1Après avoir analysé les filières d'excellence et la manière dont elles sont peuplées en cette fin de XX^e siècle, il semble souhaitable de revenir sur les modalités de l'insertion des élites scolaires dans l'économie, dans la société et dans l'État au terme de leurs études. Car, comme pour les périodes précédentes, les étudiants maghrébins des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ne peuvent s'abstraire du poids de la famille et de ses stratégies de réussite. Mieux encore, en ces temps durs pour les étudiants maghrébins, dont une grande partie d'entre eux ploie sous la menace d'un chômage de masse à la mesure de la fermeture de l'État saturé, les stratégies familiales sont d'une importance accrue. Si le système scolaire a été en quelque sorte verrouillé et placé sous le signe de la dualité, encore faut-il pouvoir assurer à ses enfants de passer du bon côté. Dans cette bataille pour la perpétuation, ou au contraire pour l'ascension des familles, le poids du capital culturel semble avoir pris une place déterminante. Le poids du capital économique n'est d'ailleurs pas moins important à l'heure de la diminution des bourses, du développement de l'enseignement privé et du renchérissement du coût des études à l'étranger.

2Dans ce qui constitue une véritable bataille des familles pour la réussite sociale, la génération des étudiants formés durant la période 1960-1975, qui sont les parents des étudiants d'aujourd'hui, part avec de nombreux atouts. Cultivée, diplômée, ouverte sur l'étranger, dotée de fonctions de pouvoir et parfois de capital économique conséquent, elle est à même d'orienter, de pousser et de placer ses enfants tout au long de leur période de formation et lors de leur entrée sur le marché de l'emploi. C'est qu'en effet, cette question de l'emploi (ou des débouchés) a une importance cruciale dans le Maghreb d'aujourd'hui. Exister socialement, gagner son autonomie, c'est d'abord obtenir un emploi, ce qui est réservé au petit nombre, a fortiori quand l'emploi débouche sur une véritable fonction. C'est d'abord sur cette question que nous nous interrogerons.

3Ensuite se pose la question des alliances familiales qui, à l'heure de la formation de masse des jeunes filles d'une part et de l'enrichissement et du reclassement d'un nombre limité mais non négligeable de familles dans le cadre du libéralisme économique, garde toute son acuité. Il s'agit donc non seulement de doter ses enfants, garçons et filles, de diplômes, de les munir d'un emploi, mais aussi d'assurer leur mariage pour préserver et consolider cet investissement de long terme. De ces stratégies et de ces alliances doit sortir la classe dirigeante du prochain demi-siècle, très certainement déjà élaborée en grande partie.

4Enfin se pose le rapport à l'État, garant de la préservation de l'investissement et du patrimoine des familles aisées, mais encore et toujours pourvoyeur de nombreuses fonctions de pouvoir. L'État au Maghreb, à défaut d'être État providence, reste un État très puissant qui lient largement sous son contrôle le secteur économique encore peu émancipé. C'est dans ce cadre que nous analyserons la question des corps d'État qui dirigent (ou aspirent à le faire) la machine étatique. Enfin, pour poursuivre l'analyse entamée pour les premières décennies de l'indépendance, nous donnerons un aperçu du personnel politique dirigeant le Maroc et la Tunisie dans les années quatre-vingt-dix, en particulier les ministres des gouvernements dits « technocratiques ».

1. Les élites échappent au chômage des diplômés

5Le problème du chômage des diplômés se pose au Maroc depuis le début des années quatre-vingt (dès 1983 pour les littéraires, à partir de 1987 pour les scientifiques), et en Tunisie depuis le milieu de cette décennie, période qui correspond à la fermeture de l'État, jusque-là premier pourvoyeur d'emplois pour cette catégorie de la population. Or, sous le coup des Plans d'ajustement structurel (1983 au Maroc, 1986 en Tunisie), et de la crise économique mondiale, le secteur privé a été incapable de prendre la relève de l'État, et ce d'autant plus que malgré les discours, le retrait de l'État du secteur économique s'est opéré à vitesse d'escargot. En 20 ans, ce chômage des diplômés est devenu un phénomène de masse dont les gouvernements ont fini par reconnaître la réalité. Au tournant des années quatre-vingt-dix, Hassan II confie à l'économiste de l'USFP Habib el Malki la tâche de diriger un nouvel organisme public, le Centre national de la Jeunesse et de l'Avenir (CNJA). Celui-ci dresse rapidement le constat que le Maroc compte plus de 100 000 diplômés au chômage (tous types de diplômes confondus). En 1999, ils dépassaient les 220 000. À Tunis par ailleurs, le président Ben Ali organise « pour la première fois en Tunisie en 1993 une campagne nationale pour inciter les employeurs du secteur privé à recruter des diplômés de l'université ». La Tunisie comptait alors 3 300 demandes d'emplois de diplômés du supérieur non satisfaites, qui ont été résorbées par cette campagne. En mars 1998, le stock s'était reconstitué et avait même été multiplié par 6 pour atteindre 21 500 diplômés chômeurs.

6Cette question lancinante qui alimente à la fois la vie sociale et politique au Maghreb depuis près de deux décennies a aussi suscité une multitude de contributions plus ou moins scientifiques, sur le thème de « l'adéquation entre la formation et l'emploi ». Pourtant, par-delà la réalité massive de ce phénomène et ses conséquences de tous ordres, le chômage des diplômés touche de manière extrêmement inégalitaire les différentes catégories de diplômés. L'enquête réalisée par V. Geisser et S. Ben Sédrine pour la Tunisie a montré, pour s'en tenir aux diplômés de l'enseignement supérieur, que le chômage touchait très inégalement les différentes populations étudiantes, en fonction de leur lieu de formation, du niveau de leur diplôme et de leurs disciplines de formation. Ce chômage touche en effet d'abord les titulaires d'une maîtrise (les diplômés d'un III^e cycle l'étant beaucoup moins) et dans une proportion de 70 % les diplômés des disciplines littéraires, des sciences humaines et sociales (économie, droit et gestion). En définitive, sont d'abord touchés par ce type de chômage les diplômés qui proviennent des facultés-casernes, à l'exception notoire des facultés scientifiques, qui débouchent plus facilement sur l'enseignement (secondaire et supérieur). L'enquête souligne cependant que les diplômés de l'étranger sont largement épargnés par ce chômage, en particulier ceux qui reviennent de France...

7Le chômage des diplômés en Tunisie comme au Maroc peut s'expliquer de manière mécanique. Le rapport de l'évaluation de la première année du VIII^e Plan tunisien en 1992 avait cerné le problème de manière précise. L'enseignement supérieur tunisien produisait vers 1992 20 000 diplômés par an. Or, à cette date et depuis une quinzaine d'années, l'économie tunisienne créait en moyenne de 40 000 à 50 000 emplois par an. Ces emplois étaient créés à 52 % d'abord par l'administration (qui connaît un taux d'encadrement de 7 %) puis par l'industrie manufacturière à hauteur de 30 %, et par le tourisme à hauteur de 10 %. Or, ces deux secteurs avaient en 1992 un taux d'encadrement de 3 %. Au total, si l'on compte que 7 % au maximum des emplois créés sont des emplois d'encadrement, cela constitue 3 000 emplois quand il en faudrait 6 à 7 fois plus. De ce fait, le piston, les relations ou les interventions jouent un rôle déterminant (la problématique est identique au Maroc), et la majorité des diplômés n'a pour perspective que le chômage ou le déclassement (même pour les étudiants en médecine parfois contraints de changer de filière en cours d'études), en particulier dans ce que V. Geisser qualifie « d'emplois d'attente ».

8Toutefois, en Tunisie, la formation a pour contrepartie que plus elle est élevée, plus elle procure d'opportunités de décrocher un emploi. L'enquête de V. Geisser constate que les diplômés d'un III^e cycle du supérieur sont peu concernés par le chômage, et ce quel que soit leur pays de formation. Les besoins locaux de la Tunisie en personnels hautement qualifiés expliquent cette situation, en particulier à l'université qui doit absorber une population étudiante en forte croissance. Telle n'est en revanche pas du tout la situation au Maroc.

9Tandis que l'enquête du CNJA de 1991 donnait à voir une situation comparable à celle que nous venons d'évoquer pour la Tunisie, c'est-à-dire où le diplôme le plus élevé permet d'accroître ses chances sur le marché de l'emploi, le rapport de synthèse « Activité, emploi et chômage » publié en 1997 par la direction de la Statistique laisse apparaître une évolution catastrophique du marché de l'emploi pour les diplômés du supérieur. « Les jeunes ayant des diplômes semblent vulnérables par rapport à ceux qui en sont dépourvus », écrit Kamel Mellakh pour commenter l'enquête de 1997. En effet, elle montre que durant les années quatre-vingt-dix, une véritable inversion s'est opérée en défaveur des diplômés les plus qualifiés. Alors que la moyenne nationale du taux de chômage des urbains était de 16,9 % en 1997, celle des diplômés de l'enseignement supérieur était de 30,5 %, à quasi-égalité devant les diplômés du secondaire (32,3 %), mais loin devant les diplômés techniciens et cadres moyens à 15 %. Ainsi, parmi la population urbaine au chômage en 1997, la proportion des diplômés de l'enseignement supérieur était de 30,5 %, un poids très nettement supérieur à leur poids réel dans la société marocaine, fût-elle urbaine.

10Là encore, comme en Tunisie, les diplômés des facultés-casernes tiennent les premières places, en particulier la pléthore des étudiants formés dans les facultés de sciences humaines, économiques et juridiques. La situation est d'autant plus grave au Maroc que les scientifiques, y compris ceux des écoles d'ingénieurs et a fortiori des facultés scientifiques, sont compris dans cette population exclue du marché de l'emploi. Mieux, les titulaires d'un III^e cycle sont au premier rang de l'exclusion des postes. Cette situation s'explique en partie par le blocage des recrutements universitaires durant les années quatre-vingt-dix. Après la vague massive de recrutement des années quatre-vingt, qui a permis de remplacer les derniers coopérants du supérieur, l'université marocaine a compté 10 000 enseignants marocains titulaires, jeunes pour la plupart. À partir de là et pour longtemps, les recrutements à l'université se font au compte-gouttes, le plus vieil universitaire marocain n'ayant en 1994 que 62 ans.

11Cette situation explique la révolte menée durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix par les « docteurs au chômage » qui ont, pendant plusieurs années, organisé des sit-in permanents dans Rabat. Le plus important est celui qui a eu lieu depuis 1997 devant le Parlement à Rabat, avenue Mohammed V. Driss Basri est intervenu une première fois pour attribuer des postes à quelques centaines d'entre eux en 1998. Puis le groupe s'est reconstitué, étoffé, et le nouveau camp de fortune de l'avenue Mohammed V a été une nouvelle fois résorbé parce que le gouvernement a embauché les quelques 800 demandeurs d'emplois à l'automne 1999. Mais rien n'est réglé cependant, comme l'atteste la très grosse manifestation du mercredi 27 octobre 1999 à Rabat, qui rassembla près de 4 000 diplômés à la recherche d'un emploi, venus de tout le pays. La situation peut d'ailleurs difficilement être résolue par une politique d'emplois publics (qui répond au demeurant aux vœux de ces diplômés), tant le phénomène est d'importance. Kamel Mellakh relève que ce sont près de 84 % des sortants d'une formation universitaire et supérieure qui sont au chômage depuis une année au moins en 1997... Or, le secteur économique, pas plus qu'en Tunisie, n'est capable de les absorber. Pire, les chefs d'entreprises considèrent que ces diplômés ne répondent à aucune exigence du travail en entreprise. Si les premiers sortants de l'ENIT ou de l’ISCAE leur semblent dignes d'intérêt, les autres, a fortiori les diplômés de sciences économiques qui ne savent ni rédiger ni vraiment communiquer en français (qui reste la langue de travail du secteur privé) et qui ont une maîtrise médiocre de l'arabe et des connaissances économiques théoriques et non opérationnelles, ne les intéressent guère... Ils considèrent même qu'il est plus facile de former sur le tas des gens moins diplômés que de reprendre à zéro une formation largement inadaptée.

Le chômage épargne les élites scolaires

12Cette plaie du chômage des diplômés touche aussi dans une moindre mesure les filières d'élite. On a vu que certains lauréats de l'ENIT à Tunis à la fin des années quatre-vingt comme ceux de l'EMI depuis 1998 se heurtent à un problème de placement à la sortie de leurs études. De même, les jeunes diplômés en médecine, en particulier en Tunisie, sont eux-mêmes touchés par la menace du chômage, ou à tout le moins sont menacés de revenus très faibles du fait de la situation du marché médical. Pourtant, par-delà ces faits, il semble que les diplômés des filières d'élite soient beaucoup moins concernés que les autres diplômés par le chômage des cadres. Dans son enquête sur les diplômés de retour en Tunisie après des études à l'étranger, V. Geisser a constaté l'inégalité des diplômés tunisiens devant l'emploi.

13Il cible tout d'abord les titulaires d'une maîtrise de l'université tunisienne comme les premières victimes du chômage des cadres. Ensuite viennent les diplômés tunisiens formés dans les autres pays arabes, en particulier au Maroc. À une troisième place viennent ensuite les sortants des instituts et des Grandes Écoles, qui souffrent moins que les diplômés de la voie universitaire. Enfin, les plus favorisés sur le marché de l'emploi des cadres tunisiens sont les étudiants revenant de France, ou secondairement d'Allemagne et d'Amérique du Nord, surtout quand ils sortent d'une Grande École. Cette pyramide de l'insertion professionnelle n'est pas sans rappeler celle que nous avons élaborée dans la hiérarchie des établissements supérieurs, et qui s'accompagne d'un déplacement du centre de gravité social, au fur et à mesure que l'on monte dans cette hiérarchie.

14Pour illustrer les opportunités d'emplois qui s'offrent aux diplômés des meilleures filières, nous voudrions prendre l'exemple de la filière des Hautes études de management et de gestion. La première vertu des études supérieures commerciales au sein des Grandes Écoles du Maghreb, et a fortiori de l'étranger, est en effet qu'elles permettent à leurs lauréats de trouver un emploi. À l'inverse des facultés de sciences économiques du Maghreb, les Grandes Écoles ne produisent guère de chômeurs diplômés. Les diplômés issus des Hautes études commerciales, quoique de niveaux scolaires très hétérogènes, sont spécialement formés dans les langues étrangères, et ont appris les arcanes de la gestion et de l'informatique. Mieux formés au plan pratique, ayant effectué des stages en entreprises, aptes à rédiger en français voire en anglais, ces diplômés n'ont guère de problème pour trouver un emploi tertiaire de cadre dans le secteur privé. Ils sont aussi certainement mieux à même de trouver un emploi que leurs collègues ingénieurs, en particulier ceux qui sont issus des petites écoles d'ingénieurs du Maghreb.

15Certes, les Hautes études commerciales offrent des formations extrêmement hétérogènes. Il y a certainement peu de rapport entre le diplômé d'HEC Paris et celui de l'école privée d'HEC Rabat. Les diplômés des Grandes Écoles françaises et des MBA nord-américains sont en position de supériorité incontestable sur le marché de l'emploi au Maghreb. Mais c'est à ce niveau qu'intervient la question de l'origine sociale et familiale des diplômés.

Des emplois réservés ?

16Au Maghreb, le diplôme n'est qu'un élément parmi d'autres dans le recrutement des cadres. Le poids et la surface économique des familles est une composante fondamentale qu'il faut garder à l'esprit. Pour caricaturer, le diplômé d'HEC Rabat issu d'une famille d'entrepreneurs aisés et influents a plus de chance de monter dans la hiérarchie du pouvoir économique que le diplômé d'HEC Paris issu d'une famille modeste. En d'autres termes, l'avenir professionnel des « héritiers » diplômés - parce que telle est la coutume en cette fin de siècle - est de toute manière assuré. Cela dit, il se trouve que la très grande majorité des diplômés des Hautes études commerciales du Maghreb sont issus de familles de la classe dominante (y compris à l'IHEC Tunis où l'analyse de l'origine sociale des étudiants nous a montré le caractère socialement de plus en plus sélectif de cette école).

17Cette situation n'est au demeurant pas propre au Maghreb. Elle a été pointée par P. Bourdieu en France :

« Les adolescents de la bourgeoisie d'affaires qui se voient exclus des institutions les plus hautes scolairement [...] doivent, pour contourner l'obstacle scolaire, s'orienter vers les secteurs les moins autonomes et les moins contrôlés scolairement de l'espace scolaire, c'est-à-dire vers les écoles refuges qui se sont multipliées au cours de ces vingt dernières années, surtout dans le domaine de la gestion ».

18Il semble que cette situation nullement spécifique (mais néanmoins assez nouvelle au Maghreb) soit encore surdéterminée au Maroc et en Tunisie du fait de l'importance des structures familiales (voire tribales) et néo-patrimoniales du capitalisme local. Cette situation est cependant assez nouvelle dans la mesure où les ingénieurs des années soixante et soixante-dix, socialement plus diversifiés, se voyaient offrir de réelles opportunités de carrière, en particulier au sein de l'État national en construction. Cette période du début des indépendances peut apparaître avec le recul comme l'apogée d'une méritocratie scolaire au Maghreb aujourd'hui étouffée. Mais cette situation n'est pas non plus inédite au Maghreb, dans la mesure où le passage des héritiers par les écoles privées de gestion n'est pas sans rappeler celui des « fils de notables » par les sections commerciales des collèges musulmans du Maroc sous le protectorat.

19Pour les rescapés de la méritocratie, et notamment les diplômés formés en Europe ou aux États-Unis (on pense ici aux ingénieurs tunisiens boursiers formés dans les universités américaines de 1981 à 1995), le choix du retour est une question éminemment délicate. Confrontés à la préférence généralisée des héritiers (fussent-ils moins diplômés), à l'arbitraire de certains dirigeants imbus de leur pouvoir népotique, au problème du financement de leurs projets d'entreprises (les « crédits jeunes promoteurs » au Maroc ne permettent guère de se lancer dans l'entreprenariat) et déconcertés par des méthodes de gestion et de travail si différentes de celles qu'ils ont intégrées lors de leurs expériences professionnelles à l'étranger, nombre d'entre eux préfèrent rester au Nord, ou même rebroussent chemin. Cela explique en partie que moins de la moitié des ingénieurs tunisiens formés aux États-Unis durant les années quatre-vingt-cinq/quatre-vingt-quinze soient rentrés en Tunisie. À ce jour, on peut estimer que le brain-drain des ingénieurs commerciaux marocains formés en France est aussi très important car, au problème de l'origine familiale, il faut ajouter l'attrait du mode de vie occidental, les mariages sur place, la question du statut des femmes qui fait réfléchir nombre de jeunes diplômées maghrébines, et les opportunités de carrières souvent incomparables (bourse de Casablanca versus les traders de la city londonienne…).

20Mais pour une fraction non négligeable des diplômés, l'entrée sur le marché de l'emploi, y compris aux fonctions les plus élevées, est une affaire de famille. La structure du capitalisme au Maghreb reste largement patrimoniale. La distribution des fonctions dirigeantes au sein du secteur public ou parapublic comme du secteur privé constitue au Maghreb une véritable méthode de gouvernement. Or, quand une personnalité d'importance est nommée dans une fonction de direction par le pouvoir central, c'est toute une famille, un clan, une association d'anciens élèves ou encore une tribu (ou une région) qui va pouvoir en bénéficier. En Tunisie, la direction des entreprises publiques, de loin les plus puissantes, est une aubaine pour de nombreux fonctionnaires. Le corps des CSP passés par l'ENA en dirige par exemple 39 sur 300, d'après l'Annuaire des anciens élèves du cycle supérieur. La plupart sont PDG ou directeurs de puissantes sociétés industrielles ou de services de la Tunisie (Tunis Air, SNCFT, Banque de l'Habitat, Office des céréales...).

21Détachés de l'administration par le ministère de l'Industrie, ces hauts fonctionnaires restent en réalité dans l'administration, mais passent d'un salaire de 640 dinars par exemple pour un chef de service en 1994, à 3 800 dinars par mois pour un directeur général d'entreprise publique (soit un salaire 5 fois plus élevé). Cette situation, qui ne concerne pas seulement les CSP mais l'ensemble des fonctionnaires (jusqu'aux chauffeurs ou secrétaires qui vont gagner plus qu'un cadre), suscite une pression très forte en faveur des détachements. Elle aboutit à une démotivation des fonctionnaires devant ces inégalités, car c'est toute l'échelle des salaires qui est pervertie, mais elle permet au pouvoir central de jouer sur la fidélité avérée et la reconnaissance de ses clients. Or, les détachements (temporaires ou définitifs) vers les entreprises publiques ne sont pas les seuls, car la même procédure affecte aussi le Parti (RCD) auprès duquel on peut être mis « à disposition ».

22Mais en Tunisie et plus encore au Maroc, le secteur privé constitue une force montante encore renforcée par l'actuelle vague des privatisations, qui profite d'abord aux grands groupes privés (nationaux mais aussi aux firmes multinationales). En Tunisie, où le secteur privé connaît un vif essor depuis plus de 10 ans, il n'est cependant pas sûr, pour des raisons politiques, que l'actuelle vague de privatisation profite aux familles et aux groupes les plus implantés. Au Maroc, les grandes banques, largement dominées par les Fassis à l'instar du groupe Othman Benjelloun, les sociétés financières comme le groupe Kettani et certaines entreprises industrielles et commerciales (plus spécialement dévolues aux berbères du Souss) constituent de véritables fiefs patrimoniaux. Dans ces grandes entreprises souvent en pleine croissance, et qui embauchent une grande partie des ingénieurs et des commerciaux formés à l'étranger, les structures du pouvoir restent largement familiales. Ce fonctionnement familial fait que les places de direction sont attribuées d'abord aux membres ou aux alliés de la famille dominante, ce qui laisse peu d'espoir aux nouveaux venus dans le système.

23L'exemple du groupe Kettani qui possède Wafabank (banque créée en 1984, 12 années après le rachat par le groupe de sa première banque, le CMCB) est significatif. Depuis la mort du fondateur fassi Moulay Ali Kettani, le PDG du groupe est Abdelhak Bennani, diplômé de l'ESCP (promotion 1966) et par ailleurs neveu de Moulay Ali Kettani. Ses deux directeurs généraux sont Hassan el Kohen, directeur du crédit issu d'une grande famille fassie, et Ghezouani, sorte de caution extérieure au clan fassi.

24Les deux fils de Moulay Ali, Azelarab et Saad Kettani, tous deux diplômés de l'ESCP (promotions 1971 et 1972), qui ont été écartés de la direction par les administrateurs du groupe à la mort de leur père malgré leur part élevée dans l'actionnariat, occupent des fonctions dans le groupe (Saad est PDG de Wafa Assurance, l’une des filiales du groupe). Le directeur général adjoint d'El Kohen est le fassi Mustapha Lazrak (dont la mère est une sœur Kettani, numéro 4 du groupe). Il a été imposé à ce poste par Saad Kettani. Quant aux autres filiales, elles sont toutes dirigées par des Fassis plus ou moins alliés à la famille.

25Wafa Gestion est dirigée par un non fassi, Abdelhak Errakhmi, mais qui pourrait céder la place au fils Bennani, Mohammed, déjà président de cette filiale. L'ancienne banque UNIBAN, rachetée par le groupe en 1996, est dirigée par le polytechnicien fassi Mohammed Ouriagly. Wafatrust, précédemment dirigée par un polytechnicien, l'est maintenant par M. Sefrioui, fassi qui a passé 5 ans dans une université américaine. Le directeur général de Wafasalaf est l'ancien élève de l'ESCP Abdelhamid M'Rabet (originaire de Berkane dans la province de l'Oriental, il échappe au tropisme fassi). Wafa Investissement est dirigée par Mohammed Bennani, dont la femme est la sœur du président directeur général. Wafabourse, enfin, est dirigée par Mohammed Benmoussa, dont la femme est la nièce de Mustapha Lazrak (le numéro 4 du groupe). Or, ce dernier a placé comme patron de la recherche à la tête de Wafabourse la fille de Lazrak, échange de bons procédés oblige.

26La même analyse pourrait être menée pour la première banque d'affaires marocaine, Casablanca Finances Groupe (CFG) créée en 1992. Ses 4 associés gérants (fassis), dont les deux premiers sont les fondateurs du groupe, sont : Adil Douiri, X-Ponts (promotion 1985), fils de M'Hammed Douiri (premier polytechnicien marocain, ancien ministre Istiqlâl) ; Amyn Alami (IEP Paris, Paris I en sciences économiques), passé par le groupe Edmond de Rothschild ; M'hammed Skalli (ingénieur IENSTA Paris et titulaire d'un DESS finance-gestion de la Sorbonne), Younès Benjelloun (ISCAE et MBA de la George Washington University). Cette jeune banque compte en 1999 environ 200 « collaborateurs », qui se partagent à peu près à égalité entre ingénieurs et commerciaux formés en France ou aux États-Unis. Parmi eux se trouvent essentiellement des héritiers de bonnes familles : la directrice des Ressources humaines Hind Skilli, fille d'un ardent défenseur de l'arabisation à la tête de l'Istiqlâl, au même titre que le père de Adil Douiri ; Omar el Yazghi, fils du leader de l'USFP Mohammed el Yazghi, tandis que les Fassis sont majoritaires (Skalli, Lahlou, Tazi-Saoud, Tazi...).

27Au total, les postes de direction du secteur privé comme des entreprises publiques sont détenus par une bourgeoisie de fonction, au demeurant très bien formée et compétente (au moins au Maroc), qui laisse peu de places aux nouveaux promus. L'exemple d'un polytechnicien marocain de la promotion 1985, Mohammed Arroub, fils d'officier berbère passé par le lycée Poincaré de Nancy, qui tenta de revenir au Maroc après ses études et repartit en France au bout d'une année, laisse penser que le diplôme n'est qu'une étape dans la réussite, et que les familles de la classe dirigeante marocaine gardent plus que jamais le contrôle de leur reproduction. En Tunisie, les familles dotées d'un capital économique et culturel important sont dans une position moins dominante du fait de la nature du Parti-État, d'où leur réorientation vers les professions libérales et le secteur privé... ce qui n'est pas sans rappeler l'époque du protectorat.

2. La stratégie éducative et matrimoniale dans la nouvelle donne

28Que ce soit au Maroc ou en Tunisie, le placement des héritiers est resté une question centrale pour les familles des classes supérieures, que leur capital soit d'ordre culturel ou économique. Pour réaliser ce dessein, encore faut-il les inscrire au bon moment dans les filières d'enseignement qui déboucheront sur les professions et les fonctions les plus valorisantes de demain. L'heure n'est donc plus, comme sous le protectorat, aux filières juridiques ou littéraires. Aujourd'hui, au niveau du secondaire, la filière scientifique (spécialité math.) apparaît sans rivale, car c'est elle qui, plus encore qu'en France, débouche sur les filières d'excellence de cette fin de siècle : médecine, Hautes études commerciales, ingéniorat. On ne s'étonnera donc pas que les héritiers, qu'ils soient dans les lycées publics maghrébins ou dans les lycées français et privés, suivent de manière quasi mécanique cette voie. Il existe bien quelques orientations marginales vers les carrières intellectuelles (sociologie, histoire...), mais elles sont désormais dévolues presque exclusivement aux filles qui, de toute manière, pourront toujours faire un bon mariage.

29Par rapport aux années soixante, les filières qui accueillent les héritiers, au lycée d'abord, puis dans le supérieur, sont beaucoup moins nombreuses. La carrière universitaire ou les professions juridiques, qui justifiaient des orientations vers le droit ou les lettres, ont cessé d'être des voies élitistes, d'une part du fait du blocage des salaires depuis une quinzaine d'années à l'université, et de la situation désastreuse dans laquelle elle se trouve et, d'autre part, du fait de la paupérisation et de la décrédibilisation qui frappent les professions juridiques. Les filières choisies par les élites sociales en place sont donc très limitées. Elles débouchent soit sur des professions libérales (médecine, pharmacie, architecture, à l'exclusion des professions juridiques déclassées), financières et commerciales (Hautes études commerciales au détriment des facultés de sciences économiques) et techniques (ingéniorat dans les écoles les plus prestigieuses, que ce soit dans les sciences ou dans l'agronomie). Toutes ces professions sont en principe censées assurer une autonomie et une aisance financière. Elles peuvent de surcroît se monnayer à l'étranger et déboucher sur un statut social acceptable pour des héritiers, voire une fonction dans l'État. S'il demeure quelques filières de formation politique jugées dignes d'intérêt, elles passeront le plus souvent par l'étranger, en particulier par les IEP français. Mais ces voies de formation sont rares.

30Il n'est point besoin de dresser des arbres généalogiques comme nous l'avons fait pour les générations précédentes, d'une part parce que la dernière génération n'est pas toujours parvenue au terme du lycée (tout au moins dans la majorité des familles auprès desquelles nous avons enquêté), d'autre part parce que ces familles, qui aiment à évoquer leurs ancêtres, ont beaucoup plus de méfiance à évoquer le parcours des enfants et petits-enfants, ce qui fait que nous ne disposons que d'informations parcellaires. Enfin, nous avons suffisamment prouvé, par l'analyse du public scolaire des établissements d'excellence, qu'ils accueillaient bien une grande partie des héritiers des grandes familles du Maghreb, en particulier pour l'élite de ces filières (type classes préparatoires parisiennes, ISCAE de Casablanca ou faculté de médecine de Tunis). Nous nous contenterons donc ici de confirmer, en reprenant l'exemple des familles déjà citées, que les héritiers d'aujourd'hui sont bien orientés vers ces filières de prédilection, que ce soit à Rabat, à Casablanca ou à Tunis.

31Au Maroc tout d'abord, si l'on reprend le cas de la famille rbatie des Balafrej, on constate que les différents petits-enfants d'Ahmed Balafrej ont choisi un nombre très limité de filières. La fille aînée du centralien Anis Balafrej a intégré une Grande École de commerce française. Les enfants de M'Hammed Douiri, le polytechnicien marié à la fille aînée d'Ahmed Balafrej, ont poursuivi dans la voie tracée par leur père : de ses 2 fils, l'un a fait l'X, et l'autre Ponts et Chaussées en France, puis Warton aux États-Unis, tandis que la fille entrait à Agro-Paris. Quant aux enfants de la deuxième fille du leader nationaliste, l'un a opté pour des études de pharmacie en Tunisie, et l'autre pour des études d'ingénieurs en France (Télécom), prolongées en Ph. D aux États-Unis.

32Concernant la famille fassie Benjelloun-Jbina, les quelques cas au sujet desquels nous sommes informés confirment ce que nous supputions. Une petite-fille de Abbas Benjelloun, frère d'Abdelkader Benjelloun, fille de Driss Mekouar, a fait son droit à Casablanca. Mais c'est une fille, et elle est mariée à un commandant de bord de la RAM (et donc ingénieur) d'une grande famille fassie (Bensouda). Le fils d'Abdallah Laroui et de Latifa Benjelloun (fille d'Abdelkader) est boursier aux États-Unis. Des 2 enfants de l'autre fille du leader nationaliste enfin, la fille a suivi des études de langues (anglais et français), et travaille dans le secteur privé, et le fils a fait les Ponts et Chaussées pour devenir l’un des directeurs de Renault à Paris.

33Enfin, toujours au Maroc, dans le cas des familles slaouies alliées Jaïdi-Naciri-Aouad, les héritiers nés entre les années 1960-1975 ne dérogent pas à la formation des élites marocaines de leur génération. Parmi ces héritiers, qui comptent dans leurs ancêtres directs nés au XIX^e siècle l'historien du Makhzen Khaled Naciri, l'imam de Salé Hadj Ali Aouad qui souleva le pays par son « Ya Lâtif » en 1930, l'amîne des douanes de Salé Hadj Taïeb Aouad et le khalifat du qâdi de Salé Si Mohammed Driss Jaïdi, on trouve une partition entre les filles (une docteure en histoire, une danseuse professionnelle, mais aussi plusieurs héritières mariées à des fils de familles fassies) et les fils (un ingénieur informaticien devenu PDG, plusieurs frères partis au Canada dont l'un est devenu fonctionnaire du gouvernement fédéral, un ingénieur qui travaille à l'Office marocain des pétroles, un médecin...).

34Cette sorte de détermination dans le choix des études et des professions, tout du moins pour les héritiers mâles, se retrouve aussi en Tunisie avec, semble-t-il, une plus grande propension des filles à suivre aussi des cursus élitistes. Par exemple, les filles de l'énarque Mansour Moalla et des polytechniciens Tijani Chally et Mokhtar Latiri sont toutes trois polytechniciennes. Deux descendants de la famille de juristes Ben Achour, dont la fille de Yiadh Ben Achour, suivent des études médicales à la faculté de Tunis. Les 3 enfants nés dans les années soixante d'une branche de la famille de beldis tunisois des Kabadou ont fait respectivement des études d'architecture et de médecine pour les 2 garçons, tandis que leur sœur a fait des études de gestion en France. Enfin, les descendants à la deuxième génération du journaliste et avocat au barreau de Tunis Ezeddine Chérif (né en 1905) nés dans les années soixante ont fait pour la moitié d'entre eux des études commerciales (une fille à la faculté de sciences économiques, 2 garçons à l'Institut supérieur de gestion - ISG Tunis - et 2 frères et sœurs à l’IHEC). Un autre garçon a fait médecine tandis que les 2 dernières filles, dont on sait la plus grande latitude par rapport aux garçons, ont fait des études de psychologie pour l'une et des études de cinéma à Nice pour la seconde.

35Une fois ces formations acquises, en particulier dans le commerce ou l'ingéniorat, les héritiers des familles de la classe dominante vont pouvoir s'intégrer dans les rouages des entreprises ou sociétés familiales, notamment le capitalisme bancaire au Maroc (cf. supra, cas du groupe Wafabank), mais aussi dans les entreprises dirigées par un membre de la famille, même si les capitaux appartiennent à des investisseurs étrangers ou à l'État. Enfin, quand la gestion d'un groupe est plus politique que familiale, comme cela semble être le cas de l'empire financier constitué au Maroc par Othman Benjelloun autour de la BMCE, la répartition des fonctions irrigue l'ensemble de la classe dirigeante. Dans la construction d'un empire, il faut en effet savoir tisser des alliances et des réseaux qui ne peuvent qu'excéder le cadre familial. C'est ainsi que dans le groupe BMCE, on va retrouver la plus grande partie des familles dominantes représentées par l'un de ses fils.

36Le secrétariat du président compte par exemple deux représentants de deux grandes dynasties fassies, les Bennani et les Benjelloun Touimi, le fils du fqîh nationaliste Maaninou de Salé et un membre de la famille fassie des Sebti, qui a travaillé avec André Azoulay. Dans la société de bourse du groupe MIT, se côtoient le directeur, Ben Saïd Zouheir, issu d'une famille slaouie et formé à Las Vegas (mais dont le père est conseiller du Premier ministre Youssoufi), Ghita Bargach de Salé, responsable de la recherche, Majid Benjelloun (parent éloigné du fondateur du groupe), son cousin fassi Benkirane, le fils d 'Abderrahim Bouabid, Mehdi Bouabid, formé aux États-Unis (et dont le frère est patron de la filiale consommation de la BMCE). À la direction des participations à l'investissement se trouve Saad Bendidi (centralien, HEC et Sciences Po), membre du G14 de Hassan II... Quant aux 2 directeurs généraux du groupe, l'un appartient à la famille fassie des Belghiti et l'autre à la famille alaouite.

37Les élites issues de la méritocratie scolaire, qui s'est développée après les indépendances puis tarie à partir des années soixante-dix, sont donc un groupe mixte issu des héritiers des classes dominantes et des nouvelles capacités. Ces élites assurent un avenir à leurs enfants à travers des stratégies éducatives que nous avons tenté de mettre à jour. La question qui se pose maintenant est de savoir si les élites ainsi dégagées par la méritocratie scolaire sont engagées dans un processus de fusion (par alliances matrimoniales), ou si l'ancienne classe dominante réussit à préserver ses positions sans se « compromettre » dans des mésalliances avec les parvenus de la méritocratie scolaire. La réponse que nous apportons ne peut être que nuancée, mais il faut selon nous séparer le cas du Maroc de celui de la Tunisie.

38Il semble en effet qu'en Tunisie soit engagé de longue date un processus de fusion, qui tend à se renforcer depuis une vingtaine d'années, entre les élites sahéliennes diplômées, et de ce fait détentrices de fonctions étatiques, et les familles tunisoises de l'ancienne classe dominante. Ce processus se met en place presque toujours par l'alliance d'héritières de la bourgeoisie tunisoise avec des sahéliens « parvenus ». Ce phénomène que nous avions entrevu dès les années cinquante, par exemple avec le cas du sahélien Mokhtar Latiri, semble avoir pris un caractère beaucoup plus massif à la génération suivante. C'est qu'entre-temps, les Sahéliens placés dans l'État ont commencé à faire souche, tandis que nombre de familles tunisoises poursuivaient leur mouvement séculaire de déclin. Le besoin de redorer le blason de certaines familles tunisoises s'est donc accompagné du désir des Sahéliens d'acquérir, par alliance, quelques « quartiers de noblesse ».

39Le cas de la famille beldie des Kabadou est de ce point de vue éclairant, mais on aurait pu tout aussi bien prendre le cas de la famille Guellaty, dont nombre de descendantes ont épousé des Sahéliens. Le tableau suivant (GX) illustre, à titre d'exemple, l'élargissement de la base sociale de l'élite tunisienne durant les deux dernières décennies du siècle. En reprenant l'exemple de la famille Kabadou déjà évoquée, nous pouvons voir de quelle manière s'opère le processus d'intégration des nouvelles capacités issues de la province et principalement du Sahel.

Arbre GX : Tableau simplifié de la famille beldie des Kabadou et alliances des dernières générations.

40Alors que la famille Ben Mahmoud, dont les enfants étaient nés dans les années quarante, avait su préserver son capital social, notamment par la double alliance des 2 héritières avec des fils de la famille tunisoise des Chérif, les familles Kalfallah et Kabadou, toutes issues du même couple (alliance Kabadou et Tej), ont eu besoin de s'allier à de nouvelles capacités. Les descendants de ces deux familles sont nés dans les années soixante (ils ont donc une vingtaine d'années de plus que leurs cousins), c'est-à-dire qu'ils accèdent au mariage à une époque où la fusion des élites a beaucoup progressé.

41Le cas de la famille Kalfallah est symptomatique de la nécessité de redorer le blason d'une famille descendante. La fille de Mahmoud Kabadou avait épousé dans les années cinquante un artisan tunisois, ce qui, tout en étant une semi-mésalliance, permettait à la famille de rester dans le sérail tunisois. Mais la dégradation économique de l'artisanat dans une Tunisie en cours d'industrialisation accélère la chute du capital économique. Aussi la famille, qui pousse ses 6 enfants dans la machine scolaire et réussit à doter son fils d'une profession plus porteuse (il est devenu médecin), doit-elle se résoudre à marier ses 5 filles à des « parvenus » sahéliens ou provinciaux. Il s'agit de reconstituer un capital économique décrépit. Deux des filles épousent des commerçants sahéliens, et une autre un agriculteur du Nord, qui apportent donc un peu de capital économique. Quant aux 2 autres filles, elles épousent des provinciaux ayant réussi scolairement (un ingénieur et un médecin), c'est-à-dire dotés à la fois d'un capital culturel (fût-il nouveau) et d'une fonction honorable.

42La famille du fils de Mahmoud Kabadou, en revanche, réussit à mieux préserver son capital social. La profession du père, qui est pharmacien et a épousé une fille Tej, assurait, il est vrai, plus de sécurité économique et sociale. Néanmoins, à la jeune génération, des alliances en dehors du milieu tunisois se retrouvent aussi. Les 2 fils, qui sont architecte et médecin, épousent pour l'un sa cousine tunisoise (ce qui reste dans l'ordre des choses), tandis que l'autre épouse une Sahélienne (il est vrai qu'il s'agit de la famille connue des Belkhodja), ce qui constitue une sorte d'alliance à l'envers. Enfin la fille, qui gère une librairie en France, a épousé un médecin kairouanais, ce qui constitue une mésalliance du point de vue tunisois, mais est conforme à la fusion des élites dont nous parlons.

43Au Maroc, il semble bien que la situation soit tout autre, du fait que la bourgeoisie marocaine, pour toutes les raisons que nous avons évoquées, a bien mieux réussi à préserver sur le siècle son capital social et économique. De ce fait, les alliances entre l'élite scolaire promue dans les années 1960 et 1970 avec les membres de l'ancienne classe dirigeante semblent beaucoup plus rares qu'en Tunisie. Nous avions bien évoqué le cas de la fille du maire de Salé Belhaj, mariée à un fils de famille fassie, mais les autres familles dont nous avons pu observer l'évolution (Benjelloun-Jbina de Fès, Naciri et Aouad de Salé), ne présentent pas ce type d'ouverture. Quand elle existe, et c'est de plus en plus fréquent, c'est en direction des autres bourgeoisies urbaines (par exemple, les fils de familles slaouies ont épousé beaucoup d'héritières fassies), ou en direction d'étrangers. Dans toutes les familles que nous avons analysées, il existe en effet un nombre proportionnellement élevé de mariages mixtes. Ces derniers se sont souvent réalisés au terme d'études passées à l'étranger, et peuvent être interprétés comme une résistance d'une partie des enfants de la classe dirigeante aux contraintes qui pèsent sur eux du point de vue matrimonial.

44Les mariages arrangés restent en effet une pratique courante dans les milieux de la bourgeoisie marocaine, c'est même le cas de la majorité d'entre eux, car il faut préserver, voire étendre le capital familial par ces alliances. Les familles du grand capitalisme fassi sont très conservatrices en ce domaine, ce qui pourrait néanmoins permettre à terme une ouverture en direction des familles berbères enrichies dans le négoce. À Casablanca par exemple, ce sont les Berbères (à large dominante soussie) qui tiennent le commerce de la ville. Une trentaine de familles soussies tiennent aussi le secteur marocain du BTP comme les Mouhendiz, Ziali et Laghrich, et quelques grands groupes capitalistes, comme les groupes Akhanouch, Agouzzal Messaoud et Benahmed Ait Manna, sont désormais entre leurs mains. Or, ce sont les Fassis qui ont la haute main sur la quinzaine de banques marocaines, ce qui à terme devrait favoriser (mais il paraît que le processus est engagé sans que nous ne possédions d'exemple précis) les alliances croisées entre familles fassies et familles berbères enrichies.

45Autant dire qu'il s'agit (ou s'agira) là d'alliances strictement économiques, ayant peu à voir avec le processus d'ascension par l'école. Ce qui fait, dans ce contexte, que les mariages mixtes sont le seul moyen d'échapper à la pression sociale et familiale, tant il est vrai qu'une mésalliance est toujours invraisemblable dans le Maroc d'aujourd'hui. Dans sa thèse, Ali Benhaddou a très bien montré le lien intrinsèque qui lie mariages et affaires dans le Maroc actuel, à l'exception d'autres alliances susceptibles d'élargir l'assise familiale comme une alliance avec des Chérifs.

« Sur 339 hommes de pouvoir, âgés de 30 à 70 ans et représentant 50 familles les plus riches du Maroc, 17 % sont mariés avec leurs cousines parallèles. 69 % d'entre eux ont contracté un mariage communautaire, une forme déguisée d'endogamie parentale. Seuls 15 % parmi eux ont choisi d'épouser les uns (8 %) des femmes étrangères à leur communauté ethnique, les autres (7 %) des Françaises ».

46Et de fait, parmi les familles que nous avons étudiées, comme celles de Aouad-Naciri de Salé, on note plusieurs mariages avec des étrangers (français, canadiens). Ces mariages mixtes sont une pratique ancienne dans la bourgeoisie marocaine, et notamment fassie (cas d'Abdelkader Benjelloun et de très nombreux nationalistes marocains), et sont donc acceptés. Ils ne débouchent pas forcément sur un processus d'émigration, sauf si le mariage est une mésalliance (avec les classes populaires ou moyennes françaises), ce qui marque le seul type de rupture avec le milieu réellement envisageable.

3. Une domination consolidée des élites sur l'État

47La question des corps d'État est généralement peu abordée quand on parle des administrations centrales et des systèmes de gouvernement au Maghreb. Or, l'importance du modèle français (ne serait-ce que parce que la France forme de nombreux ingénieurs maghrébins dans ses Grandes Écoles appartenant aux corps d'État des Ponts et des Mines) fait que la question se pose très clairement. Le fonctionnement d'un corps d'État (ou son non-fonctionnement) et la rivalité qui existe entre les différents corps sont d'ailleurs révélatrices du rôle qu'imposent les États aux différents segments de leur élite. Pour résumer, il existe au Maroc et en Tunisie 2 grands types de corps, ceux des ingénieurs et ceux des hauts fonctionnaires. Le partage des rôles et des fonctions entre ces deux catégories depuis les indépendances n'est pas sans signification sur le fonctionnement des États.

En Tunisie, l'énarchie domine l'État

48La prédominance des CSP sur la haute fonction publique tunisienne crée depuis une quinzaine d'années une situation sans équivalent au Maghreb. Leur prédominance actuelle à la tête du parti, des administrations et d'une partie des entreprises publiques (environ 15 %) en fait le seul véritable corps d'État qui fonctionne à ce jour en Tunisie. La situation n'a pas toujours été celle-là quand, à la suite de l'indépendance, les ingénieurs pionniers de Tunisie ont pris en main le ministère des Travaux publics (autour de Mokhtar Latiri, d'Amira Tahar et Abdelaziz Zenaïdi). À l'instar de la STEG, grande entreprise publique dans le secteur de l'énergie, certaines entreprises publiques sont devenues de véritables bastions pour les ingénieurs, comme l'a été l'OCP au Maroc. La STEG compte 9 000 agents en 1994, dont bon nombre d'ingénieurs formés à Supélec (France), à l’ENIT, à Grenoble ou à Moscou. Pourtant, même si ces bastions publics résistent, les ingénieurs de conception ont aujourd'hui largement délaissé la haute administration tunisienne.

49Rien ne ressemble aujourd'hui à un corps des Ponts ou des Mines, alors que les ingénieurs formés dans ces 2 écoles sont très nombreux. En réalité, la situation des ingénieurs dans le public a commencé à se dégrader dès les années soixante, notamment du point de vue financier. À partir du développement du secteur privé en Tunisie dans les années soixante-dix, les ingénieurs ont commencé à fuir vers le secteur privé. Durant la période 1965-1995, il n'y a pas eu en Tunisie de réactualisation du salaire des fonctionnaires en dehors de l'indexation sur l'inflation. L'échelle des salaires va de 1 à 3 entre le salaire de base et celui d'un ingénieur (ce qui donne environ 500 dinars pour un ingénieur en 1994, et de 600 à 800 pour les plus hautes fonctions, soit l'équivalent d'un SMIC français). Or, la rémunération des ingénieurs dans le privé est, au milieu des années quatre-vingt-dix, beaucoup plus forte que dans le secteur public (on est passé d'une rémunération égale au début des années soixante à un écart de 3 à 4). Cette situation a conduit les ingénieurs de haut niveau à quitter le public à partir des années soixante-dix, et a permis la prise du pouvoir par les énarques qui, eux, n'ont guère d'autres possibilités de carrière.

50Dans l'administration tunisienne d'aujourd'hui, les ingénieurs concepteurs sont absents, et ont été remplacés par les « ingénieurs de travaux » issus pour la plupart des écoles d'ingénieurs d'exécution, formés en Tunisie, en Europe de l'Est, ou dans les autres pays du Maghreb. N'importe quel ingénieur peut aujourd'hui devenir « ingénieur principal » en Tunisie, du fait de la fuite vers le privé des ingénieurs de conception. En 1994, plus de 94 % des 100 ingénieurs des Ponts tunisiens se trouvaient dans le privé, en particulier dans les cabinets de conseil. Cette situation explique aussi la fuite massive (ou plutôt le non-retour) des ingénieurs tunisiens formés en France, aux États-Unis ou au Canada. Comme pour les ingénieurs tunisiens formés aux États-Unis, on peut estimer que près de la moitié des polytechniciens tunisiens sont restés en France (tout au moins d'après l'Annuaire des anciens élèves). Le secteur privé tunisien attire quant à lui la quasi-totalité des ingénieurs qui rentrent dans les années quatre-vingt-dix (la STEG qui comptait 4 polytechniciens vers 1975 n'en compte plus aucun en 1995).

51Dans l'administration comme dans les grandes entreprises publiques tunisiennes, ce sont aujourd'hui les « adjoints-techniques » qui sont soumis aux administrateurs, alors que ces derniers n'ont guère de compétence technique, et sont de ce fait conduits à faire de nombreuses erreurs technocratiques (notamment dans l'évaluation fantaisiste des appels d'offre). Cette situation est d'autant plus paradoxale que la Tunisie investit des sommes colossales depuis 30 ans pour former des ingénieurs de haut niveau à l'étranger. Ces ingénieurs, une fois formés, choisissent de ne pas rentrer en Tunisie, ou d'éviter à tout prix le secteur public. Or, comme la Tunisie a développé jusqu'aux années quatre-vingt-dix un capitalisme de petites entreprises à caractère familial, l'opportunité de trouver des emplois est limitée pour eux. Restent les multinationales et le secteur de la finance. Mais la mésaventure de la BIAT, première banque privée tunisienne créée par Mansour Moalla, ancien élève de l'ENA de Paris qui a été écarté par les clans au pouvoir, n'incite guère les jeunes ingénieurs à se lancer dans la constitution de sociétés dynamiques.

52Des solutions sont envisagées pour répondre à cette situation. La création de l'IPEST et de Polytechnique La Marsa vise à former des ingénieurs de conception sur place. Mokhtar Latiri, de son côté furieusement hostile à ces réalisations, a mis sur pied la Fondation el Kantaoui en 1994 pour rendre les ingénieurs formés dans les 6 écoles tunisiennes plus opérationnels sur le marché de l'emploi. Il proposait par ailleurs de permettre aux ingénieurs de conception (formés à bac +5), considérés à leur entrée dans l'administration comme des « cadres techniques » au titre « d'ingénieur principal », de monter au moins aussi vite en grade que les énarques. Ces derniers, en effet, formés à bac +7, accèdent directement au grade de « sous-directeur » leur octroyant des avantages matériels (voiture de fonction, indemnité logement, etc.)

53Quoi qu'il en soit, ce gâchis de potentialités qui écarte les meilleurs ingénieurs de l'économie et de l'administration tunisienne correspond bien aux visées politiques de contrôle et de populisme du régime tunisien. Écarter les esprits indépendants et les compétences techniques de l'administration, c'est faire passer le pouvoir technocratique sous la férule du politique et de la machine administrative. Or, les énarques sont les serviteurs zélés du régime auxquels ils doivent leur poids, tout en étant dans l'attente de fonctions de pouvoir plus importantes (dans le parti) ou de places rémunératrices (les entreprises publiques). De même, avoir noyé ou écarté les ingénieurs de haute formation parmi les 10 000 ingénieurs que compte ce pays, c'est acheter la paix sociale dans un secteur important (l'islamisme étudiant militant a démarré à l'ENIT), tout en créditant le mythe de la « réussite des classes moyennes » d'une certaine constance. La politique de « mise à niveau » de l'économie tunisienne, si instrumentalisée par le régime, n'en prend que plus de sens dans un pays dont l'économie (à travers son secteur public peu compétitif et son secteur privé non concentré et sous-encadré) risque d'être laminée par l'accord de libre-échange avec l'Union européenne en 2010.

À Rabat, les technocrates

54Au Maroc, la situation se présente d'une tout autre manière, au grand dam des ingénieurs tunisiens qui évoquent avec envie la situation de leurs collègues marocains rencontrés dans les Grandes Écoles françaises. Dans ce pays en effet, la situation des administrateurs et des ingénieurs est quasiment l'inverse de celle rencontrée en Tunisie. Après l'indépendance avait été créé au Maroc, le 19 juillet 1960, un véritable corps d'État, celui des inspecteurs des Finances, par décret du ministre des Finances, le polytechnicien M'Hammed Douiri. Or, ce corps très prestigieux, qui a accueilli pendant une quinzaine d'années toute la haute administration financière du royaume au rythme d’une à 6 nominations par an, au premier rang desquels une majorité de membres des familles makhzen fassies, s'est peu à peu vidé de sa substance politique et symbolique. S'il reste aujourd'hui toujours le principal corps d'État du Maroc, comptant 167 membres en 1995, il accueille désormais essentiellement des titulaires du cycle supérieur de l'ENAP, ce qui signifie une forte perte d'influence sociale et politique. En fait, l'évolution de ce corps est à l'image de l'évolution de l'ENAP, dont on sait la dégradation de l'image symbolique. Certes, un certain nombre de personnalités de premier plan du royaume sont toujours membres de ce corps, mais les vrais centres de pouvoirs se trouvent ailleurs dans le Maroc d'aujourd'hui.

55Ils se trouvent d'abord dans le secteur de la Finance, essentiellement dans le secteur privé comme nous avons pu le constater à travers le poids des familles fassies sur le capitalisme bancaire. Mais pour éviter de voir son administration désertée par les compétences les plus diplômées (et qui sont constituées par les héritiers des vieilles familles makhzen), Hassan II a de longue date permis aux ingénieurs, notamment aux ingénieurs de conception formés en France, de rester dans l'administration grâce à une politique de hauts salaires. Ainsi, au Maroc, le ministère des Travaux publics est resté un véritable bastion pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Sur les 400 que compte le Maroc, les trois quarts sont employés dans la haute administration (un quart seulement travaillant dans le secteur privé du bâtiment). Au sein de la machine étatique marocaine, ils constituent donc de fait un véritable corps qui a pris sous sa responsabilité le secteur éminemment stratégique de la Formation des cadres (dont le MEN a été dépossédé).

56Ce corps est mené par des personnalités ayant beaucoup de poids dans la machine étatique, à l'instar de Chakib Benmoussa (milieu des années quatre-vingt-dix). Avec l'aide de son protecteur M'Hammed Douiri, ce corps a pris une importance numérique sans équivalent. Les Marocains ont en effet bénéficié de 3 voies d'accès pour rentrer aux Ponts : la voie normale par les prépas et le concours, l'admission sur titre en deuxième année après une maîtrise ou en sortant de l'X, et la convention passée entre le ministère des Travaux publics marocain, le MEN français et l'École, qui autorisait les fonctionnaires marocains ingénieurs (à bac +4) et les ingénieurs d'application (sortis des Travaux publics de France ou du Maroc - école Hassania) à rentrer en deuxième année (avec un quota). Cette troisième voie a permis jusqu'en 1985 à des enfants de ministres et de gens du Palais Royal de rentrer aux Ponts et Chaussées de Paris, ce qui n'a pu qu'accroître le poids de ce corps. Le passage par cette formation permettait aux ingénieurs d'application de devenir ingénieurs d'État, ce qui signifiait promotion et salaire accru. Le taux maximum d'intégration s'est situé dans la période 79-85. En 1985, l'École des Ponts a dénoncé l'accord qui permettait aux Marocains de rentrer grâce à la moyenne math. physique en place de la note de français, ce qui a fait chuter les recrutements.

57À l'inverse de la Tunisie, les ingénieurs des Grandes Écoles entrent directement dans l'administration à l'échelle 11, alors que les titulaires d'un cycle supérieur de l'ENAP (comme les diplômés des IEP et des écoles de commerce) entrent à l'échelle 10. Hors majoration de salaire (obtenue grâce à une fonction particulière), un ingénieur entre donc dans l'administration à 6 000 Dh en 1998. Un chef de service majore son salaire de 5 000 Dh, un chef de division de 6 000 (soit 12 000 Dh), un directeur d'administration centrale de 15 000. Or, en juillet 1997, décision a été prise dans le cadre de la lutte contre la grande corruption de réévaluer le salaire du directeur de 25 000 Dh. Cela n'a donc rien à voir avec les salaires tunisiens, et explique la présence forte de hauts diplômés au sein de la haute administration, et la faible place des énarques. Pour autant, comme à Tunis, les salaires du privé peuvent être beaucoup plus élevés (3 fois plus), ce qui pousse l'écrasante majorité des lauréats des Grandes Écoles françaises à rentrer dans le privé, sauf à être tenté par un passage en cabinet ministériel fortement rémunérateur et gratifiant, au terme de quelques années passées dans l'administration...

58C'est pourquoi, à partir des années quatre-vingt, à l'heure du Plan d'ajustement, et alors qu'il fallait évacuer nombre de hauts fonctionnaires et de PDG des plus grandes entreprises publiques en place depuis l'indépendance et largement mouillés dans la corruption, Hassan II décida de faire monter une nouvelle génération. Repéré par le ministre Azeddine Guessous, issu d'HEC Paris au début des années quatre-vingt, Abou Ayoub (Sup de Co Lyon) est le premier parmi une vingtaine de personnalités à avoir été propulsé dans la haute fonction publique à l'âge de 28 ans, où il devint directeur du Commerce extérieur, avant d'en devenir le ministre 10 ans plus tard. Sa montée en puissance s'est accompagnée d'une nouvelle politique d'Hassan II visant à confier les plus importants postes de direction à des personnalités d'envergure, le plus souvent des ingénieurs bardés de diplômes, issus des meilleures familles makhzen.

59Tel est le cas de Driss Benhima, fils du Premier ministre Mohammed Benhima, polytechnicien né en 1954. Élevé chez les religieuses de Notre-Dame de la Paix à Rabat, puis élève au lycée Descartes, il fait sa math. sup. à Ginette en 1971. Major étranger de l'X en 1974, issu du corps des Ponts, il rentre au Maroc où il commence sa carrière à l'OCP. Il est nommé dans les années quatre-vingt-dix directeur général de l'Office national d'électricité (ONE) après un passage en France chez Air Liquide. Il devient ministre de l'Équipement et du Tourisme du gouvernement de transition avant l'alternance, tout en gardant son poste à l'ONE. En 2000, Driss Benhima, toujours à la tête de l'ONE, et quelques autres personnalités comme Mohammed Hassad (polytechnicien passé par la direction de l'ODEP, ministre des Travaux publics puis PDG de la RAM), Mourad Chérif (ingénieur des Mines, PDG de l'OCP puis directeur général de l'ONA) et Mustapha Terrab (Ponts et Chaussées et MIT en poste au cabinet royal, petit-fils du fqîh Bellarbi Alaoui), constituent une véritable aristocratie de fonction qui dirige les affaires du Maroc. Ce sont eux qui sont chargés de restructurer et de mettre à niveau les grandes entreprises marocaines, et ont ainsi plus de pouvoirs que les ministres (quand ils ne le sont pas).

60Ce sont ces hommes et quelques autres qui ont constitué ce que l'on a appelé sous Hassan II le « G14 ». En s'entourant de ces 14 « super-diplômés » pour élaborer une réflexion et des propositions sur la bonne marche des affaires du royaume, Hassan II a montré toute l'importance qu'il accordait aux ingénieurs de formation française. Sur les 14, 9 au moins sont ingénieurs des Grandes Écoles françaises (comme Adil Douiri), 1 est passé à la fois par l'École des Ponts et le MIT (Terrab). Aziz Akhennouch (apparenté à l'épouse de Hassan II) a été formé aux États-Unis, et 3 sont docteurs en droit... comme le Prince héritier devenu Roi.

61Ce petit aréopage symbolise une sorte d'idéal technocratique du Souverain aux prises avec une situation socio-économique catastrophique dans les années quatre-vingt-dix, une sorte de gouvernement éclairé par la raison, qui est aux antipodes de ce que l'on a pu voir à Tunis. Or, derrière cette première génération née dans les années cinquante, il y a celle des années soixante, largement cooptée par les hommes de la première durant les années quatre-vingt-dix. Elle compte Fathallah Sijilmassi (IEP Grenoble, docteur), Hassan Bernoussi (ENSI française et ami de Mohammed VI), Mohammed Bousaïd aux Travaux publics, Ali Ranem (Centrale Lyon) ou encore Mounir Chraïbi (polytechnicien directeur de l'Office de la Formation professionnelle). Un seul diplômé marocain sort du lot, M. Jamali, formé à l'ENIT. Reste à savoir si les promotions qu'ils attendent seront plus convaincantes que les salaires du privé, et si Mohammed VI compte s'appuyer sur eux pour gouverner.

4. Des gouvernements technocratiques ?

62L'enquête du CRESM déjà citée avait montré le poids de la génération des indépendances dans les gouvernements de Habib Bourguiba. Cette génération, à travers ses principaux dirigeants à l'instar des Premiers ministres Hédi Nouira (né en 1911) et Mohamed Mzali (né en 1925), allait grosso modo tenir les rênes du pouvoir jusqu'à la mise à l'écart du zaïm. La nomination en octobre 1987 du Premier ministre Zine el Abidine Ben Ali, né en 1936 (qui avait donc 20 ans à l'indépendance), marque symboliquement l'arrivée au pouvoir de la génération suivante. Ben Ali a été en effet un des hommes nés le plus tardivement de tous les gouvernements de Bourguiba (les 2 plus jeunes étant nés en 1942 et ayant 45 ans en 1987, à l'exception du centralien Mondher Zenaïdi, fils d'Abdelaziz, né en 1950).

63La prise du pouvoir par Bourguiba se traduit donc par l'arrivée massive d'une nouvelle génération (née pour l'essentiel après 1945) et par la quasi-disparition des hommes de l'indépendance, et s'accompagne donc d'un profond remaniement du personnel politique. Cette nouvelle vague se traduit aussi par une profonde mutation des parcours politiques et des formations. À la génération des ministres nationalistes, pour l'essentiel de formation juridique et littéraire (mais aussi secondairement primaire ou secondaire), ce qui était le cas des trois quarts de tous les ministres de Bourguiba, succède la génération des « technocrates ».

64Mondher Zenaïdi et quelques autres ont préfiguré in extremis ce nouveau profil des ministres tunisiens. Nommé en octobre 1987 ministre du Commerce et de l'Industrie, ce centralien de formation annonce en effet la prise en charge de la plupart des ministères par des hommes du métier, des spécialistes, des technocrates sans engagement politique particulier, si ce n'est un engagement formel au parti, car le contraire n'est guère possible.

65Ainsi, dans le gouvernement de janvier 1995, le partage des rôles est très net entre une dizaine de ministres de contrôle et une vingtaine de technocrates spécialisés. La permanence politique (au service du RCD) et le contrôle des ministères de souveraineté sont assurés par le docteur Hamed Karoui au Premier ministère (le seul politique issu de la génération de l'indépendance et ancien militant du Néo-Destour à la fin du protectorat), par les énarques Abdellah Kallel (ministre d'État), Mohamed Jegham (Intérieur) et Mohamed el Jery (ministre directeur du cabinet présidentiel), ainsi que par plusieurs juristes (Abdelaziz Ben Dhia à la Défense, ancien directeur du PSD et ministre sous Bourguiba, Sadok Chaâbane à la Justice). Enfin, 2 officiers saint-cyriens ont en charge l'essentiel, Ben Ali à la présidence et Habib Ammar à la Communication, sans oublier un officier de police formé successivement en Belgique, au Caire, à Paris et à Washington, Mohamed Ben Rajeb, à l'Agriculture.

66Pour le reste, les ministres sont très largement issus de la province, et très largement des campagnes tunisiennes dans lesquelles ils sont nés entre 1934 et 1953. Ces promus de la méritocratie tunisienne des années soixante/soixante-dix sont des hommes neufs, issus pour la plupart de milieux modestes et ruraux. Pour la plupart éloignés des élites sociales tuniso-sahéliennes, ils garantissent une neutralité dans les jeux d'influence et de pouvoir tunisois, tout en cautionnant la vitrine méritocratique du régime. Ils répondent au critère territorial puisqu'ils viennent de tous les gouvernorats de la Tunisie, et offrent d'autant plus de garantie de fidélité qu'ils doivent leur ascension et leur réussite sociale au Régime.

67Sur ces bases, les ministres répondent à une stricte spécialisation de leurs compétences. De spécialités diverses, ils ont été formés en Tunisie (Grandes Écoles ou universités), en France mais aussi au Caire et aux États-Unis. Le ministre des Affaires religieuses a été formé en section islamique au Caire, le ministre des Affaires étrangères a été formé à la Columbia University of New York, le ministre des Femmes et de la Famille est une femme (la seule du gouvernement…), le ministre de la Santé est un professeur en pédiatrie, le ministre de la Culture est un normalien agrégé d'arabe, les ministres de l'Enseignement sont des juristes, et l'ensemble des ministères techniques ou commerciaux sont tenus par des ingénieurs et des économistes (comme le polytechnicien Sadok Rebah passé par Ginette, aux Affaires sociales, ou comme le ministre du Développement économique, qui est licencié en sciences économiques de Tunis et a un Ph. D de Los Angeles en économie).

68Au Maroc, c'est depuis les années soixante, avec le régime d'exception décrété en 1965, que la tendance est à la nomination d'un nombre important de ministres technocrates. La montée des jeunes diplômés du G14 et de leurs collègues durant les années quatre-vingt-dix n'est que la relève d'une génération voulue par le Palais. Mais, contrairement à la Tunisie, le Roi ne s'est pas embarrassé par un souci de démocratisation à la tunisienne, fût-elle une stratégie dans le jeu politique. Il a préféré pour l'essentiel continuer à puiser parmi les héritiers des familles makhzen, à l'image de Driss Benhima. Certes, il y a quelques promus de la méritocratie des années soixante (à l'image du self made man Driss Jetou, issu d'El Jadida, homme d'affaires devenu ministre de l'Industrie), mais ils sont le plus souvent impliqués d'une manière ou d'une autre dans le jeu de ces puissantes familles (la fille de Basri est par exemple mariée à un héritier de la famille Hassar de Salé). C'est pourquoi, depuis près d'une trentaine d'années, les technocrates sont présents au gouvernement marocain, à l'image du polytechnicien Chérif Chefchaouni écarté dans les années soixante-dix pour corruption.

69Pour autant, face à ces technocrates sans appartenance politique, puisque les partis d'opposition sont largement tenus à l'écart du gouvernement depuis 1961, le contrôle politique s'est exercé de manière croissante au sein du gouvernement par l'intermédiaire du ministre de l'Intérieur (le Roi exerçant lui-même la fonction de ministre des Armées depuis les attentats de 1971-1973). Repéré par Mohammed Benhima à l'époque de Dlimi, le directeur des Affaires générales de l'intérieur, promu secrétaire d'État puis ministre de l'Intérieur à la suite de M. Benhima à la fin des années soixante-dix, Driss Basri est devenu au fil des années une pièce maîtresse dans la constitution des gouvernements. En l'absence d'école de formation politique du type de l'ENA à Tunis, la faculté de droit de Rabat est devenue au fil des années un vivier pour les fonctions de contrôle au sein des gouvernements marocains. La faculté de droit de Rabat, où Driss Basri n'a jamais cessé d'être professeur, a acquis une centralité encore plus grande dans les années quatre-vingt, quand les deux Princes héritiers y sont devenus étudiants.

70Cette situation explique la promotion gouvernementale d'un très grand nombre de professeurs de cette faculté à des fonctions ministérielles ou à des postes stratégiques dans la machine gouvernementale. Ces hommes échappent parfois aux alliances traditionnelles des grandes familles du Maroc et sont, comme les énarques tunisois, la garantie d'une autonomie de l'Intérieur (et du Palais) par rapport au jeu habituel du pouvoir. Cette élite de promotion comprend par exemple les cas d'Aziz Hasbi, ancien ministre de la Fonction publique, de Chaouki Serghini, ancien secrétaire d'État à l'Environnement, de Mohieddine Amzazi, directeur des Affaires générales et de l'Information, de Mohammed Lamouri, directeur de l'Institut de journalisme, ou de Mohammed Hassad, ingénieur des Ponts. Mais la faculté de droit a promu des personnalités de plus grande ampleur comme Omar Azziman, militant des droits de l'homme, devenu ministre de la Justice au début des années quatre-vingt-dix, et qu'Hassan II a souhaité conserver dans le gouvernement de l'alternance en 1998 au titre des « ministres de Souveraineté ».

71L'alternance politique voulue par Hassan II n'a en effet guère modifié fondamentalement la donne. Technocrates et professeurs de la faculté de droit de Rabat continuent à se partager la plus grande part des postes ministériels. L'appartenance politique des membres du gouvernement d'Abderrahman Youssoufi n'a changé ni cette donnée, ni l'influence plus ou moins avérée de Basri sur une bonne moitié des ministres. Certes, les nouveaux promus de la faculté de droit ont souvent eu un parcours politique de militants marxistes dans les années 1965-1975, mais ils ont appris entre-temps à composer avec le Makhzen et sont, pour certains d'entre eux, rentrés dans le jeu du puissant ministre de l'Intérieur. De Habib el Malki, ministre de l'Agriculture issu de l'UNEM, à Abdallah Saaf, ministre de l'Enseignement secondaire, en passant par Fathallah Oualalou, ministre de l'Économie, et Ahmed Ghazali, Secrétaire général du ministère de la Justice, il est difficile de savoir si l'appartenance politique à gauche l'emporte sur la connivence avec le ministre de l'Intérieur (tout au moins jusqu'à son éviction en novembre 1999).

72Quoi qu'il en soit, l'alternance n'a pas promu des politiques de premier plan au gouvernement (à part quelques hommes comme Mohammed el Yazghi), et comme le constate La vie économique, le gouvernement de l'alternance ressemble à « un gouvernement de technocrates politiques ». Si la génération des technocrates du G14 a été provisoirement mise à l'écart du gouvernement, elle n'en garde pas moins tous ses pouvoirs. Le jeu de chaises musicales de l'année 1999 entre les grands patrons du secteur public prouve que les technocrates les plus puissants gardent une position dominante, d'où ils exercent souvent plus de pouvoir sur les grands secteurs économiques (transports, énergie, industrie) que les ministres en charge des dossiers.