches situées à un ou deux mètres de profondeur⁴⁰. De faible envergure, ses travaux lui avaient cependant permis de mettre en évidence l’existence d’un type particulier de tombe. Manquant d’argent, Gauckler fut, au lendemain de ces fouilles, contraint d’abandonner le chantier au père Delattre qui bénéficiait, quant à lui, des subventions de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Gauckler réitéra son initiative carthaginoise en 1897 mais ne pratiqua que de petites excavations peu profondes, explorant à nouveau quelques tombes, deux villas romaines et une basilique semi-circulaire découvertes deux années auparavant⁴¹.

39Alors que le budget du Service n’avait jusqu’ici laissé aucune alternative à Gauckler pour explorer convenablement Carthage, la nouvelle du déblocage des financements annonçait le renouveau des études sur la cité punico-romaine :

« Son plan [de Gauckler] était depuis longtemps dressé. […] Huit jours ne s’étaient pas écoulés depuis l’annonce du crédit, que le sol prestigieux de Carthage commençait à livrer des trésors⁴² ».

Des recherches renouvelant les connaissances sur la civilisation phénicienne

40La campagne de Carthage étant du seul fait de Gauckler, la cité mythique profiterait donc de moins de subventions que Dougga, cité dont le ministère de l’Instruction publique et la résidence générale voulaient faire le site phare de la Régence, la « Timgad tunisienne ». Gauckler prélèverait sur le budget du Service les sommes nécessaires à ces fouilles et notamment le montant de la location des terrains privés qu’il voulait fouiller. De 1899 à 1905, chaque année, Gauckler louerait ainsi à des particuliers les terrains qu’il allait fouiller. Le premier contrat, celui du 3 janvier 1899, montre d’ailleurs que Gauckler avait déjà préparé et planifié son programme de recherche avant l’annonce du déblocage des financements par le ministère⁴³. Chaque année, jusqu’en 1905, plusieurs contrats furent discutés et reconduits.

41Alors qu’à Dougga, de nombreux monuments étaient encore debout, à Carthage la plupart des vestiges était encore sous terre et donc invisible. Les sites carthaginois identifiés jusqu’alors, notamment par le père Delattre, étaient pour la plupart des nécropoles antiques. En 1898, il avait par ailleurs fouillé une nécropole punique découverte l’année précédente par le surveillant du site qui effectuait alors quelques sondages pour le Service⁴⁴. Le hasard avait voulu que Gauckler découvre un autre type de vestiges : des habitations. Il conçut donc un programme de fouilles, axé sur l’exploration des tombeaux et de ces maisons d’habitation (ill. 50-51). Ainsi, à partir de 1899, il déblaya à la fois les sépultures puniques d’un terrain appartenant à un certain Ben-Attar (ill. 52), un groupe de demeures romaines (ill. 53) ainsi qu’une riche basilique byzantine. En 1899, il fit une découverte étonnante : un tombeau, probablement destiné à l’origine aux cérémonies religieuses (ill. 54), qui servit ensuite de cachette pour des statues représentant des dieux païens interdits depuis le développement du christianisme⁴⁵. En 1901, il déblaya une partie de l’Odéon⁴⁶ ; en 1903, il identifia une série de fours de potiers et, l’année suivante, le théâtre d’Apulée (ill. 55).

Ill. 50. Lors des fouilles que Gauckler entreprit à Carthage, il loua à des particuliers les terrains où étaient situés l’Odéon (point A), le terrain dénommé Dar Morali (C) ainsi que le théâtre (B)

Ill. 51. Carthage, vue prise des terrains où sont situés le théâtre et les villas romaines

Ill. 52. Fouilles de Gauckler entreprises à Carthage avec, au premier plan, une tranchée et, au fond, la cathédrale Saint-Louis

Ill. 53. Les villas romaines dont la maison de la mosaïque à la volière, ruines découvertes et fouillées par Paul Gauckler

Ill. 54. Carthage, le caveau où Gauckler découvrit en 1899 quatre statues païennes en marbre vraisemblablement cachées après la défaite du paganisme. La croix blanche indique l’endroit de la découverte

Ill. 55. Le théâtre romain de Carthage après 1907

42Ses recherches carthaginoises permirent d’affiner les connaissances de ses contemporains sur la civilisation phénicienne elle-même. En s’appuyant sur la forme des sépultures et sur leur mobilier, Gauckler montrait l’évolution de la tombe punique mais, surtout, il rectifiait les conceptions que les Européens s’étaient forgées sur la civilisation phénicienne. Il montrait que Carthage n’était pas aussi riche que sa réputation l’avait laissé croire, que son peuple, profondément renfermé sur lui-même, avait une aversion profonde pour l’étranger :

« L’étude de ces nécropoles peut servir à la fois à expliquer et à corriger ces impressions, elle fait ressortir l’originalité de cette métropole africaine, à moitié indépendante de l’Orient dont elle tirait son origine, sincèrement antagoniste de la Grèce et de l’Italie hellénisée⁴⁷ ».

43Les recherches menées par Gauckler entre 1899 et 1905 permirent par ailleurs d’affiner les connaissances sur la topographie de la ville. Grâce aux nombreuses rues dégagées, Gauckler dressa en 1904 le plan d’un quartier de la cité romaine :

« À Carthage, nous avons renoncé aux sondages sporadiques et à la recherche de bibelots de vitrine, et nous nous sommes proposés de reconstituer méthodiquement et d’une façon plus complète sinon le plan total de la cité antique (ce que les nombreuses constructions du Cardinal Lavigerie ont rendu impossible), du moins celui du quartier choisi parmi les plus importants, celui des thermes d’Antonin⁴⁸ ».

44À la veille de sa démission en 1905, Gauckler avait ainsi révélé l’existence d’un urbanisme romain en damier, avait renouvelé l’état des connaissances sur la ville, sur les modes de vie et sur les goûts de la population carthaginoise à l’époque punique et à l’ère romaine.

45Alors que le ministère de l’Instruction publique et le Gouvernement tunisien ne s’étaient pas autant investis dans le chantier de Carthage que dans celui de Dougga, c’est pourtant là que les recherches méthodiques de Gauckler avaient pris toute leur ampleur. Gauckler avait dû perfectionner sa méthode d’exploration en relevant méthodiquement ce qu’il mettait à jour dans chaque strate parce qu’il était contraint de combler la plupart de ses excavations. Ses recherches avaient :

« fait sensation dans le monde savant, car elles ouvr[ai]ent une ère nouvelle pour l’exploration archéologique de Carthage, de substituer à l’ancien système archaïque de fouilles des recherches méthodiques⁴⁹… »

46Son travail fut en effet reconnu par tous les savants et plus précisément par ceux de la Commission d’Afrique du Nord. Malgré la qualité de ses résultats, ni le Gouvernement tunisien, ni les savants de l’Institut n’eurent la volonté d’acquérir les terrains de Carthage comme ils l’avaient fait à Dougga. Gauckler s’en plaignit à plusieurs reprises dénonçant l’attitude passive de la France qui préférait investir des fonds dans des pays étrangers plutôt que dans ceux placés sous son contrôle :

« Mais l’on nous permettra d’exprimer le regret que le Gouvernement français, qui a pu consacrer des sommes énormes à des fouilles lointaines entreprises en pays étranger, et qui a dépensé en quelques années plus d’un demi-million à Timgad, n’arrive pas à trouver la centaine de mille francs nécessaires pour acquérir et préserver l’emplacement des principaux monuments antiques de Carthage, à commencer par le théâtre⁵⁰ ».

47Les terrains sous lesquels l’antique cité était enfouie faisaient en effet depuis longtemps l’objet d’un engouement immobilier de la part des Tunisois musulmans et des Européens qui, trouvant les terrains situés en bord de mer agréables et facilement accessibles depuis Tunis, y élevaient désormais des demeures, souvent de villégiature.

Un réseau d’archéologues amateurs dominé par la figure du père Delattre

48Hérité de La Blanchère, l’important réseau de collaborateurs amateurs d’archéologie comptait des militaires, des particuliers, des contrôleurs civils mais aussi quelques ecclésiastiques. Gauckler continuait de travailler activement avec les militaires avec lesquels il mit sur pied un important programme de recherche dans le Sud tunisien, portant sur les voies de communication romaines ainsi que sur le Limes Tripolitanus. Parallèlement, estimant que tout type de recherches s’avérait positif, Gauckler attribuait régulièrement des autorisations de fouilles à des particuliers, surtout lors de ses premières années à la tête du Service. Certains particuliers continuaient pourtant à fouiller de façon illicite. Les fraudeurs étaient issus de toutes les catégories sociales, sans distinction. À partir de 1900, Gauckler accorda de moins en moins le droit d’entreprendre des fouilles aux particuliers qu’il ne connaissait pas⁵¹. Il pouvait en effet alors s’appuyer sur un réseau d’archéologues amateurs particulièrement compétents qui, par leurs travaux, complétaient ceux du Service des antiquités. Il développa une collaboration productive avec des personnalités du monde civil et notamment avec Ernest Gouvet (1860-1938)⁵², architecte de la ville de Sousse et conservateur du musée des antiquités de la même cité. Gouvet dirigeait régulièrement des fouilles et surveillait également, pour le compte de Gauckler, l’activité archéologique dans les environs de Sousse, favorisant les initiatives de recherches des particuliers et collaborant avec les militaires. Gauckler s’appuyait sur Gouvet, qui jouait en quelque sorte le rôle de correspondant informant le directeur des antiquités de la situation archéologique réelle de la région, des fouilles clandestines, en lui communiquant des informations confidentielles de tout ordre. Grâce à ce genre de personnage, Gauckler maintenait son emprise sur les recherches archéologiques menées dans les différentes régions de la Régence. Les rapports de Gouvet et de Gauckler n’étaient certes pas représentatifs de ceux que Gauckler entretenait avec tous les particuliers amateurs d’archéologie, mais ils révèlent néanmoins que ce réseau de collaborateurs bénévoles était extrêmement précieux pour le Service des antiquités et des arts.

49À l’écart de ce réseau, le père Delattre poursuivait inlassablement ses recherches, dans la continuité de celles qu’il avait entreprises au cours des années 1870, sur les instances du cardinal Lavigerie (ill. 56). Sans être affecté par les aléas que connaissait le Service des antiquités et des arts, Delattre continuait de diffuser le résultat de ses travaux dans de nombreux périodiques publiés à la fois en France et en Afrique du Nord. Grâce à ses travaux, il avait gagné la faveur des savants de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et il avait été élevé au rang de correspondant du ministère de l’Instruction publique. Au moment où Gauckler prenait ses fonctions, le Père Blanc rendait hommage au cardinal Lavigerie, qui venait juste de disparaître, en faisant imprimer un résumé des récentes découvertes qui contribuaient à faire progresser les connaissances sur l’Afrique du Nord chrétienne⁵³. Cependant, plus ses fouilles progressaient, plus il atteignait les vestiges puniques auxquels il était donc obligé de se confronter (ill. 57-58). Delattre ne se focalisait pas uniquement sur l’étude des vestiges chrétiens et commençait à s’intéresser à la civilisation phénicienne. Au début des années 1890, il fut l’un des premiers, après Daux, à mettre au jour des tombeaux puniques⁵⁴. En 1892, la découverte d’un mur à amphores⁵⁵ sur la colline de Byrsa attira tout particulièrement l’attention des savants⁵⁶. Grâce à ces découvertes, il détermina l’emplacement des limites de la première ville punique⁵⁷. Delattre avait ainsi posé les jalons sur lesquels Gauckler allait s’appuyer quelques années plus tard, lorsqu’il inaugurerait sa campagne de fouilles carthaginoise.

Ill. 56. Carthage, la cathédrale Saint-Louis, le couvent à gauche et la chapelle, dessin de Taylor, gravé par Maynard

Ill. 57. « Fouilles pratiquées dans le flanc sud-ouest de la colline St-Louis de Carthage par les soins des Missionnaires d’Alger. Relevé et dessiné par M. Bonnet-Labranche, architecte diocésain »

Ill. 58. Fouilles sous la direction du père Delattre dans la nécropole des Rabs, effectuées entre 1902 et 1905

50La qualité des découvertes de Delattre attirait l’attention des savants de l’Académie des IBL qui lui attribuaient régulièrement des subventions. Comme à l’accoutumée, l’institution débloquait ses aides uniquement après que des premières fouilles avaient révélé l’existence de gisements archéologiques abondants. En 1895, 1897, 1898 et 1902, le Père Blanc obtint ainsi des subsides de l’Académie des IBL pour mener plus avant ses premières excavations dans la nécropole punique de Douïmes et dans ses autres chantiers⁵⁸. Or, cet argent suffisait à couvrir ses dépenses pendant quelques mois et, lorsqu’il était épuisé, Delattre devait interrompre ses travaux, car il ne pouvait plus rémunérer ses ouvriers. Totalement soumis aux financements de l’Institut, il était souvent inactif pendant plusieurs mois. En 1895, son sort émut René Millet, résident général, qui, le voyant contraint à l’inactivité, lui octroya une allocation pour reprendre l’exploration du site de Douïmes⁵⁹. À l’image de Gauckler qui, à la même époque, ne bénéficiait pas de budgets fixes, Delattre savait tirer profit de toutes les occasions qui s’offraient à lui pour obtenir de l’argent. Il tentait de mettre en valeur ses travaux dans des guides, publiés pour persuader ses interlocuteurs de l’intérêt d’étudier Carthage et ainsi obtenir leur aide pécuniaire : après avoir publié un guide du musée et des fouilles de Carthage en 1893, il renouvela l’initiative de l’ingénieur Caillat, qui avait rédigé en 1878 un opuscule vendu au profit de la chapelle Saint-Louis, et il fit à son tour imprimer un petit guide du musée Saint-Louis dont la vente devait financer ses fouilles⁶⁰. Ce document semble avoir connu un certain succès puisque Delattre en fit imprimer une nouvelle version deux ans plus tard⁶¹. L’ecclésiastique avait compris qu’en faisant connaître son établissement et ses recherches, il pourrait recueillir de l’argent, soit de la part de riches donateurs, soit de la part des visiteurs anonymes amenés à laisser leur obole. Par ailleurs, il continuait de solliciter ponctuellement l’aide financière d’autres organismes investis dans la sauvegarde du patrimoine : en 1900, il reçut ainsi une subvention de 500 francs de la part du Touring-Club de France « pour la continuation de ses fouilles à Carthage⁶² ».

51À ses débuts, Gauckler avait vraisemblablement hérité des réticences de son prédécesseur à l’égard de Delattre puisqu’il le maintenait à l’écart en le laissant travailler de façon isolée. S’il ressentait de l’intérêt pour ses recherches, le républicain déclaré, qu’était Gauckler, n’appréciait vraisemblablement pas que l’exploration de Carthage soit l’apanage de l’Église. En 1895 Gauckler essaya pourtant de se rapprocher de Delattre, conscient qu’une collaboration entre leurs deux institutions pourrait s’avérer bénéfique : puisqu’il manquait d’argent pour poursuivre ses recherches à Carthage, Gauckler confia ses fouilles à Delattre qui bénéficiait de l’aide de l’Académie. Habilement, Gauckler s’était ainsi adjoint la collaboration d’un des plus éminents chercheurs de la région et avait dépassé les dissensions qui avaient, jusque-là opposé les délégués du ministère de l’Instruction publique à ce représentant de l’Église. Gauckler rappela cependant à Delattre qu’il désapprouvait son emprise sur les fouilles de Carthage, situation qu’il résumait en ces termes :

« En agissant ainsi, j’ai été heureux de lui rendre un service tout personnel qui ne saurait, en aucun cas, ainsi que j’ai pris soin de le lui faire remarquer, être considéré comme la reconnaissance par l’État d’une sorte de monopole des fouilles à Carthage qui, s’il existe de fait actuellement, ne pourrait être admis en droit, ni dans le présent, ni dans l’avenir⁶³ ».

52Par la suite, des tensions naquirent entre l’archevêché et le Service des antiquités. Gauckler reprochait à l’archevêché de participer au mouvement de spéculation immobilière qui touchait Carthage, en mettant en vente des parcelles de terrain destinées à être loties :

« M. l’administrateur des biens du diocèse de Carthage considère les domaines confiés à sa gestion comme des terrains de pure spéculation : achetés jadis à bas prix, ils ont acquis dans ces dernières années une plus-value énorme que Mgr Tournier s’efforce actuellement de réaliser, en les revendant au détail au plus offrant. […] Les terrains qui entourent la chapelle de Saint-Louis, sur les premières déclivités de la colline, sont morcelés en lots, vendus à des spéculateurs pour y construire des villas de plaisance : on transforme en station estivale les abords du couvent et la cathédrale⁶⁴ ».

53À l’occasion d’une enquête promulguée par Gauckler pour classer les ruines carthaginoises étudiées par Delattre et situées dans les terrains du diocèse, le représentant de l’archevêché chargé de la gestion des biens du diocèse, l’évêque Tournier (1842-1924)⁶⁵, s’affronta au directeur du Service des antiquités, refusant que la protection des monuments grève ces terrains de servitudes (voir infra, p. 196, les questions liées à ce classement). Or, Gauckler avait dressé la liste des ruines à protéger avec la collaboration du père Delattre. Si des tensions opposaient à cette époque l’archevêché au directeur du Service des antiquités, les dissensions concernaient surtout Tournier et Gauckler. Malgré ces affrontements Gauckler semble avoir tenu Delattre dans une certaine estime même si, entre les deux hommes, la question de la domination de l’Église sur les ruines de Byrsa constituait un contentieux plus ou moins avoué⁶⁶. Quoi qu’il en soit, les deux hommes travailleraient régulièrement ensemble, notamment pour lever la carte de Carthage.

Diversification des sujets de recherche

54Le Service des antiquités et des arts ne fondait pas l’intégralité de ses travaux sur l’exercice des fouilles et menait des études annexes sur l’Antiquité. La Commission d’Afrique du Nord jouait toujours un rôle de conseiller et de guide scientifique auprès du Service des antiquités et des arts.

Poursuite des études sur l’Antiquité

Étude topographique de Carthage

55En novembre 1896, Clermont-Ganneau, spécialiste de la civilisation phénicienne qui connaissait bien la Régence pour s’y être plusieurs fois rendu, émit le vœu qu’avec l’aide de l’Académie, le ministre de l’Instruction publique s’entende avec le ministre de la Guerre pour confier aux officiers des brigades topographiques et à ceux de la Marine l’exécution d’une carte de Carthage⁶⁷. Il était en effet nécessaire de dresser une carte de Carthage selon des méthodes scientifiques, car toutes celles qui existaient alors avaient été établies avant le protectorat et étaient donc obsolètes. Dans son plaidoyer, il dénonçait le fait que la France subventionne l’archéologie des pays qui n’étaient pas sous sa domination alors qu’elle ne le faisait pas dans ses propres territoires.

56La proposition de Clermont-Ganneau séduisit Gauckler qui échafauda un plan pour mettre secrètement en place ce projet afin de ne pas risquer de le faire échouer à cause des rivalités entre les différents services du ministère de la Guerre. Il obtint l’appui de St-Arroman, directeur du Service des voyages et des missions scientifiques au ministère de l’Instruction publique, pour se mettre d’accord avec l’État-major du Corps d’Occupation de Tunisie, sans en référer, du moins dans un premier temps, au ministre de la Guerre. Le 2 décembre 1896, il s’entendit avec le chef du Génie de Tunis :

« Nous sommes tombés d’accord que si l’on veut aboutir rapidement et sans frais, il est impossible de passer par le Ministère de la Guerre de Paris. La question soulèverait immédiatement rivalités entre le service du Génie et le service topographique. Il y aurait lutte, discussions, négociations, missions, enquêtes, dépenses considérables, etc. avortement final du projet⁶⁸ ».

57Pour que ce projet de carte se concrétise sans heurt, Gauckler suggérait que le ministère de l’Instruction publique demande officiellement au résident général son concours qui, à son tour, s’adresserait au général commandant la division d’occupation pour donner l’ordre d’exécuter les levés⁶⁹. Grâce à ces manœuvres, la carte pourrait être levée tout en respectant le protocole et la hiérarchie des institutions et en évitant les lourdeurs administratives parisiennes. Tous les protagonistes se mirent d’accord et le directeur du Service des antiquités et des arts s’appuya de nouveau sur la bonne volonté de ses correspondants. Le Service des antiquités profitait du savoir-faire technique des officiers du Génie qui dresseraient une carte détaillée de la côte carthaginoise tandis que l’État-major bénéficierait d’un document essentiel à sa stratégie de défense.

58La réalisation de la carte consistait en exercices de triangulation pour la partie terrestre et en sondages pour la zone aquatique. Il n’était nullement question d’exécuter des fouilles. La surface terrestre concernée était comprise entre les villages de La Marsa, de Sidi Daoud et du Kram⁷⁰. En accord avec le service du Génie et ceux de la Marine, Gauckler choisit une échelle au 1/5 000^e qui présentait l’avantage de faire apparaître les moindres détails topographiques sur la carte qui, une fois imprimée, serait parfaitement utilisable. Il écarta finalement la proposition de Clermont-Ganneau de lever une carte au 1/2 000^e dont les dimensions trop importantes auraient constitué un handicap pour l’utilisateur⁷¹. Clermont-Ganneau assurerait la direction scientifique de cette carte en guidant, de Paris, l’officier chargé des sondages sous-marins. Le père Delattre fut officiellement associé au projet, sur les instances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres qui avait tenté de l’imposer comme maître d’œuvre du projet⁷².

59Hormis quelques difficultés provoquées par les changements d’affectation du personnel militaire, les sondages de la zone maritime commencèrent dès le début de l’année 1897 tandis que les exercices de triangulation étaient déjà bien avancés. Les sondages permirent de représenter graphiquement le relief sous-marin du littoral carthaginois et de renouveler les hypothèses sur l’emplacement des ports puniques⁷³. Ces travaux ne suffirent cependant pas à déterminer avec certitude la forme des ports puniques et romains.

60La collaboration entre le service du Génie militaire, la Marine, le Service des antiquités, Delattre et enfin Clermont-Ganneau produisit des résultats convaincants puisqu’en 1898, six feuilles de la carte au 1/5 000^e dressée par le Génie étaient imprimées⁷⁴. En 1899, six nouvelles feuilles étaient remises⁷⁵. À la fin des années 1890, l’étude du site de Carthage connaissait une impulsion remarquable, d’une part, grâce aux fouilles menées par Gauckler et Delattre et, d’autre part, grâce à la levée de cette carte.

Poursuite de l’étude sur les installations hydrauliques

61La Commission d’Afrique du Nord continuait d’initier des études scientifiques qui, contrairement à celles de la résidence, n’avaient pas de visées pragmatiques. En effet, la résidence encouragerait le Service des antiquités à entreprendre des études censées apporter des solutions concrètes à la mise en place du protectorat. L’idée, selon laquelle les études archéologiques permettraient de comprendre les raisons du succès de la colonisation romaine, était toujours d’actualité. Les premiers savants qui avaient étudié ce sujet diffusèrent au début des années 1890 les résultats de leurs observations, alimentant des hypothèses qui, parfois, se contredisaient.

62En 1895, après que La Blanchère eut publié les conclusions de ses recherches sur l’hydraulique, le résident commanda une seconde enquête sur cette catégorie de patrimoine⁷⁶. Les autorités françaises de Tunisie avaient toujours l’intention de développer les richesses du pays, notamment en confiant à des agriculteurs français l’exploitation des terres de la Régence :

« Plus l’agriculture sera florissante, plus la colonisation sera facile. Aussi est-ce d’un problème agricole que M. Millet a tout d’abord entretenu la conférence. Le sol tunisien est couvert de traces des travaux hydrauliques anciens. Les Romains ont occupé le pays pendant sept siècles et ils en avaient merveilleusement aménagé les eaux. Comment être enfin renseigné exactement une bonne fois sur le parti que les anciens ont tiré de l’irrigation ? Il n’y a évidemment qu’un moyen, c’est d’étudier sérieusement ces ruines. M. Millet a prescrit une grande enquête à laquelle collaboreront tous les services dont les résultats seront centralisés par M. Gauckler, le chef de notre Service d’antiquités. Elle aura pour but de déterminer les différents types de travaux hydrauliques que connaissent les anciens et les applications qu’ils en ont faites en Tunisie. Une fois en possession de ces données, on saura avec certitude ce que nous avons à imiter de l’Antiquité en cette matière⁷⁷ ».

63Le résident donnait ainsi une dimension quasi « nationale » à ces études qui, jusqu’alors, n’avaient porté que sur une seule région. Tout le monde était mis à contribution dans l’intérêt du développement économique de la Tunisie. Gauckler fut chargé par la résidence de diriger ce projet mais il accepta à contrecœur cette responsabilité. Si l’enquête sur les installations hydrauliques confiée à La Blanchère avait exclusivement été menée par lui dans la région de l’Enfida, la deuxième enquête revêtait davantage d’envergure : elle réunissait un nombre conséquent de participants et elle concernait autant l’hydraulique rurale qu’urbaine. Les soldats de l’armée, les officiers des brigades topographiques, les contrôleurs civils, le personnel du service des Travaux publics devaient ainsi prendre part à ce travail d’intérêt public.

64Parallèlement, en France, les ministres de l’Instruction publique et de l’Agriculture, informés du programme lancé par Millet, décidaient de créer une commission chargée de superviser tous les travaux sur l’hydraulique⁷⁸. En mettant sur pied cette « Commission d’études relatives à la colonisation romaine dans l’Afrique du Nord », le ministère de l’Instruction publique tentait de conserver son ascendant scientifique sur la Tunisie : si l’initiative avait été prise dans la Régence, les travaux seraient ainsi supervisés par la métropole. Le ministère de l’Instruction publique continuait ainsi de centraliser les études concernant la Tunisie et l’Algérie. La Commission vit officiellement le jour le 22 juillet 1895 mais elle semble avoir périclité, puisqu’en mars 1897, le ministre de l’Instruction publique remettait la structure en activité⁷⁹. Elle était composée d’un collège de personnalités comprenant à la fois des membres de l’Institut rattachés à plusieurs Académies (tel Cagnat, secrétaire de la Commission d’Afrique du Nord), des représentants des ministères de l’Instruction publique (Charmes) et de l’Agriculture (Tisserand, directeur honoraire), des fonctionnaires tunisiens et algériens (Gauckler, Revoil, sous-chef du Bureau du Gouvernement général de l’Algérie) ainsi que le sous-chef de l’État-major général. Cette commission, qui ne communiqua quasiment pas avec Gauckler, eut un impact extrêmement limité en Tunisie.

65De son côté, Gauckler rassemblerait le résultat de leurs recherches dans :

« un catalogue général où le nom de la ruine est suivi : 1° de la désignation précise de son emplacement avec un numéro de référence à la carte de l’État-major ; 2° des indications nécessaires sur l’état actuel de la ruine et son utilisation possible⁸⁰ ».

66Ce volume fut le premier d’une série de plusieurs tomes qui seraient publiés jusqu’au début des années 1900. Les rapports étaient rédigés par les correspondants de Gauckler qui pouvaient autant décrire les vestiges hydrauliques, les installations modernes, les spécificités orographiques des régions, proposer des solutions destinées à améliorer l’alimentation de la région étudiée ou encore tenter de déterminer le type de cultures qui avaient été introduites⁸¹. Toutes les catégories d’équipements hydrauliques étaient ainsi progressivement passées en revue : les réseaux urbains, ruraux, privés et publics. Qu’ils se présentent sous la forme de descriptions minutieuses ou d’observations sommaires, ces comptes-rendus tentaient dans tous les cas d’établir le diagnostic de l’état des ruines et examinaient dans quelle mesure elles pouvaient être réutilisées. Selon l’historien Houcine Jaïdi, ce travail « était souvent accompagné d’interprétations hasardeuses » et certains correspondants émettaient des hypothèses scientifiquement contestables⁸². Parfois très éloignées les unes des autres, les conclusions de ces études montraient différentes voies à suivre pour réussir la colonisation. Celles de Gauckler concernant l’enseignement à en tirer pour réussir la colonisation, différaient nettement de celles de La Blanchère. Les rapports, réunis dans un catalogue général, allaient constituer pour la direction générale des Travaux Publics un document essentiel pour restaurer les vestiges hydrauliques du pays⁸³.

Émergence des études sur l’art dit « arabe »

67Au XIX^e siècle, les études orientalistes se développèrent en premier lieu sous l’impulsion de savants qui :

« s’efforcent d’aboutir à une connaissance plus approfondie de la théologie, du droit, de l’histoire de l’islam. […] À côté de ces travaux, la pratique des hommes de terrain, et notamment des militaires et des fonctionnaires civils, donne lieu à un savoir plus pratique, portant sur la sociologie, l’anthropologie, l’étude des dialectes⁸⁴ ».

68Le mouvement d’intérêt pour l’architecture maghrébine de l’Islam, né en Algérie avant l’instauration du protectorat, prit un certain essor en Tunisie pendant la période où Gauckler dirigeait le Service des antiquités. Lors de la mission dont il avait été chargé par le ministère de l’Instruction publique en 1872, Edmond Duthoit, architecte attaché à la Commission des Monuments historiques, accorda une attention particulière à l’architecture alors dite « arabe », complétant une expérience qu’il s’était forgée au cours de missions antérieures au Proche-Orient. Lors de son incursion dans la Régence de Tunis en 1882, Duthoit s’était, avec son collègue Émile Boeswillwald, intéressé aux monuments islamiques tunisiens et avait envisagé leur classement au titre de monument historique. Or, sous la houlette de Charmes, La Blanchère n’avait pu protéger les monuments islamiques tunisiens et n’avait développé aucune recherche sur ce sujet. La Blanchère s’était en effet entièrement consacré à la création du Service et du musée et avait donc accordé une attention limitée à l’architecture islamique à laquelle il n’avait, de plus, jamais été sensibilisé pendant sa formation. Toutefois, le personnel du Service des antiquités, et plus particulièrement l’inspecteur-adjoint Eugène Sadoux, découvrit l’architecture islamique en parcourant le pays pour dresser l’inventaire du patrimoine antique. En 1891, il avait fait pour son propre plaisir « un beau dessin de la Kasba » de Béjà⁸⁵ et, deux années plus tard, il entreprit une campagne de photographies du Dar el Bey (le palais beylical) de Kairouan. C’est Paul Gauckler qui encouragea officiellement l’étude de l’architecture médiévale tunisienne, certainement stimulé par le mouvement d’intérêt grandissant pour les arts de l’Islam, touchant alors l’Europe de la fin du XIX^e siècle. L’exposition d’art musulman organisée par Georges Marye en 1893 à Paris, au Palais de l’Industrie, témoigne de cet intérêt pour les arts alors dits « arabes ».

Premiers travaux sur les arts de l’Islam

69Dès son arrivée, Gauckler avait tenté de faire classer au titre de Monument historique des monuments islamiques : en 1893, il était d’ailleurs parvenu à faire admettre le classement du pavillon dit de la Manouba (ill. 59), kiosque édifié dans les jardins du palais de la Rose situé à la Manouba. Gauckler faisait d’ailleurs régulièrement photographier les monuments arabes remarquables : les épreuves alimentaient le fonds photographique de son service et étaient également adressées à Henri Saladin qui préparait un ouvrage sur les « monuments musulmans » tunisiens.

70Avec la colonisation de l’Afrique du Nord, l’Académie des inscriptions et belles-lettres trouvait un nouveau terrain d’études, facile d’accès. Joseph Reinaud (1795-1867) fut parmi les premiers avec son volume sur les Historiens arabes des croisades à se pencher sur cette région. Si les membres de l’Académie des inscriptions réunissaient depuis longtemps les épigraphes latines, ils s’intéressèrent bientôt aux inscriptions arabes. Alors que l’Académie des IBL s’était fait devancer par l’Académie de Berlin dans le cadre de la publication des textes lapidaires latins, les Français prirent l’initiative de mettre en place un Corpus Inscriptionum Arabicum. En compétition avec l’Allemagne, la France conservait un avantage sur celle-ci puisqu’elle dominait politiquement une bonne partie de l’Afrique du Nord. Le projet du Corpus Inscriptionum Arabicum fut officiellement confié à Houdas, membre de la Commission d’Afrique du Nord, qui allait effectuer des missions en Algérie et en Tunisie à la recherche d’épigraphes⁸⁶.

Ill. 59. Kiosque dit de La Manouba, premier monument arabe classé en 1893, qui fut ensuite acheté par le Gouvernement tunisien puis déplacé dans le parc du Belvédère à Tunis

L’artisanat : étude, sauvegarde et création d’ateliers

71Au moment où l’Académie des IBL mettait sur pied le Corpus Inscriptionum Arabicum, d’autres savants s’intéressaient quant à eux à l’artisanat nord-africain. Ce mouvement d’intérêt, qui touchait également l’Algérie, était à mettre en relation avec la volonté de sauvegarder les arts populaires régionaux, mouvement qui se développait alors tout juste en France. Ce phénomène s’était concrétisé dans l’hexagone par la création de la Société d’Ethnographie nationale et d’art populaire dont le but était de conserver les derniers témoignages concrets hérités des traditions régionales.

72L’ordonnateur des études sur l’artisanat nord-africain n’était autre que Georges Marye, commissaire de l’Exposition d’art musulman de 1893, chargé, au début des années 1890, de mettre en place la section d’art musulman du musée d’Alger, situé dans le quartier de Mustapha Supérieur. Dans le cadre de ce projet, Marye partit à plusieurs reprises en mission en Algérie et en Tunisie pour étudier les objets traditionnels locaux. Pour avoir une vision large de cet artisanat, il étudiait ensemble les produits tunisiens et algériens. Au printemps 1892, Marye parcourut la Régence et envoya dès l’été quatre rapports au ministère de l’Instruction publique, chacun concernant un aspect de l’artisanat local : le premier portait sur la sculpture de plâtre, communément appelée nouckch hadida, le deuxième sur les carreaux de céramique, le troisième sur les tapis et la bijouterie et, enfin, le quatrième sur la production d’objets en céramique de la ville de Nabeul⁸⁷. Dans son travail, Marye dressait une liste de recommandations destinées à éviter la disparition de l’artisanat local. Plusieurs solutions étaient suggérées : premièrement, conserver les spécimens de nouckchs hadidas anciens pour en faire des modèles destinés aux artisans des futurs ateliers qu’il suggérait de créer.

73Concernant la production de céramique, les ateliers de Qallaline de Tunis qui avaient été à l’origine d’une production florissante dans le passé, étaient en perte de vitesse depuis le XIX^e siècle. Ils furent définitivement fermés au tournant des XIX^e et XX^e siècles⁸⁸. À cette période, quelques ateliers produisaient néanmoins encore des carreaux de céramique, notamment à Nabeul et à Djerba. Toutefois, les savoir-faire avaient de plus en plus tendance à disparaître quand les artisans mouraient. Pour relancer cette production, Marye proposait de concevoir de nouvelles séries inspirées des anciens modèles afin de les intégrer dans les constructions modernes. D’après lui, l’industrie de la céramique pouvait fournir au service des Travaux publics des matériaux pour les bâtiments qu’ils édifiaient. En définitive, Marye proposait des solutions destinées à sauvegarder et à perpétuer les savoir-faire et les techniques de l’artisanat nord-africain. Il soufflait ainsi aux autorités françaises de Tunisie les grandes lignes de la politique à appliquer pour redonner à cette production une place dans l’économie du pays. Comme son collègue Henri Saladin, Marye souhaitait faire naître un mouvement d’intérêt dans la population de la Régence et de la métropole afin qu’elle achète des produits de l’artisanat maghrébin. Si les productions artisanales étaient relancées, la France constituerait un terrain propice à leur écoulement. Les autorités françaises de Tunisie voyaient, dans le renouvellement de l’artisanat, la possibilité de contrer l’afflux des produits industriels provenant d’Italie et de gagner une partie du marché occupé par les étrangers. Le ministère de l’Instruction publique envisagea sérieusement la création en Tunisie de centres de formation : en 1895, il envoya Pillet en Tunisie, professeur à l’École nationale des beaux-arts et au Conservatoire national des arts et métiers, inspecteur de l’enseignement et des musées, pour examiner dans quelle mesure la France pourrait mettre ce projet à exécution⁸⁹. L’entreprise semble avoir porté ses fruits puisqu’en 1907, une école des arts et métiers enseignait les techniques de l’artisanat tunisien⁹⁰.

74Gauckler participa concrètement à ce mouvement de mise en valeur : en 1897, il fonda un atelier au Bardo (ill. 60) dans lequel un des derniers maîtres spécialistes de la sculpture sur plâtre (nouckch hadida), était recruté pour communiquer son savoir à de jeunes apprentis tunisiens⁹¹. Gauckler s’était, d’autre part, fait l’interprète de la politique du gouvernement en installant dans la partie arabe du musée Alaoui, des spécimens de l’artisanat local : bijoux, broderies, tapis, poteries, carreaux de céramique, etc.

Ill. 60. Atelier de sculpture sur plâtre créé en 1897 par Gauckler au Bardo pour perpétuer le savoir-faire de l’un des derniers artisans capables de produire des panneaux de nouckch hadida

75D’autres initiatives à la fois privées et publiques virent le jour. En 1900, le Gouvernement tunisien annonça qu’il allait débloquer un budget de 3 000 francs pour encourager les industries d’art locales⁹². En 1905, avec l’aide de Pillet, il mit en place une procédure pour contrôler la production des tapis kairouannais. Celui-ci avait en effet fondé « La société des Arts tunisiens » qui exigeait des fabricants de tapis de Kairouan la copie de vieux spécimens. L’expérience dura seulement deux ans et fut reprise par l’un des collaborateurs de Pillet, Chadli ben Hassen, qui tenta de relancer cette pratique dans un atelier à Tunis⁹³. Contrairement à ce que ferait plus tard Lyautey au Maroc, les autorités françaises de Tunisie s’investirent peu dans le renouvellement de l’artisanat local au tout début du XX^e siècle. En Tunisie, les ouvroirs et les écoles professionnelles subventionnés par la Régence furent inaugurés bien longtemps après les premières fondations algériennes. Les initiatives privées étaient en revanche plus nombreuses. Certains particuliers se chargeaient de réunir les produits qu’ils écoulaient sur le marché parisien tandis que d’autres s’attachaient à promouvoir la création de centres de formation. Roy, secrétaire général du Gouvernement tunisien, amateur d’archéologie très lié à Gauckler, avait « officieusement » tenté de restaurer « l’industrie de la fabrication des carreaux céramique⁹⁴ ». Il avait chargé un vieil artisan, connaissant les secrets de fabrication des carreaux, de transmettre son savoir à des apprentis. Celui-ci était mort peu de temps après et de ce fait la tentative de Roy avait échoué. Ce mouvement d’intérêt pour les arts de l’Islam ne se limitait pas à l’artisanat et concernait également l’architecture.

L’essor des études sur l’architecture

76Au cours du XIX^e siècle, l’architecture dite orientale, diffusée notamment par les Expositions universelles, avait connu un vif succès auprès des Européens qui n’avaient pas hésité à lui emprunter ses formes pour les intégrer à leurs édifices métropolitains⁹⁵. Pourtant, au début du protectorat, l’architecture islamique du Maghreb était encore mal connue et peu étudiée en France, comparée à celle de Turquie et d’Espagne que nombre d’architectes, d’artistes et d’érudits décrivaient dans leurs publications. L’historienne Lorraine Decléty décrit ce phénomène :

« Pendant la première moitié du XIX^e siècle, on assiste à un essor de publications traitant de l’architecture islamique qui cherchent à rendre fidèlement les monuments. […] La grande majorité de ces publications est consacrée à deux espaces de prédilection : l’Espagne andalouse et l’Égypte (Le Caire)⁹⁶ ».

77Dès 1845, Owen Jones s’intéressait à l’architecture de l’Alhambra et à ses formes décoratives⁹⁷. Alors que les vestiges arabes de la péninsule ibérique constituaient pour les Européens « la » référence d’architecture islamique, les autorités espagnoles avaient souhaité connaître de façon plus approfondie ces monuments. Au cours des années 1860, le gouvernement espagnol avait chargé deux architectes de dresser les plans du palais de l’Alhambra et de la mosquée de Cordoue⁹⁸. En Algérie, Edmond Duthoit mena des études rationnelles de l’architecture islamique tandis qu’Émile Prisse d’Avennes (1807-1879) se consacrait à l’architecture égyptienne⁹⁹. Le développement de ces recherches était intimement lié à la situation politique des pays dans lesquels celles-ci étaient menées : ce n’était pas un hasard si la France développa des études sur l’architecture islamique algérienne après avoir colonisé ce pays. Toutefois, il fallut attendre la fin du XIX^e siècle pour que le milieu savant français développe une connaissance plus fine des monuments du Maghreb.

78Au moment où Gauckler prenait ses fonctions, peu de savants s’intéressaient à l’architecture islamique tunisienne de façon approfondie, à l’exception du fils d’Ernest Renan, Ary. Après un voyage en Tunisie, Ary Renan s’était imprégné des récits des auteurs arabes tels qu’Ibn Khaldoun pour rédiger un article sur les deux mosquées les plus importantes de Kairouan, texte qu’il publia dans la Gazette des Beaux-Arts¹⁰⁰. Sans toutefois avoir étudié du point de vue archéologique les monuments, Renan tirait de ses observations et de ses lectures des conclusions généralistes sur l’architecture monumentale et civile islamique de Tunisie. Il comparait les monuments islamiques égyptiens et andalous à ceux de Tunisie et qualifiait ces derniers de médiocres. Malgré une étude historiographique poussée, le texte de Renan reflète les conceptions des antiquaires de la génération précédente.

79C’est surtout grâce à l’architecte Henri Saladin que l’étude de l’architecture islamique tunisienne serait amorcée. Au cours de ses premières missions d’exploration financées par le ministère de l’Instruction publique, Saladin s’était pris d’intérêt pour l’architecture islamique locale. Dès lors, il n’eut de cesse de visiter les villes les plus importantes pour comprendre l’architectonique de chaque type d’édifice. Revenu à Paris, il continua d’étudier pendant plusieurs années cette architecture tunisienne. Son travail, long et fastidieux, nécessitait souvent l’aide du personnel du Service des antiquités et des arts et notamment celle de Gauckler qu’il sollicitait régulièrement pour obtenir des clichés des monuments. Également intéressé par l’architecture islamique tunisienne, Gauckler disposait en effet de photographies des mosquées de Tunis dans le fonds photographique du Service. Comme à cette époque, l’accès des monuments religieux tunisiens était interdit aux Européens, Gauckler avait chargé l’un de ses employés musulmans d’une campagne photographique dans les lieux de culte du pays¹⁰¹. Gauckler faisait ainsi parvenir des copies de ces photographies à Saladin qui rédigeait un ouvrage commandé par la Commission d’Afrique du Nord. En tant que membre de cette institution et spécialiste de l’architecture islamique, Saladin prit part, avec la collaboration de Paul Gauckler et de Bernard Roy, à la rédaction du deuxième tome de la série intitulée Monuments historiques de la Tunisie, consacré à La mosquée Sidi Okba à Kairouan¹⁰². Dans cet ouvrage, ils faisaient l’historique de la ville de Kairouan et donnaient une description détaillée de sa Grande Mosquée.

80Saladin développa une connaissance érudite de l’architecture islamique tunisienne qui lui permit de remporter le concours des pavillons de la Tunisie aux Expositions universelles de 1889 et de 1900¹⁰³. Il mit ses talents d’architecte au service du protectorat en concevant, en 1891, un monumental hôtel des Postes à Tunis (rue Charles-de-Gaulle), selon des critères esthétiques plus européens que locaux¹⁰⁴. Au sein de la Commission d’Afrique du Nord, où il était considéré comme le spécialiste de « l’architecture arabe », il multiplia ses interventions pour y sensibiliser ses savants collègues, habituellement plus intéressés par le patrimoine de l’Antiquité. Il ne se contentait pas d’évoquer l’architecture islamique et promouvait toutes les formes de cette culture. Il s’attachait à donner ses lettres de noblesse à l’artisanat et à l’architecture islamique du Maghreb en démontrant que leurs formes étaient régies par des règles de composition rationnelles¹⁰⁵. Il y démontrait que la liberté et la pondération des concepteurs avaient favorisé l’émergence d’un art de qualité. Pourtant, ses efforts ne furent couronnés de succès que dans la période suivant le départ de Gauckler. Hormis sa participation au deuxième volume des Monuments historiques de la Tunisie, de rares articles et quelques conférences, il ne parvint à publier ses plus importants ouvrages qu’après 1905.

81En multipliant ses recherches, Saladin s’était fait le promoteur des études sur l’art islamique et encourageait de jeunes savants à s’intéresser à l’architecture islamique du Maghreb. En 1896, il encadra un élève de l’École des beaux-arts de Paris, Henri Dufour, dans la mission qu’il avait obtenue pour étudier les monuments islamiques de Tunisie¹⁰⁶. Les travaux de Dufour ne furent pas reconnus par les membres de la Commission d’Afrique du Nord, ce qui mit un terme à sa carrière d’historien de l’architecture islamique¹⁰⁷. Saladin encouragea également les recherches d’un jeune normalien, Paul Blanchet (1870-1900), qui avait découvert l’architecture islamique maghrébine en menant des recherches sur l’Antiquité¹⁰⁸. En 1897, avec Saladin, il mit à jour la ville arabe des Beni Hammad, située dans la province de Constantine en Algérie. « À la fin de l’année scolaire, il demandait un congé et se jetait avec enthousiasme dans l’exploration des antiquités musulmanes¹⁰⁹ ». En 1898, il fonda l’Association historique pour l’Étude de l’Afrique du Nord. Deux ans plus tard, il disparaissait prématurément après avoir contracté la fièvre jaune. Son ouvrage posthume est un plaidoyer pour la conservation des monuments islamiques de Tunisie qui, d’après ses constatations, subissaient alors d’importantes dégradations sous l’œil indifférent des savants¹¹⁰. La disparition précoce du jeune savant mit un terme à la carrière d’un des rares spécialistes du patrimoine islamique maghrébin. Après l’échec de Dufour et la disparition de Blanchet, Henri Saladin était à nouveau seul à tenter d’attirer l’attention de ses savants confrères sur le patrimoine islamique tunisien qui connaissait le même sort que les vestiges antiques, quelques décennies plus tôt.