1Contrairement aux périodes précédentes, les systèmes d'enseignement actuels du Maghreb sont restés peu étudiés. Les grandes thèses des années soixante-dix s'arrêtent au seuil de la période et n'ont pas encore eu de successeurs. Une double littérature concerne donc à ce jour les systèmes d'enseignement de ce dernier quart du XX^e siècle, les publications officielles émanant des institutions gouvernementales, et les articles ou dossiers de presse très nombreux ayant trait à cette question.

2Les premiers relèvent les prouesses réalisées durant la période qui voit la généralisation de l'enseignement continuer de progresser, bien que le Maroc connaisse un retard spécifique dans la scolarisation rurale, en particulier pour des centaines de milliers de petites filles des campagnes. Pour l'enseignement supérieur, cette littérature évoque le double mouvement de décentralisation et de massification qui s'est réalisé à peu près dans les mêmes proportions au Maroc et Tunisie. Au milieu des années quatre-vingt-dix, le Maroc comptait 11,3 % de jeunes dans l'enseignement supérieur contre 12,9 % en Tunisie. Les publications des ministères de l'Éducation nationale sont assez sèches en termes d'analyses, et se résument pour l'essentiel à des dossiers statistiques annuels souvent confus - semble-t-il à dessein, rendant difficile toute analyse rapide.

3Le second type de publications émane de la presse. Les articles y font état de la « crise » de l'enseignement, du problème des débouchés, du chômage des diplômés, du manque de moyens des ministères et des enseignants, de la mauvaise formation et du manque de conscience professionnelle des enseignants... La presse marocaine est particulièrement en pointe dans cette critique radicale du système d'enseignement, et ce depuis longtemps. Un des derniers numéros de Lamalif en 1985 posait en couverture la question lapidaire « À quoi sert l'enseignement ? », avant de déplorer dans un article « le système de l'inadaptation ». On peut d'ailleurs penser que les réquisitoires des revues Lamalif puis Kalima contre l'enseignement au Maroc durant les années quatre-vingt ont été en partie à l'origine de leur interdiction de fait de poursuivre leur publication. Néanmoins, d'autres hebdomadaires ont pris la relève dans les années quatre-vingt-dix, et la presse marocaine est désormais le lieu d'un débat permanent sur les carences du système éducatif. En Tunisie en revanche, la presse ne se livre guère à une remise en cause de la politique gouvernementale d'éducation.

4Il faut donc se reporter à une troisième source d'information pour compléter l'idée que l'on peut se faire des systèmes actuels d'enseignement au Maghreb, c'est-à-dire les rapports des institutions internationales comme la Banque mondiale. Ainsi, le rapport de la Banque mondiale de 1995 sur la « Stratégie d'assistance » au Maroc, bien que traitant de questions générales, place « l'éducation et la formation » au premier plan des questions que le Maroc doit résoudre pour assurer son décollage social et économique ; cette question fait d'ailleurs l'objet de la première partie du rapport. Ce rapport devait d'ailleurs déboucher sur plusieurs projets de réforme de l'enseignement et sur la mise en place d'une Commission royale de la Réforme de l'enseignement sous le gouvernement d'alternance en 1999, et le démarrage de cette réforme au début du nouveau siècle.

5En Tunisie, la période Ben Ali commença par de grands bouleversements dans le système éducatif. La situation qui avait conduit une forte partie des étudiants à basculer dans une contestation islamiste active appelait manifestement des réformes. Après la réforme de l'enseignement supérieur du ministre Tijani Chally lancée en 1989, il fallut s'attaquer à l'enseignement secondaire. La nomination d'un juriste francophile à la tête du MEN, Mohamed Charfi, visait manifestement à inverser la tendance après les années Mzali et leurs conséquences. Son projet de réforme prit corps pendant 2 ans de consultations et déboucha sur la loi du 29 juillet 1991. La langue française redevenait langue étrangère obligatoire pour les élèves passant le baccalauréat. Enfin, son successeur à partir du milieu de la décennie, Dali Jazi, poursuivit son action en faisant revenir le français dans le supérieur, surtout dans les facultés des lettres (en particulier en philosophie). Cet ensemble de réformes visait à remédier à l'héritage des années soixante-dix et fut soutenu par la Banque mondiale. Cette dernière a publié plusieurs rapports sur l'enseignement tunisien : en février 1992 était ainsi publié un rapport d'évaluation du projet de restructuration de l'enseignement supérieur, puis à nouveau en mai 1997, Tunisia-Higher education : challenges and opportunities.

6Ces rapports des organisations internationales et leur volonté réformiste rencontrent la bienveillance des autorités qui, au moins par nécessité, souhaitent réformer un système d'enseignement devenu largement dual. Les réformes des années soixante-dix et leur prolongement au cours de la décennie suivante, en particulier à travers l'arabisation de l'enseignement secondaire (entièrement réalisée au Maroc par exemple à partir de l'année 1989), ont en effet peu à peu mis en place, au Maroc comme en Tunisie, une situation sociale très difficile. La dualité du système d'enseignement, bien que revêtant des formes différentes en Tunisie et au Maroc, et qu'il serait par ailleurs trop réducteur d'identifier au couple secteur arabisé/secteur non arabisé, est devenue une réalité sociale de plus en plus dure. On peut la concevoir comme une opposition entre deux secteurs d'enseignement, l'un conduisant ses élèves et étudiants vers des débouchés assurés, ou tout au moins offrant des perspectives d'intégration, des postes rémunérateurs ou des fonctions dotées d'un prestige social (capital symbolique) ; l'autre constituant un vaste secteur de relégation sociale, conduisant soit au chômage des diplômés, soit à des carrières jugées dépréciées ou de seconde classe.

7Dans ce champ, la question de l'arabisation vient jouer comme un facteur aggravant, mais ne constitue pas la seule clef explicative. Sinon, la situation des Grandes Écoles d'ingénieurs ou des facultés de médecine, souvent en pointe et à l'origine des manifestations et mouvements islamistes, serait incompréhensible dans la mesure où ces établissements continuent de dispenser un enseignement en langue française. Ainsi, le principal problème rencontré réside dans la définition d'une ligne de démarcation entre les deux grandes catégories d'établissements, ceux de la promotion et ceux de la relégation sociale, ligne complexe et changeante.

8Plusieurs questions sont par ailleurs reliées à cette problématique centrale. Dans quelle mesure l'arabisation incomplète des études supérieures au Maghreb a-t-elle contribué à asseoir cette situation ? Comment l'adhésion d'un nombre croissant d'étudiants aux thèses des mouvements islamistes est-elle liée à cette situation ? Et, enfin, dans quelle mesure le processus d'ascension sociale à caractère méritocratique, que les années soixante avaient réellement permis, est-il enrayé, en dépit d'une généralisation croissante de l'enseignement ? De fait, et il faut noter d'entrée ce paradoxe, cette dualisation du système d'enseignement à partir de la fin des années soixante-dix s'opère au moment où les grands principes de l'indépendance sont en train de se réaliser. Celui de l'unification mis à part, car les années quatre-vingt voient le retour croissant de l'enseignement privé, ceux de la généralisation, de l'arabisation et de la nationalisation du corps enseignant sont en effet en voie de réalisation durant le dernier quart du XX^e siècle.