Préface

1L’ouvrage de Myriam Bacha excède largement les limites que suggère son titre et ouvre de vastes perspectives de réflexion et de recherche. En effet, ce sont les questions fondamentales de la définition du patrimoine et de sa gestion par une puissance coloniale qui sont ici posées sous la forme d’une véritable chronique, nourrie aux sources des archives officielles et des correspondances échangées par les acteurs de cette aventure. Des sites et monuments, des institutions et des hommes sont confrontés à une exigence nouvelle dans un pays soumis à un régime colonial : la création par les instances dirigeantes françaises du Service des antiquités et des arts de la Régence de Tunisie.

2Le traité du Bardo, conclu le 12 mai 1881, marque un tournant décisif dans la conquête de l’Afrique du Nord, envisagée dès la première entreprise française dirigée contre l’Algérie en 1830. Les campagnes militaires conduites dans ces deux pays du Maghreb s’inscrivent dans une politique orientale de la France dont les orientations ont été définies par Napoléon I^er et maintenues dans leurs grandes lignes par les gouvernements successifs. Dans le cas de l’Algérie et de la Tunisie, une mission scientifique est attachée à l’expédition militaire, sur le modèle d’une formule inaugurée par la célèbre Expédition d’Égypte de Bonaparte et reproduite de la Grèce à l’Afrique du Nord jusqu’au Proche-Orient tout au long du XIX^e siècle. Parmi les sciences sollicitées, l’archéologie occupe une place de premier plan et suscite l’intérêt conjoint des ministères de la Guerre et de l’Instruction publique-Beaux-Arts, et plus particulièrement de l’Académie des inscriptions et belles-lettres qui conçoit le programme scientifique des différentes expéditions. Cette association de la science et de la politique se manifeste encore au moment de l’élaboration de la Mission de Tunisie conçue en 1880 par Xavier Charmes (1849-1919), directeur du Bureau du secrétariat et de la comptabilité au ministère de l’Instruction publique, qui, jusqu’en 1897, est l’instigateur d’une véritable politique archéologique française en Méditerranée par la création d’institutions d’enseignement et de recherche en Égypte, en Afrique du Nord et en Perse. C’est l’un des grands mérites de M. Bacha d’avoir mis en évidence le rôle de cette figure centrale de la III^e République, tout particulièrement dans la mise en place du Service des antiquités et des arts à Tunis. Seul le travail considérable d’exploration et d’exploitation des archives de tous ordres a pu permettre de proposer l’histoire d’une institution très représentative du fonctionnement de l’administration coloniale, en dégageant ses perspectives comme ses difficultés. Pour être institutionnelle, cette histoire est loin d’être froide et désincarnée puisqu’elle est fondée sur l’analyse rigoureuse de l’œuvre des directeurs successifs du Service des antiquités et des arts à partir de la documentation administrative et des correspondances professionnelles ou privées. Ainsi, se dessinent les personnalités de R. du Coudray de La Blanchère (1853-1896), Paul Gauckler (1866-1911) et Alfred Merlin (1876-1965), tous trois pionniers engagés dans une entreprise inédite et exemplaire du projet colonial, dans la mesure où elle fait advenir la notion de « patrimoine monumental » de Tunisie et inaugure la mise en place d’institutions et d’une législation de protection et de sauvegarde. Ces dispositions constituent une nouveauté féconde, si l’on se reporte à la situation du patrimoine antique et arabe dans l’Algérie des années 1870 dont les savants allemands – Théodore Mommsen (1817-1903) le premier mais Adolf Schülten (1870-1960) aussi bien – ne manquent pas de dénoncer avec véhémence l’état de dégradation. La conquête de la Tunisie et l’instauration d’un protectorat ont des conséquences positives et immédiates sur l’organisation de l’enseignement et de la recherche sur le patrimoine monumental en Algérie, puisque c’est en 1881 que R. La Blanchère, à l’issue de son séjour à l’École française de Rome (EFR), est affecté à l’École supérieure des Lettres d’Alger tout récemment créée. L’exemple du Service des antiquités et des arts de Tunisie rejaillira non seulement sur les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient soumis à l’autorité française mais sur la métropole elle-même : en effet, l’organisation et la législation de l’archéologie en France ne sera mise en place qu’en 1941-1942 à l’initiative de Jérôme Carcopino (1881-1970), A. Merlin et Albert Grenier (1878-1961), qui, tous trois anciens membres de l’École française de Rome, ont séjourné et travaillé en Algérie et Tunisie. L’un des points forts de l’ouvrage de M. Bacha est d’ailleurs de mettre en pleine lumière les liens étroits qui s’établissent dès le début du protectorat entre l’EFR et le Service tunisien.

3Les trois directions envisagées ici correspondent à trois étapes de l’existence du Service qui s’impose progressivement et difficilement dans les deux premières phases. Si les directeurs partagent la même spécialité –l’archéologie classique –, un trait de leur action fait la spécificité de P. Gaukler et d’A. Merlin, dont M. Bacha met en évidence, dans le titre même des 2^e et 3^e parties, la part qu’ils prennent à « la reconnaissance officielle du patrimoine arabe ». Sur ce point, l’enquête minutieuse et attentive conduite par M. Bacha dans les archives permet de nuancer et même de corriger certaines idées reçues : les efforts pour intégrer le patrimoine architectural arabe dans les attributions du Service et les actions concrètes pour le protéger et le mettre en valeur sont engagés très tôt et demeurent constants. La grande figure qui incarne cette orientation est sans conteste celle de l’architecte Henri Saladin (1851-1923). Autre question le plus souvent trop vite réglée et clairement posée ici, celle de l’ « instrumentalisation » de l’archéologie et des archéologues par les politiques qui poursuivent l’organisation d’un système colonial. Là encore, les archives parlent et convient à des appréciations prudentes et nuancées : les directeurs sont soumis à des difficultés d’ordre multiple, provoquées par les différentes instances ministérielles concurrentes et éloignées du terrain de leur action, par l’exiguïté du budget accordé et l’exigence de la collaboration avec la société civile comme avec l’armée. La position des directeurs est délicate puisqu’ils sont contraints à un jeu subtil qui leur permette d’imposer progressivement la nécessité et l’utilité de leur service.

4Parmi les riches apports de cette monographie sur le Service tunisien, soulignons la part que M. Bacha accorde non seulement aux travaux assumés par le Service (inventaires, organisation du musée du Bardo, fouilles de sites antiques, restaurations …), mais aussi et au même titre aux moyens mis en œuvre pour leur plus grande diffusion : c’est ainsi, par exemple, que les Expositions universelles tiennent une place importante et constante. L’enjeu touristique représenté par les grands sites antiques (en particulier Dougga) et les prestigieux monuments arabes apparaît clairement et rapproche le Service tunisien des surintendances italiennes de Lybie. Quant aux autres contributeurs à la connaissance du patrimoine monumental tunisien, ils sont replacés dans cette histoire de la recherche – amateurs, soldats et officiers, associations et sociétés savantes, fonctionnaires du Service des travaux publics …

5Cette remarquable et exemplaire étude invite à suivre les pistes qu’elle a ouvertes et doit encourager de nombreux chercheurs à l’exploration d’archives qui recèlent de nombreuses clefs pour mieux appréhender des pans encore obscurs de l’histoire moderne et contemporaine.