1Depuis la conquête de l’Algérie, l’influence de la France s’était considérablement renforcée sur la Régence de Tunis, territoire qui suscitait les convoitises d’autres puissances étrangères telles que la Grande-Bretagne et l’Italie. Les gouvernements français, qui s’étaient succédé au fil des décennies, avaient habilement su prendre pied dans la Régence de Tunis notamment en envoyant, à partir des années 1840, des ingénieurs pour servir les intérêts du bey mais aussi des savants chargés d’étudier différents aspects du territoire. La France profitait d’une exceptionnelle faveur auprès du bey mais elle entrait en concurrence avec l’Italie dans le domaine commercial ainsi qu’avec la Grande-Bretagne et surtout l’Allemagne dans le domaine scientifique. L’archéologie représentait un terrain d’affrontement de taille à travers lequel ces différentes nations tentaient d’avancer diplomatiquement leurs pions.

La mission de Tunisie

Un projet des ministères de l’Instruction publique et des Affaires étrangères

2La Commission des voyages et la Division des sciences et lettres du ministère de l’Instruction publique avaient favorisé l’envoi de missions archéologiques dans la Régence en vue de positionner scientifiquement la France sur le terrain tunisien, sans toutefois mettre en place de programme d’étude méthodique. En 1882, la Division des sciences et lettres fut réunie au Service de la comptabilité du ministère et devint le Bureau du secrétariat et de la comptabilité, toujours dirigé par Charmes (ill. 18). Ce dernier allait jouer un rôle fondamental dans l’organisation d’un programme d’étude archéologique, puis dans la mise en place des institutions patrimoniales en Tunisie. Charmes semble avoir fortement influencé la politique scientifique de Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, auprès duquel il était particulièrement bien introduit¹.

Ill. 18. Xavier Charmes, photographie

3En 1880, alors que la domination de la Tunisie par la France n’était pas encore une réalité, qu’aucun plan d’ensemble préalablement établi n’avait présidé à l’envoi des premiers savants dans la Régence, les autorités politiques et scientifiques françaises considérèrent qu’il était essentiel de mieux connaître la Régence d’un point de vue scientifique et donc de mettre sur pied une étude scientifique cohérente. La Tunisie était encore une contrée mal connue, partiellement étudiée par des voyageurs et des érudits qui ne l’avaient sillonnée que de façon erratique depuis le début du siècle. Les ministres des Affaires étrangères et de l’Instruction publique discutèrent l’envoi d’un groupe de savants dans la Régence, d’une part, pour étudier les vestiges de l’Antiquité et, d’autre part, la faune et la flore du pays. Il fut décidé que ces savants formeraient la « Mission de Tunisie ». En octobre 1880, le ministre des Affaires étrangères proposa à Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, de profiter de la présence d’un ingénieur français envoyé à Tunis dans le but de construire un barrage, pour lui adjoindre la compagnie de deux savants. L’un devait être spécialiste des langues anciennes et l’autre de langue arabe car tous deux seraient chargés d’étudier « soit l’organisation des provinces romaines, soit [sur] le passage des premières dynasties arabes² ». Le ministère de l’Instruction inscrivait la Mission de Tunisie dans la lignée des grandes entreprises scientifiques que la France avait financées dans les pays convoités ou déjà conquis, comme cela avait été le cas sous l’Empire avec l’expédition d’Égypte et, 30 ans plus tard, en Algérie. Concrètement, ce projet scientifique revêtait « un caractère plus particulièrement politique que scientifique³ », selon les propres termes de Jules Ferry. Malgré le congrès de Berlin (1878), la mainmise de la France sur la Régence n’était à cette époque vraisemblablement pas encore acquise dans l’esprit de Ferry – alors président du Conseil, toujours en charge du ministère de l’Instruction publique. La Tunisie faisait toujours l’objet de la convoitise des puissances étrangères qui avançaient diplomatiquement leurs pions pour tenter de prendre son contrôle.

4En novembre 1880, Ferry et Jules Barthélémy Saint-Hilaire, respectivement ministres de l’Instruction publique et des Affaires étrangères, mirent donc sur pied la Mission de Tunisie au sein de laquelle des savants issus de plusieurs disciplines (histoire, botanique, archéologie, etc.) étaient chargés d’étudier la faune, la flore, l’architecture et les monuments du pays. Pour la partie concernant les monuments antiques et islamiques, ils s’accordèrent pour financer, chacun à hauteur de la même somme, la mission de deux savants, un spécialiste de l’Antiquité et un arabisant. Le Comité des Travaux historiques proposa d’envoyer René Cagnat (1852-1937), jeune épigraphiste lié à Ernest Desjardins (1823-1886), membre de l’Académie des IBL, et, pour la partie arabisante, un certain Gasselin. Leur décision fut entérinée par le décret du 28 décembre 1880 et les deux savants partirent dès le mois de janvier 1881 vers la Régence.

5Les ministres de l’Instruction publique et des Affaires étrangères inauguraient ainsi un complet changement de cap dans la politique scientifique de la France à l’égard de la Régence : ils mettaient en place de façon rationnelle les outils qui permettraient de connaître et d’inventorier le patrimoine monumental et naturel tunisien, redonnant ainsi à la France son rôle de « nation civilisatrice ».

6Ces changements d’orientation furent suivis de remaniements au sein du Comité des Travaux historiques, transformations qui devaient asseoir et encadrer la politique scientifique de la France en Tunisie. En mars 1881, soit environ un mois avant que soit votée la campagne expéditionnaire de Tunisie qui allait conduire à l’établissement du protectorat, un décret fut promulgué par Jules Ferry pour transformer le Comité des Travaux historiques : celui-ci changea de nom et devint le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS). Puis, il institua au sein du CTHS deux subdivisions, la première, la section d’histoire, d’archéologie et de philologie et la deuxième, la section des sciences⁴. Le fait que le ministère de l’Instruction publique ait transformé les instruments de sa politique scientifique au moment de la conquête du pays n’était pas un hasard : le ministère ajustait les outils de la recherche savante pour mieux servir les objectifs scientifiques du CTHS, et indirectement ceux de l’Académie des IBL.

Les premières recherches de la Mission de Tunisie

Cagnat et Gasselin

7Officiellement chargés d’assurer la partie historique et archéologique de la Mission de Tunisie, Cagnat et Gasselin devaient s’acquitter d’une tâche édictée par le CTHS. Estimant que ce pays offrait alors une grande variété de monuments, le CTHS leur demanda de parcourir le pays en vue de découvrir les vestiges inconnus et de « coordonner sur place les recherches antérieures⁵ ». Le CTHS avait ainsi l’intention d’amorcer l’inventaire des monuments de la Régence, qu’ils datent de l’Antiquité ou de la période islamique, notamment en reprenant les résultats des travaux que le ministère avait subventionnés auparavant. Les deux savants ne rencontrèrent aucune difficulté pour parcourir le pays. Ils visitèrent les villes de Nabeul, Bizerte, Hammamet, Tabarka, Tunis, Medjez-el-Bab et le Kef. Malgré des conditions climatiques défavorables, ils relevaient les épigraphes et recensaient consciencieusement tous les restes romains qui se trouvaient sur leur chemin, en précisant leur état de conservation dans leur rapport, publié dans le Bulletin des archives des missions scientifiques. L’étude des inscriptions occupa une place essentielle dans les travaux de Cagnat⁶. Épigraphiste de formation, il appliquait les principes prônés par l’Académie des IBL qu’il avait hérités de son mentor Ernest Desjardins. L’architecte Gasselin, qui n’avait pas de formation d’épigraphiste, relevait lui aussi les monuments de l’Antiquité mais était davantage attiré par l’architecture islamique. Les centres d’intérêt des deux savants étaient tellement divergents qu’en avril 1881 ceux-ci préférèrent poursuivre leur voyage séparément. Gasselin se rendit seul à Kairouan (ill. 19) où il réussit à pénétrer, alors que cette ville était encore difficile d’accès pour les non musulmans. Il parvint à s’introduire dans les mosquées en offrant des aumônes et en prodiguant des libéralités aux établissements religieux de la ville. Dans la Grande Mosquée, du nom de Sidi Okba, il tenta néanmoins de remplir sa mission en examinant les inscriptions latines réemployées dans le bâtiment lors de sa construction. Le rapport que Gasselin rédigea le 19 mai 1881 nous permet difficilement de déterminer quelles études il mena sur place : relativement succinct, son rapport n’apporte que de minces informations sur l’histoire de la ville et sur les matériaux employés dans l’architecture locale⁷. Les renseignements qui y sont consignés ne semblent pas être le fruit d’une observation in situ mais plutôt un condensé d’informations glanées dans des publications consultables en France. Il semblerait, à la lecture des archives, que Gasselin n’ait mené aucune étude minutieuse à Kairouan. On sait qu’il aurait poursuivi son périple au-delà de Kairouan. Les informations qu’il avait envoyées au ministère de l’Instruction publique ne pouvaient vraisemblablement pas suffire à faire progresser l’état des connaissances sur les monuments de l’ère islamique. À l’inverse, René Cagnat semble avoir été plus méticuleux puisqu’il fit parvenir au ministère une documentation et des rapports bien plus fournis.

Ill. 19. Kairouan, vue d’ensemble de la médina, dessin de H. Saladin d’après une photographie de M. Garrigues de Tunis

8L’expédition des deux érudits subit les aléas de la conquête militaire. Le 24 avril 1881, les troupes françaises commençaient à pénétrer le territoire de la Régence. Le 26, alors que la région de la Kroumirie et la ville du Kef étaient aux mains des Français, plusieurs tribus refusaient toujours de se soumettre⁸. Cagnat et Gasselin rencontrèrent alors des difficultés pour évoluer à leur guise sur le territoire. Cagnat abandonna ses explorations au début du mois de mai 1881. Le pays n’étant pas intégralement « pacifié », il obtint du ministère l’autorisation d’interrompre sa mission et de regagner Paris en vue d’organiser un second prochain voyage. Il rapporta en France des pierres gravées qui intéressèrent vivement Ernest Renan alors en train de concevoir le Corpus Inscriptionum Semiticarum.

Cagnat et Bourmancé

9Quelques semaines plus tard, Cagnat repartait dans la Régence. Xavier Charmes estima que Cagnat ne pouvait pas parcourir seul le pays et qu’il était nécessaire de lui associer un compagnon de voyage, un architecte qui compléterait idéalement les qualités d’un épigraphiste, en restaurant graphiquement les monuments antiques en ruine. En cela, Charmes s’inscrivait dans la lignée des théories de Quatremère de Quincy qui avait posé comme principe de base à la restauration des monuments antiques, la parfaite connaissance de l’architecture⁹. Conscient des manquements de Gasselin, Xavier Charmes lui préféra un architecte confirmé, Juste Bourmancé¹⁰ qui partit en mission après Cagnat¹¹. À l’occasion de cette deuxième expédition, le pays était toujours en proie aux affrontements et les étrangers qui s’aventuraient dans le centre étaient menacés par des tribus armées. Pour assurer la sécurité de Cagnat, Charmes obtint du ministre de la Guerre un appui militaire. Ainsi, à l’image des scientifiques qui avaient accompagné l’armée napoléonienne pendant la campagne d’Égypte, les deux savants suivirent les troupes françaises et notamment celles commandées par le général Saussier.

10Pour ce deuxième voyage, Cagnat se concentra plus particulièrement sur les régions s’étendant de Zaghouan et Hammamet jusqu’à Kairouan et Sousse ainsi que sur celles longeant la frontière algéro-tunisienne jusqu’à la ville de Tabarka. Il parcourut ces contrées avec la Compagnie de France, commandée par le capitaine Bordier. Ces troupes lui offrirent un double avantage : d’une part, elles lui permirent de se rendre en toute sécurité sur les sites les plus reculés de la Régence et, d’autre part, elles constituèrent pour lui une main-d’œuvre gratuite. Grâce à la participation des soldats du capitaine Bordier, Cagnat put faire évoluer sa mission de la simple observation à l’examen actif du terrain. Il ne se contenta plus uniquement de relever les inscriptions et de décrire les vestiges de l’Antiquité mais il fit aussi déblayer des monuments tels que le mausolée de Ksar Mnara près de Pupput (aux environs de Hammamet). Il manifesta un intérêt particulier pour les anciennes voies romaines et tenta d’en identifier le tracé.

11Juste Bourmancé fut adjoint à la mission de Cagnat par décret du 20 décembre 1881. Il arriva dans la Régence deux mois après ce dernier, en février 1882. Il fut vraisemblablement choisi par Charmes parce qu’il connaissait l’Afrique du Nord depuis qu’il avait été employé par l’administration des Beaux-Arts pour relever « les vestiges les plus remarquables de l’Antiquité en Algérie¹² ». Dès son arrivée à Tunis, des tensions apparurent entre les deux hommes qui n’envisageaient pas leur mission de la même manière. Cagnat estimait que Bourmancé avait été nommé pour le seconder et pour relever les vestiges qu’ils rencontreraient lors de leurs pérégrinations. Il est vrai que les termes de leurs missions respectives n’avaient pas été clairement définis dans les décrets de nomination, même si on peut penser que Xavier Charmes s’était entretenu oralement avec eux pour leur signifier leurs prérogatives respectives. Toutefois, Bourmancé orienta, de lui-même, ses travaux vers l’étude de l’architecture islamique. La querelle qui opposait Cagnat et Bourmancé était à l’image de leur différence de statut et de formation : il apparaît logique qu’un épigraphiste se soit détourné de l’architecture islamique et que l’architecte ne se soit que très peu intéressé aux inscriptions de l’Antiquité. Les deux hommes s’accommodèrent de leurs divergences, évoluèrent individuellement et ne travaillèrent presque pas ensemble. Comme Gasselin, Bourmancé, étudia la mosquée Sidi Okba et en dressa les plans tandis que Cagnat continuait ses relevés épigraphiques.

12Conséquences de leurs orientations divergentes, des complications ne tardèrent pas à surgir. Pour dresser les plans des villes et des bâtiments antiques, Cagnat fut contraint d’avoir recours aux services d’une tierce personne, Philippe Caillat, l’ingénieur français en poste à Tunis qui avait étudié l’aqueduc de Carthage. Xavier Charmes réagit le 30 avril 1882 en intimant à Bourmancé l’ordre de rejoindre Cagnat et en l’accusant de mal interpréter les termes de la mission qu’il lui avait confiée. Vraisemblablement, l’élaboration des termes de la Mission de Tunisie n’avait pas été clairement débattue entre Charmes et le CTHS, ce qui laissait régner un certain flou dans les attributions des savants.

13C’est finalement René Cagnat qui, en lui adressant des suggestions, indiqua la marche à suivre à Charmes et au CTHS et posa les jalons de la future politique de conservation de la Régence. Cagnat fit prendre conscience à Charmes de la nécessité de s’appuyer sur les militaires de deux façons différentes : il lui rappela que l’armée, en ces temps troublés, représentait un gage de sécurité pour les savants qui parcouraient la Régence et que le comité ne devait pas hésiter à se mettre sous sa protection. D’autre part, les militaires constituant une main-d’œuvre gratuite et disponible, Cagnat demanda avec insistance à Charmes de réfléchir aux suites qu’il entendait donner à la Mission de Tunisie mais aussi de faire en sorte d’obtenir l’autorisation de collaborer avec les officiers en poste dans la Régence¹³. Cagnat estimait que les chargés de missions ne devaient pas se contenter de rechercher des inscriptions mais qu’ils devaient également accorder de l’importance à la réalisation de fouilles qui permettraient, selon lui, de faire davantage progresser l’état des connaissances. Cagnat s’inscrivait dans la lignée des préceptes de l’Académie des IBL qui avait poussé le CTHS à faire procéder à des déblaiements de vestiges.

14Le troisième point soulevé par Cagnat concernait le devenir des objets qu’il avait découverts : il proposa de les regrouper en vue de créer un musée à Tunis. Charmes approuva son idée sans toutefois donner suite. Devant son indécision, Cagnat préféra se tourner vers Roustan, le résident de France, pour parvenir à ses fins. Sur ses instances, le 1^er mai 1882, le Gouvernement beylical promulgua un décret qui entérinait la décision de créer dans un local du Dar el Bey, un palais situé à la Casbah de Tunis, un musée des antiquités¹⁴. À cette occasion, des vestiges rassemblés à la Casbah par Khereddine Pacha, quand il était Premier ministre, furent offerts par le bey à la France. Cagnat regroupa tous ces restes antiques dans ce qui constituerait, pensait-il, le fonds d’un futur musée des antiquités.

15René Cagnat avait donc contraint Charmes, en soulevant des questions essentielles, à redéfinir plus précisément les orientations de la Mission de Tunisie, révélant ainsi les déficiences de la politique tunisienne du CTHS et du directeur Bureau du secrétariat.

Cagnat et Saladin

16Les propositions que Cagnat avait formulées à l’issue de son deuxième voyage furent en grande partie appliquées à sa troisième et dernière mission. Gasselin et Bourmancé ayant manqué de clairvoyance lors de leurs missions, Xavier Charmes préféra s’en remettre à l’avis éclairé de Georges Perrot (1832-1914) – membre de l’Académie des IBL qui joua un rôle essentiel dans le développement d’une archéologie plus « scientifique » au XIX^e siècle – pour choisir l’architecte qui accompagnerait Cagnat dans sa prochaine expédition. Celui-ci recommanda vivement Henri Saladin, élève de l’École des beaux-arts et logiste au concours du Grand Prix de Rome.

17Si Perrot avait déjà joué un rôle de conseiller auprès de Xavier Charmes à l’occasion de la deuxième mission de Cagnat, son influence se renforça pour ce troisième périple. Le Bureau du secrétariat du ministère était ainsi directement placé sous la tutelle de l’Académie des IBL, devenue le véritable guide scientifique des savants envoyés en mission. Suivant les conseils de Perrot, Charmes adjoignit donc Henri Saladin à la mission de René Cagnat par arrêté du 24 octobre 1882. Un mois plus tard, les deux hommes étaient déjà dans la Régence. Cette fois, Charmes avait su orienter dans une direction commune les recherches des deux savants qui allaient travailler de concert, Cagnat se focalisant sur la recherche d’inscriptions et Saladin étudiant les vestiges immobiliers de l’Antiquité. Sous la protection des Brigades topographiques, chargées de dresser la carte du pays, Cagnat et Saladin parcoururent les régions centrales et méridionales du pays, moins dangereuses que les années précédentes, relevant minutieusement toutes les ruines rencontrées (ill. 20). Pendant que Saladin étudiait les édifices les plus importants et tentait de les restituer graphiquement, Cagnat parcourait les ruines à la recherche d’épigraphes. Ils pratiquèrent plusieurs séries d’excavations dans le but de définir quels sites pourraient être à l’avenir fouillés à grande échelle. Ils stationnèrent ainsi plusieurs semaines sur le site de l’antique Sufetula (Sbeïtla) dont les ruines comptaient parmi les mieux conservées de la Régence avec celles de Thugga (Dougga). Faute de financements, ils ne purent procéder à des fouilles d’envergure mais, là encore, les autorités militaires leur furent d’une aide précieuse. Grâce à Villot, commandant du cercle de Djilma, un groupe de huit hommes leur fut attaché pendant quinze jours et une compagnie entière pendant trois semaines supplémentaires. Avec leur aide, Saladin dégagea certains points intéressants de la ville de Sbeïtla et plus particulièrement l’enceinte des temples. La participation des officiers lui permit d’approfondir ses recherches à un faible coût et de révéler la richesse du site. Dans leur rapport, les deux hommes attirèrent l’attention du CTHS et de l’Académie, sur l’intérêt que représentait ce site dans l’étude de la colonisation romaine en Afrique du Nord.

Ill. 20. Cagnat et Saladin lors de leur voyage en Tunisie devant les ruines d’Henchir Guergour, dessin d’E. Girardet d’après un croquis de Saladin

18Ils pratiquèrent des fouilles dans d’autres régions, révélèrent les richesses de l’antique Lemta mais ils s’attachèrent également à identifier le tracé des anciennes voies romaines. C’est au cours de ce premier voyage que Saladin découvrit la ville de Kairouan où les deux savants firent un court séjour, à la recherche des restes antiques réutilisés dans les constructions de la période islamique¹⁵. Saladin développa un grand intérêt pour cette ville et pour son architecture et notamment pour la Grande Mosquée. L’architecte reviendrait à plusieurs reprises dans cette cité sur laquelle il publierait, quelques années plus tard, un ouvrage.

19Particulièrement bien encadrée par l’Académie des IBL, la collaboration efficace de Cagnat et de Saladin combla les attentes des membres du CTHS et de Xavier Charmes. Le premier travail d’inventaire, commencé par Cagnat lors de son premier voyage et indispensable pour mettre en place une politique de protection, commençait à prendre forme.

20Cette mission révéla à Perrot l’insuffisance et le manque de précision des directives édictées par Charmes à Cagnat et à Saladin. Il préconisa une meilleure coordination entre les futures missions du ministère et recommanda que leurs résultats soient mieux pris en compte par la communauté scientifique. Pour ce faire, il recommanda la publication rapide des travaux des savants qui se rendraient désormais dans la Régence. La concurrence avec les Allemands aiguillonnant toujours les savants français, Perrot, Cagnat et Saladin engagèrent Charmes à subventionner au plus vite l’impression de leurs rapports, afin de garder la primeur de leurs découvertes et ne pas s’en faire ravir l’exclusivité. Les trois rapports des missions de Cagnat ainsi que celui de Saladin, imprimés entre 1883 et 1884 dans le bulletin des Archives des Missions scientifiques et littéraires, apparaissaient comme des études préliminaires, un premier inventaire du patrimoine antique du pays¹⁶.

La redéfinition de la Mission de Tunisie

Le pragmatisme de Cagnat et l’ascendant scientifique de Perrot

21Les limites des directives que Xavier Charmes avait imprimées à la Mission de Tunisie étaient apparues flagrantes à René Cagnat et aux membres de l’Académie des IBL, et plus particulièrement à Georges Perrot. À son retour de Tunisie, Cagnat formula, sous la forme d’un rapport adressé à Xavier Charmes, ses premières directives à l’attention des futurs archéologues qui seraient à l’avenir envoyés en mission. Cagnat insista tout d’abord sur l’idée qu’une collaboration entre l’armée et les scientifiques était indispensable. Il recommandait de créer « une escorte permanente assez nombreuse », une sorte de compagnie autonome composée d’un officier chargé par le ministère de la Guerre de mener des travaux topographiques, d’un second officier connaissant la langue arabe et les habitudes des indigènes qui assurerait la partie matérielle de l’expédition (achat de vivres, administration de la compagnie, etc.) Par ailleurs, quelques soldats de l’armée française et des spahis du bey fourniraient la main-d’œuvre pour les fouilles et, enfin et surtout, la présence d’un archéologue et d’un architecte s’avérait indispensable¹⁷.

22Par ailleurs, Georges Perrot, qui approuva l’avis de René Cagnat – notamment sur la question du recrutement d’un architecte et d’un archéologue –, émit à son tour ses propres recommandations. Ayant jusqu’alors joué le rôle de conseiller auprès de Charmes, Perrot énonça des instructions scientifiques pour guider les travaux des futurs savants en imprimant les savoir-faire et les volontés de l’Académie à la Mission de Tunisie, et surtout au Bureau du secrétariat. Pour Perrot, la Mission de Tunisie devait se scinder en deux types d’activités : tout d’abord explorer toute la Régence de manière à bien connaître les spécificités de la colonisation romaine puis, dans un deuxième temps, entreprendre des fouilles profondes sur l’emplacement des vieilles villes puniques – la civilisation punique, encore mal connue, exerçait toujours un grand attrait sur les membres de l’Académie des IBL. En cela, il préconisait de dégager les édifices, de les reconstituer à l’aide des parties subsistantes, de sonder les nécropoles, d’en lever les plans et, autant que possible, d’envoyer au Louvre tout ce qu’elles contiendraient¹⁸.

23Perrot, qui souhaitait accroître les moyens attribués à la Mission de Tunisie, demanda que la section d’archéologie du CTHS vote l’augmentation des crédits afin que les membres de la mission puissent explorer le territoire et entreprendre des fouilles. Mais, avant tout, il rappelait au ministère qu’il ne devait pas regrouper les naturalistes et les archéologues dans la même Mission de Tunisie, comme cela avait été fait jusque-là.

24Charmes allait donc s’appuyer sur les directives de Cagnat et de Perrot pour redéfinir les grandes lignes de la politique de la Mission de Tunisie. Le ministère de l’Instruction publique allait tenter de mettre en place, sous la tutelle de l’Institut, un vaste programme d’exploration de la Régence « visant toutes les branches intéressant la science et rappelant dans son ensemble la mission envoyée en Algérie de 1840 à 1842, mission qui a été, vous vous en souvenez une sorte de prise de possession scientifique de notre colonie¹⁹ ».

L’influence discrète de Tissot

25Xavier Charmes ne s’appuya pas seulement sur Cagnat et sur Perrot et il eut également recours aux conseils avisés de Charles-Joseph Tissot (1828-1884), diplomate et archéologue français reconnu, qui avait exploré à plusieurs reprises la Régence avant l’instauration du protectorat²⁰. En 1852, fraîchement nommé élève consul à Tunis, il s’était découvert un penchant pour l’archéologie après s’être lié d’amitié avec l’abbé Bourgade, aumônier de la chapelle Saint-Louis. Quand ses fonctions lui en laissaient la possibilité, il vouait son temps à l’archéologie mais « ses obligations professionnelles ont peut-être freiné [sa] (la) fécondité proprement scientifique²¹ ». Il avait tenté sans succès, en 1856, de fouiller Carthage. Au cours de ses pérégrinations dans la Régence, il relevait des inscriptions et étudiait les routes et les itinéraires antiques. Sous couvert d’archéologie, il avait souvent recueilli des informations confidentielles sur la situation de la Régence qu’il avait ensuite communiquées aux autorités françaises²². Nommé ministre plénipotentiaire au Maroc, puis en Grèce en 1876, il poursuivait à distance son travail sur les voies romaines de la Régence de Tunis malgré ses lourdes activités professionnelles. Ses travaux archéologiques subirent souvent les aléas imposés par sa carrière diplomatique.

« Son œuvre très novatrice au moment de sa conception, a trop longtemps attendu sa publication et a été dépassée par des archéologues qui publiaient ce qu’il avait découvert avant eux²³ ».

26Évoluant dans le réseau des frères Charmes²⁴, Tissot représenta pour Xavier, directeur du Bureau du secrétariat, un interlocuteur de choix pour mettre sur pied la Mission de Tunisie. En tant qu’arabisant et latinisant, Tissot connaissait alors la Régence mieux que n’importe quel autre savant français. En 1882, lorsque Charmes se tourna vers lui, il occupait le poste d’ambassadeur extraordinaire plénipotentiaire à Londres. Tissot communiqua à Charmes une liste de savants pour faire partie de la mission, savants qui, plus tard, joueraient tous un rôle essentiel dans l’étude et la conservation des monuments historiques tunisiens. Défenseur d’une archéologie de terrain, Tissot estimait nécessaire le recrutement d’un architecte « très au courant de l’architecture romaine » et, comme Perrot, il avait recommandé d’engager Henri Saladin. Tissot entendait dépasser le simple relevé de ruines, notamment en restituant les vestiges dans la tradition des « restaurations » graphiques des étudiants de l’École de Rome. Il laissait délibérément de côté l’étude des monuments arabes car, selon lui, la Mission de Tunisie ne pouvait avoir comme unique but que l’étude de l’Antiquité. Comme Perrot, il estimait que la Mission de Tunisie devait d’abord consister en une étude complète du pays, basée sur la description de tous les monuments antiques, sur le relevé de « toutes » les inscriptions et sur la recherche des voies romaines. Il recommandait l’exploration des cités antiques seulement dans un deuxième temps. Comme l’époque lybico-phénicienne de Carthage devait constituer une part importante de la recherche engagée par la France en Tunisie, il conseilla à Charmes de privilégier l’étude de ces ruines pour ne pas laisser croire aux ecclésiastiques de Saint-Louis qu’ils avaient l’exclusivité des fouilles : « Il faut au contraire que l’État se réserve expressément le droit de fouilles méthodiques et scientifiques sur des terrains que les missionnaires de St-Louis ne sont que trop disposés à considérer comme leur propriété²⁵ ». Il joua un rôle essentiel dans l’envoi de deux savants en mission dans la Régence pour fouiller Carthage mais aussi dans la définition de leur mission²⁶: Ernest Babelon et Salomon Reinach (1858-1932) – ce jeune archéologue, issu de l’École française d’Athènes auquel Tissot légua à sa mort ses papiers et qui prit en charge la publication posthume de son ouvrage Exploration scientifique de la Tunisie. Géographie comparée de la province romaine d’Afrique²⁷. Jusqu’à sa mort en 1884, Tissot joua le rôle de conseiller scientifique de Xavier Charmes et guida les savants en mission. Un an avant la mort de Tissot, en 1883, alors que ce dernier était déjà bien malade, Charmes le fit nommer président de la Commission archéologique de Tunisie, chargée de définir la politique archéologique des savants dans la Régence. Comme le rappelle Nicole Chevalier, l’archéologie a tout au long de ce siècle bénéficié de l’apport des agents diplomatiques en poste dans les contrées du pourtour méditerranéen²⁸.

Un projet de développement avorté de la Mission de Tunisie

27Avec la Mission de Tunisie, Xavier Charmes poursuivait un dessein d’envergure nationale visant à développer l’archéologie française dans les pays du pourtour méditerranéen, notamment en y installant des écoles françaises d’archéologie. En 1846, la création de l’École française d’Athènes avait marqué la naissance à l’étranger de ce modèle d’institutions françaises, repris en 1875 lors de la fondation de l’École française d’archéologie de Rome²⁹. Sous le Gouvernement de Jules Ferry, le service de Charmes devait ainsi participer à la politique de développement de l’influence culturelle française à l’étranger, par l’intermédiaire de l’archéologie³⁰. Xavier Charmes tentait ainsi d’accélérer le processus d’implantation d’institutions archéologiques françaises dans d’autres pays méditerranéens. En 1883, il présenta à la Chambre des députés deux projets de lois distincts visant à faire attribuer au Service des voyages et des missions du ministère de l’Instruction publique deux crédits supplémentaires extraordinaires, l’un pour l’Égypte et l’autre pour la Tunisie. La première demande de subvention avait pour but de maintenir et d’organiser à une plus grande échelle la Mission permanente du Caire, qui deviendrait l’École d’archéologie orientale du Caire. La deuxième demande de subvention, de l’ordre de 115 000 francs visait à donner davantage d’ampleur à la Mission de Tunisie³¹. Pour légitimer sa démarche, Charmes s’appuya sur les résultats des premières missions que le ministère de l’Instruction publique avait obtenues et il intégra à son exposé les conseils de Perrot, Cagnat et Tissot. Dans la lignée de l’idéologie colonialiste française, son argumentaire était construit autour de l’image d’une France civilisatrice apportant ses lumières aux « barbares » mais aussi autour de l’idée que la République devait faire revivre la grande histoire que la Tunisie avait connue à l’époque de la domination romaine, « pour que le protectorat de la France profite autant à la science qu’au progrès³² ». Selon lui, l’étude des vestiges de l’Antiquité pourrait être profitable à la France : comprendre les raisons du succès de la colonisation romaine permettrait aux autorités françaises de s’en inspirer pour mettre en place le protectorat. Enfin, Charmes joua sur la fibre patriotique de ses interlocuteurs, particulièrement sensible depuis la défaite de 1870, en rappelant que la France devait avantageusement prendre position dans la bataille archéologique qui l’opposait aux Italiens et aux Allemands.

28Dans la Régence placée sous protectorat français, il n’était pas question de créer une école française d’archéologie, à l’image de celles fondées dans les pays placés sous la domination d’autres puissances occidentales. En Tunisie, la situation politique permettait à Xavier Charmes d’envisager la fondation d’un service administratif indépendant qui serait chargé de gérer l’archéologie. Pourtant, en sollicitant ces 115 000 francs, Xavier Charmes n’avait pas prévu sous quelle forme il envisageait de concrétiser son projet. Il s’était contenté d’annoncer que ce crédit avait pour but de promouvoir une exploration générale et complète de la Tunisie, tant du point de vue archéologique, que botanique et géologique. Il entendait ainsi poursuivre les premiers travaux de la Mission de Tunisie en lui conférant, si les 115 000 francs étaient votés, l’ampleur des expéditions d’Égypte et d’Algérie. Alors que 65 860 francs furent attribués à la mission du Caire au lieu des 129 600 sollicités, la demande de crédit pour la Mission de Tunisie fut officiellement ajournée par la Chambre des députés³³.

L’ajournement de la Mission de Tunisie : une période incertaine et des missions disparates

29Après ce rejet, Xavier Charmes dut renoncer au projet d’une grande Mission de Tunisie. Le Bureau du secrétariat, le Service des voyages et le CTHS ne pouvaient donc compter sur des savants reconnus pour inventorier de façon méthodique le patrimoine archéologique de la Tunisie. En conséquence, ils s’appuyèrent sur les travaux d’amateurs qui faisaient cependant, dans des proportions plus modestes, avancer le travail d’inventaire archéologique. De 1883 à 1885, ces institutions autorisèrent donc des missions de moindre envergure, de façon aléatoire et sans plan méthodique.

Les « missionnaires » du ministère de l’Instruction publique

30Lorsque des demandes d’autorisation de mission étaient adressées au Bureau du secrétariat du ministère dirigé par Xavier Charmes, elles étaient systématiquement soumises au Service des voyages et des missions scientifiques qui donnait ou non son accord. Ceux qui étaient envoyés en mission archéologique par le ministère étaient placés sous l’autorité scientifique de l’Institut dont l’un des membres était chargé de diriger les recherches. Les instructions communiquées par les membres de l’Académie des IBL avaient pour objectif de participer à l’inventaire des richesses de la Tunisie.

31Parmi les amateurs, l’avocat Julien Poinssot – père de Louis Poinssot, futur directeur du Service des antiquités à partir de 1920 –, délégué de la Société archéologique de Constantine, avait commencé à étudier l’Antiquité en Afrique du Nord quelques mois avant l’établissement du protectorat. En juin 1880, soutenu par Léon Renier, il avait obtenu une mission gratuite du ministère de l’Instruction publique pour rechercher des vestiges antiques, estamper et réunir des inscriptions dans les régions de Constantine et de Tunis³⁴. Poinssot était en contact avec Charles Tissot, à qui il faisait régulièrement parvenir le compte-rendu de ses activités. En retour, Tissot rendait compte des recherches de Poinssot au cours des séances de l’Académie des IBL³⁵. Poinssot s’appuya sur les résultats positifs de ce premier voyage pour demander en août 1882 une seconde mission archéologique en Algérie et en Tunisie. Promulgué le 11 août 1882, le décret chargeait Poinssot d’une mission dans l’Oued Mellegue, dans la région de Mactar et d’Ellez et lui attribuait une allocation de 1 500 francs prélevée sur le reliquat du crédit spécial de 5 000 francs des missions scientifiques de l’Algérie. Avec l’appui scientifique de l’Académie des IBL et, sur place, celui des autorités militaires, Poinssot fit des découvertes intéressantes – il découvrit environ 500 inscriptions inédites et photographia un grand nombre de monuments. Ces découvertes furent ensuite publiées sous la forme d’une carte de la région de Kairouan sur laquelle les vestiges rencontrés figuraient en regard des noms des villages arabes³⁶.

32La qualité scientifique des études de Poinssot fut reconnue par le ministère et par le Gouvernement général de l’Algérie qui, en 1883, lui attribua 1 500 francs pour continuer ses recherches. Il avait réussi à se rendre indispensable auprès des protagonistes de l’archéologie nord-africaine : c’est à lui qu’en 1884, le CTHS demanda de transporter des monuments épigraphiques au Louvre³⁷.

33Les études encouragées par le CTHS ne se limitaient toutefois pas à l’Antiquité mais elles tournaient également autour de la recherche des monuments islamiques de l’époque médiévale. Les membres de l’Académie des IBL avaient, dès 1881, été sensibilisés à l’étude des inscriptions arabes et turques lorsque Gasselin, alors en mission avec Cagnat, leur en avait fait parvenir un échantillon d’environ 50 estampages³⁸. Dès la fin de 1881, le ministère de l’Instruction publique chargea deux arabisants d’une « mission de bibliographie et d’épigraphie musulmanes en Tunisie³⁹ » : Octave Houdas (1840-1916)⁴⁰, professeur d’arabe à l’École préparatoire à l’Enseignement supérieur des Lettres d’Alger, président de la section orientale du même établissement, inspecteur de la Medersa d’Alger et René Basset (1855-1924)⁴¹, formé à l’École des Langues orientales, furent chargés de consulter les documents conservés dans les principales bibliothèques et de relever les inscriptions arabes de la Régence. Ils s’intéressèrent également à l’architecture islamique médiévale et notamment à celle des mosquées de Kairouan. Malgré des rapports difficiles avec la population locale, ils parvinrent à recueillir quelques maigres informations néanmoins intéressantes. Grâce à leurs communications, les membres de l’Académie des IBL découvraient une architecture qui, jusqu’alors, avait été peu évoquée, si ce n’est par Gasselin⁴².

34Si la collaboration avec des amateurs passionnés s’avérait parfois fructueuse, dans d’autres cas, elle pouvait s’avérer contre-productive. Ce fut par exemple le cas de la mission gratuite accordée à Joseph Letaille, ancien élève de l’École des Hautes-Études qui, en 1883, fit une découverte qui enthousiasma les membres de l’Institut⁴³. Il découvrit une inscription permettant d’identifier le site de Zama – site de la victoire de Scipion sur Hannibal qui mit fin à la deuxième guerre punique – dont l’emplacement était alors ignoré. Le ministère décida d’octroyer à Letaille une subvention de 3 000 francs pour fouiller le site mais ce dernier ne suivit pas les instructions de Tissot qui demanda, en conséquence, l’interruption de sa mission en avril 1884. Si les missions des particuliers étaient parfois à l’origine de découvertes intéressantes, elles pouvaient également échapper complètement au contrôle du ministère et des institutions scientifiques.

L’apport des militaires

35Dès le début du protectorat, le ministère de l’Instruction publique put compter sur la collaboration des militaires en poste en Tunisie pour effectuer des recherches qu’il ne pouvait pas financer. Les militaires apparurent comme une aubaine pour les membres de l’Institut et pour le ministère de l’Instruction qui voyait en eux une main-d’œuvre gratuite et donc économique. La Tunisie recelait des trésors sur tout son territoire et, au début du protectorat, il suffisait de creuser le sol de façon superficielle pour faire des découvertes. Les militaires en poste dans le pays, étaient nombreux à pratiquer des excavations, généralement dans le but de constituer leurs propres collections d’antiquités. Le phénomène n’était pas spécifique à la Tunisie car les soldats, en poste dans les différents pays méditerranéens riches d’antiquités, se livraient à cet exercice. Largement pratiquée dans la Régence, cette activité, souvent tolérée par la hiérarchie militaire, était peu connue du ministère de l’Instruction publique qui appréciait mal l’ampleur du phénomène. Avant 1884, le fonctionnement administratif du pays étant encore incertain, les militaires ne savaient pas à quelle autorité adresser les résultats de leurs recherches. Certains s’en remettaient au résident de France pour obtenir le droit de fouiller⁴⁴, tandis que d’autres, mieux informés de la procédure, entretenaient des contacts avec le service de Xavier Charmes. Leurs travaux profitaient alors davantage à la science que ceux qui étaient envoyés au résident dans la mesure où Charmes les communiquait ensuite aux membres de l’Académie des IBL⁴⁵. En général, les rapports des militaires étaient adressés à leurs supérieurs hiérarchiques qui, de leur côté, les faisaient parvenir au ministère de l’Instruction publique ou directement aux membres de l’Académie des IBL. Parfois guidés par les savants de l’Institut, des militaires-archéologues parvenaient à donner à leurs fouilles un caractère un peu plus rationnel⁴⁶.

36Généralement, les officiers ne bénéficiaient d’aucune formation adaptée à la recherche archéologique. Malgré leur bonne volonté, certains, tel le capitaine Winckler, faisaient parvenir des observations erronées à l’Académie ou des épigraphes mal estampées⁴⁷. Les membres de l’Institut s’intéressaient pourtant vivement aux travaux des militaires. En 1884, Tissot exprima dans un rapport sa satisfaction de constater la participation des militaires à l’archéologie nord-africaine⁴⁸. Tissot incitait l’Institut à encourager la participation des membres de l’armée afin de faire progresser la science archéologique.

Les dysfonctionnements

37Le manque de visibilité et d’organisation dont souffraient les organismes chargés de l’archéologie tunisienne devint rapidement un handicap. Julien Poinssot fut parmi les premiers à évoquer ce problème. Dès 1883, il avait constaté que les militaires montraient de plus en plus de réticences à aider les archéologues envoyés par le ministère de l’Instruction publique : « les militaires ne nous voient pas d’un bon œil, ils semblent craindre que nous n’allions dérober leurs découvertes qu’ils espèrent faire dans leur royaume tunisien⁴⁹ ». Selon lui, les militaires faisaient des fouilles dans le but de trouver des objets d’art et constituer des collections dont ils pourraient par la suite tirer un bon prix. Tissot dénonça également les maux dont souffrait l’archéologie militaire en Tunisie. Une des règles essentielles était désormais de plus en plus bafouée : les objets découverts par les soldats avec les fonds de l’armée restaient de plus en plus entre leurs mains, au lieu de revenir à l’État. L’affaire récente de Meninx était symptomatique de ce genre de comportements désormais fréquents : des statues en marbre et des mosaïques situées à Meninx, dont l’existence avait été mentionnée en 1884 et qui n’avaient pu alors être déplacées en raison de leur poids, avaient depuis disparu.

38De son côté, Salomon Reinach révélait aussi les dysfonctionnements qui caractérisaient les relations des militaires et de l’Institut, dans un rapport adressé à Xavier Charmes. Les trouvailles des officiers n’étaient qu’évoquées dans les séances de l’Académie des IBL qui :

« se contentait de signaler les découvertes principales, en passant sous silence, – les heures de l’Institut sont précieuses –, une foule de renseignements, détails épigraphiques ou topographiques, auxquels les officiers avaient raison d’attacher de l’importance⁵⁰ ».

39De plus, les découvertes faites par les moins gradés étaient souvent présentées par leurs supérieurs hiérarchiques qui s’en accaparaient la primeur en taisant le nom de leurs véritables auteurs.

« Il en est résulté que plusieurs d’entre eux, qui ont fait des découvertes remarquables depuis un an, se sont bien gardés de les faire connaître : les uns les conservent dans leurs cahiers, pour les publier plus tard dans leur mémoire de quelque académie provinciale, les autres ne pensent qu’à collectionner des objets pour former ou accroître des collections invisibles⁵¹ ».

40D’après Reinach, depuis 1882-1883, la situation était critique puisque l’Institut ne recevait plus de communication. Selon lui, les militaires pensaient même livrer leurs découvertes à l’Allemand Théodore Mommsen qui pouvait publier en leur nom leurs résultats.

41D’autre part, ceux qui désiraient communiquer leurs découvertes, ne bénéficiaient pas de la part de l’Institut, d’une formation satisfaisante. La plupart ne savait pas estamper les pierres gravées et les copies envoyées à l’Institut étaient parfois inexploitables. Reinach reprochait à l’Institut d’être, par sa passivité, responsable des mauvaises relations avec les militaires. Pour appuyer ses accusations, il rapporta comment un capitaine ayant recueilli plus de 150 inscriptions à Bordj Messaoudi avait demandé du papier à estampages à l’Institut qui ne lui avait jamais répondu. Selon Salomon Reinach, l’archéologie tunisienne connaissait une dérive dont les causes étaient dues à un manque de centralisation, de publication et de diffusion de l’information. Reinach plaida en faveur du rétablissement de bonnes relations avec les militaires, estimant que ceux-ci jouaient un rôle capital dans l’archéologie tunisienne, dans la mesure où ils étaient les seuls à pouvoir parcourir toutes les régions de la Régence. Il préconisa d’instituer des récompenses honorifiques pour consacrer leurs trouvailles, de mettre à leur disposition des documents écrits pour améliorer la qualité de leurs travaux et de favoriser la publication de leurs découvertes dans des périodiques adaptés. Julien Poinssot et Salomon Reinach étaient les premiers à révéler les insuffisances du système géré par l’Académie des IBL et par Xavier Charmes.

Les incursions du Service des Monuments historiques

42Pendant cette période incertaine, où l’archéologie tunisienne ne faisait l’objet d’aucun projet scientifique d’envergure, un autre service du ministère de l’Instruction publique s’intéressait aux monuments tunisiens. Depuis 1881, l’archéologie tunisienne avait attiré l’attention du Service des Monuments historiques, indépendant du Bureau du secrétariat de Xavier Charmes, mais cependant également rattaché au ministère de l’Instruction publique. Au début de l’année 1882, Edmond Duthoit (1837-1889), architecte en chef du Service des Monuments historiques en Algérie, et Émile Boeswillwald, inspecteur général dans la même administration, exécutèrent une tournée d’environ 45 jours afin de relever les principaux monuments de la Tunisie⁵². Contrairement aux savants envoyés par le Bureau du secrétariat, les deux hommes s’intéressaient autant aux vestiges de l’Antiquité qu’aux monuments islamiques, notamment à ceux de la ville de Kairouan. Ils prirent l’initiative d’intégrer la Tunisie à leur champ de travail comme si ces contrées faisaient partie du territoire algérien dont ils avaient la charge. Cette attitude est d’ailleurs représentative d’un courant de pensée répandu en France qui considérait la Tunisie comme le prolongement naturel de l’Algérie. Il est vrai que le flou caractérisait encore l’organisation politique de la Régence. En 1882, la Tunisie était devenue un protectorat qui se limitait encore, selon l’historien Jean-François Martin à « une occupation par les troupes françaises de postes sur la côte et la frontière algérienne, [une] représentation de la France par un ministre résident, [une] prise en charge des relations extérieures de la Tunisie, [et] un projet de nouvelle organisation financière⁵³ ». Les règles de fonctionnement du protectorat seraient définies plus tard, le 8 juin 1883 lors de la signature de la convention de La Marsa. Le manque de clarté qui caractérisait alors la situation politique de la Régence rejaillissait dans le domaine de l’archéologie.

43La Commission des Monuments historiques avait acquis l’appui des ministres de la Guerre et de l’Intérieur pour garantir la sécurité de Boeswillwald et de Duthoit lors de leur tournée en Tunisie, qui se prolongea jusqu’au début de l’automne 1882. Ils n’y visitèrent que les plus importantes villes du pays : Tunis, Sousse, Kairouan et El Djem. Il est désormais difficile de déterminer quelle catégorie de monuments a plus particulièrement attiré l’attention de ces deux personnalités mais il apparaît que Duthoit a effectué des relevés dans la Grande Mosquée de Kairouan. Contrairement au Bureau du secrétariat, les protagonistes du Service des Monuments historiques n’étaient pas sous l’influence de l’Académie des IBL. Si leur attention se portait évidemment vers les vestiges de l’Antiquité présents en grand nombre dans la Régence, leur formation d’architecte les orientait également vers le patrimoine des époques postérieures. La Commission des Monuments historiques et le Bureau du secrétariat avaient des centres d’intérêt certes convergents – l’étude et la sauvegarde des monuments – mais la première était plus sensibilisée à l’architecture islamique tandis que le second n’y accordait qu’une attention limitée. À travers ces deux services distincts, le ministère de l’Instruction publique abordait la question de la gestion patrimoniale sous deux angles différents.

44En juin 1883, un an après le voyage de Duthoit et Boeswillwald, la Commission émit le vœu de participer à la Mission de Tunisie pour laquelle Xavier Charmes demandait alors l’attribution d’une subvention à la Chambre⁵⁴. Les aléas que connut ce projet ne permirent pas la collaboration des deux services et la demande de la Commission n’obtint aucune réponse.

La mission archéologique de Reinach et Babelon

45Pendant cette période d’incertitudes, Xavier Charmes tenta d’appliquer les conseils de Tissot qui préconisait de donner plus d’ampleur à la Mission de Tunisie en envoyant davantage d’archéologues dans la Régence. La Mission de Tunisie était certes au point mort par manque de financements, mais elle existait toujours. En mars 1883, sur les instances de Tissot et de son frère Gabriel Charmes, le directeur du Bureau du secrétariat, nomma Salomon Reinach (1858-1932) membre de la Mission de Tunisie et lui octroya une indemnité annuelle de 5 000 francs⁵⁵. Attiré par Carthage qu’il n’avait pu lui-même fouiller, Charles Tissot mit sur pied le projet d’une vaste exploration de la cité mythique, qu’il ne voulait pas abandonner au cardinal Lavigerie et à ses abbés. Le 17 novembre 1883, le ministère de l’Instruction publique promulgua deux décrets chargeant officiellement Salomon Reinach et Ernest Babelon (1854-1924), attaché au Cabinet des Médailles⁵⁶, d’une mission archéologique en Tunisie⁵⁷. Preuve de l’intérêt que le ministère accordait à ce projet, l’importance des subventions qui leur furent allouées et qui s’élevaient à 6 000 francs pour Reinach et à 3 000 pour Babelon. Si Tissot demanda aux deux savants de fouiller Carthage, il les enjoignit également de parcourir une partie de la Régence pour enrichir l’inventaire des richesses archéologiques du pays (ill. 21). Tissot, qui était à l’origine du projet, avait défini les directions que leurs travaux devraient prendre.

Ill. 21. Carnet d’Ernest Babelon pendant sa mission en Tunisie avec Salomon Reinach en 1883-1884, où sont reproduites des pièces découvertes lors du chantier de fouilles de Zian, inauguré en janvier 1884

46Un de leurs buts était d’effectuer des fouilles à Gightis et à Zian sur le terrain que Charles Tissot avait acheté avant le protectorat. Sur le chemin qui les menait à El Kantara (Meninx) dans l’île de Djerba, à Bou-Ghrara (Gightis) et à Medinet-ez-Zian (Zian), ils visitaient les villes, relevaient les inscriptions et notaient l’emplacement des vestiges. Pendant un mois, ils explorèrent successivement ces trois sites avec l’aide du docteur Vercoutre et de plusieurs soldats français mis à leur disposition par l’armée⁵⁸. Avec leur aide, les deux archéologues complétèrent les travaux que Guérin et Tissot avaient entrepris avant eux dans ces mêmes villes. Ils acheminèrent sur les navires militaires les objets découverts à Tunis. Y figurait une série de statues mises à jour et laissées à Zian par Jules Edmond Pellissier, consul de France à Sousse de 1843 à 1848, et que le bey avait concédées à la France. Ces œuvres furent embarquées sur La Sentinelle et transportées en métropole où elles furent perdues. Reinach et Babelon revinrent à Tunis le 25 février 1884 pour fouiller Carthage selon les conseils de Tissot.

47Rapidement, il s’avéra pourtant que la grande campagne de fouilles envisagée par Tissot à Carthage (ill. 22) serait difficile à mettre en place en raison du morcellement foncier, aspect que Tissot n’avait pas pris en compte lorsqu’il avait mis sur pied leur programme de recherches. Persuadés que leur ordre de mission fonctionnerait comme un passe-droit, Reinach et Babelon pensaient ouvrir des chantiers sur les terrains de leur choix, sans aucune difficulté.

Ill. 22. Ruines des thermes d’Antonin à Carthage photographiées lors de la mission archéologique d’E. Babelon et de S. Reinach en 1883-1884

Ill. 23. Lors des fouilles qu’ils dirigèrent à Carthage, Reinach et Babelon firent creuser deux tranchées où une quarantaine d’ouvriers était quotidiennement employée. Ci-dessus, celle située près du cirque antique

48Le secrétaire général du Gouvernement tunisien, Maurice Bompard, les avait pourtant avertis des difficultés qu’ils risquaient de rencontrer. Reinach et Babelon s’adressèrent tout d’abord au cardinal car celui-ci possédait l’un des terrains qu’ils désiraient fouiller. Le cardinal autorisa Reinach et Babelon à ouvrir leur première tranchée et les recherches débutèrent le 3 mars 1884 (ill. 23). Désireux d’ouvrir d’autres tranchées, notamment à l’endroit où Falbe avait découvert plusieurs objets, les deux savants entamèrent des pourparlers avec les propriétaires et les locataires concernés. Extrêmement réticents, ceux-ci manifestèrent immédiatement leur mécontentement à la résidence générale. Les Français de Tunis conseillèrent aux deux savants de demander l’expropriation des terrains pour cause d’utilité publique afin d’accélérer la procédure⁵⁹. Avant d’appliquer cette recommandation, Reinach et Babelon tentèrent d’obtenir le consentement des agriculteurs mais ceux-ci leur demandèrent des sommes excessives en contrepartie de la perte de leurs récoltes. La résidence n’encouragea pas les deux archéologues dans leur démarche car, si la Tunisie reconnaissait la loi d’expropriation, le résident, Paul Cambon (1843-1924)⁶⁰ qui avait été l’un des promoteurs de l’instauration du protectorat, entendait y avoir recours avec parcimonie. Cambon, qui avait participé au maintien de l’autorité beylicale pour assurer la domination de la France, s’attachait à ménager les susceptibilités locales. Le résident refusa d’entreprendre les expropriations et n’engagea aucune démarche pour faciliter la tâche des deux hommes. Le fonctionnement politique du protectorat avait mal été appréhendé par Reinach et par Babelon qui estimaient que Cambon aurait très bien pu, s’il l’avait voulu, leur donner l’autorisation de pratiquer des sondages même sans l’accord des cultivateurs concernés⁶¹. Finalement, Reinach et Babelon abandonnèrent l’idée de fouiller le terrain où Falbe avait fait des découvertes si intéressantes et ils prirent la liberté d’ouvrir une nouvelle tranchée dans un terrain sans demander l’autorisation de son propriétaire.

49Quelque temps plus tard, des problèmes relationnels surgirent entre Lavigerie et les deux savants. Lavigerie reprocha à Reinach de bafouer le droit de propriété, d’être à l’origine de la hausse des rémunérations demandées par les ouvriers et, enfin, de s’accaparer les objets découverts dans les fouilles⁶². En fait, les Pères Blancs, qui s’étaient attribué le monopole des recherches archéologiques à Carthage, exerçaient par l’intermédiaire du père Delattre une influence extrêmement forte sur les habitants des environs. En arrivant à Carthage, Reinach et Babelon avaient contrarié l’autorité des Pères Blancs et du cardinal. Finalement, Lavigerie s’entendit avec les deux « missionnaires » pour que ceux-ci laissent la moitié de leurs découvertes dans les collections du père Delattre. Ces tensions étaient symptomatiques de l’opposition latente qui caractériserait tout au long du protectorat les relations entre les archéologues au service de la République, envoyés par le ministère de l’Instruction publique, et les hommes d’Église implantés à Carthage.

50S’ils rencontrèrent d’immenses difficultés pour s’entendre avec les agriculteurs, Reinach et Babelon purent néanmoins déblayer deux tranchées, la première sur le terrain du cardinal et la seconde sur celui du propriétaire arabe, en se conformant aux orientations de recherches édictées par Tissot. L’état des connaissances sur l’Antiquité carthaginoise était si approximatif que le premier objectif fut de confirmer l’hypothèse de Tissot selon laquelle la ville punique n’avait pu être détruite intégralement. Les fouilles de la première tranchée leur permirent de confirmer la présence de fondations d’habitations, de puits et de citernes datant de la période punique. Ces restes phéniciens étaient enfouis à une telle profondeur que les ouvriers rencontrèrent des difficultés pour évacuer les terres déblayées. Pour la deuxième fois, les deux archéologues furent confrontés à la réalité du terrain, ce qui entrava le bon déroulement de leurs travaux. Alors que Guérin avait fait état de ce problème dans son ouvrage, Babelon et Reinach n’avaient pas pris ce paramètre en considération et n’avaient donc pas investi dans l’achat de wagonnets pour déplacer la terre.

51Malgré ces complications techniques, leurs recherches s’avérèrent particulièrement fructueuses et leurs trouvailles furent, pour la plupart, envoyées en France à l’exception de stèles puniques offertes au musée Saint-Louis⁶³. L’essentiel fut envoyé à la Bibliothèque nationale, au musée du Louvre et à la bibliothèque de l’Institut, à l’exception de trois grosses statues provenant de Gightis, trop lourdes pour être déplacées.

52Alors que Xavier Charmes et les membres de l’Académie des IBL avaient voulu mettre sur pied un programme de fouilles d’envergure, ils n’avaient su tenir compte ni des contraintes imposées par la législation foncière du pays, ni des réalités techniques de l’archéologie carthaginoise. Si cela eut des répercussions sur le travail de Reinach et de Babelon, l’archéologie tunisienne fit cependant d’importants progrès grâce à eux : leurs travaux avaient notamment permis d’établir une hiérarchie des sites antiques les plus prometteurs.

La création d’institutions patrimoniales

53Trois ans après l’instauration du protectorat, la gestion du patrimoine archéologique était de plus en plus difficile à conduire : le service de Xavier Charmes et l’Académie des IBL, loin de la Régence, ne parvenaient pas à centraliser efficacement les résultats des fouilles et les nouvelles découvertes. La hiérarchie de ces institutions n’était en effet pas suffisamment claire pour les archéologues amateurs. Mis à part les savants envoyés en mission par Charmes, ceux qui pratiquaient des recherches archéologiques ignoraient que leurs conclusions devaient être envoyées au ministère de l’Instruction publique et ils les faisaient donc parvenir au résident. Dans ce cas, celui-ci devait donc les transmettre au Bureau du secrétariat et de la comptabilité. Dès 1883, le résident Paul Cambon⁶⁴, qui jouerait un rôle important dans la mise en place des institutions patrimoniales tunisiennes, ne parvenait plus à gérer les affaires archéologiques, alors en plein essor. Les comptes-rendus des militaires et les lettres de particuliers lui demandant l’autorisation de faire des fouilles lui arrivaient en nombre de plus en plus important. Débordé, Paul Cambon sollicita le ministre de l’Instruction publique pour le décharger de cette encombrante tâche. Cambon lui rappela que, pour concrétiser l’ouverture d’un musée archéologique prévu par le décret de 1882 (cf. infra), les œuvres envoyées des différentes régions de la Régence devaient être classées et cataloguées. Incapable d’accomplir lui-même ce travail, il engagea le ministre à lui venir en aide financièrement et à prendre des « mesures convenables pour canaliser le service des recherches et assurer le classement régulier des objets envoyés à Tunis⁶⁵ ». Pour accéder à la requête de Cambon, le ministre de l’Instruction publique ne se tourna pas vers le service de Xavier Charmes mais s’adressa au Directeur des Musées Nationaux auquel il demanda la nomination d’un conservateur qui aurait la mission d’organiser un musée à Tunis. Pourtant, malgré l’urgence de la situation, le ministère de l’Instruction publique ne désigna pas immédiatement un délégué mais préféra créer une commission au sein du CTHS, destinée à encadrer l’archéologie tunisienne.

Création de la Commission de publication des documents archéologiques de Tunisie

54Le CTHS, qui accordait une place importante à la diffusion des découvertes perpétrées sur le territoire français, se réorganisa pour répondre aux développements de l’archéologie tunisienne : l’arrêté du 12 mars 1883 permit de créer cinq sections parmi lesquelles celle d’archéologie. Mais la création de la section d’archéologie ne suffisait pas car les résultats des recherches effectuées en Tunisie prenaient une trop grande ampleur. Il devint rapidement nécessaire de trouver un moyen de centraliser et de diffuser avec davantage d’efficacité cette manne d’informations. Salomon Reinach souffla à Xavier Charmes les grandes lignes de la réorganisation des organismes institutionnels. Il proposa de fonder un comité sous le patronage du ministère de l’Instruction publique dont le but serait de publier régulièrement et rapidement toutes les découvertes archéologiques faites en Tunisie ; une publication y serait créée dans laquelle seraient imprimés toutes les informations et les comptes-rendus de recherches envoyés par les savants⁶⁶. Charmes reprit la proposition de Reinach dans un « Projet de circulaire touchant l’organisation d’une publication mensuelle destinée à centraliser les découvertes faites par MM. les officiers du Corps d’occupation de Tunisie », daté du 1^er mars 1884⁶⁷ qu’il adressa au ministre de la Guerre pour lui proposer de s’y associer – Charmes estimant que cette réforme faciliterait le regroupement des travaux des militaires. Ce projet se concrétisa le 18 décembre 1884, avec la collaboration du ministère de la Guerre, par un arrêté instituant une « circulaire attachant au Comité une commission chargée d’examiner et de publier les communications relatives à l’archéologie en Tunisie⁶⁸ ». Ce comité, rattaché à la section d’archéologie du CTHS, prit le nom de Commission de publication des découvertes archéologiques faites en Tunisie, mais celle-ci apparaissait régulièrement comme la Commission des documents archéologiques de Tunisie ou, plus simplement, sous l’intitulé de Commission de Tunisie⁶⁹. Elle comptait treize membres, essentiellement des personnalités liées à l’Académie des IBL, parmi lesquelles Renan, Cagnat, La Blanchère, Perrot et Salomon Reinach, au poste de secrétaire⁷⁰. La Commission de publication des documents archéologiques de Tunisie avait certes la mission de diffuser les résultats des travaux et des découvertes archéologiques faites dans la Régence mais, surtout, elle allait orienter la politique patrimoniale tunisienne, en s’imposant comme l’organisme scientifique de référence et comme le conseiller du Bureau du secrétariat.

55En 1885, Desjardins et Perrot qui faisaient partie de la Commission des études du Nord de l’Afrique, créée en 1882 par l’Institut pour organiser les recherches en Algérie, allaient faire en sorte que les documents de cet organisme soient adressés à la Commission de Tunisie. Leur démarche allait provoquer en 1889 le changement de nom et d’attribution de la Commission de publication des documents archéologiques de Tunisie qui allait devenir le Comité de publication des documents archéologiques d’Algérie et de Tunisie puis, en 1893, la Commission de publication des documents archéologiques d’Afrique du Nord. Le bulletin archéologique du CTHS allait devenir son organe essentiel pour la diffusion des travaux des savants. Les membres de la commission allaient durablement influencer les choix de Xavier Charmes, directeur du Bureau du secrétariat et de la comptabilité du ministère de l’Instruction publique au sein duquel ils avaient établi leur siège.

L’envoi d’un délégué pour étudier, sauvegarder, protéger les monuments

56Une fois ces réformes accomplies, Charmes devait remédier aux difficultés que connaissait le résident général à Tunis. Des pourparlers avaient été engagés entre ce dernier et le directeur du Bureau du secrétariat et de la comptabilité pour trouver une solution qui permettrait à la fois de décharger Cambon et de remédier à la dégradation générale du patrimoine tunisien.

57Un an après le rejet de financement de la Mission de Tunisie, Xavier Charmes eut l’opportunité, certainement financière, de nommer à Tunis un délégué du ministère de l’Instruction publique, pour prendre en charge les affaires archéologiques. Avec l’accord du résident, il fondait les administrations de l’archéologie tunisienne ; 1884 fut une année capitale pour la mise en place des institutions en charge du patrimoine tunisien. Il fut décidé que le poste de délégué serait confié à René du Coudray de La Blanchère (1853-1896), agrégé d’histoire, ancien membre de l’École française de Rome et professeur attaché à l’École supérieure des Lettres d’Alger⁷¹. Lié à René Cagnat avec lequel il avait étudié à l’École normale supérieure, élève de Léon Renier et d’Ernest Desjardins, La Blanchère était bien intégré au réseau d’archéologues français travaillant avec l’Académie des IBL.

58En accord avec la Commission de Tunisie et avec la Commission des Voyages et des Missions scientifiques du ministère de l’Instruction publique, René du Coudray de La Blanchère fut officiellement chargé d’une mission en Tunisie par l’arrêté du 10 février 1885 pour « centraliser les travaux scientifiques déjà entrepris, et préparer des recherches nouvelles de l’histoire et des sciences en général⁷² ». Directement placé sous la tutelle administrative du Bureau du secrétariat et donc de Xavier Charmes, La Blanchère fut dès lors considéré comme le représentant du ministre de l’Instruction publique auprès du bey et du résident général, pour tout ce qui concernait les études et les recherches archéologiques. Plus concrètement, La Blanchère, qui déchargeait le résident des affaires archéologiques, était administrativement placé sous les ordres de Charmes mais, scientifiquement, il suivait les recommandations de la Commission de Tunisie qui orientait ses travaux.

59La mission de La Blanchère était fondée sur l’obligation de centraliser tous les travaux et, plus précisément, de regrouper les résultats obtenus par les archéologues afin de les communiquer à la Commission de Tunisie. Les « missionnaires » envoyés par le ministère lui seraient alors confiés pour qu’il facilite leur voyage. Cette centralisation était destinée, d’une part, à améliorer la communication des résultats auprès de l’Académie et de la Commission de Tunisie et, d’autre part, à favoriser la diffusion des récentes découvertes auprès des scientifiques, tout en évitant la perte d’informations que la mauvaise organisation avait jusque-là favorisée.

60Le délégué du ministère prenait par ailleurs en charge une des missions premières des savants envoyés par le ministère : dresser l’inventaire des richesses archéologiques de la Régence. Ce travail devait désormais être assuré par La Blanchère qui n’allait donc pas seulement centraliser les travaux des savants en mission mais qui allait progressivement se substituer à eux. Par ailleurs, sa mission comprenait également la gestion des bibliothèques et des musées de la Régence, ce qui l’amena à fonder la bibliothèque française de Tunis.

61Chargé d’étudier le patrimoine antique, La Blanchère était tenu de se livrer à la recherche des ruines sur tout le territoire. Il en résultait deux types d’activités : organiser des tournées, dans le but d’inventorier les monuments du pays, et, par ailleurs, mettre en place des fouilles pour étudier les sites les plus intéressants. Son ultime objectif était d’assurer la conservation des monuments de la Régence. Charmes invita ainsi La Blanchère :

« à étudier le plus promptement possible et à soumettre au gouvernement tunisien, d’accord avec le Ministre de France […] les mesures qui paraîtront les plus propres à assurer la conservation et l’étude des monuments berbères, puniques, grecs, romains, arabes et turcs de la Régence⁷³ ».

62La Blanchère était certes officiellement délégué par le ministère de l’Instruction publique auprès du bey et du ministre résident mais il était avant tout l’instrument de l’Institut de France et de l’Académie des IBL. Or, régulièrement, les « missionnaires » communiquaient directement leurs comptes-rendus aux membres de l’Académie ou de la Commission de Tunisie, sans se soucier de les transmettre à La Blanchère. Ce dysfonctionnement handicapait sérieusement le travail de La Blanchère qui, n’obtenant pas les informations contenues dans ces rapports, ne pouvait les intégrer à son inventaire patrimonial. Ces difficultés de fonctionnement sont révélatrices de la domination de l’Académie des IBL sur l’archéologie tunisienne et témoignent également des ajustements institutionnels que devait subir un service fondé par la France dans un pays sous protectorat, en particulier lorsque les directives émanaient de plusieurs autorités.

Un service chargé du patrimoine de la Tunisie : des fonctions délicates à définir

63Dans l’ordre de mission de La Blanchère, Xavier Charmes rappelait, que si « le gouvernement beylical juge[ait] à propos d’établir un service pour l’exécution de ces mesures », le délégué du ministère devrait se mettre à la disposition des autorités tunisiennes. Pour que le processus de centralisation et d’inventaire confié à La Blanchère réussisse, un tel service paraissait être l’outil le plus approprié. Or, le ministère de l’Instruction publique n’avait pas la possibilité de créer lui-même le département d’une administration appartenant à un pays sous protectorat. L’initiative devait en revenir à la résidence et être signée par le Gouvernement beylical – qui n’avait certes aucun pouvoir mais qui apposait cependant son sceau sur tous les décrets. Pour parvenir à ses fins et mettre en place un organisme chargé de prendre en charge la gestion de l’archéologie, Xavier Charmes était donc tenu d’interférer auprès de la résidence. Un mois seulement après la nomination de La Blanchère, le Journal Officiel de Tunisie (JOT) publiait le décret du 8 mars 1885 officialisant la création d’un Service des antiquités, Beaux-Arts et Monuments historiques. Ce texte confiait à ce Service l’étude, le classement ainsi que la conservation des monuments et des œuvres d’art ayant un caractère historique. Il entérinait par ailleurs la création d’un musée où les travaux et les découvertes des savants seraient réunis. Le même JOT annonçait la nomination de La Blanchère au titre de directeur des antiquités, Beaux-Arts et Monuments historiques en Tunisie⁷⁴. Vraisemblablement conçu par La Blanchère et par le résident, les deux décrets ne satisfirent pas Xavier Charmes qui en eut connaissance seulement après leur publication. Dès lors, Charmes manifesta sa désapprobation à son délégué, La Blanchère, de ne pas voir « figurer dans ce titre, un seul mot qui précise le lien très étroit cependant, qui rattache votre mission à la direction du secrétariat⁷⁵ ». Une discussion s’engagea dès lors autour de l’intitulé définitif que l’on entendait donner au Service chargé de protéger les Monuments historiques de la Régence.

64Malgré la publication officielle de ces décrets, Charmes décida d’imprimer sa vision aux institutions patrimoniales tunisiennes ainsi qu’aux futurs textes de loi en préparation. Il commença donc par remettre en question les termes des deux premiers décrets. Dès la fin du mois de mars 1885, une discussion s’engagea entre Paul Cambon, Xavier Charmes et René du Coudray de La Blanchère. Charmes refusait que l’organisme dont La Blanchère aurait la charge porte le nom de Service des antiquités, des Beaux-Arts et des Monuments historiques, tel que le décret du 8 mars 1885 l’avait formulé. Il craignait que l’introduction du terme « Monument historique » provoque l’intervention de la Commission des Monuments historiques et il préférait donc limiter ses attributions à la gestion du patrimoine de l’Antiquité. À l’inverse, Paul Cambon estimait qu’il était nécessaire que le Service porte ce nom même si, en France, ces prérogatives relevaient d’administrations différentes⁷⁶. L’organisation du service tunisien ne pouvait être calquée sur celle de la métropole car le protectorat avait ses propres spécificités de fonctionnement. Selon P. Cambon, il était inutile que la Commission des Monuments historiques et le Bureau du secrétariat et de la comptabilité envoient chacun leur propre délégué dont les fonctions se chevaucheraient inévitablement. Le délégué du Bureau du secrétariat pourrait bien assurer la protection des monuments postérieurs à la période antique sans que la Commission des Monuments historiques ait à envoyer son représentant. Selon Cambon, le système particulier du protectorat autorisait le Service à s’occuper autant du patrimoine de l’Antiquité que du patrimoine islamique. C’est pourtant Charmes qui parvint à imposer son point de vue. En janvier 1886, fut publié un décret qui modifiait le nom du Service des antiquités, Beaux-Arts et Monuments historiques, institué en mars 1885, par celui de Direction des antiquités et des arts qui appliquerait « son action dans les limites indiquées par cette nouvelle dénomination⁷⁷ ».

Le Service des antiquités et des arts : une double direction complexe

65Lorsque le délégué du ministre de l’Instruction publique, La Blanchère, fut nommé le 8 mars 1885 directeur du Service des antiquités, Beaux-Arts et Monuments historiques de la Régence de Tunis, son statut évoluait : il était officiellement devenu chef d’un service qui dépendait directement du Gouvernement beylical et, plus précisément, du résident. En conséquence, La Blanchère était à la fois sous la tutelle du ministère de l’Instruction publique, et plus précisément du Bureau du secrétariat, pour centraliser les travaux des savants envoyés par la France, et sous celle de la résidence générale à Tunis, comme directeur d’un service beylical. Charmes tenait à ce que La Blanchère respecte strictement l’ambivalence de ses fonctions Dans le cadre du protectorat, le Gouvernement tunisien gardait officiellement son autonomie et promulguait lui-même la législation du pays mais, concrètement, les lois étaient toujours dictées et imposées par la France. Dans les affaires patrimoniales, il était nécessaire que les attributions de chaque partie soient strictement observées afin que les décisions officielles ne soient pas légalement contestables.

66Au cours du premier semestre 1885, La Blanchère organisa le Service des antiquités et, avec la somme de 11 000 francs allouée par le ministère de l’Instruction publique, il put installer le service, financer les premières fouilles et recruter du personnel. Grâce aux subventions du ministère, il recruta en février 1886, Emmanuel Robin, licencié en droit, qui fut attaché au poste de secrétaire du service⁷⁸. Toutefois, Xavier Charmes refusait de financer le traitement d’un attaché permanent, comme l’avait suggéré le résident, car il estimait que ses travaux pourraient être exécutés plus efficacement par les « missionnaires » du ministère⁷⁹. Finalement, sur les instances de La Blanchère, le Gouvernement tunisien nomma en octobre 1886 pour deux ans Ludovic Reynier, un ancien élève de la faculté de Bordeaux, au poste d’attaché du Service des antiquités⁸⁰.

67Jusqu’en 1888, La Blanchère travailla avec ses deux collaborateurs dans le but de mettre sur pied le musée archéologique que la loi du 7 novembre 1882 avait prévu de créer. Le processus de nomination des membres du Service des antiquités et des arts était complexe. Le pouvoir de décision était concentré dans les mains de Charmes qui parvenait souvent à imposer ses points de vue au résident. Le Bureau du secrétariat gardait la main sur l’orientation de la politique du Service des antiquités essentiellement parce qu’il le finançait. À ses débuts, le Service des antiquités était en effet entièrement financé par le ministère de l’Instruction publique. En 1885, Charmes fit attribuer au Service 25 000 francs, une somme relativement importante représentant environ un tiers de la subvention votée par la Chambre des Députés pour la création de la mission du Caire en 1883. C’est donc Xavier Charmes qui, en tant que bailleur de fonds, définissait les orientations scientifiques et administratives du Service des antiquités. En 1886, Charmes bénéficia à nouveau de 25 000 francs attribués par le ministère de l’Instruction publique tandis que la résidence participait au budget de 1886 à hauteur de 2 500 francs. Pour l’année 1886, grâce aux reliquats du budget de 1885, La Blanchère bénéficiait d’une somme de 38 268,10 francs dont il prévoyait d’utiliser 33 680 francs.

68Si la partie destinée au paiement du personnel était importante, celles consacrées à la bibliothèque et au musée étaient réduites. Or, Charmes souhaitait que La Blanchère débloque davantage de fonds pour l’organisation du musée ainsi que pour le paiement des « missionnaires » envoyés par le ministère. Pour La Blanchère, les sommes destinées aux « missionnaires » seraient mieux utilisées si elles étaient consacrées à recruter un nouvel employé, attaché de façon définitive au Service. Charmes et La Blanchère s’affrontèrent durement sur ce point, ce dernier allant jusqu’à menacer de démissionner. Parallèlement, Justin Massicault, le remplaçant de Paul Cambon au poste de résident général de 1886 à 1892, qui considérait que l’archéologie était un luxe pour la Tunisie, menaça de baisser la subvention de la Tunisie. Si cette mesure était adoptée, elle ne permettrait plus de financer en 1887 le salaire d’un attaché au Service des antiquités. Finalement, Massicault ne mit pas sa menace à exécution et alloua 5 000 francs au Service des antiquités pour l’année 1887 tandis que Charmes céda aux desiderata de son délégué et accepta la nomination d’un attaché pour les deux années à venir.

69La Blanchère allait pouvoir profiter annuellement d’un budget d’environ 30 000 francs pour faire fonctionner le Service des antiquités et des arts, une somme composée de 25 000 francs alloués par le ministère de l’Instruction publique et de 5 000 francs par la résidence (la somme attribuée par la résidence allait pourtant varier d’une année sur l’autre). Cela représentait une somme relativement confortable permettant de rémunérer le personnel, de régler les frais de voyages des savants envoyés en mission par le ministère, de payer les missions d’exploration du personnel dans tout le pays, mais aussi de financer la création et l’installation de la bibliothèque et du musée.

70Toutefois, jusqu’en 1888, aucune fouille n’avait été entreprise alors qu’il restait à La Blanchère des subsides non négligeables. Pour accomplir sa mission, La Blanchère estimait qu’il devait pouvoir effectuer des fouilles et ne pas se contenter de faire des tournées trop peu enrichissantes scientifiquement. De plus, le manque de personnel freinait selon lui son action qui s’en trouverait encore plus ralentie lorsque le musée ouvrirait ses portes en 1888, notamment parce que les allocations ne permettraient pas d’employer un conservateur dont la présence était pourtant indispensable. Averti que ni la résidence ni le Parlement français ne débloqueraient cette somme, La Blanchère imagina avec Massicault de solliciter les particuliers et les grandes villes de France pour qu’ils offrent des subsides en échange « de moulages, de fac-similés, d’estampes […] d’une portion des objets découverts dans les fouilles faites en leur nom⁸¹ ». Avec l’assentiment des ministres de l’Instruction publique et des Affaires étrangères, La Blanchère s’adressa à la plupart des grandes villes de France et reçut 10 150 francs de dons, essentiellement composés de 10 000 francs attribués par la Ville de Paris⁸². Avec ces subventions, La Blanchère ouvrit plusieurs chantiers de fouilles à Gafsa, à Tabarka, à Bulla Regia et à Sousse et il finança le détachement des panneaux de céramique qui décoraient les anciens appartements des femmes au palais du Bardo⁸³. Cette expérience originale dans l’histoire du « mécénat culturel » ne serait cependant pas renouvelée, du moins jusqu’en 1920.