1Après avoir organisé le groupe I de l’Exposition universelle de 1889, La Blanchère allait être appelé à de nouvelles fonctions par le directeur du Bureau du secrétariat du ministère de l’Instruction publique, Xavier Charmes. Sa mission était en passe de s’achever : le musée Alaoui était ouvert, le décret du 7 mars 1886 protégeait le patrimoine du pays et le Service des antiquités et des arts fonctionnait désormais correctement. N’ayant eu qu’à se féliciter du travail de La Blanchère, Xavier Charmes lui proposa d’étendre sa mission à l’Algérie afin de remédier à la situation catastrophique dans laquelle se trouvaient les vestiges antiques et les musées de ce pays¹⁹⁰.

Remplacement de La Blanchère par Doublet

Changement de statut du Service des antiquités et des arts

2En mai 1890, Xavier Charmes fit savoir au ministre des Affaires étrangères qu’il lui était difficile d’entretenir un fonctionnaire de la qualité de La Blanchère à un poste si important car le fonctionnement du Service des antiquités s’était normalisé et ne requérait plus la présence d’un directeur chevronné¹⁹¹. L’initiative de Charmes s’expliquait par le fait qu’un ministère français pouvait rémunérer le chef d’une mission ponctuelle mais pas le directeur d’une administration permanente d’un pays sous protectorat. En tant que délégué du ministère de l’Instruction publique, chef d’une mission, chargé d’organiser un service, La Blanchère pouvait être rémunéré par la France mais, depuis que le Service des antiquités était créé et fonctionnait de façon satisfaisante, le Gouvernement tunisien devait désormais prendre en charge ses émoluments. Le ministre des Affaires étrangères et le résident général approuvèrent la proposition de Xavier Charmes qui nomma dès lors La Blanchère au poste d’inspecteur des bibliothèques et musées archéologiques d’Algérie et de Tunisie en vue :

« d’étudier et de proposer les améliorations des mesures qui pourront être adoptées pour le développement de ces établissements et pour l’avancement des études auxquelles ils sont consacrés. Il demeure, en outre, chargé de la mission similaire qu’il remplissait dans la Régence de Tunis¹⁹² ».

3Les conceptions de Charmes sur l’avenir du Service des antiquités et sur la fonction de son délégué semblaient claires : s’il n’était pas question de fusionner les administrations tunisiennes et algériennes chargées de l’archéologie, il entendait cependant maintenir l’influence de La Blanchère sur le Service tunisien des antiquités. Pour ce faire, il souhaitait transformer la direction des antiquités et des arts de la Régence en une simple inspection, hiérarchiquement placée sous la tutelle de l’inspecteur des bibliothèques et musées archéologiques d’Algérie et de Tunisie. De la sorte, Charmes conservait sa mainmise sur l’archéologie tunisienne par un habile jeu dont La Blanchère était l’instrument. Pour concrétiser son projet, Charmes chargea La Blanchère de rallier le résident à sa cause et de lui suggérer la suppression de la direction des antiquités au profit d’une inspection, puis de lui inspirer la composition du futur personnel. Quand il voulait voir ses projets se concrétiser, Charmes n’avait pas d’autre marge de manœuvre que de tenter de persuader le résident qui était officiellement à l’origine de toutes les décisions entérinées par le Gouvernement beylical. Quand le projet fut approuvé par les différentes parties, Charmes put concrétiser son dessein. Il fit promulguer par l’intermédiaire du résident le décret du 25 septembre 1890 transformant le Service en une inspection et redéfinissant les attributions de son personnel : l’inspecteur qui devenait le chef du Service allait être secondé par un attaché tandis que le musée Alaoui était placé sous le contrôle d’un conservateur et d’un gardien – le chef du Service des antiquités gardait toutefois un pouvoir de décision prééminent sur le conservateur du musée. Le bibliothécaire de la bibliothèque française continuerait à remplir les fonctions de secrétaire du Service. Entre-temps, bien décidé à ne pas laisser le résident désigner seul le futur inspecteur, La Blanchère avait choisi lui-même son successeur dont il soumit le nom à Charmes, qui n’eut plus qu’à l’approuver. C’est ainsi qu’en novembre 1890, Georges Doublet¹⁹³, ancien membre de l’École normale supérieure, de l’École d’Athènes et de la Villa Médicis, fut officiellement désigné pour occuper la charge d’inspecteur, chef du Service des antiquités et des arts¹⁹⁴. Avant de quitter définitivement ses fonctions tunisiennes, La Blanchère devait terminer l’installation du musée Alaoui dont il n’avait cependant pas l’intention d’abandonner la direction à Doublet. Entre l’annonce de la nomination de Doublet et le départ de La Blanchère, ce dernier profita des incertitudes de Charmes pour le persuader de ne pas laisser à la résidence trop de libertés afin que le ministère conserve le contrôle du Service et du musée.

Affrontements pour le contrôle du Service et du musée

4Lorsqu’il remit le musée à Doublet, La Blanchère lui annonça qu’il « conserverait personnellement la disposition des crédits affectés par le Gouvernement français à l’Inspecteur des antiquités de Tunis ». En outre, il lui notifia qu’en tant qu’inspecteur général des bibliothèques et des musées archéologiques de l’Algérie et de la Tunisie, « il devrait être consulté tant sur les aménagements intérieurs du musée du Bardo que sur le choix des objets et monuments anciens qu’on voudrait exposer dans cet édifice¹⁹⁵ ». Aussitôt, le résident général, Massicault, fit savoir au ministre des Affaires étrangères que La Blanchère ne pouvait conserver une telle mainmise sur le Service et, en conséquence, il demanda à Doublet de ne pas obéir aux ordres de l’inspecteur général. Le résident fondait son refus sur le fait que l’inspection des antiquités était désormais un service beylical financé par le Gouvernement tunisien et non plus une mission exceptionnelle comme à ses débuts. Selon Massicault, les décisions concernant le musée et le Service revenaient au chef du service beylical des antiquités, Doublet, et non pas à un inspecteur des musées et des bibliothèques, délégué du ministère. Ce fut le début d’un affrontement qui allait opposer Xavier Charmes à Massicault pendant plusieurs mois et dont l’enjeu était le contrôle du Service des antiquités et du musée Alaoui. Pour contester les injonctions de La Blanchère, Massicault s’appuyait sur des arguments administratifs : il rappelait que l’inspecteur des antiquités, placé sous l’autorité du ministère des Affaires étrangères et de la résidence, ne pouvait tenir directement ses ordres d’un délégué d’un autre ministère français et que Doublet n’était donc pas tenu de rendre compte à La Blanchère de ses travaux. Refusant les conditions dictées par La Blanchère, Massicault tenta d’imposer les siennes : l’inspecteur des antiquités recevrait ses ordres de la résidence ; La Blanchère n’aurait qu’un rôle de conseiller comme sa fonction d’inspecteur des musées et bibliothèques le lui imposait. Enfin, le résident suggérait que le musée Alaoui soit plutôt confié à « un savant ayant des connaissances et les aptitudes propres à ce genre de fonctions¹⁹⁶ ».

5Si Charmes et La Blanchère consentirent rapidement à laisser la direction du Service à Doublet et donc à la résidence, ils refusèrent d’abandonner le musée à l’inspecteur car, prétextèrent-ils, l’installation des collections n’y était pas terminée. Néanmoins, ils acceptaient « d’en faire la remise à la conservation tunisienne lorsqu’il [le musée] sera en état de se suffire à lui-même¹⁹⁷ ». Avant cela, il fallait encore achever les travaux de réparations et d’agrandissements, nommer définitivement le personnel du musée, lui « constituer sur le trésor beylical, indépendamment du traitement de ces fonctionnaires, un budget propre » et, enfin, terminer le rangement, le classement et le catalogage des collections.

6Les tensions qui opposaient Charmes et Massicault rejaillirent sur Doublet qui, subissant leurs ordres et contrordres, était accusé par Charmes d’être à l’origine des maux du Service. La discorde avait touché tous les membres du personnel qui, pour les uns, obéissaient à Charmes et, pour les autres, à Massicault. Si Doublet se pliait aux injonctions de Massicault, Pradère, le conservateur du musée, prenait plutôt ses instructions du ministère. Dans cette situation conflictuelle, d’autres problèmes ne tardèrent pas à se manifester.

L’activité du Service sous la direction de Doublet

Baisse des budgets

7Charmes avait promis que le Service et le musée ne seraient pas financièrement affectés par ces transformations administratives. Puisqu’il ne pouvait plus financer au nom du ministère de l’Instruction publique le Service des antiquités et le musée Alaoui, des institutions qui dépendaient désormais du Gouvernement tunisien, Charmes attribua à La Blanchère l’équivalent des subventions leur étant auparavant versées, à charge pour ce dernier de redistribuer ensuite à Doublet une partie de cet argent sous forme de subventions extraordinaires. Le Service des antiquités et le musée devaient donc obtenir leurs financements réguliers du Gouvernement tunisien, ainsi que des compléments de la part du ministère. Comme prévu, les crédits furent alloués à La Blanchère qui, en 1891, bénéficia de 25 000 francs de la part du ministère français de l’instruction publique, montant correspondant aux subventions versées auparavant au Service des antiquités. Or, La Blanchère ne consacra qu’une infime partie de ces 25 000 francs au Service des antiquités et au musée Alaoui : en 1892, il n’accorda que 2 000 francs au musée du Bardo pour des travaux d’aménagement et 2 000 francs à un chantier de fouilles à Dougga¹⁹⁸. S’il est difficile de connaître le montant exact des financements attribués par la résidence au Service et au musée, il semblerait qu’ils n’aient pas été très élevés car le Service des antiquités connut ces années-là de réelles difficultés financières.

Les premiers décrets de classement : une protection limitée aux monuments de l’Antiquité

8Malgré la faiblesse des moyens mis à sa disposition, Doublet parvint cependant à faire fonctionner le Service : le musée du Bardo connut une nouvelle phase d’aménagement et des tournées d’inspection continuaient d’être menées pour inventorier les monuments qui seraient ensuite protégés.

9Doublet poursuivit les travaux de La Blanchère : il entretenait de bons rapports avec les correspondants de son prédécesseur et continuait de superviser leurs recherches. Comme à l’époque précédente, le personnel du service ne dirigea aucun chantier de fouilles mais Doublet autorisa plusieurs correspondants amateurs à s’en charger. Les vicissitudes que connaissait le Service n’affectèrent donc pas le bon déroulement des campagnes de fouilles ; ceux qui les entreprenaient avaient simplement pris l’habitude d’adresser leurs demandes d’autorisation à Doublet et non plus à La Blanchère. Le nouveau chef du Service avait cependant pris la peine de rappeler à la population, à travers le JOT, les peines encourues par les contrevenants au décret du 7 mars 1886¹⁹⁹. Avec l’aide d’Eugène Sadoux, nommé inspecteur adjoint du Service des antiquités le 19 février 1891, Georges Doublet participa à faire évoluer favorablement les institutions que La Blanchère avait créées²⁰⁰.

10Doublet prit un grand nombre de mesures officielles dans le but de protéger les vestiges au titre de monument historique, selon les dispositions du décret du 7 mars 1886. Dès le mois de juin 1891, il fit classer les 26 monuments que La Blanchère avait placés sous enquête avant son départ²⁰¹. Un mois plus tard, le 24 juin 1891, il promulgua la première d’une longue série d’enquêtes de classement²⁰². Alors que La Blanchère n’avait officiellement classé aucun édifice, Doublet semblait vouloir rattraper le temps perdu en élevant au titre de monuments historiques les plus importantes ruines antiques du pays : entre juillet 1891 et février 1892, il fit promulguer cinq arrêtés ouvrant des enquêtes préliminaires au classement²⁰³. Parallèlement, il faisait classer pour la première fois dans l’histoire du Service des antiquités deux objets au titre d’inscriptions : un cippe à sculpture conservé à Testour et une pierre gravée située à Tozeur²⁰⁴. Doublet ne resta que deux ans à la direction du Service mais il fut l’auteur de six arrêtés d’enquête, de six décrets de classements et il fut à l’origine du septième décret qui serait édicté après son éviction du Service des antiquités²⁰⁵. Au total, il plaça 277 immeubles sous enquête parmi lesquels 150 firent l’objet d’un classement. Le nombre de monuments placés sous enquête et la fréquence avec laquelle les enquêtes étaient publiées témoignent de l’empressement dont Doublet faisait preuve pour assurer la sauvegarde du patrimoine du pays. Si, contrairement à son prédécesseur, Doublet s’était attaché à protéger une grande quantité de monuments, c’était essentiellement parce que l’inventaire des richesses patrimoniales du pays était enfin terminé. La période pendant laquelle La Blanchère dirigeait le Service correspondait à une phase d’inventaire tandis que la suivante était une phase de protection active.

11Alors que dans la seule enquête qu’il publia, La Blanchère n’avait intégré que des monuments de l’Antiquité romaine, le premier arrêté de Doublet contenait également deux monuments de l’ère islamique : la muraille et la casbah de la ville de Hammamet²⁰⁶. Lorsqu’il avait composé le décret du 7 mars 1886, La Blanchère avait tenté de ne pas limiter l’action du Service à la protection des monuments de l’Antiquité et de l’appliquer également à ceux de l’ère islamique mais Charmes avait rejeté ce projet. À son tour, Doublet tenta de faire protéger des édifices arabes mais, pour une raison inconnue, sa tentative échoua : les fortifications et la Casbah de Hammamet ne furent pas classés et seuls des vestiges de l’Antiquité furent protégés au titre de Monuments historiques²⁰⁷. Dans les enquêtes qu’il publia postérieurement, Doublet ne réitéra pas cette initiative et se contenta de demander le classement d’édifices de l’Antiquité.

12Les sites de taille relativement importante, pour la plupart connus depuis longtemps, furent prioritairement classés. Le premier arrêté, celui du 24 juin 1891, comprenait l’antique Thignica, actuelle Aïn Tounga et notamment sa citadelle byzantine, certainement la mieux conservée de toute la Régence. Y figuraient également les vestiges d’Utique (Bou Chateur) – qui avaient été fouillés avant le protectorat par le comte Irisson d’Hérisson – et de Thuburbo Majus (Henchir Kasbat). D’autre part, étaient également classés treize immeubles de Dougga, parmi lesquels les thermes, le temple de Saturne, qui ne faisaient pas partie du premier décret de classement promulgué par La Blanchère.

13Dès la deuxième enquête, Doublet proposa de protéger les monuments mégalithiques de Bulla Regia (Hammam Darredji), dépassant ainsi les limites de la période classique. Ces vestiges ne furent cependant pas classés et il fallut attendre le 7 décembre 1892 pour que les premiers mégalithes soient officiellement protégés²⁰⁸. Lorsque fut classée la majeure partie des grands sites antiques, Doublet put mettre sous enquête les édifices moins connus, ceux qui ne faisaient pas partie d’un vaste ensemble. Il s’agissait généralement d’une ou de deux ruines dispersées, seuls vestiges apparents d’une cité antique disparue. Deux mois après la troisième enquête, fut promulguée la quatrième qui contenait tant les nombreux vestiges des cités d’Avitta Bibba (Bou Ftis) et d’Uthina (Oudna) que ceux de la citadelle de Timbra²⁰⁹.

14Dans le cinquième et dernier arrêté, Doublet intégra des vestiges de l’architecture rurale romaine parmi lesquels les pressoirs de Henchir Souk Oum Ali. Au moment où ce texte était imprimé, Doublet était remercié par le directeur du Bureau du secrétariat et quitterait son poste quelque temps plus tard. Le décret serait promulgué après son départ. Cette fois encore, pour une raison inconnue, les pressoirs antiques ne faisaient pas partie du décret de classement ; ils avaient été remplacés par l’amphithéâtre d’El Djem qui n’était jusqu’alors toujours pas protégé au titre de Monument historique²¹⁰. À cette période, le Service des antiquités et des arts ne protégeait donc quasiment que les vestiges de l’Antiquité classique, laissant de côté les monuments mégalithiques, le « petit » patrimoine rural antique ainsi que les architectures de l’ère islamique. Si Doublet avait souhaité engager la patrimonialisation officielle de ces objets, la reconnaissance de leur statut patrimonial ne semble pas avoir convaincu tous les acteurs investis dans ces procédures de classement.

15Pendant cette période troublée, les travaux d’aménagement du Bardo continuaient de progresser jusqu’au jour où, à la fin du mois de février 1892, le ministère de l’Instruction publique annonça que le musée allait être remis aux autorités beylicales²¹¹. L’événement annonçait la fin de deux années d’affrontements entre la résidence générale et le Bureau du secrétariat et de la comptabilité du ministère de l’Instruction publique et, plus particulièrement, entre La Blanchère et Doublet. Cela se solda par le départ de Doublet²¹². Pour le remplacer, Charmes et La Blanchère choisirent Paul Gauckler (ill. 45), ancien élève de l’École normale supérieure, chargé depuis 1890 de publier un ouvrage sur le musée algérien de Cherchell avec La Blanchère. Après avoir obtenu l’accord de Massicault et l’appui de Perrot, Charmes chargea Paul Gauckler d’une mission en Tunisie²¹³. Comme le ministre de l’Instruction publique n’avait pas le pouvoir de nommer le chef d’un service dépendant du Gouvernement beylical, tel que le Service des antiquités, il était nécessaire qu’il se mette d’accord avec la résidence pour que celle-ci le fasse officiellement nommer, par décret, au nom du Gouvernement tunisien. Ainsi, Paul Gauckler arrivait en Tunisie et prenait en charge la gestion du musée et du Service.

Ill. 45. Paul Gauckler, directeur du Service des antiquités de 1892 à 1905, dans son logement tunisois