1Ne bénéficiant pas de suffisamment de moyens financiers pour mener lui-même les études dont le ministère l’avait chargé, le directeur du Service des antiquités et des arts s’appuyait sur un réseau de correspondants qu’il autorisait à pratiquer des fouilles. À l’image de Guizot qui, après la création du Comité des travaux historiques en 1834, s’était adjoint la collaboration des sociétés savantes de province pour que l’ensemble du territoire français soit étudié, La Blanchère dirigeait ceux qui s’étaient proposés de faire des recherches, centralisait leurs conclusions, les communiquait aux instances scientifiques parisiennes et intégrait leurs résultats à son inventaire archéologique. Le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS) la Commission archéologique d’Algérie et de Tunisie jouaient un rôle de conseiller scientifique auprès de La Blanchère et orientaient les recherches archéologiques tunisiennes vers des sujets proches de ceux qui étaient étudiés en métropole. Dans le programme du Congrès des sociétés savantes pour l’Antiquité de 1889, les orientations communiquées aux associations locales présentaient des similitudes avec celles que La Blanchère adressaient à ses correspondants : signaler les nouvelles bornes milliaires pour déterminer le tracé des voies romaines, étudier les édifices antiques tels que les arcs de triomphe, temples, théâtres, cirques, portes de villes, tombeaux monumentaux, aqueducs, ponts, basiliques, et dresser le plan des ruines romaines les plus intéressantes¹³⁷.

2Très hétérogène, le réseau d’archéologues amateurs comprenait à la fois des militaires, des voyageurs, des ingénieurs des Ponts et Chaussées, des agents du Service des domaines ou encore de simples particuliers. Peu aguerris aux méthodes de recherche archéologique, ces Européens devaient être guidés par La Blanchère qui leur prodiguait de précieux conseils car ils pratiquaient leurs fouilles sans méthode et de façon empirique. Leurs rapports présentaient d’énormes lacunes et certains s’avéraient totalement inexploitables. Or, comme ils étaient susceptibles de rendre des services considérables à l’archéologie, le Service des antiquités publia à leur intention, sous l’impulsion de l’Académie des IBL, un livret intitulé Instructions pour la recherche des antiquités et les travaux de géographie comparée en Tunisie¹³⁸. Ce fascicule était en quelque sorte l’ébauche de celui que le CTHS publierait en 1890 et qui reprendrait les fondements de la recherche archéologique¹³⁹. Ce n’était pas la première fois que de telles instructions étaient adressées aux archéologues amateurs : Léon Renier avait déjà, en 1859, rédigé le même type d’ouvrage à l’attention de ceux qui pratiquaient des fouilles en Algérie¹⁴⁰. Le nouveau fascicule publié en 1890 fut composé par plusieurs membres de la Commission archéologique d’Algérie et de Tunisie : son président Georges Perrot, le secrétaire René Cagnat, certains de ses membres tels Ernest Babelon, le général Derrécagaix¹⁴¹, Salomon Reinach et Henri Saladin. Ces savants y retraçaient l’histoire du pays puis décrivaient les catégories d’antiquités présentes en Afrique du Nord. Ils insistaient sur la façon de communiquer au mieux les informations obtenues aux scientifiques, en ayant recours à l’estampage ou à la photographie. Véritable vade-mecum de l’archéologue amateur, ce petit texte était révélateur de l’intérêt que le CTHS accordait à ses correspondants qui, correctement formés, seraient d’une aide inestimable pour l’archéologie nord-africaine. Ces passionnés, qui suppléaient aux insuffisances du Service des antiquités, étaient toujours considérés comme une aubaine par la communauté scientifique.

Les fouilles

Les chantiers du Service des antiquités

3Le budget alloué au Service des antiquités et des arts ne permettait pas à La Blanchère de mener de front tous les travaux qui lui étaient confiés : diriger des campagnes de fouilles, réaliser des tournées pour dresser l’inventaire du patrimoine de la Régence et constituer le fonds du futur musée Alaoui. Il fut contraint de privilégier certaines activités plutôt que d’autres. Après avoir doté la Régence d’outils législatifs efficaces, il devait inventorier le patrimoine du pays afin de dresser la liste des monuments qui seraient protégés au titre de Monument historique. Pour ce faire, il entreprit de grandes tournées qui occupaient une grande partie de son temps. À l’image de Mérimée au moment de la création de la Commission française des Monuments historiques, La Blanchère consacra quasiment toute l’année 1887 à des tournées destinées à découvrir et à inventorier les monuments de la Régence. Par la suite, en 1889 et 1890, il poursuivit ses voyages selon un rythme moins soutenu car il était chargé d’installer la section du Service des antiquités à l’Exposition universelle de 1889. Dans ces conditions, tous les fonds du Service étant engloutis par les frais de ces tournées, il ne restait pratiquement plus de subsides pour financer les fouilles. Passant au second plan, l’étude approfondie de sites antiques n’était pas envisageable. Dans l’impossibilité de mettre sur pied de vastes campagnes de fouilles, La Blanchère dut se contenter de financer quelques chantiers de petite envergure. Les subventions offertes par les villes françaises permirent à certains membres du Service des antiquités d’exécuter des fouilles approfondies¹⁴². Jules Toutain fouilla plusieurs monuments – une nécropole chrétienne, une église, une basilique et une chapelle romaines de l’époque chrétienne de Thabraca (actuelle Tabarka)¹⁴³.

4Le Service pouvait financer quelques petits chantiers sans recourir aux subventions versées par les villes françaises dans la mesure où ces recherches ne coûtaient pas cher. En 1887, Reynier explora les ruines d’une église de Bou Ghrara pour le Service des antiquités. Entre avril et juillet 1890, Doublet et Pradère fouillèrent une des nécropoles de l’antique Hadrumetum (Sousse). Hormis ces petits chantiers, les fouilles ne constituaient pas la priorité du Service des antiquités et des arts et passaient donc en second plan, derrière les tournées d’étude. Pourtant, les fouilles permettaient de découvrir les objets qui seraient ensuite expédiés au musée Alaoui du Bardo. Pour assurer la conservation des pièces archéologiques, le Service des antiquités appliquait une politique simple : soit les pièces comme les mosaïques étaient recouvertes de terre pour éviter les vols et les actes de vandalisme, soit le Service organisait leur déplacement vers le Bardo. Puisqu’il était alors nécessaire de constituer le musée ex-nihilo, la translation des objets constituait une alternative souvent privilégiée. La pratique des fouilles était ainsi intimement liée à la constitution des collections du Bardo.

L’archéologie militaire : centralisation et direction du Service des antiquités

5Bien avant le protectorat et la création du Service des antiquités, nombreux étaient les militaires qui, à l’échelle de toute la Régence, ouvraient des chantiers autour du camp où était basé leur régiment. Depuis la promulgation du décret du 7 mars 1886, les militaires étaient désormais tenus de demander l’autorisation de fouiller au directeur du Service des antiquités et des arts qui, le plus souvent, la leur accordait. Cette obligation permettait à La Blanchère de maîtriser et d’orienter leurs recherches. Or, s’il était censé centraliser tous les travaux, il ne recevait pas systématiquement les rapports rédigés par ces militaires. Ceux-ci envoyaient leurs comptes-rendus à des supérieurs tenus, selon le protocole, de les faire parvenir ensuite au ministère de l’Instruction publique qui, à son tour, les adressait à La Blanchère. La complexité de cette procédure était souvent à l’origine de la perte des rapports dont La Blanchère n’avait donc pas connaissance. Alors qu’il était le premier concerné, il n’était donc pas informé des fouilles réalisées sur le territoire tunisien. La Blanchère s’en plaignit à plusieurs reprises à Charmes et lui demanda de modifier cette procédure pour que les officiers lui fassent directement parvenir leurs rapports¹⁴⁴.

6La Blanchère engagea une collaboration fructueuse avec les officiers du service géographique de l’armée, la Brigade topographique de Tunisie. Ces militaires parcouraient méthodiquement la Régence pour dresser la carte de la Tunisie au 200 000^e puis, à partir de 1888, au 50 000^e145. Accompagné d’environ cinq hommes, chaque officier de brigade était chargé de parcourir une région et de faire des calculs de triangulation afin de dresser la carte de la Tunisie, qui serait ensuite régulièrement publiée en une succession de feuilles.

7En accord avec la Commission de Tunisie, La Blanchère obtint de certains officiers de la Brigade topographique, amateurs d’archéologie, de relever l’emplacement des vestiges rencontrés lors de leurs missions. S’ils pratiquaient de temps en temps des fouilles, leur activité se limitait surtout à relever les ruines, des épigraphes et d’autres monuments de l’Antiquité. En général, leurs comptes-rendus prenaient la forme de descriptions détaillées, accompagnées d’estampages d’inscriptions, de dessins puis, plus tard, de photographies. Les rapports des officiers les plus actifs, tel Belenet¹⁴⁶, étaient régulièrement publiés dans les organes du ministère tels que les Archives des missions scientifiques ou le Bulletin archéologique du CTHS. Si les informations contenues dans leurs travaux étaient parfois déjà connues des savants, elles pouvaient également être inédites et constituaient toujours un apport pour l’histoire de l’Antiquité nord-africaine.

8C’est dans la ville de Sousse (l’antique Hadrumetum) que l’activité militaire fut, au début du protectorat, la plus spectaculaire. En 1886, en aménageant une conduite d’eau, les militaires du camp Sabatier mirent au jour des tombes antiques. Cette découverte qui les avait engagés à fouiller le site, permit de révéler l’existence d’une nécropole phénicienne. Menés sans plan d’ensemble, ces travaux attirèrent l’attention de La Blanchère qui prit la direction de leurs recherches¹⁴⁷. En suivant ses conseils, ils dressèrent le plan d’une première partie de la nécropole et mirent à jour une série de poteries phéniciennes¹⁴⁸. Par la suite, les militaires du Camp Sabatier prirent l’habitude de fouiller et cette pratique devint rapidement leur passe-temps favori. Cette situation perdura pendant plusieurs années sous la tutelle de La Blanchère et de la hiérarchie militaire. C’est en effet au camp Sabatier que la collaboration entre les militaires et les archéologues du ministère connut les premiers développements positifs. Les officiers de Sousse dégagèrent de magnifiques pièces qui alimentèrent les collections du musée Alaoui, telle l’immense mosaïque de Neptune pour laquelle La Blanchère mit au point une nouvelle technique d’enlèvement. Plusieurs équipes de recherche se relayèrent sur le chantier de l’antique Hadrumetum, ce qui favorisa la naissance de vocations. Plusieurs militaires, initiés à la pratique des fouilles dans le camp de Sousse, connurent de brillantes carrières d’archéologues et jouèrent un rôle primordial dans l’histoire de l’archéologie nord-africaine.

9Pour pérenniser les liens que les militaires entretenaient avec le Service des antiquités et pour s’attacher durablement leur collaboration, le directeur du Bureau du secrétariat et de la comptabilité et les membres de la Commission archéologique d’Algérie et de Tunisie attribuaient des distinctions honorifiques aux militaires qui rendaient de précieux services. Ainsi tous les ans, le CTHS s’attachait la collaboration d’archéologues confirmés en les élevant au rang de correspondants du ministère de l’Instruction publique.

10Si, au début du protectorat, les militaires pratiquaient des excavations de façon désordonnée et sans méthode, grâce aux conseils de La Blanchère et aux publications destinées à améliorer leurs méthodes de collectes de données archéologiques, ils acquirent en quelques années une expérience qui les élevait du rang d’archéologues amateurs, à celui de spécialistes sur lesquels le CTHS et la Commission de Tunisie n’hésitaient pas à s’appuyer. En quelques années, apparurent des personnalités qui consacraient presque exclusivement leur temps à la recherche archéologique.

11Le docteur Carton fut probablement le personnage le plus représentatif de cette génération de militaires ayant orienté leur carrière vers l’archéologie, quasiment au détriment de leurs fonctions officielles. Médecin militaire envoyé dans le Sud tunisien en 1886, Louis Carton (1861-1924) découvrit l’archéologie lors de parties de chasse¹⁴⁹. Ses premières études portaient sur les installations hydrauliques de la cité antique d’Augarmi¹⁵⁰. Ce travail s’inscrivait dans les problématiques étudiées par le Service des antiquités à la demande des autorités du protectorat. Carton soumit son travail à La Blanchère et gagna sa confiance. Il entretint dès lors des rapports professionnels privilégiés avec le directeur des antiquités. À partir de 1889, Carton effectua des fouilles dans la région de Souk el Arba et de Thuburnica où il avait acquis une propriété. Très vite introduit auprès du milieu savant, Carton obtint des financements de La Blanchère pour fouiller le site antique de Bulla Regia, sa nécropole romaine et des mégalithes environnants¹⁵¹. Son travail était apprécié par les membres de la Commission archéologique d’Algérie et de Tunisie, certainement parce qu’il menait des fouilles mieux organisées que ses contemporains.

Les amateurs férus d’archéologie

12Avant la promulgation du décret du 7 mars 1886, le phénomène du pillage s’était généralisé. Il suffisait alors de creuser quelque peu le sol pour trouver des objets qui intéresseraient les collectionneurs. Cette pratique semble avoir été un moyen de subsistance pour les populations arabes les plus pauvres¹⁵². Elles n’étaient pas les seules à explorer le sous-sol du pays et de nombreux Européens en faisaient autant pour constituer leurs propres collections. S’il ne put définitivement mettre fin à ces pratiques frauduleuses, le décret du 7 mars 1886 ancra dans l’illégalité les « chercheurs de trésors » et ralentit considérablement leur activité. Cependant quelques-uns n’hésitaient pas à demander son accord au directeur des antiquités et des arts pour prospecter dans les terrains susceptibles de cacher des pièces d’or ou d’autres objets de valeur¹⁵³. Les demandes émanaient désormais davantage d’Européens souhaitant mener des recherches au profit de la science et non pas exclusivement de leurs propres collections. La Blanchère s’attacha la collaboration de ces civils amateurs d’archéologie qui, appartenant à différentes catégories de la population, s’essayaient à la pratique des fouilles. Le réseau de collaborateurs tissé par La Blanchère comptait donc également des particuliers passionnés qui, au même titre que les militaires, profitaient de leurs loisirs pour explorer le sous-sol de la Régence. La Blanchère travaillait autant avec des amateurs peu avertis qu’avec des particuliers plus expérimentés. Pourtant, aucune direction commune n’était donnée aux recherches des particuliers et les autorisations étaient accordées au fur et à mesure des découvertes. Ne pouvant se permettre de financer de grandes campagnes de fouilles, La Blanchère favorisait en conséquence les petits chantiers.

13Par ailleurs, le pays connaissait une phase d’urbanisation et les travaux entrepris sur le territoire révélaient fréquemment l’existence de nouveaux vestiges de l’Antiquité. À l’image du directeur d’un service d’archéologie préventive, La Blanchère en profitait pour explorer ces ruines avant que des constructions modernes soient élevées au même endroit.

Lavigerie et le père Delattre : la Mission archéologique de Carthage

14Tant qu’aucun service n’était encore créé dans la Régence pour encadrer l’exploration du patrimoine de l’Antiquité, les vestiges tunisiens étaient livrés au bon vouloir des archéologues amateurs, des particuliers ou autres entrepreneurs. Tout comme certains militaires, qui avaient su profiter de l’absence de contrôle, le père Delattre avait bénéficié des mêmes libertés jusqu’à ce que le Service des antiquités soit créé. Il poursuivait ses fouilles et constituait une importante collection. Travaillant sous la tutelle de Lavigerie, Delattre représentait pour les membres de l’Institut, avec lesquels il entretenait d’excellentes relations, un correspondant de choix qui continuait sans répit ses recherches et qui offrait l’indubitable avantage de les autofinancer. Toutefois, l’archevêché étant souvent dans l’impossibilité de consacrer des ressources suffisantes à l’archéologie, Delattre et Lavigerie se tournaient vers l’Académie des IBL pour négocier des subventions. Lavigerie tenta d’influencer le ministère de l’Instruction publique pour obtenir la création d’une mission archéologique permanente à Carthage qui aurait donné une impulsion remarquable aux recherches de Delattre¹⁵⁴. Pour cela, le prélat fit imprimer en avril 1881 un fascicule d’une soixantaine de pages à l’attention du secrétaire perpétuel de l’Académie des IBL. Dans cet écrit, conçu comme un compte-rendu de la situation de la recherche archéologique à Carthage, Lavigerie s’appuyait sur les résultats de fouilles de Delattre pour démontrer qu’une mission archéologique permanente sur le site de l’antique cité serait nécessairement fructueuse. Il usa de tous les arguments susceptibles de convaincre l’Institut de financer cette mission permanente et de la confier à Delattre : il y rappela l’importance de la compétition entre les différentes nations dans le domaine de l’archéologie et le devoir de la France de ne « pas se laisser précéder par les autres nations, dans les recherches d’art, d’histoire, d’archéologie¹⁵⁵ ».

15Finalement l’Académie des IBL ne finança pas à grande échelle la mission demandée par Lavigerie mais ses membres incitèrent le ministère de l’Instruction publique à verser une modique subvention au père Delattre¹⁵⁶. L’Académie des IBL continua par la suite d’encourager et de soutenir Delattre en lui versant régulièrement des subventions.

16L’instauration d’une politique de protection patrimoniale n’avait eu quasiment aucune incidence sur l’activité du père Delattre. Il poursuivait inlassablement ses travaux et ses fouilles, selon les recommandations du cardinal Lavigerie, qui voyait dans la recherche archéologique le moyen de mettre en valeur l’histoire de la Carthage romaine¹⁵⁷. Le père Delattre faisait des découvertes régulières qu’il communiquait systématiquement aux savants de l’Institut de France. Toutefois, à la fin des années 1870, il n’avait pu entreprendre que des fouilles sporadiques, faute de ressources. À force de persévérance, il avait pourtant recueilli les premiers objets d’un cimetière chrétien et identifié l’emplacement de la basilique chrétienne dite de Damous-el-Karita¹⁵⁸.

17Delattre consentait à tous les sacrifices pour mener des recherches à Carthage et il apparaissait aux yeux du directeur du Service des antiquités et des arts comme un correspondant de choix qu’il fallait encourager. Ainsi, lorsqu’en 1886, il élaborait son premier budget, La Blanchère attribua à Delattre la somme de 2 000 piastres (environ 1 200 francs) sur les fonds que le ministère de l’Instruction publique allouait au Service¹⁵⁹. La Blanchère désirait financer le musée Saint-Louis dans le but de le soustraire à l’autorité de l’Église et, à terme, de le placer sous la tutelle du Service des antiquités. Selon les termes du décret du 7 mars 1886, une subvention de l’État permettait en effet de transformer une fondation privée en un musée jouissant des avantages d’un établissement public. Malgré l’opposition que Charmes avait manifestée contre cette initiative, La Blanchère mit sur pied un projet de contrat prévoyant que le musée, dirigé par Delattre bénéficierait annuellement d’une allocation d’environ 3 000 piastres (1 875 francs) et qu’il prendrait le nom de « musée de Carthage ». En échange, le Service des antiquités et des arts serait précisément avisé « des accroissements et modifications » que le père y ferait¹⁶⁰. Le projet de La Blanchère ne connut aucune suite mais, une année plus tard, ses rapports avec Delattre s’étaient considérablement dégradés. À partir de 1887, La Blanchère ne suggérera plus à Charmes d’aider Delattre en subventionnant ses travaux sur le compte du Service des antiquités. Pourtant, l’opiniâtreté avec laquelle Delattre pratiquait ses recherches attirait continuellement les curieux et les voyageurs européens qui, de temps à autre, lui offraient des subventions. En 1880, en édifiant de nouveaux bâtiments sur la colline Saint-Louis, les Pères Blancs mirent au jour un tombeau punique. La découverte avait captivé la communauté scientifique car, à cette époque, peu de monuments de l’ère phénicienne avaient été dégagés. Le père Delattre ne put entamer aucune fouille faute de moyens mais le marquis de Voguë (1829-1916), archéologue spécialiste du Proche-Orient, lui offrit, après avoir visité le site, une somme « intéressante pour découvrir de nouveaux monuments puniques¹⁶¹ ». Delattre profita en 1889 d’un autre don de la part d’un particulier russe, un certain Jacques Rosenberg. Venu en touriste, ce dernier lui offrit une somme dont Delattre tut le montant mais qui lui permit néanmoins de poursuivre ses travaux dans la nécropole punique.

Les thèmes de recherche : l’Antiquité et toujours l’Antiquité

18Le ministère de l’Instruction publique ne s’appuyait pas uniquement sur le réseau des archéologues amateurs habitant la Tunisie et continuait d’envoyer des savants en mission, comme il le faisait depuis plusieurs décennies. La Blanchère avait d’ailleurs initialement été nommé dans le but de coordonner les recherches des érudits envoyés par le Service des voyages. Ceux-ci étaient chargés de faire des recherches archéologiques mais aussi d’approfondir des sujets ne nécessitant pas systématiquement de fouilles.

Affirmation de la centralisation parisienne

19Le ministère de l’Instruction publique finançait l’envoi de spécialistes choisis par la Commission archéologique d’Algérie et de Tunisie pour participer à la grande œuvre d’inventaire du patrimoine archéologique du pays. Archéologues, épigraphistes, architectes, arabisants, ethnologues ou encore conservateurs, souvent membres de la Commission de Tunisie, faisaient partie de ce corps de savants envoyés dans la Régence.

20Ces voyages, qui permettaient de dresser l’inventaire du patrimoine antique de la Régence, témoignaient de l’évolution de l’archéologie. Les recherches de ces savants ne reposaient plus seulement sur l’étude des inscriptions gravées. Les membres de l’Institut avaient compris que l’épigraphie ne pouvait pas, à elle seule, permettre d’appréhender l’histoire d’une région ou d’une civilisation. Selon eux, l’observation des dispositions architectoniques, de l’emplacement des vestiges et la pratique des fouilles devaient désormais être menés de concert. Sous l’impulsion de la Commission et de l’Académie, les « missionnaires » engageaient le renouvellement de la science archéologique. Ces changements transparaissent dans plusieurs missions dont celle de René Cagnat et de Salomon Reinach. Après avoir accompli trois voyages d’exploration, l’épigraphiste Cagnat, depuis peu enseignant à la faculté des lettres de Douai, fut à nouveau chargé en 1885 d’une mission pour poursuivre ses travaux de reconnaissance avec Salomon Reinach¹⁶². Cagnat et Reinach relevèrent les ruines, notant l’emplacement de tous les vestiges, décrivant les monuments, relevant les inscriptions, des régions comprises entre les villes de Medjez-el-Bab (Membressa), Tébourba (Thuburbo Minus) Testour et Béjà ainsi que la vallée de l’oued Tin, affluent du fleuve le plus important de la Régence, la Medjerda¹⁶³.

Instauration d’études sur l’hydraulique

21Dès le début du protectorat, les autorités coloniales comprirent que l’Antiquité pouvait être riche d’enseignements pour les acteurs mettant en place les infrastructures du pays. À l’époque romaine, les régions de l’actuelle Tunisie, réputées pour leur prospérité agricole, étaient considérées comme le « grenier à blé de Rome ». Les Romains avaient rendu le pays prospère notamment en couvrant le territoire d’installations hydrauliques. Au début du protectorat, ceux qui considéraient l’archéologie comme une science de « luxe » et qui ne voyaient pas l’utilité d’y investir des fonds, prirent conscience que cette science pourrait servir les intérêts des colons. Parmi eux, le résident général Massicault, qui n’avait jamais été favorable au financement du Service des antiquités, s’intéressa aux recherches de La Blanchère quand il comprit l’enjeu de telles études. Il suffisait de comprendre la logique selon laquelle les installations hydrauliques avaient été aménagées pour atteindre la même prospérité qu’à l’époque romaine (ill. 32-34). C’est donc sur l’invitation de M. Massicault « qui était passionné par ce sujet » que La Blanchère entreprit sa première enquête sur les infrastructures hydrauliques romaines¹⁶⁴. La première partie de ses conclusions, présentée à l’Exposition universelle de 1889 révélait que, pendant l’Antiquité, il n’y avait pas eu davantage d’eau qu’à l’époque moderne mais, en revanche, qu’aucune goutte n’était alors perdue¹⁶⁵.

22En 1891, La Blanchère reprit ses conclusions dans un compte-rendu présenté dans une séance de l’Académie des IBL¹⁶⁶. Cette lecture eut un impact remarquable sur les membres de la Commission de Tunisie et d’Algérie ainsi que sur Xavier Charmes qui décidèrent d’entreprendre une grande description des vestiges hydrauliques en Afrique du Nord. Ainsi, en 1892, le ministère de l’Instruction publique chargea officiellement La Blanchère de poursuivre les travaux que le résident général lui avait confiés quelques années auparavant. Très à la mode, le sujet n’intéressa pas seulement les agents du ministère de l’Instruction publique. Le docteur Louis Carton se pencha également sur les questions soulevées par les acteurs de ce débat : en Afrique du Nord, à l’époque romaine, les conditions climatiques étaient-elles radicalement différentes qu’en cette fin de XIX^e siècle ? La France pourrait-elle redonner son antique prospérité à ces régions stériles ? Carton examina plus particulièrement les régions méridionales situées au sud des villes de Gabès et de Metameur. Il publia le résultat de ses observations dans le Bulletin archéologique du CTHS qui corroboraient les conclusions de La Blanchère¹⁶⁷. Malgré la convergence de leurs résultats, les travaux de La Blanchère et de Carton n’avaient couvert que de petites régions. Leurs travaux ne permettaient pas d’affirmer que le phénomène observé était applicable à l’ensemble du territoire. Toujours d’actualité, la controverse restait ouverte et allait, par la suite, donner une nouvelle impulsion aux études hydrauliques.

Ill. 32. Les citernes romaines de Bordj-Djedid à Carthage avant leur restauration

Ill. 33. Les citernes de Carthage restaurées et remises en fonction par la direction des Travaux publics

Ill. 34. Intérieur des citernes de Carthage après leur restauration

23Alors que le Service des antiquités bénéficiait depuis sa création de subventions suffisamment importantes pour financer les tournées de son personnel et les voyages des « missionnaires », La Blanchère ne prit l’initiative d’approfondir aucun sujet de recherche car il avait en priorité été tenu de créer le Service et le musée. Dans un objectif pratique, les autorités françaises de Tunisie avaient initié la première enquête sur les installations hydrauliques pour faciliter l’établissement du protectorat. Toutefois, quels qu’aient été leurs commanditaires, les études menées à l’époque où La Blanchère dirigeait le Service des antiquités présentaient toutes la même caractéristique : elles concernaient l’Antiquité et ne dépassaient jamais les limites de cette période.