1Cette troisième génération des étudiants maghrébins que nous avons identifiée est complexe à définir et à situer historiquement. Elle est, en amont, enracinée dans la période des luttes de l'indépendance et a foi dans l'avenir des jeunes nations indépendantes du Maghreb. La thèse du développementalisme y bat son plein, qui correspond à l'investissement de l'État national par les jeunes élites formées à l'université française. Elle est en revanche, en aval, c'est-à-dire vers le milieu des années soixante-dix, déjà confrontée à la fermeture de ce même État national, dont la montée de la contestation étudiante depuis le milieu des années soixante a été la conséquence la plus saillante. En ce sens, elle prépare et annonce les difficultés des étudiants de la génération suivante, celle de la crise multiforme qui s'engage au milieu des années soixante-dix, et parfois même avant. Le renouvellement des équipes dirigeantes des syndicats étudiants vers 1970, au sein de l'UNEM en particulier, atteste de l'évolution rapide d'une génération de transition.

2En réalité, l'aspect essentiel, et qui donne toute sa pertinence à cette périodisation des générations, c'est la nature du recrutement social des étudiants de la période qui court du milieu des années soixante à celui des années soixante-dix. Cette période peut en effet apparaître comme le moment historique fugitif où la démocratisation des systèmes de formation maghrébins est une réalité. Sous l'effet des plans de scolarisation menés en Tunisie comme au Maroc, à partir de 1945 sous les protectorats, et dont l'effet a été amplifié après les indépendances, une génération d'étudiants socialement diversifiée entre dans les instituts supérieurs et les universités. En Tunisie, l'extension géographique de la méritocratie scolaire est assez nette, par-delà les viviers traditionnels que sont Tunis et le Sahel. La capitale économique du Sud, Sfax, devient durant cette période un pôle qui dépasse souvent le Sahel, ce qui traduit aussi l'urbanisation croissante des sociétés maghrébines. Au total, une certaine méritocratie scolaire fonctionne. Et les instruments de la sélection, qui sont mis en place durant les années soixante-dix, ne devaient produire leurs effets que sur la génération suivante, à l'heure de la massification de l'enseignement.

3Dans les années soixante en effet, les frontières de la méritocratie sont encore floues, les besoins nationaux en cadres sont intenses dans tous les secteurs, et finalement les opportunités de réussir des études et de faire carrière au sein de l'État, de son administration ou des entreprises publiques sont réelles pour les étudiants les plus brillants ou les plus persévérants. Bien que le panorama des années quatre-vingt soit lentement en train de se dessiner, sous le coup de l'arabisation et des réformes scolaires, la situation n'est pas encore figée. Ainsi, les filières d'excellence, si bien délimitées et encadrées à partir des années quatre-vingt, ne sont pas encore synonymes de fermeture sociale, de chasse gardée, et elles sont d'ailleurs assez fluctuantes, du fait que la plupart des filières offrent de bonnes perspectives d'emploi et d'ascension sociale si besoin en est. Cette situation est renforcée par une quasi-généralisation des bourses pour les étudiants aux ressources insuffisantes, tant en Tunisie qu'au Maroc.

4C'est dans ce contexte d'ouverture sociale réelle des systèmes d'enseignement qu'une certaine littérature en sciences humaines a pu louer la méritocratie tunisienne et ses effets sociaux. Très soucieux d'être fidèle à l'histoire - et même à la mythologie - des Pères fondateurs de la République, issus du Sahel, et promus grâce au collège Sadiki, la petite « République tunisienne des professeurs », très engagée dans le développement scolaire à travers l'action de son ministre M. Messaadi, apparaît aux yeux de beaucoup comme un modèle de méritocratie scolaire. Les travaux des chercheurs tunisiens, en particulier au sein du CERES mais aussi à l'université tunisienne, à l'instar de Lilia Ben Salem qui publie sa thèse sur les « cadres tunisiens » en 1976, sont relayés par ceux de chercheurs étrangers comme le Britannique James Allman, auteur en 1976 d'une étude sur la « mobilité sociale » en Tunisie. « La mobilité socioprofessionnelle verticale dont jouit le milieu socioprofessionnel des cadres a tendance à s'accentuer [...]. Il est certain que l'élargissement du recrutement social des intellectuels et des cadres ne fera que s'accentuer dans les années à venir », écrit Lilia Ben Salem en 1968. La Tunisie connaît alors une sorte d'apogée de son idéologie égalitariste.

5Pourtant, même dans le « Maroc féodal » auquel s'intéressent alors peu les chercheurs férus de développementalisme, cette période est aussi celle d'une ouverture croissante dans le recrutement social de ses étudiants. Certes, le mouvement a peut-être moins d'ampleur qu'en Tunisie, en particulier du fait que les zones rurales majoritaires en sont largement exclues, mais il n'en est pas moins réel dans la société urbaine. Nous verrons d'ailleurs que la Mission française, où la scolarité est alors gratuite, même pour les élèves marocains, participe, à côté des lycées publics, à ce mouvement de démocratisation, en particulier grâce à ses classes préparatoires.

6Ce chapitre va donc s'intéresser aux classes d'âge nées dans les années quarante et cinquante, et qui entrent dans l'enseignement supérieur au lendemain des indépendances. La génération née dans les années quarante est celle qui a bénéficié des plans de scolarisation mis en œuvre par les protectorats après 1945, tandis que celle née dans les années soixante a été entièrement scolarisée après les indépendances au sein des établissements publics (MUCF mises à part). Les 15 années qui séparent le cours préparatoire (CP) de la licence, font que les étudiants nés après 1965 appartiennent à la génération suivante, celle de la grande fermeture sociale des filières élitistes.

7Alors que la génération née dans les années quarante avait correspondu au moment politique de la lutte pour l'indépendance puis à l'investissement de l'État national, la génération nouvelle appartient en partie au moment idéologique et intellectuel de la rébellion contre l'État. Le phénomène du placement au sein de l'establisment étatique, mais aussi désormais privé, se poursuit, ne serait-ce que par la relève des générations. Mais il s'accompagne de la lutte politique d'une génération socialement plus ouverte. La génération d'establisment se voit doublée d'une génération politique, en particulier la sous-génération 1967-1973, qui aspire à la promotion sociale, à un moment où commencent à se réduire les recrutements publics. Toute la complexité de cette période tient au fait que des étudiants issus de la classe dirigeante participent pleinement à la génération politique contestataire (Anis Balafrej), alors que des étudiants issus de la méritocratie scolaire tentent de se fondre dans l'appareil d'État. Un même individu peut même se révolter dans un premier temps, puis entrer dans l'État par la suite. À ce jeu, Hassan II fut d'ailleurs un redoutable maître pour susciter la reconversion des révolutionnaires, et les gratifier de prestigieuses fonctions.

8Pour présenter le panorama social de cette troisième génération, nous allons partir des lycées qui sont alors aux avant-postes de la modernisation et d'une émancipation sociale relative, puis nous verrons les mutations qui concernent les étudiants au niveau du supérieur. Une courte présentation des étudiants des filières classiques (lettres et droit) servira de contrepoint à la montée en puissance des filières de formation scientifique et technique, dans lesquelles se pressent un nombre croissant d'étudiants.

1. Les lycées, avant-postes de la modernisation

9Dans les années soixante, les lycées publics maghrébins accueillent des effectifs encore peu nombreux, du fait d'une sélection intense dans les cycles primaires et dans le premier cycle du secondaire. Toutefois, cet écrémage concerne un public dont l'assise sociale s'est considérablement élargie depuis 1945. Cela explique que le public des lycées maghrébins se soit beaucoup démocratisé par rapport à la période précédente. Cette situation est renforcée par une généreuse politique de bourses d'études que les autorités scolaires n'hésitent pas à distribuer, du fait de l'impérieuse nécessité de former des cadres. Mais il faut ajouter que les lycées français des MUCF participent alors à ce mouvement général : de manière modérée dans le cycle secondaire qui conduit au baccalauréat, bien que les études soient alors gratuites, mais de manière plus affirmée dans leurs classes préparatoires qui recrutent leurs élèves marocains ou tunisiens à l'échelle de tout le pays, en particulier en provenance des lycées publics.

Lycées publics et mixité sociale

10L'extrême difficulté que peut aujourd'hui représenter l'accès des archives des lycées maghrébins remontant aux années soixante, quand elles subsistent, n'a guère rendu possible une étude inédite des publics scolaires de ces établissements pour cette période. Toutefois, quelques rares études, menées dans les années soixante par des enseignants de ces lycées, ou des chercheurs, confirment la phase d'ouverture sociale des publics scolaires du secondaire à cette période. Deux études menées au Maroc au printemps 1961 et au cours de l'année 1967-1968 dans des établissements essentiellement publics, et en 1968 dans un lycée de Tunis, attestent cette réalité nouvelle. Les études marocaines ont été conduites pour la première dans 10 établissements secondaires de Fès (2) et Casablanca (8), et pour la seconde au lycée Hassan II de Rabat (ex-lycée Gouraud depuis la rentrée 1963). Celle de Tunis a été conduite au lycée Béchir Sfar de Tunis à Bab el Khadra (en limite de la vieille médina).

11Il ne s'agit pas ici de reprendre mot pour mot le contenu de ces trois études mais d'en préciser le sens. Au Maroc, les auteurs se sont intéressés à des lycées urbains et constatent l'hétérogénéité sociale des lycéens. L'enquête d'André Adam a porté sur 418 élèves (dont une majorité de garçons (61,2 %) et de lycéens casablancais (70 %). Ces élèves sont boursiers pour 40,8 % d'entre eux, ce qui constitue un premier indice d'ouverture sociale. Les élèves casablancais sont majoritairement d'origine urbaine (63,3 %), plus encore chez les filles (87,1 %). Mais une forte minorité provient des régions rurales (notamment de la Chaouïa pour 21 % des garçons). Cette situation s'explique par la présence d'internats dans plusieurs établissements. À Fès, une majorité écrasante d'élèves est fassie de naissances (88 %), en partie parce qu'il n'y a pas d'internat dans le lycée de garçons. Cette première approche permet de constater la variété des publics lycéens, tant du point de vue de la distribution des sexes (même si les garçons restent majoritaires) que de la distribution géographique.

12Mais cette variété est encore plus extrême en ce qui concerne la profession des pères. Sans entrer dans les détails, et pour reprendre la classification qu'André Adam reconnaît lui-même comme « simpliste », les catégories socioprofessionnelles découpées entre « petits » et « gros » (commerçants en gros, fonctionnaires moyens et supérieurs, industriels, professions libérales, propriétaires et agriculteurs propriétaires) sont à peu près également représentées (45,5 % de « gros » à Casablanca et 46,2 % à Fès). La proportion est d'autant plus remarquable à Fès, que l'étude ne concerne que deux lycées généraux, et aucun établissement professionnel. Enfin, il faut ajouter que la distribution entre les sexes est à peu près la même au sein des deux milieux sociaux. L'origine sociale dominante des élèves du secondaire est donc d'origine populaire (au sens large), comme l'atteste la forte proportion de pères analphabètes (26,4 % des pères à Casablanca et 20 % à Fès). Faut-il ajouter que seuls 1,6 % des pères de Casablanca et 7,9 % des Fassis ont le baccalauréat ?

13Constatant que son enquête n'a « guère touché la grande bourgeoisie, ni à Casablanca ni à Fès », André Adam conclut que « si les jeunes que nous avons (approchés) accèdent demain, comme tout l'indique, à cette élite dirigeante, ce seront des « hommes nouveaux ». Mais l'auteur prend soin de préciser que ces élèves, en majorité issus de milieux modestes, sont loin de l'extrême pauvreté, « encore plus loin de la misère ». Et de conclure, sur la base de critères de logement, de confort de ces mêmes logements et de leur taux d'occupation, que ces élèves caractérisent assez bien les nouvelles classes moyennes en train de naître. Concernant enfin les ambitions professionnelles de ces lycéens, l'auteur confirme l'intérêt dominant pour les études scientifiques, et l'aspiration majoritaire à des carrières techniques, en particulier celle d'ingénieur chez les garçons (33,2 % à Casablanca et 19,4 % à Fès, alors que le professorat représente respectivement 10,8 et 19,4 %).

14L'étude de J. M. Lessard sur le lycée Hassan II de Rabat est beaucoup moins ambitieuse. Elle a été conduite à partir des fiches d'inscription des élèves au lycée (soit 1 805 élèves pour l'année scolaire 1967-1968), et non pas à partir d'une enquête spécifique comme la précédente. Mais elle confirme pleinement ce qu'avait mis en valeur l'enquête de 1961. Cela est d'autant plus intéressant qu'elle concerne le grand lycée du centre-ville de Rabat, la capitale politique et administrative du Maroc. L'enquête atteste d'abord du vaste champ de recrutement du lycée Hassan II, à une époque où le Maroc compte encore assez peu d'établissements secondaires. Hassan II est donc à la fois un lycée de centre-ville au service des enfants rbatis (35 % des élèves pour s'en tenir au niveau secondaire), un lycée d'accueil pour une « poignée de fidèles » issus de Salé (21 % des élèves du lycée qui perpétuent la tradition d'envoi des élèves slaouis à Gouraud sous le protectorat), et un lycée qui, grâce à son internat, couvre une aire de recrutement à l'échelle du Maroc (44 % des élèves du lycée).

15Cette diversité géographique des élèves du lycée Hassan II s'accompagne d'une hétérogénéité sociale que deux indicateurs viennent confirmer : la taille des familles et les activités professionnelles des parents. Si le fait que 61 % des familles comptent de 4 à 9 enfants, et même 6,5 % de 10 à 15 enfants, n'est pas en soi une preuve évidente de la présence nombreuse d'enfants issus des milieux populaires, il n'en demeure pas moins que la taille très élevée des familles caractérise alors essentiellement les familles populaires. Les activités professionnelles des pères confirment d'ailleurs cette donnée. Bien qu'imprécises, les données fournies concernant 1 448 enfants révèlent que les enfants de fonctionnaires sont 28 %, les agriculteurs au sens large 19,8 %, les commerçants 19,2 %, et les ouvriers, artisans, employés et gardiens 24,5 %. Si le caractère dominant des professions tertiaires (62,9 %) n'est guère surprenant dans une ville administrative et dans un lycée de centre-ville, il faut constater que la majorité des élèves appartiennent à des milieux à niveau de vie moyen ou modeste. Même si les enfants issus des milieux les plus pauvres (en particulier ruraux) sont assez peu nombreux, les résultats de cette enquête viennent confirmer ceux de l'enquête de 1961.

16La courte étude de Marie Ben Sedrine sur 328 élèves de 8 classes de troisième année secondaire du lycée Béchir Sfar de Tunis, datée de 1968, est beaucoup plus fine que les précédentes. Elle concerne aussi un lycée de centre-ville qui se caractérise par un recrutement mixte du point de vue social, du fait de sa localisation géographique. L'auteur a identifié 4 groupes sociaux dont sont issus les élèves : le milieu aisé (13 % des élèves), le milieu assez aisé (17,3 %), le milieu populaire (49,3 %) et le milieu très pauvre (18,2 %). L'étude confirme ce que les travaux de P. Bourdieu nous ont appris sur la sélectivité scolaire différenciée en fonction des milieux sociaux. La comparaison des effectifs de troisième année secondaire avec ceux des élèves des classes professionnelles au sein du même lycée, atteste, par une étude très fine sur les taux de passage, que redoublements, renvois, orientation scolaire et prix scolaires, frappent de manière sélective les enfants issus des différentes couches sociales. Néanmoins, au-delà de cette réalité, il n'en demeure pas moins que l'hétérogénéité sociale des élèves de ce lycée atteste une certaine démocratisation de l'enseignement secondaire dans la Tunisie urbaine des années soixante.

17Les élèves des milieux pauvres sont en nombre important, mais sont souvent plus âgés, du fait d'une entrée plus tardive à l'école primaire et de redoublements plus nombreux. Les filières conduisant au baccalauréat et donc aux études supérieures accueillent à l'issue de cette troisième année secondaire 7 enfants sur 8 de milieu aisé, mais seulement 1 sur 4 pour les élèves des milieux populaires ou très pauvres. À l'intérieur des filières longues, les enfants des milieux aisés choisissent majoritairement les filières scientifiques (40 %) et de sciences économiques (18 %), reléguant ainsi les lettres, autrefois privilégiées, à un second rang (28 %). Les élèves des milieux pauvres effectuent en revanche un choix inverse (à moins qu'ils ne le subissent ?) en faveur des lettres (3 % seulement choisissant les sciences économiques). La distribution des prix confirme d'ailleurs que la section scientifique attire les élèves les plus brillants. Et l'auteur de rappeler « l'influence du milieu socio-familial d'un élève sur son évolution scolaire ».

18Cette dernière enquête nous rappelle les fortes limites de la méritocratie scolaire dans des établissements encore très malthusiens, par-delà la présence massive au sein d'un tel établissement d'éléments populaires. Cela a le mérite de relativiser les discours triomphalistes sur la démocratisation de l'enseignement de la Tunisie des années soixante. Pourtant, derrière cette réalité, qui n'a rien de singulier, il faut constater la présence importante dans les lycées publics urbains du Maghreb d'élèves issus des milieux populaires, ou appartenant à la classe moyenne (si ténue soit-elle). En dépit d'une hyper sélection, une part non-négligeable de ces éléments allait franchir les étapes de la méritocratie scolaire, et parvenir au seuil de l'enseignement supérieur. Or à ce niveau, il convient d'admettre que la promotion sociale est devenue une réalité plus tangible.

De nouvelles élites sociales en formation

19Que les lycées maghrébins se démocratisent quant à leur recrutement pendant les années soixante, est donc avéré. Et nous retrouverons ces lycéens d'origines sociales diverses au cours de leurs études supérieures, que ce soit dans les universités ou dans les grandes écoles. Toutefois, nous voudrions ici montrer, à travers quelques rares indices, que les lycées sont alors les pourvoyeurs d'une nouvelle élite intellectuelle en formation, qui brasse les étudiants de différentes origines, et leur permet d'accéder à des carrières recherchées. Concernant les lycées publics nationaux, nous ne disposons que de données parcellaires pour le collège Sadiki de Tunis, devenu un lycée public parmi d'autres. À partir de l'indépendance, ce lycée devient en effet l'un des établissements publics tunisois d'enseignement secondaire. Son histoire, comme sa position en bordure de la médina (comme le lycée de Bab el Khadra mais de l'autre côté de la vieille médina), en font un établissement au recrutement social mixte, a fortiori du fait que son internat continue de fonctionner.

20Ahmed Abdessalam, dans son ouvrage sur le collège Sadiki, a eu l'idée de comparer le devenir des élèves de différentes promotions. Il présente, notamment en annexe, les élèves de deux classes de 4^e des promotions 1945 et 1955, c'est-à-dire des élèves qui obtiennent le baccalauréat en 1951 dans le premier cas, et en 1961 dans le second. La première promotion accomplit ses études supérieures sous le protectorat et relève donc de la « génération des indépendances », la seconde les poursuit en revanche au cours des années soixante, et appartient en plein à la troisième génération. Or, si l'on compare le devenir professionnel de ces élèves, 31 pour la promotion 45, et 23 pour celle de 55, on constate les fortes possibilités d'ascension, ou du moins de réussite sociale, que représente alors l'enseignement secondaire.

21La première promotion, qui appartient à la génération de l'indépendance, comporte logiquement un nombre élevé de hauts fonctionnaires, puisque ses étudiants sont entrés dans le monde professionnel à l'indépendance, à un moment où le nouvel État avait un intense besoin de cadres. C'est pourquoi on ne compte pas moins de 10 hauts fonctionnaires sur 27 professions identifiées (dont 6 diplomates, parmi lesquels 2 ambassadeurs). Si l'on ajoute 8 enseignants, parmi lesquels au moins deux universitaires (dont Amar Mahjoubi), on constate que la grande majorité de ces élèves a intégré la fonction publique. Outre ces 18 fonctionnaires, on relève 5 membres des professions libérales (3 médecins, 1 vétérinaire et 1 avocat), et 4 cadres supérieurs du secteur privé ou parapublic. L'orientation de cette promotion est conforme à ce que nous connaissions des aspirations des étudiants tunisiens dans la phase finale du protectorat.

22Si l'on compare cette promotion à la suivante, force est de constater que le secondaire reste un vecteur de réussite sociale, bien que les débouchés professionnels aient sensiblement évolué. À un moment où l'État national commence à se saturer à la fin des années soixante, on ne trouve logiquement que 3 fonctionnaires (dont 1 diplomate et 1 haut fonctionnaire, mais aussi 1 douanier). En revanche, les professions libérales restent très importantes (5 médecins, 1 vétérinaire et 1 avocat), tandis que les ingénieurs font leur apparition (ils sont 3, dont Mondher Ben Abdallah, polytechnicien devenu ministre de l'Économie), et que le secteur privé se renforce (5 élèves, dont 2 cadres supérieurs et 3 commerçants). La proportion des carrières de la fonction publique a donc fortement diminué (on remarque la disparition des enseignants, fonction maintenant occupée par des lycéens d'origine provinciale), mais les chances de réussite sociale sont intégralement préservées (en particulier du fait des études techniques et scientifiques, qui ont accaparé la moitié de cette classe).

23En ce qui concerne les lycées français de la MUCF, les données sont plus facilement accessibles, du fait que les anciens élèves sont regroupés au sein d'associations qui tiennent à jour des annuaires plus ou moins complets. Les données sociologiques sur la provenance des élèves ne sont pas accessibles par ces annuaires, mais se trouvent dans les archives de ces établissements, toutefois pour celles du lycée Descartes de Rabat. Toutefois, il n'est guère surprenant de constater, en feuilletant ces annuaires, qu'il s'agit, tant à Tunis qu'au Maroc, de véritables gothas mondains, comme en attestent les professions des anciens élèves. Une nuance importante doit toutefois être apportée.

24Comme le remarquait Hichem Skik, dans son article sur l'enseignement en Tunisie, « certains milieux occupant une fonction de "prestige" (hauts fonctionnaires, cadres, familles aisées...) préfèrent ne pas envoyer leurs enfants à l'école tunisienne [NDLR : pour les envoyer à la Mission] ». Toutefois, il faut souligner que ces établissements français du Maghreb n'étaient pas payants jusqu'en 1973 (à cette date, une scolarité de 3 dinars pour le premier cycle et 8 pour le second est ainsi instaurée à Tunis, prologue à une longue augmentation de ces frais de scolarisation). Certes, le non-paiement des frais de scolarité ne signifie pas démocratisation, car des pressions de toutes sortes s'exercent pour faire rentrer les élèves des familles les plus en vue, ce qui laisse peu de place aux autres. Mais, du fait de leur grand nombre au Maghreb durant les années soixante, et de leur caractère non-payant, les établissements français participent, même si c'est à la marge, à la montée d'une élite de renouvellement social.

25C'est qu'en effet, ces établissements apportent alors une contribution importante à la formation d'une élite totalement francophone dans le Maghreb des années soixante/soixante-dix. Vers 1970, la MUCF au Maroc accueille à peu près 800 élèves marocains nouveaux chaque année, tandis que celle de Tunisie en accueille un peu moins de 300 (soit la même proportion pour les deux pays). Les professions embrassées par les anciens élèves des lycées français attestent bien de leur poids au sein des nouvelles élites, bien que la plupart de ces élèves soient des « héritiers ».

26Ainsi, d'après le Bottin tunisois du lycée Carnot, et pour prendre deux petits échantillons de 10 anciens élèves des deux années 1956 et 1970 (car leurs camarades de promotions ne sont pas répertoriés), les professions indiquées confirment sensiblement ce que nous avons pu observer à Sadiki. Pour les 10 élèves de 1956, génération de l'indépendance, on relève 6 hauts fonctionnaires (dont 2 diplomates, 2 directeurs, 1 chef de division et 1 commandant). Les autres professions relèvent du secteur libéral (1 médecin, 1 architecte et 1 industriel) auxquelles il faut ajouter 1 ingénieur informaticien. Comme à Sadiki, on peut relever que les fonctionnaires sont majoritaires, mais qu'ils se cantonnent dans des postes de la haute fonction publique (il n'y a aucun enseignant, profession déjà en cours de déclassement parmi les élites sociales).

27Quinze ans plus tard, l'échantillon présente 4 professions libérales (3 médecins dont 2 spécialistes, et une pharmacienne), 2 professeurs du supérieur (dont 1 à l'ENIT), 2 ingénieurs, et 2 fonctions moins élevées occupées par des femmes (1 secrétaire de direction et 1 hôtesse). Notons que, comme à Sadiki, les postes de fonctionnaires sont devenus minoritaires, et que les professions scientifiques et techniques sont devenues largement majoritaires.

28S'il n'est guère possible de généraliser avec des échantillons aussi minces, au moins pouvons-nous les prendre pour ce qu'ils valent, des indicateurs approximatifs d'évolutions que nous retrouvons par ailleurs. Ce qui reste certain en revanche, c'est que les lycées tunisois, en particulier le lycée Carnot, qui accueille nombre d'enfants de la bourgeoisie tunisienne, est une voie de réussite sociale qui ne se dément pas au cours de la période. Ces évolutions semblent confirmer les tendances observées (en les amplifiant) dans les grands lycées publics : la baisse de l'attrait de la fonction publique (dont la saturation en cadres commence à se faire sentir), et la montée concomitante des professions libérales et scientifiques.

29Qu'en est-il à Rabat pour le lycée Gouraud ? Ce dernier a déménagé en 1963 pour devenir le lycée Descartes sur les hauteurs de l'Agdal, mais le public marocain qu'il accueille semble avoir peu évolué au cours de la période. Les enfants de la bourgeoisie rbatie et slaouie, associés aux fils de hauts fonctionnaires ou ministres, y restent largement prédominants, ce qu'atteste sans guère de doute possible la liste des anciens élèves (pour s'en tenir aux premières lettres de l'alphabet, on relève parmi les Fassis les Agoumy, Alami, Alaoui, Benslimane, Bennis, Berrada, Bennani, Benbrahim, Bensouda... et parmi les rbatis-slaouis, les Aouad, Bargache, Belhaj, Bouabid, Balafrej...). Nous ne disposons pas, pour le lycée Gouraud-Descartes, d'un travail aussi précis que pour Carnot, et la liste des anciens élèves que nous possédons rassemble sans distinction les anciens élèves des années cinquante aux années soixante-dix, ainsi que leurs professions.

30Ces données parcellaires empêchent de mettre en valeur une évolution historique sur cette courte période. Elle permet cependant de dégager certaines tendances, qui semblent valables pour la période qui court de 1945 à 1975. Sur les 188 anciens élèves, on remarque d'abord l'importance du nombre de fonctionnaires au sens large : 54,7 %. Le deuxième groupe en importance est représenté par les professions libérales : 30,8 %. À partir de là, il reste peu de choses pour les dirigeants et hauts cadres du secteur privé : 8,5 %, et pour les ingénieurs/pilotes : 5,8 %. Ces premières données permettent d'apprécier la part très importante des recrutements administratifs au sein de l'État makhzénien, et en contrepartie la portion congrue du secteur privé (d'autant plus que plusieurs ingénieurs et médecins doivent travailler dans le secteur public). Cette situation renvoie certainement aux fonctions de capitale administrative et politique de Rabat, il est probable que les résultats seraient sensiblement différents pour le lycée Lyautey de Casablanca.

31Mais si l'on entre dans le détail des professions, il est intéressant de remarquer qu'au sein de la fonction publique, les fonctions de la haute administration (18 %), du Makhzen (ministres, fonction de cabinet et du Palais Royal, députés ou gouverneurs avec 11,1 %) et de direction des entreprises publiques (8,5 %) sont largement prépondérantes. La bourgeoisie rbatie continue de marquer un net désintérêt pour les fonctions enseignantes (7 professeurs, dont 5 dans le supérieur, soit 3,7 % de l'effectif), à l'inverse des Sadikiens de 1956, d'origine plus modeste. Il faut enfin ajouter 12,7 % de « fonctionnaires » pour lesquels nous n'avons pas de précision. De même, au sein des professions libérales, les médecins-pharmaciens sont largement prédominants (49 sur 58, soit 26 % à eux seuls, ce qui ne laisse que 4 avocats, 4 journalistes et 1 notaire). Pour cette population, à cheval sur deux générations, on constate donc le poids encore essentiel des études juridiques (pour l'administration) et médicales, auprès des jeunes élites marocaines. Les études scientifiques ne représentent qu'une portion congrue (même si elles sont ici désavantagées du fait qu'elles ne démarrent vraiment qu'au milieu des années soixante).

32Au total, les lycées maghrébins des années soixante sont bien les pourvoyeurs de la nouvelle élite qui prend en charge le développement des jeunes États nationaux. Cette élite est encore peu touchée par les études scientifiques, cas des études médicales mis à part.

Classes préparatoires françaises et élites

33Les classes préparatoires (CPGE) des lycées français du Maghreb, qu'elles soient scientifiques ou commerciales comme la prépa HEC de Lyautey, prolongent, au sein même des établissements du Maghreb, ce mouvement de démocratisation des lycées. On pourrait même dire qu'elles l'amplifient. Car si les élèves de la MUCF sont globalement plus favorisés, et qu'un certain nombre d'entre eux partent directement en France pour s'inscrire en CPGE, les élèves qui restent à Carnot ou à Lyautey proviennent pour l'essentiel des lycées nationaux. En recrutant des élèves de qualité à l'échelle des lycées marocains par exemple, la prépa’ de Lyautey, qui délivre un enseignement gratuit, et dont le public est de plus en plus marocain musulman après 1963 (première année de sortie du baccalauréat marocain sciences math.), offre de réelles possibilités d'ascension sociale pour des élèves issus de familles modestes. Cette filière, qui reste étroite par ses effectifs, n'en constitue pas moins un réservoir de cadres pour le Maroc des décennies suivantes.

34Avant d'en venir aux CPGE scientifiques de Lyautey, pour lesquelles nous avons pu constituer un échantillon représentatif d'anciens élèves, nous voudrions évoquer à travers un grand témoin, celle de Carnot à Tunis. Aras Turky est né en 1936 à La Marsa à Tunis. Son père était passé par le collège Sadiki et avait étudié à Al Azhar au Caire. Fonctionnaire des impôts sous le protectorat, il connaissait Mohamed Ali el Annabi, le premier polytechnicien tunisien, lui aussi résidant à La Marsa. Aras Turky fréquenta l'école primaire franco-arabe, et obtint son certificat d'études primaires en 1949. Orienté vers le collège technique Émile Loubet pour le premier cycle secondaire, il entra à la fin de ce cycle en seconde math. et technique, où étaient dispensées une dizaine d'heures d'atelier par semaine. Il obtint son baccalauréat l'année de l'indépendance, en 1956. En dépit d'une orientation à caractère professionnel, il put, grâce à son brillant niveau de mathématiques, intégrer la math. sup. de Carnot à la rentrée 1956. Cette année-là, il y avait 21 élèves dans la math sup., dont une dizaine d'Européens, 10 Tunisiens musulmans et un Israélite. Pour financer ces études, il put cette année-là être pion à Carnot.

35Le lycée Carnot ne comptait alors pas de math spé, et il partit à Pierre de Fermat à Toulouse, où le proviseur était l'ancien proviseur de Carnot. II y fit 5/2 et fut reçu au concours de Polytechnique en 1959. Il fut le cinquième polytechnicien tunisien, et ses études furent financées par une bourse tunisienne valant engagement décennal. Il rentra donc à Tunis en 1963 après être passé par les Ponts, et se retrouva dans « le giron » du ministère de l'Intérieur, dirigé par Taïeb Mehiri, alors directeur du Néo-Destour. Ce jeune ingénieur devait passer l'essentiel de sa carrière dans la fonction publique tunisienne, et se retrouva à la direction de plusieurs entreprises nationales, comme la Société nationale des chemins de fer. Il resta fidèle à l'administration, cas rarissime, jusqu'à la fin de sa carrière, où il était Secrétaire général du ministère de l'Équipement. Cet exemple atteste de la réussite d'un ingénieur issu d'un milieu peu fortuné, et de la manière dont les études scientifiques fournissent, à partir des lycées français, de hauts cadres à une administration qui en manque cruellement au lendemain de l'indépendance.

36L'étude que nous avons conduite à Lyautey montre, de manière indiscutable, le processus de mobilité sociale qui est à l'œuvre dans les CPGE de cet établissement, à partir des années soixante. Parmi l'ensemble des promotions de taupins de Lyautey depuis l'indépendance, nous avons recensé 2 séries d'élèves marocains pour les années cinquante-neuf/soixante-huit (36 élèves) et pour les années soixante-neuf/quatre-vingt-cinq (42 élèves), soit jusqu'à la fermeture de la prépa’ scientifique de Lyautey.

37À travers leurs fiches d'inscription, nous avons tenté de dresser le profil sociologique des élèves et de leurs familles. L'étude porte donc sur 78 élèves pris au hasard de l'ordre alphabétique. La première série ne compte que des garçons, pris dans les 3 classes préparatoires de Lyautey (math. sup., HEC, agro’), et la seconde seulement 2 filles sur 42 (au sein de la math. sup.). Le premier échantillon compte 36 garçons qui ont de 17 à 22 ans lors de leur première année de classe préparatoire (de 1959 à 1968). 16 au moins sont boursiers (dont 7 de la MUCF et 9 du MEN). Les 36 élèves de cet échantillon sont nés entre les années 1938 et 1950. Tous ont entamé leur scolarité sous le protectorat, et ils ont en majorité été scolarisés à partir de 1945, c'est-à-dire à partir des plans de scolarisation de l'après-guerre, au moment où le système éducatif commençait juste à s'ouvrir en direction des classes sociales défavorisées. C'est pourquoi le profil sociologique de ces élèves est contrasté, même si l'essentiel de ce groupe relève encore de milieux favorisés. Nous pouvons appréhender cette réalité à travers quatre indices : les fratries, le lieu de naissance, le lieu d'habitation des parents quand ces étudiants entrent en classe préparatoire, et le milieu socioprofessionnel des pères, seuls indices présents dans les fiches d'inscription.

38Concernant les fratries, le nombre moyen d'enfants par famille est de 6,31. Toutefois, les familles très nombreuses sont minoritaires (16 sur 32 ont plus de 6 enfants, 50 %). Ce premier indice est confirmé par le caractère essentiellement urbain des élèves. 61,1 % des étudiants de l'échantillon sont nés dans une grosse ville (Fès, Oujda, Meknès, Rabat, Salé, Casablanca, Rabat), dont 27,77 % à Fès et 19,44 % à Casablanca. Les étudiants nés à la campagne ou dans les petites villes berbères comme Béni Mellal, Azrou ou Midelt sont donc minoritaires (38,88 %). Le lieu d'habitation des parents renforce encore le caractère urbain de l'échantillon : ils sont 77,7 % à habiter dans une grande ville (les mêmes plus Tanger), dont 30,5 % à Casablanca et 19,44 % à Fès. Les ruraux sont devenus très minoritaires, à 19,44 %.

39Il s'agit donc en majorité d'élèves urbains, en particulier fassis, et l'on voit apparaître à travers ces quelques données le mouvement séculaire qui conduit la bourgeoisie fassie à glisser vers la nouvelle capitale économique qu'est devenue Casablanca. Le milieu social élevé de la majorité des élèves est confirmé par l'onomastique puisque 18 noms de familles fassies ou rbaties apparaissent (Alaoui, Alami, Amrani, Balafrej, Benjelloun...), soit la moitié de l'effectif total. Cette donnée est confirmée par le milieu socioprofessionnel et par les quartiers d'habitation des familles, qui témoignent de la domination des classes supérieures. Si l'on rattache les professions aux 3 grands groupes sociaux, couches supérieures, intermédiaires et populaires, on obtient plus des trois quarts pour les deux premières (76,9 % des 26 professions mentionnées). Les professions supérieures représentent 42,3 % de l'effectif (dont 1 gros commerçant avéré, 4 propriétaires-agriculteurs urbains, 1 profession libérale, 3 hauts fonctionnaires Makhzen, dont le président du Conseil, 2 entrepreneurs). Les professions intermédiaires représentent 34,6 % du total (dont 4 commerçants, 1 instituteur, 2 fonctionnaires moyens et 2 employés). Les professions relevant des milieux populaires constituent 23 % de l'effectif (dont 1 ouvrier, 4 artisans, 1 fellah). Les enfants des milieux populaires ne sont donc pas absents, mais ils ne sont qu'une minorité, alors que le pays est encore rural à plus de 70 %, et que les couches populaires sont ultra dominantes dans le pays. Nous verrons que l'effet des politiques scolaires allait profondément changer l'origine sociale des étudiants de la prépa’ de Lyautey au cours des années soixante-dix, mais nous voudrions confronter ces données chiffrées à quelques grands témoins que nous avons rencontrés et qui sont passés par ces classes.

40Pour illustrer le caractère encore dominant des « fils de familles » au cours des années soixante dans la prépa’ de Lyautey, nous pouvons évoquer le cas d'Anis Balafrej, né en 1945 à Rabat, fils d'Ahmed Balafrej. Cet homme, bien qu'issu de la moyenne bourgeoisie rbatie, est devenu, grâce à son parcours étudiant et politique ainsi qu'à son talent, Secrétaire général du parti de l'Istiqlâl et président du Conseil après l'indépendance. Son fils est entré à Centrale Paris, où il devait fréquenter les mouvements marxistes, comme les étudiants maghrébins de sa génération.

41On peut aussi évoquer le cas de deux étudiants issus de la bourgeoisie fassie émigrée à Casablanca au milieu du siècle. Né en 1940 à Casablanca d'une mère fassie et d'un père casablancais, Bouchaïd Benhamida est fils d'un lettré francophone employé au bureau du Contrôleur civil sous le protectorat. Homme aisé et moderniste, ce père affectionne les cures thermales en Europe. Il place son fils à l'École libre Mohammed Ben Youssef bilingue de Casablanca (devenue aujourd'hui Groupe Scolaire d'Anfa). B. Benhamida passe ensuite par le futur lycée Hassan II et par le lycée Moulay Abdallah en « mathélem ». Comme Omar Bennani (cf. infra), il est orienté vers la math. sup. par son jeune professeur de physique normalien, Bernard Spenlehauer. Il est le quatrième marocain à intégrer Centrale en 1963. Il devait rentrer au Maroc en 1966 pour faire carrière dans l'administration où il devient haut cadre de l'Office national de l'électricité jusqu'en 1977, avant de rejoindre le privé.

42Omar Bennani est d'origine fassie par ses deux grands-pères. De parents alphabétisés en arabe et modernistes (sa mère cesse de porter le voile pour des vêtements européens dès les années cinquante), il est fils d'un commerçant en tissu de Casablanca qui fit fortune puisqu'il possédait une automobile dès les années cinquante. Il naît à Casablanca en 1944, et fréquente l'École libre nationaliste mohammedia, dite « Bennis ». Il entre alors en 1957 au collège musulman de Casablanca puis entre au nouveau lycée Moulay Abdallah de Casablanca, où il passe son baccalauréat « mathélem » en 1963. En taupe à Lyautey, il constate que la minorité marocaine est à 95 % composée de « fils de nantis ou de fassis ». Reçu à l'X, puis au corps des Mines, il devient le neuvième polytechnicien marocain en 1966, avant de faire carrière à la Banque nationale de développement économique (BNDE), puis dans le privé.

43De milieu relativement plus modeste, mais aussi d'ascendance fassie, on peut citer le cas antérieur d'Ahmed Hakimi, troisième polytechnicien marocain. Né en 1939 à Fès de père commerçant en grains et agriculteur passé par le msid, il appartient à la petite bourgeoisie fassie, quoique son grand-père paternel ait été dans l'entourage du pacha. A. Hakimi passe à son tour par le msid, puis entre à l'École libre bilingue Ben Ghazi ouverte par l'Istiqlâl et le PDI, et dirigée par M. Benabdallah. Il entre ensuite au lycée français de Fès en obtenant une bourse du protectorat (il y en avait 2 cette année-là). Il fréquente la section moderne, ses classes comptant environ un tiers d'élèves musulmans, et obtient son baccalauréat « mathélem » en 1956. Le gouvernement marocain lui offre alors une bourse pour faire sa math. sup. à Lyautey où il est interne. Il appartient à la première génération de Marocains dans cette prépa’. Il intègre l'X en 1958 et passe par le corps des Ponts. De retour au Maroc, il est intégré au ministère des Travaux publics par son ministre Jorio, et affecté à l'arrondissement de Fès. Il devait y rester de longues années avant de présider à partir de la loi de marocanisation de 1973 le Laboratoire public d'essai et d'études.

44Pourtant, à partir des années soixante, la prépa’ de Lyautey commence aussi à compter des étudiants de milieu modeste. Tel est le cas de Mohammed Oubihi, né vers 1945 à el Hajeb près de Meknès, d'un père épicier et agriculteur venu du Souss dans le Gharb. Le père autodidacte, mais lisant le français, place cependant son fils à l'école des fils de notables où il passe 3 ans. Puis M. Oubihi entre en 1956 en 6^e au lycée Moulay Idriss de Fès, et obtient son baccalauréat « mathélem » en 1963. Il décroche une bourse de la coopération technique pour la prépa’ du lycée Lyautey, où il se retrouve « par hasard », et est reçu à École des Mines de Paris en 1965. Affecté à BRPM à son retour au Maroc, il entre par la suite à la Société nationale des produits pétroliers.

45Dernier cas pour illustrer l'ascension devenue possible d'un enfant de la classe moyenne rurale, celui d'un gouverneur du ministère de l'Intérieur sous Basri. Né à la fin de la guerre à Béni Mellal, de père commerçant, passé par le msid et non francophone, le jeune élève entre à l'école franco-marocaine d'Oued Zem. Le futur gouverneur entame alors son secondaire à Béni Mellal avant de devenir interne pour 5 ans au lycée Moulay Abdallah de Casablanca. Bachelier « mathélem » en 1962, il échoue en MPC à Rabat puis entre dans la prépa’ de Lyautey, d'où il intègre l'École nationale des Travaux publics de Paris. Boursier du CROUS en France, il bénéficie des contacts entre le ministère marocain des Travaux publics et son École, ce qui lui assure une place au service des routes à son retour au Maroc en 1969.

46La progression des élèves d'origine modeste parmi les élèves de la prépa’ de Lyautey se confirma au tournant des années soixante-dix, et devint un phénomène massif comme en atteste l'échantillon que nous avons étudié pour la période soixante-neuf/quatre-vingt-cinq, qui compte 42 étudiants.

47Par rapport à l'échantillon précédent, on ne remarque pas d'évolution sensible par rapport à l'âge (6 mois de moins en moyenne pour ces élèves), ni pour la taille des familles : 5,8 enfants par famille, alors que seules 11 sur 29 ont plus de 6 enfants. La légère baisse s'inscrit dans la lente décrue démographique du Maroc. En revanche, concernant les critères sociaux, les données sont tout à fait renouvelées, à commencer par le nombre de boursiers. Ces derniers représentent maintenant les trois quarts de l'effectif, et ils sont même 93,3 % après 1974 (tous ayant alors pratiquement une « bourse Mission »). Ce premier indicateur du milieu d'origine modeste dominant des élèves à partir du début des années soixante-dix est corroboré par les autres indicateurs sociaux.

48L'onomastique comme les lieux de naissance et d'habitation viennent attester d'une population à dominante berbère et rurale, à l'inverse de celle des années soixante. Sur les 42 élèves recensés, on ne trouve plus que 3 noms de familles fassies (soit 7 % du total), tandis que les noms dûment berbères représentent la moitié de l'effectif (50 %) : Ait Lhoussain, Ait Alla, Ait Bouabid, Ait Lafkih, Aberchane, Aberkane, Achengli... Cette origine berbère dominante est confirmée par les lieux de naissance majoritairement situés dans le « bled », c'est-à-dire dans les zones rurales et même sahariennes, y compris jusqu'à Figuig aux confins maroco-algériens (54,7 %). Mais si l'on ajoute à ces douars ruraux les petites et moyennes villes qui représentent 30,9 % de l'effectif, on peut constater que la majorité écrasante de ces élèves est d'extraction rurale. Si l'on exclut quelques villes côtières comme Safi ou Kenitra, ces villes moyennes sont pour l'essentiel situées dans les zones de la montagne berbère ou dans le Sud soussi (Azrou, Chefchaouene, Béni Mellal, Midelt ainsi que Taroudant, Tafraout, Agadir...). Les grandes villes sont donc ici résiduelles et ne représentent plus que 14,2 % du total, soit 6 élèves, dont 2 de Casablanca et 2 Fassis.

49Par rapport aux lieux de naissance, les lieux d'habitation des parents ont assez peu évolué pour des familles qui ont dû scolariser leurs enfants au lycée. Les ruraux sont encore 28,5 %, tandis que l'essentiel du transfert s'est opéré vers les villes petites ou moyennes du Maroc des montagnes (40,4 %) et vers Casablanca (11,9 % sur 30,9 % des grandes villes), soit les villes de destinations dominantes de l'exode rural. Si l'on mesure l'évolution dans le temps, soit les 17 années sur lesquelles court notre échantillon, le lent basculement du rural vers la ville des élèves est encore plus massif après 1978. 9 familles sur 13 résidant dans une grande ville se situent avant 1978. Ce qui fait que dans les années quatre-vingt, le public de la prépa’ de Lyautey est quasiment exclusivement rural.

50Les professions des parents viennent conforter l'impression de l'ouverture sociale massive qui caractérise ces classes préparatoires. Les élèves, qui étaient 42,3 % dans les années soixante à être issus d'une famille de milieu socioprofessionnel élevé, ne sont plus que 9,5 % (dont 1 député, 2 administrateurs de société et 1 entrepreneur). Les gros commerçants et agriculteurs-propriétaires ont disparu de l'échantillon. Les fonctionnaires qui représentent maintenant 42,8 % de l'effectif sont en grande partie issus de l'enseignement (4 instituteurs, 3 professeurs et 1 répétiteur), auxquels il faut ajouter 5 employés de l'administration et 4 petits fonctionnaires (2 militaires, 1 facteur...). Ces fonctionnaires constituent l'essentiel du milieu socioprofessionnel moyen qui représente 38 % de l'échantillon, et leurs enfants poursuivent donc un processus d'ascension sociale classique, en particulier pour les fils d'instituteurs. Restent donc 50 % pour les familles appartenant aux couches défavorisées (8 ouvriers, 2 sans emploi, 3 fellahs, 4 petits boutiquiers...).

51Au total, les élèves de milieu social défavorisé sont devenus majoritaires, et il n'est pas abusif de dire que cette classe préparatoire est devenue le lieu d'une réelle mobilité sociale. C'est d'ailleurs ce que viennent nous confirmer les propos de leur professeur de physique Bernard Spenlehauer, qui se rappelle avoir offert, grâce au concours de multiples bonnes volontés, des costumes, des cravates, des chaussures, etc., aux élèves les plus démunis, qu'il accompagnait aux oraux à Paris. Mais c'est surtout ce qu'attestent les intégrations réussies par ces mêmes élèves : sur notre deuxième échantillon, on relève 1 X, 1 centralien Paris, 1 centralien Lyon, 2 ponts, 2 Mineurs Paris, 2 ESTP et de très nombreux ENSI. Tel est le cas du polytechnicien de la promotion 1972 Ahmed Allam, reçu à l’X avec 4 de ses camarades, dont 1 Français, et le futur PDG de la RAM, Mohammed Hassad. Né à Afourer près de Béni Mellal en 1951, et fils d'un ouvrier de l'ONE, le cas d'Ahmed Allam est particulièrement éclairant. Il n'en reste pas moins rare, car nous verrons que les fils de famille, alors partis dans les classes préparatoires françaises, continuent de fournir une part appréciable des diplômés. Cette possibilité de promotion sociale explique le très grand nombre de demandes d'inscription au début des années quatre-vingt dans cette prépa’, honorées à raison d'une pour 10 (40 sur 400), et ne rend que plus regrettable sa fermeture en 1985-1986.

2. Les études juridiques et littéraires en perte de vitesse

52Si les universités du Maghreb restent socialement sélectives jusqu'au milieu des années soixante, elles commencent alors à se démocratiser sous le coup de leur massification qui va en s'accélérant, surtout après 1970. Quoiqu'il y ait des différences notables entre le Maroc et la Tunisie, l'université est en cette période un lieu de légitimation plus que de promotion sociale pour les enfants des classes supérieures et moyennes, puisque sont notamment grandes ouvertes les portes de l'enseignement supérieur. Il faut en effet assurer la relève des coopérants universitaires encore majoritaires, mais sur le départ. Le gros des universitaires maghrébins des années 1980 et 1990 fut en effet formé au cours de cette période qui court du début des années soixante aux années soixante-dix. Durant les années soixante, les études techniques (ingéniorat, médecine, commerce) et scientifiques semblent encore tenues en suspicion par bon nombre d'héritiers pour lesquels le droit est plus conforme à leurs ambitions politiques et administratives.

53Le tournant des années soixante-dix voit les études juridiques et littéraires devenir de plus en plus ouvertes par leur recrutement social, et en conséquence de moins en moins attrayantes pour bon nombre d'héritiers. Nous retrouverons ces derniers dans les filières techniques qui semblent de plus en plus les attirer dès les années soixante-dix. En 15 ou 20 ans s'est donc opéré un retournement essentiel que nous allons tenter d'illustrer à travers quelques cas de figure.

Démocratisation des lettres à Tunis

54Depuis le protectorat, les étudiants tunisiens étaient davantage portés, pour diverses raisons, vers les études littéraires. L'enseignement en particulier, beaucoup plus qu'au Maroc, attirait de nombreux étudiants. Faut-il y voir un effet du « tiers colonial » perçu par les enseignants tunisiens, comme leurs collègues français, en sus de leur salaire (mais supprimé en 1943 par sa généralisation) ? Quoi qu'il en soit, au cours des années soixante, les facultés littéraires continuent d'être les plus prestigieuses, en compagnie des facultés de droit. À une époque où, depuis 1958, la quasi-totalité des étudiants était boursiers, un clivage social très net séparait les facultés de lettres et de droit d'une part, et celles des sciences et de médecine d'autre part. Les étudiants en lettres et en droit provenaient de milieux plus bourgeois et urbains, notamment des vieilles familles de lettrés. Tel est le cas de la famille des Ben Achour de Tunis, dont les enfants, aujourd'hui professeurs d'université, faisaient alors tous des études de droit. Il en allait de même pour les étudiants de la famille de savants et lettrés tunisois des Ennaïfer. La province, elle aussi, avait ses vieilles dynasties de lettrés perpétuant la tradition juridique, comme les Charfi de Sfax. Raouf Hamza lui-même, issu de la ville de Mahdia très marquée par le Makhzen turc, fils et petit-fils d'étudiants lettrés passés par la Zitouna, a perpétué la tradition. Toutefois, cette famille atteste du tournant qui allait être pris par les héritiers de cette bourgeoisie quelques années plus tard, puisque ses autres descendants sont tous médecins.

55C'est qu'au début des années soixante, en effet, les étudiants en sciences et en médecine sont le plus souvent des nouveaux venus issus de la Tunisie sahélienne ou profonde, ce qui atteste du processus de mobilité sociale qui se met en place. Il s'agit en général d'étudiants issus de familles citadines moyennes, avec un capital culturel important mais pas systématique. Cela est surtout vrai pour les étudiants en médecine car une tradition avait déjà commencé à se créer sous le protectorat. Les étudiants en médecine étudient alors en France pour l'essentiel, puis à Tunis, lorsque la faculté de médecine est créée. Les familles Dinguizli d'ascendance turque, Larabi et donc Hamza, peuvent s'inscrire dans cette tradition. Les familles de province, alors moins intégrées au pouvoir politique et intellectuel, semblent alors plus facilement se tourner vers les carrières libérales. Les étudiants des facultés scientifiques, en revanche, proviennent alors pour l'essentiel de milieux sociaux modestes.

56Tel est le cas de M. Amara, étudiant en mathématiques à l'Institut des Hautes études de Tunis au milieu des années cinquante. Bachelier « mathélem » du lycée de Sousse en 1955 (la section comptait 7 élèves en 1955), et fils d'ouvrier-maçon, M. Amara avait suivi l'école franco-arabe et le kouttâb comme de nombreux jeunes Sahéliens de sa génération. Après son baccalauréat, il entre à l’IHET, où il suit deux années de mathématiques. Il noue alors des relations avec Georges Poitou, jeune thésard normalien et futur directeur de l'ENS de la rue d'Ulm. Pour financer ses éludes, à une époque où les bourses ne sont pas encore disponibles (elles sont créées et généralisées en 1958), il est pion au pair à Khaznadar, annexe du collège Sadiki. Il obtient en 1957 une bourse du gouvernement français pour aller poursuivre ses études à l'université de Grenoble où il reste 5 ans. De retour à Tunis en 1960, il devient assistant à la faculté des sciences de Tunis, où il est le seul Tunisien.

57Durant les années soixante, ce sont encore les étudiants issus de milieux sociaux modestes qui s'engouffrent vers les carrières scientifiques. Cela est d'ailleurs vrai aussi pour les études à l'École des hautes études commerciales de Tunis. Les promotions sont alors étroites. On compte 300 étudiants à la faculté des sciences de Tunis en 1967, ce qui en fait une filière étroite, bien que socialement ouverte. C'est au début des années soixante-dix, avec la mise en place timide de la sélection, puis définitive en 1976, avec l'orientation universitaire, que cette architecture sociale devait alors être profondément bouleversée au sein de l'université.

58L'étude menée par Lilia Ben Salem sur les étudiants tunisiens des années soixante confirme cette hiérarchie sociale des facultés, établie à partir de ces témoignages. Dans son article de 1968 intitulé « Démocratisation de l'enseignement en Tunisie », Lilia Ben Salem exploite une enquête menée au cours de l'année 1963-1964 auprès de 2 175 étudiants de Tunis et 101 étudiants tunisiens de l'étranger. Sans vouloir reprendre les fils de cette longue étude, il faut souligner que l'auteure met en valeur une forte disparité sociale des étudiants, en fonction des différentes filières d'enseignement, tout en remarquant le processus global de démocratisation qui se met alors en place. La première césure massive concerne les filières unilingues en arabe, et les filières en français. Les fils d'agriculteurs, d'artisans et d'ouvriers représentent ainsi 81,9 % des étudiants de la faculté de théologie et de l'École supérieure de droit, alors qu'ils ne sont que 54,3 % à la faculté des lettres, et 43,1 % à la faculté de droit. Les facultés classiques se distinguent donc par un public socialement plus privilégié.

59Maintenant, au sein des grandes filières de l'université, l'auteure souligne que la faculté de droit est celle dont les étudiants sont originaires des milieux socio-économiques les plus avantagés. Les fils d'industriels, de commerçants et de cadres supérieurs y sont 28 %, avec une surreprésentation accrue pour les étudiantes (68,3 %). À l'inverse, la faculté des lettres a un public plus plébéien (seulement 22,1 % des étudiants et 46,4% des étudiantes pour ces mêmes catégories), que l'auteure s'empresse de corriger, en expliquant que les étudiants unilingues d'arabe de cette même faculté font chuter le niveau social. Sur cette base, la faculté des sciences connaît un pourcentage intermédiaire d'étudiants favorisés, avec 24,1 %. Si l'on réduit l'étude au public des étudiantes, qui sont à 95 % bilingues, la hiérarchie que nous avons mise à jour est très bien respectée : elles sont à 48,8 %, issues de milieux socio-économiques supérieurs à la faculté de droit, 28,2% à la faculté des lettres, et seulement 17,6 % à la faculté des sciences. Quant aux étudiants de l'étranger, majoritairement inscrits en sciences, en ingéniorat ou en médecine, ils proviennent en majorité de la classe moyenne (avec un pourcentage record de fils d'employés), et les fils de milieux socio-économiques supérieurs ne représentent que 13 % du total.

60Au total, dans les années soixante, les études littéraires restent relativement « aristocratiques » parmi les étudiants tunisiens, avec une prime pour les études juridiques, tandis que les études scientifiques sont plus démocratisées. Cette situation, héritée du protectorat, approche pourtant d'un tournant. La conquête des études scientifiques par les étudiants issus des classes moyennes ou populaires ne sera que de courte durée, en particulier pour celles de l'ingéniorat, de la médecine et du commerce, qui vont commencer à recruter dans les milieux plus favorisés dès le début des années soixante-dix.

Au Maroc, le primat du droit

61Au Maroc, la situation est sensiblement différente pour diverses raisons. Les études conduisant aux métiers de l'enseignement n'ont jamais été très bien considérées par les étudiants, issus en majorité de milieux aristocratiques qui leur ont depuis longtemps préféré le droit. Toutefois, le caractère très malthusien de l'enseignement supérieur fait que, dans les années soixante, le public des différentes facultés reste encore dominé par les milieux socioéconomiques privilégiés. Or, comme les flux d'étudiants nous l'attestent, les études juridiques sont encore majoritaires parmi les étudiants marocains (51,5 % des étudiants de l'université Mohammed V en 1964-1965, soit le double de la part du droit à Tunis). La domination des étudiants issus de milieux privilégiés explique en partie cette situation. A contrario, en 1964-1965, les étudiants en sciences ne sont que 11,2 % à Rabat, alors qu'ils sont 30,2 % à Tunis en 1967-1968, car ces études sont plus démocratisées.

62À Rabat, on compte au milieu des années soixante 2 étudiants en droit pour un étudiant en lettres, sachant que les premiers sont issus de milieux socio-économiques plus favorisés. Pour autant, en cette période de pénurie généralisée de cadres, les études littéraires ou scientifiques peuvent conduire à toutes les fonctions, à l'image de ce licencié de mathématiques devenu directeur de banque. Pour nous en tenir à l'origine urbaine, qui est lourde de signification au Maroc, on constate que, sur les 200 étudiants licenciés en sciences économiques de 1969 (à 92 % de sexe masculin), 35 % sont originaires de Fès, 35 % d'une autre grande ville et seulement 30 % issus des zones rurales (petites villes comprises). Si l'on rapporte cette donnée, aussi sommaire soit-elle, à celles récoltées pour la prépa de Lyautey, on est tenté de définir le public de cette licence de la faculté de droit de Rabat des années soixante comme très privilégié.

63Mais d'une manière générale, et sans disposer d'études exhaustives, nos différents témoins attestent de la domination des milieux socioéconomiques privilégiés, ou tout du moins de milieux intellectuels urbains. Tel est le cas de Fathallah Oualalou, président de l'UNEM de 1966 à 1968 et étudiant en sciences économiques à la faculté de Rabat, issu de la classe moyenne intellectuelle rbatie, au même titre qu'un Mohammed Guessous, futur professeur de sociologie, alors à la faculté des lettres. C'est dans ce vivier que la future USFP allait trouver l'essentiel de ses cadres. Les familles fassies enrichies par le négoce qui, longtemps, avaient dirigé leurs fils vers des études pratiques ou commerciales pour assurer la reprise des affaires familiales, commencent alors à s'intéresser aux études supérieures, à l'instar des Berrada, Benjelloun ou Guessous. Hamid Berrada, président de l'UNEM au milieu des années soixante, et devenu par la suite journaliste à Jeune Afrique, comme sa sœur Hakima, étudiante en France en 1968, représentent bien ce mouvement.

64Cependant, les années soixante sont une période complexe au Maroc où les trajectoires les plus diverses se croisent. Les débouchés professionnels, administratifs et politiques sont tels que les filières de formation prennent une importance secondaire. Le professorat trouve encore des adeptes parmi les héritiers, en partie du fait que l'université se doit de recruter des centaines d'enseignants nationaux. On peut citer le parcours de Mohammed Benjelloun-Touimi, né en 1935 à Casablanca, fils d'un négociant en céréales de Fès passé par Moulay Idriss, qui suivit une scolarité compliquée passant par l'institut Guessous de Rabat, le collège Mohammed V de Marrakech, puis l'école libre Moulay Hassan de l'Istiqlâl à Casablanca, avant d'entrer à Lyautey où il obtient son baccalauréat en 1955. Étudiant à l'IHEM de Rabat, où il passe sa licence d'arabe, M. Benjelloun-Touimi est l’un des rares étudiants de son milieu et de sa génération à opter pour l'enseignement : assistant à la faculté des lettres en 1957, il est alors payé 900 Dh par mois avant d'être remercié par le vice-doyen Benbachir, qui le considère comme un rival. Il choisit alors la Mission, avant de partir à Paris en 1958, où il resta 2 ans pour obtenir le DES et l'agrégation d'arabe. De retour au Maroc en 1960, le jeune agrégé entame alors une longue carrière au sein du lycée Gouraud-Descartes où il devait rester jusqu'en 1999.

65Le cas d'Abdellatif Derkaoui est tout à fait différent. Fils et petit-fils des marabouts de la zaouïa Derkaouia au Nord de Fès, étudiant à la Quaraouiyne puis à la faculté de Fès où il obtient ses certificats de littérature d'arabe, vice-président de l'UNEM en 1969 et animateur du groupe de Fès, il devient professeur d'arabe à Rabat en 1970. C'est en 1972 qu'il devait être arrêté et emprisonné 13 ans.

66Pour autant, des parcours d'étudiants plus modestes doivent être mentionnés. Aux deux extrêmes de l'échelon politique, on peut mentionner les cas de l'ex-ministre de l'Intérieur Driss Basri (1979-1999) et de Driss Bouissef Rekab, ancien prisonnier politique. Ces deux cas sont symptomatiques des possibilités d'ascension sociale alors offertes aux enfants de milieux très modestes, fussent-elles très minoritaires. Driss Basri est originaire de Settat, où il est né en 1938. Son père a émigré à Rabat où il est simple chaouch. Les possibilités offertes par le milieu urbain permettent à son fils Driss de suivre une scolarité qui ne le conduit cependant pas jusqu'au baccalauréat. Engagé comme petit fonctionnaire dans la police, il s'inscrit en capacité en droit et passe sa licence au tournant des années 1960-1970, en parallèle de sa carrière de fonctionnaire. Cela lui permet de devenir commissaire. Mais il ne s'arrête pas à ce stade, soutient son DES de droit intitulé L'agent d'autorité à la faculté de droit de Rabat et publié en 1975, et devient chargé d'enseignement dans cette faculté. Repéré par le ministre de l'Intérieur Mohammed Benhima, il devient alors secrétaire d'État à l'Intérieur en 1974, puis ministre de l'Intérieur en 1979. Il soutient alors un doctorat d'État, L'administration territoriale, ordre public et développement, sous la direction du professeur Michel Roussel à Grenoble. Ce cas extrême d'ascension sociale doit pour beaucoup au fonctionnement de la monarchie (le Makhzen), mais n'est pas moins révélateur de la démocratisation des études, juridiques en particulier, qui s'opère très nettement au Maroc à partir du tournant des années soixante-dix.

67Driss Bouissef Rekab est un autre exemple tout aussi significatif. Né en 1947 à Tétouan d'un père d'origine paysanne et d'une mère espagnole du Maroc assez modeste, le jeune Driss grandit à la campagne avec ses 5 frères et sœurs, où son père, « laitier », élève quelques chèvres aux alentours de Tétouan. Ancien membre de la phalange franquiste, il parle et écrit l'espagnol et l'arabe. Au terme d'une quasi-faillite de sa ferme, il décroche en 1954 un travail de petit fonctionnaire colonial de la zone espagnole. Grâce à ce petit revenu, leur mère réussit alors à inscrire ses enfants à l'école. Driss entra à l'école franco-marocaine de Tétouan, réservée aux « fils et filles de pauvres ». Après son certificat d'études obtenu à 12 ans en 1959, Driss entra « par un concours de circonstances », au collège de l'Alliance israélite. Après avoir obtenu son BEPC en juin 1963, Driss entra au lycée de l'Alliance, mais s'ennuya vite, abandonna l'école et débuta une carrière d'instituteur en janvier 1964. L'échec fut retentissant, et poussa le jeune Driss à quitter le Nord pour rentrer au lycée Lyautey de Casablanca à la fin septembre 1964, où il fut hébergé par sa sœur et son beau-frère.

68Le lycée français l'accepta sur-le-champ alors que les deux grands lycées publics de Casablanca l'avaient refusé... Après le bac obtenu en 1967, Driss Bouissef Rekab s'inscrivit au lycée Descartes en espagnol, car il y existait une annexe de la faculté des lettres de Bordeaux. Il était alors boursier et touchait une bourse mensuelle de 300 FF. Après une « année morne » passée à Rabat, Driss partit en stop en France avec quelques sous en poches (300 FF), et s'inscrivit à la faculté d'espagnol de Toulouse. C'est là qu'il découvrit l'UNEM et le militantisme gauchiste... Après quelques années et son mariage avec Lucile Daumas, ils rentrèrent au Maroc durant l'été 1973, et Driss devint assistant d'espagnol à la faculté de Rabat. C'est en janvier 1976 que sa carrière s'interrompit brutalement pour un emprisonnement de 13 années.

69Outre son parcours très étonnant, et la réussite de ses 2 frères (l'un devint médecin spécialiste, et le second universitaire en espagnol à Tétouan), cette trajectoire illustre la relative mobilité sociale permise par les études dans ce Maroc des années soixante. La promotion de nombreux Marocains au sein de la fonction publique à l'indépendance, à un niveau si modeste soit-il, autorisait la scolarisation des enfants et, partant, des possibilités d'ascension sociale réelle, en particulier par le biais des études universitaires. Il est certain que ce mouvement ne toucha cependant que marginalement les milieux ruraux sous-scolarisés et dépourvus de capital scolaire ou linguistique.

La crise de l'ENS à Tunis

70L'École normale supérieure de Tunis, créée à l'indépendance, avait représenté un symbole de l'émancipation politique et intellectuelle de la Tunisie nouvelle. Dans cette « petite république des professeurs », l'ENS était l'institution-phare, et les normaliens, recrutés parmi l'élite des étudiants, étaient choyés tant sur le plan des conditions de travail qu'au plan matériel et financier. Il est donc normal que les étudiants recrutés dans cette institution aient représenté une élite non seulement intellectuelle mais aussi sociale, conformément au prestige des études menant au professorat depuis le protectorat. L'étude que nous avons menée sur les origines sociales des normaliens à travers la documentation de l'ancienne ENS atteste cette réalité pour les normaliens de la première période, de 1959 à 1964. Toutefois, du milieu des années soixante au milieu des années soixante-dix, les archives permettent de constater une provincialisation des normaliens (liée à une massification des effectifs), ainsi qu'une baisse importante dans le recrutement social, cette évolution s'accélérant en fin de période.

71Les premières promotions de normaliens se caractérisent en effet par la domination des urbains, et de classes sociales relativement privilégiées (du moins si l'on s'en tient à la profession des pères). Ainsi, sur notre échantillon de 67 normaliens, les citadins au sens large (par leur lieu de naissance) représentent près des deux tiers de l'effectif (65 %) : 19,4 % sont nés à Sfax, 14,9 % à Tunis, 8,9 % à Sousse (les autres se partageant entre Monastir, Nabeul, Kairouan, Gabès, Korba, Le Kef et Paris). Les trois plus grandes villes représentent à elles seules plus de 43 % des normaliens. Les ruraux, c'est-à-dire les normaliens nés à la campagne, représentent le tiers de l'effectif total (34,3 %), c'est dire qu'ils sont alors une minorité. Enfin, les normaliens nés dans le Sahel, urbains et ruraux confondus, représentent 20,8 % de l'effectif, ce qui est conforme au statut intellectuel de la région sous le protectorat.

72Les lycées fréquentés par ces normaliens lors de leurs études secondaires confirment le poids dominant de Tunis, puisque la ville en a accueilli 51,8 %. Le poids respectif du lycée Carnot (11,5 %) et du collège Sadiki (13,4 %) atteste de l'aspect relativement élitiste des premières promotions de l'ENS. Les lycées de province ont scolarisé moins de la moitié des normaliens (48 %). Enfin, si l'on prend en compte la profession des pères (comme critère d'appartenance sociale), il se dégage une large domination des classes supérieure et moyenne. Les professions relevant de la classe supérieure sont à elles seules 56 %, et celles relevant de classes moyennes 23,2 %, soit les quatre cinquièmes de l'effectif. Les professions intellectuelles (médecins, enseignants...) représentent près du tiers de l'effectif (36,5 %, dont 26,8 % pour les professions intellectuelles modernes). Parmi la classe supérieure, on relève une moitié d'agriculteurs, c'est-à-dire de propriétaires terriens (même s'il faut convenir que cette catégorie peut aussi recouvrir le rentier tunisois absentéiste et besogneux, et le paysan), qui résident en majorité en ville, et notamment à Tunis. On relève aussi 5 pères exerçant des professions libérales, et 5 hauts fonctionnaires. À noter que la profession d'enseignant est très peu représentée, puisqu'il n'y a qu'un fils d'instituteur.

73Les étudiants issus des classes populaires sont donc apparemment minoritaires puisqu'ils ne composent que 19,5 % de l'effectif. La promotion sociale joue donc à la marge dans ce public, mais est présente néanmoins, puisque l'on relève des pères petits artisans (par exemple charron) ou ouvrier (par exemple maçon). Mais dans l'ensemble, l'ENS des premières promotions recrute l'essentiel de ses étudiants parmi les classes supérieures et urbaines de la société tunisienne. Un prestige social incontestable est alors attaché à l'ENS naissante, et les premières promotions démontrent que cette école était un tremplin pour faire carrière. Nous avons déjà mentionné plusieurs personnalités appartenant à ces premières promotions, à l'instar de Mohamed Sayah, devenu par la suite directeur du PSD et ministre de la République (dès 1969).

74Le parcours de ce normalien de la promotion 1960 souligne les possibilités de carrières alors offertes aux jeunes lauréats de l'ENS, et illustre assez bien le profil des normaliens de cette époque. Né en décembre 1933 à Bou Hadjar, petit village du Sahel près de Monastir, Mohamed Sayah est issu d'une famille d'origine plutôt paysanne mais aussi Makhzen. Son grand-père était Bachaouche de l'armée turque, et son père « agriculteur », c'est-à-dire que la famille avait été déclassée par la colonisation. D'ailleurs, la famille comptait beaucoup de lettrés et de magistrats formés à la Zitouna, ce qui n'était pas exceptionnel au Sahel. Plusieurs cousins de Mohamed Sayah ont d'ailleurs poursuivi des études à l'école franco-arabe depuis le début du siècle, et certains sont devenus avocat, médecin et pharmacien dans l’entre-deux-guerres.

75Mohamed Sayah a été scolarisé en 1939 dans la nouvelle école primaire franco-arabe de Bou Hadjar, puis dans celle d'un village voisin (Lamta). Poussé par son instituteur français à passer le concours de Sadiki plutôt que de s'inscrire à la Zitouna, le jeune Mohamed est reçu second lors du concours de mai 1948 et reçoit, comme les 10 premiers, une bourse d'études. Exclu de Sadiki en 1951 avec 50 autres élèves pour menées nationalistes, il poursuit sa scolarité au collège de Sfax dans la section tunisienne. Il obtient son baccalauréat philosophie en juin 1955 et, après réflexion, s'inscrit en propédeutique à l'IHET ; il devient en 1956 membre de la Commission administrative de l'UGET. Après avoir été surveillant au collège de Sfax pour financer ces études, il passe le concours de l'ENS en 1957, et intègre ainsi sa seconde promotion. Il considère alors cette école de formation de professeurs du secondaire comme une opportunité d'ascension sociale et un gage de notoriété. Après l'obtention de sa licence d'arabe en 1960, Régis Blachère, professeur à l'ENS, lui propose un poste de lecteur à Bordeaux pour faire un DES, mais il y renonce pour devenir Secrétaire général de l'UGET, véritable tremplin de sa carrière politique.

76L'ENS des années soixante peut ainsi être considérée comme une voie de promotion sociale, mais elle joue aussi largement un rôle de relégitimation sociale pour des héritiers de familles que le protectorat avait en partie déclassées. Les normaliens qui ont mené des carrières intellectuelles, politiques et syndicales de haut niveau ne sont pas très nombreux, mais ils appartiennent pour l'essentiel à ces premières promotions. L'ENS est alors, en quelque sorte, une institution qui participe à la confirmation du statut social de ses étudiants. Les normaliens des années soixante vont cependant devenir en majorité des enseignants, mais faut-il rappeler que cette profession, en particulier pour les professeurs du secondaire, confère alors un réel statut social ? Mais, quand ce statut va se dégrader, au tournant des années soixante-dix, nombre d'anciens normaliens, qui ont poursuivi des études de troisième cycle (doctorat) vont alors devenir universitaires. D'après un pointage empirique qu'a bien voulu faire pour nous Abdelkader Mehiri, une très forte proportion des universitaires des années quatre-vingt-dix était constituée d'anciens normaliens. En 1993-1994, au moins 49 enseignants de la faculté des lettres de La Manouba sur 276 étaient d'anciens normaliens. Ils étaient 43 sur 218 à la faculté des sciences humaines et sociales de l'université de Tunis I, et 24 sur 191 à l'Institut Bourguiba des langues vivantes. Les normaliens sont d'ailleurs souvent majoritaires parmi les professeurs et maîtres de conférences, c'est-à-dire parmi l'élite des professeurs de l'université.

77Malgré cette réussite collective, l'ENS connut durant les années soixante une perte d'audience parmi les héritiers, et recruta de plus en plus ses étudiants dans les couches populaires, au fur et à mesure que la condition du métier d'enseignant se dégradait dans la réalité et l'imaginaire sociaux tunisiens. C'est ce qu'atteste indiscutablement l'évolution du recrutement jusqu'en 1975, 3 ans avant le transfert de l'ENS en province (cf. tableau 9, sur les origines sociales et géographiques des normaliens de 1964 à 1975).

78Leurs origines peuvent être considérées sous deux angles. Ou bien la baisse du niveau social apparaît comme la preuve que le système d'enseignement tunisien s'ouvre, à la suite des réformes de démocratisation entreprises à partir du lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; cela est sûrement vrai. Ou bien l’on considérera que les études professorales ont perdu leur capital de prestige social au cours de la période 1962-1972 (dates de l'entrée des promotions 65 et 75 à l'ENS). La démocratisation, qui se traduit ici par la provincialisation, la ruralisation et un recrutement social de plus en plus modeste des étudiants de l'ENS de Tunis, n'est pas alors seulement considérée comme un progrès, mais comme la contrepartie négative d'une perte de confiance (ou d'intérêt) des classes dominantes tunisiennes vis-à-vis d'une institution et d'études qui apparaissent comme peu porteuses pour elles, en termes de consécration sociale. L'inversion de ce phénomène dans d'autres établissements de la Tunisie durant cette même période (notamment en faculté de médecine et à HEC Tunis) attestera la validité de cette analyse.

79Mais s'il fallait insister, on pourrait montrer que tous les éléments concordent dans la même direction. Ainsi, les professions intellectuelles (pour lesquelles les parents ont poursuivi des études secondaires ou supérieures) sont en régression parmi les pères : alors qu'elles occupaient 36,5 % des pères des normaliens des premières promotions, elles n'en occupent plus que 21,9 % pour ceux des promotions 1973-1975. Or, entre-temps, du fait des progrès de la scolarisation, les professions intellectuelles ont progressé au sein d'une société qui se tertiarise et s'urbanise. De même, parmi les promotions 1959-1964, il n'y avait que 2,4 % de pères enseignants (1 instituteur en l'occurrence), parmi celles de la seconde série ces derniers sont 8,3 % (7 instituteurs) ; enfin, parmi ceux de la série 1973-1975, ils sont 7,8 % (2 instituteurs et 2 professeurs). Cette stagnation des parents enseignants en fin de période renvoie au mouvement des classes moyennes. Tandis que celles-ci montent au sein de l'effectif entre les deux premières séries, elles régressent entre la seconde et la troisième, laissant plus de terrain aux couches populaires. Cela signifie que, même pour ces professions intellectuelles moyennes, traditionnels vecteurs de l'ascension sociale, l'ENS ne représente plus un symbole de promotion sociale, en tout cas de moins en moins en fin de période.

80Cette popularisation du public étudiant de l'ENS s'accompagne, au début des années soixante-dix, d'une montée de la contestation politique au sein de l'institution. Cette période correspond aussi à l'arrivée à l'ENS de normaliens des premières promotions comme professeurs, à l'instar de Taïeb Baccouche en 1969. Dans les années soixante-dix, l'ENS se trouvait à la tête de l'opposition syndicale, tant parmi les étudiants de l'UGET que parmi les professeurs du SNESUP, constitué en 1971. Le Bureau national du SNESUP, notamment, se trouvait à l'ENS, et ses membres étaient aussi élus au Conseil de l'ENS. La première conséquence de cette agitation fut la réforme de l'ENS en 1972, qui sépara l'ENS de l'université, et en fit une institution autonome avec ses propres examens. La seconde fut la décision de transfert de l'ENS en province, prise en 1976. Les professeurs tunisois, rattachés à la faculté du 9 Avril, ne suivirent pas, et furent remplacés par de jeunes vacataires moins diplômés et politisés. Par ailleurs, le transfert en province paracheva la provincialisation et la popularisation du recrutement étudiant. L'ENS ayant ainsi perdu son caractère élitiste, les avantages matériels et financiers accordés aux normaliens furent de plus en plus limités, et elle continua de fonctionner de manière plus routinière à Bizerte et Sousse durant les années quatre-vingt. Puis, sa raison d'être ayant vécu, la décision fut prise de la fermer en tant qu'institution particulière : l'ENS a recruté ses dernières promotions en 1989, et a finalement été absorbée par l'université (elle a par la suite été rétablie en 1997 à Tunis pour constituer une « filière d'excellence » qui conduit à l'agrégation).

L'ENAP perd son prestige à Rabat

81À partir du milieu des années soixante, puis franchement à partir de la première moitié des années soixante-dix, on peut dire que les études administratives et juridiques (mais que dire des études littéraires ?) connaissent une véritable mutation sociale de leur public étudiant au Maroc. L'évolution très nette vers une massive démocratisation de ces études peut être considérée, là encore, comme un progrès du système. Cela est vrai pour la période 1965-1975, à un moment où les filières ne sont pas encore surchargées et les emplois administratifs nombreux. Mais, sur le long terme, ce mouvement doit être considéré (sur le modèle tunisien) comme la marque d'une relégation de ces études à un rang de filière négligée par les élites et, à ce titre, comme une impasse dans le processus d'ascension sociale. Démocratisation signifie ici délégitimation de cette ancienne et noble filière de formation des élites. Pour appuyer cette analyse, nous avons recours à une étude publiée sur l'ENAP, ainsi qu'à un article sur les étudiants licenciés en droit et en économie au début des années quatre-vingt.

82Dans sa thèse de troisième cycle, Driss Andaloussi relève, comme nous l'avons constaté pour la période 1950-1955, que les premières promotions d'élèves de l'ENAP étaient majoritairement composées de fils de famille Makhzen ou de la bourgeoisie fassie. L'onomastique appliquée à l'étude de l'Annuaire des lauréats de l'École nationale d'administration publique confirme, en effet, jusqu'au milieu des années soixante, la présence nombreuse de fils de familles issus de la faculté de droit, en particulier au sein de la section de langue française, créée en 1958. Ainsi, pour la promotion 1964-1965, cette section, qui compte 16 diplômés, accueille des héritiers des familles Hajjouji, Skalli, Cherkaoui, Lazrak, Chraïbi, Ben Ali et Bennani. Cette promotion, la quinzième de l'ENAP, continue de fournir l'État national en cadres administratifs de haut niveau, et remplit donc une fonction de légitimation sociale pour ces fils de familles. Depuis l'indépendance, l'ENAP a fourni en effet des secrétaires généraux de préfecture, des gouverneurs, des présidents de chambres de la Cour suprême, des ambassadeurs, des directeurs d'établissements publics... Mais une fois la haute administration en cours de saturation, l'ENAP ne forme plus que des cadres administratifs secondaires, ce qui se ressent très vite sur son recrutement social.

83À partir de la promotion 1966 en effet, les fils de famille ont quasiment disparu, tandis que l'effectif des promotions gonfle de manière parallèle (26 diplômés en 1964-1965, 68 en 1966). Ce n'est qu'avec la création d'un cycle supérieur très malthusien à l'ENAP en 1971 que l'on assiste au retour de fils de famille déjà fonctionnaires, et qui veulent acquérir le statut d'administrateur (le cycle normal formant des administrateurs adjoints). Mais il est vrai que ces nouveaux lauréats sont, pour la plupart, issus du cycle normal, et sont donc d'anciens élèves de l'ENAP, en particulier lors de sa période glorieuse. Comme il ne put procéder à une enquête directe sur les élèves de l'ENAP, Driss Andaloussi a utilisé un mémoire de licence de 1970 sur le centre de Casablanca de la licence de droit section française, qui est l'un des viviers de l'ENAP.

84Cette enquête constate la perte de prestige social des études juridiques à la fin des années soixante. La filière prestigieuse héritée du protectorat, très aristocratique à l'indépendance, se provincialise peu à peu : les Fassis et Rbatis, qui représentaient 72 % des étudiants de cette licence en 1949-1950, ne sont plus que 29,6 % en 1965-1966. Cette évolution rejaillit donc sur l'ENAP, dont la faculté de droit est le vivier, et elle ne fait que s'accentuer au cours des années suivantes. Dans une étude réalisée sur les étudiants licenciés en droit et en économie de la faculté de Fès de l'année 1982-1983, l'auteur relève que les étudiants issus de milieux socioéconomiques pauvres représentent 35 % du total, mais aussi que les fils de cadres supérieurs, de moyens et gros commerçants ne sont que 1,9 %. La majorité des licenciés de Fès provient alors de la classe moyenne, en particulier des fonctionnaires (15,75 %), des retraités et des employés. Cette situation sociale très moyenne des étudiants est confirmée par le fait que 64,15 % des parents de ces étudiants n'ont jamais été scolarisés, tandis que les titulaires du certificat d'études ne sont que 1,6 %. Mais, alors que l'auteur se réjouit de la « promotion sociale d'une bonne partie de la population de condition modeste », il ne faut pas perdre de vue le fait que la licence de droit n'est plus un sésame pour l'emploi, et que d'autres filières de formation des élites ont pris le relais.

Les thésards sont formés en France

85Dans les années soixante, l'université de Tunis ne délivre pas encore de doctorats. Jusqu'en 1968, elle délivre à la fois des licences françaises et tunisiennes. À partir de là, la licence tunisienne devient unique, mais elle est pleinement reconnue par les universités françaises. À cette époque, la majorité du corps professoral de l'enseignement supérieur est encore composée d'étrangers. Si l'on prend le cas extrême de la faculté de sciences à Tunis, en 1967, il n'y avait encore que 2 professeurs tunisiens. Faute de professeurs, ou par la force de l'habitude, les étudiants qui veulent passer un troisième cycle partent donc massivement à l'étranger, notamment en France. Tel fut le cas de M. Amara qui quitta son poste d'assistant à la faculté des sciences de Tunis en 1963 pour venir préparer pendant 4 ans un troisième cycle à Paris, ou du normalien Taïeb  accouche, qui obtint l'agrégation d'arabe à Paris en 1968.

86Dans les années soixante, les étudiants en sciences de Tunis, tous boursiers, passent leur licence en 4 années. Ils peuvent alors, jusqu'en 1968 (date de la création de l'ENIT) être recrutés sur titre dans les Écoles d'ingénieurs en France, d'où ils reviennent comme ingénieurs, pour être employés par le ministère de l'Équipement. Les autres licenciés qui entament un troisième cycle partent eux aussi en France, tout au moins jusqu'au début des années soixante-dix. C'est en effet vers 1974-1975 que furent soutenues les premières thèses à la faculté de Tunis.

87Il faut se reporter à la thèse de Valérie Simon pour constater l'ampleur de la migration étudiante qui conduisit, à partir du milieu des années soixante, les licenciés maghrébins des universités marocaine et tunisienne vers les III^e cycles de l'université française. Une grande partie des enseignants maghrébins de l'enseignement supérieur sont toujours, dans les années quatre-vingt-dix, titulaires de doctorats français, en particulier pour les professeurs d'université qui sont souvent les titulaires des doctorats les plus anciens.

88Pour prendre l'exemple des études juridiques au Maroc, nous avons tenté de montrer le démarrage tardif des études de III^e cycle, et l'ampleur de la concurrence des III^e cycles français, y compris pour la faculté la plus prestigieuse et la plus ancienne du Maroc. Nous avons croisé diverses sources pour tenter de chiffrer le nombre de docteurs marocains en droit. Les étudiants marocains en droit des années 1940 à 1991 ont été 427 à se voir délivrer un doctorat marocain et au moins 497 pour les doctorats français (cf. tableau 10).

89Il faut donc souligner l'ampleur de la formation des docteurs marocains en droit au sein des universités françaises. Antérieure à la formation de docteurs au Maroc, la formation de docteurs marocains en France prend toutefois toute son ampleur au cours des années quatre-vingt, en particulier au cours de la première moitié des années quatre-vingt. Alors que durant cette période, les universités marocaines (celle de Rabat en particulier), offrent des formations doctorales, une majorité d'étudiants marocains continue de préférer une formation au sein des universités françaises. Ce n'est qu'après 1985, en partie sous le coup de la réduction des bourses d'études, que les III^e cycles du Maroc prennent le pas sur ceux de France (ce qui est confirmé par le déséquilibre des années quatre-vingt-dix/quatre-vingt-onze).

90Les mouvements sont parallèles, mais encore plus accentués, pour les III^e cycles en sciences économiques (cf. tableau 11). Les chiffres sont de respectivement 207 pour les doctorats marocains et de 341 pour les doctorats français. Pour les étudiants en sciences économiques, la période des années quatre-vingt est encore beaucoup plus déséquilibrée en faveur des étudiants de France. La faculté des sciences juridiques et économiques de Rabat, à l'instar des autres universités tunisiennes et marocaines, se caractérise donc par l'avènement tardif des formations doctorales (pratiquement rien durant les années soixante, et encore peu durant les années soixante-dix), par la vive concurrence qu'elle subit de la part des facultés françaises jusqu'aux années quatre-vingt et, au total, par une faible production de thèses au vu de son grand nombre d'étudiants. Cette situation explique que de très nombreux docteurs en droit (et parmi les plus célèbres) aient des diplômes français, et que nombre de professeurs de cette faculté soient, encore dans les années quatre-vingt-dix, titulaires d'un tel diplôme. Parmi les célèbres thésards de droit de l'université française, on relève Abdellatif Filali (ancien Premier ministre) et Mohammed Lahbabi (écrivain) pour les années cinquante, Omar Azziman (ministre de la Justice) dans les années soixante-dix, Khalid Alioua (porte-parole du gouvernement Youssoufi), Driss Basri (ex-ministre de l'Intérieur) ou Mohammed Tozy (politologue de l'université de Casablanca) durant les années quatre-vingt.

91De même, parmi les enseignants de la faculté de droit de Rabat (section droit privé), et d'après le relevé que nous avons pu effectuer au vu des répertoires précédemment cités, il apparaît qu'un nombre important d'entre eux ont obtenu un doctorat français (ou une formation binationale) : 9 professeurs sur 23, 4 maîtres de conférences sur 9 (soit plus de 40 % des enseignants les plus diplômés). La majorité du corps professoral marocain dans les années quatre-vingt-dix est cependant recrutée dans le vivier formé au sein de la faculté de Rabat, ce qui ne reflète pas le déséquilibre des formations doctorales en faveur des françaises, et semble attester d'un mouvement important de cooptation. Nous retrouverons ce phénomène de manière plus accentuée encore à la faculté de médecine.

92La formation des docteurs en France, et plus largement à l'étranger, a été un mouvement très puissant dans les années soixante-dix et quatre-vingt, qui a touché l'ensemble des facultés. Il a été particulièrement puissant pour la faculté des sciences. On peut ainsi évoquer le cas de l'universitaire Abderrahim Molato, né vers 1946 dans une famille andalouse de Rabat. Fils d'un commerçant babouchier de Rabat formé au msid, mais francophone par sa profession, il est frère cadet de Mohammed Molato, bachelier de Gouraud en 1956, et mineur de Saint-Étienne issu de la taupe de Lyautey. Le troisième frère devint relieur pour achever sa carrière à la Bibliothèque royale de Rabat.

93Abderrahim Molato est passé par le groupe scolaire Mohammed V de Rabat, transformé en établissement d'enseignement public après 1956. Ce dernier obtient son baccalauréat « mathélem » au sein de ce lycée public en 1966, puis il entre à la faculté des sciences de Rabat en MPC, tout en obtenant un présalaire de normalien pour financer ses études (500 FF par mois pendant 12 mois au lieu de 300 FF par mois pendant 9 mois pour les simples bourses de l'université). Il fait partie des 4 étudiants de sa promotion qui décrochent à Rabat leur licence de physique-chimie. Cela le conduit à devenir professeur dans le secondaire pendant plusieurs années, avant d'effectuer un DEA à l'ENS où il devient assistant, puis un DES à l'université Libre de Bruxelles de 1979 à 1980 qui lui ouvre à son retour les portes de l'université Mohammed V. Cette trajectoire, par sa chronologie comme par sa double formation, est tout à fait représentative de la migration temporaire effectuée par des milliers d'étudiants maghrébins à la recherche d'une consécration doctorale à l'étranger, a fortiori en phase de « banalisation » des études supérieures classiques à partir du début des années soixante-dix, que ce soit au Maroc ou en Tunisie.

3. Le succès croissant des formations techniques

94Tandis que le professorat allait perdre son aura à partir du début des années soixante, y compris en Tunisie au sein de la jeunesse étudiante, et que les études commerciales pouvaient apparaître encore comme peu dignes d'intérêt, nombre de jeunes étudiants en « mathélem » étaient enclins à s'orienter vers la carrière d'ingénieur ou vers la médecine. L'idéologie développementaliste dominante, comme l'activisme des ingénieurs pionniers, les poussaient particulièrement vers l'ingéniorat. Et l'administration avait intérêt à choyer ces fonctionnaires, si rares et si indispensables au bon fonctionnement de l'État. L'ancien tiers colonial touché par les professeurs sous le protectorat avait disparu, et les avantages attachés à la fonction d'ingénieur en apparaissaient d'autant plus séduisants.

Le prestige de l'ingénieur

95La fonction d'ingénieur avait ainsi été rehaussée en Tunisie par des avantages matériels : logement, voiture de fonction (remplacée au milieu des années soixante par une indemnité de 60 dinars, soit trois fois le salaire minimum). Or, tous les ingénieurs travaillaient peu ou prou pour l'État, et avaient donc droit à ces avantages. De plus, les ingénieurs étaient plus proches du pouvoir que les professeurs : ils étaient souvent attachés aux ministères de l'Économie, des PTT, de l'Équipement. Les professeurs étaient en revanche un groupe de pression diffus, et leur nombre croissant allait les dévaloriser socialement. Il n'y a pas eu de politique délibérée, mais le phénomène s'est fait sentir dès les années soixante. Partant de là, les meilleurs élèves voulaient devenir ingénieurs, tandis que les autres devenaient professeurs, ce qui alimentait la baisse du niveau. Il est d'ailleurs symptomatique que, durant les années soixante, les meilleurs étudiants de la faculté des sciences de Tunis aient été autorisés à entrer sur titre dans les Grandes Écoles d'ingénieurs françaises comme Centrale. Le système Douiri à Rabat s'inspirait de la même logique.

96À salaire presque égal avec ses homologues français, le jeune ingénieur des années soixante rentrait à son retour au ministère de l'Équipement. Il apprenait ou choisissait son affectation au cours d'une amicale rencontre avec M. Latiri, ou ses homologues rbatis qui leur faisaient diverses propositions d'emploi. Ces égards portés à la petite communauté des étudiants ingénieurs ne pouvaient qu'améliorer l'image d'une profession en plein essor.

La voie royale des classes préparatoires en France

97L'envoi d'étudiants dans les classes préparatoires des Grandes Écoles d'ingénieurs en France est une filière confidentielle pour les étudiants maghrébins jusqu'aux indépendances. À partir de 1956, elle prend son essor de manière croissante mais irrégulière. Durant les années soixante, elle reste encore modeste du fait de la faiblesse des lycéens des classes de « mathélem », en particulier au Maroc. Pourtant, en Tunisie, la filière Latiri permet rapidement l'envoi de plusieurs dizaines d'étudiants chaque année. C'est au Maroc, où les classes préparatoires du lycée Lyautey firent leur office, et où l'initiative est laissée aux familles, que les effectifs restent les plus ténus. Sans pouvoir donner des effectifs exhaustifs, nous avons enquêté dans les archives du lycée Saint-Louis, grand lycée de prépas du Quartier latin, qui fait partie des quelques lycées à avoir passé un accord de coopération avec la Tunisie pour accueillir ses étudiants. La progression des effectifs de taupins tunisiens est d'ailleurs plus sensible et précoce que pour les marocains durant les années soixante (cf. tableau 12 pour la période 1956-1974).

98Concernant les étudiants Marocains, la baisse de leurs effectifs à partir de 1965 correspond à la montée en force de la math. sup. de Lyautey. Les préparationnaires du lycée Saint-Louis représentent vraisemblablement une tendance de fond : montée des effectifs au lendemain des indépendances, tassement à partir du milieu des années soixante, puis reprise au début de la décennie suivante. Commence alors un mouvement de croissance durable des effectifs d'élèves marocains de math. sup. en France, qui allait durer plus de 20 ans.

99Le recrutement social des élèves marocains de Saint-Louis ne doit guère surprendre. L'initiative laissée aux familles, fût-elle compensée par l'octroi aisé de bourses d'études, ne peut compenser le caractère encore très élitiste de l'enseignement marocain. Comme en prépa’ à Lyautey, nous retrouvons donc jusqu'au milieu des années soixante une majorité d'élèves « aristocratiques » (pour l'essentiel des fils de grandes familles commerçantes fassies). Par la suite, la tendance n'est guère inversée du fait que Lyautey à Casablanca allait attirer les élèves les plus modestes, laissant aux fils de famille un quasi-monopole sur le départ en France. Au total, les 30 élèves marocains de Saint-Louis que nous avons repérés pour la période 1956-1974 sont issus à hauteur de 60 % des classes supérieures marocaines. Si l'on ajoute 30 % d'élèves issus des classes moyennes (dont 10 % d'élèves issus de familles enseignantes), il ne reste que 10 % d'élèves issus des milieux populaires. Le lieu d'habitation des familles conforte l'analyse, puisque les urbains représentent 100 % de l'effectif dans un pays encore largement rural. Mieux, les élèves provenant de Fès, Rabat et Casablanca sont 72,7 %, ceux des autres grandes villes 9 % (soit plus des quatre cinquièmes). Et 18 % sont issus des petites villes marocaines. Le partage des rôles entre les CPGE de France et celle de Lyautey est donc très net au plan social à partir de la fin des années soixante.

100Pour les Tunisiens, l'absence de classe préparatoire française alliée au système Latiri explique un recrutement social plus varié et des effectifs très supérieurs aux Marocains (108 étudiants). Néanmoins, durant la période 1956-1974, les éléments issus des milieux urbains et aisés restent encore dominants. Une nouvelle fois, l'origine géographique des étudiants est fortement inégalitaire puisque Tunisois (44,7 %) et Sfaxiens-Sahéliens (24,5 %, en grande partie issus de Sfax) représentent près de 7 étudiants sur 10. Les ruraux représentent cependant 20 % des effectifs, ce qui est à la fois beaucoup par rapport aux Marocains mais peu par rapport à la population rurale tunisienne.

101Quant à l'origine sociale vue à travers la profession des pères, le spectre social est plus représentatif qu'au Maroc, pourtant ces étudiants restent majoritairement issus de milieux favorisés. Les étudiants issus de milieux populaires sont 20 % (en intégrant les petits artisans urbains) et ceux des classes supérieures 36,3 % (encore faut-il compter de nombreux « agriculteurs », c'est-à-dire des propriétaires terriens dont un bon nombre d'ailleurs résident en ville). Le phénomène remarquable est donc la part élevée des classes moyennes, plus de 39 %, dont plus de 23 % de fils et filles d'enseignants ou cadres relevant de l'Éducation nationale (soit près du quart de l'effectif). La combinaison d'une forte minorité issue des classes moyennes fonctionnaires et de familles sahéliennes, atteste la montée de ce groupe au sein des élites tunisiennes, confirmant nos analyses antérieures.

102Pour être complet, il faut préciser que, parallèlement à la voie des classes préparatoires, de nombreux étudiants maghrébins en sciences ont pu rentrer sur titre dans les Grandes Écoles d'ingénieurs françaises dès le lendemain des indépendances. Les autorités marocaines et tunisiennes avaient directement négocié ces admissions avec certaines écoles (TPE Eyrolles ou Centrale pour les Tunisiens, Ponts et Chaussées pour les Marocains). Ces diplômés étaient ensuite intégrés dans les ministères de l'Équipement, qui avaient besoin d'ingénieurs. M. Latiri à Tunis a fait arrêter ce système - par arrêté ministériel en 1968 lors de la création de l'ENIT, qui s'arrogeait ainsi le monopole de la formation des ingénieurs. Les bourses gouvernementales ont été supprimées.

103Néanmoins, le doyen de la faculté des Sciences de Tunis Mohamed Amara a protesté contre cette interruption et obtenu sa révision. À partir de là, les dix premiers de chaque promotion de la faculté peuvent rentrer sur titre dans une école d'ingénieurs (pour les autres, ils devenaient professeurs dans le secondaire). Ainsi, il n'y a pas eu coupure du système mais diminution. En 1978 par exemple, il y avait 50 étudiants dans la promotion de mathématiques, et 12 sont rentrés en école d'ingénieur française sur titre. Le système a perduré jusqu'aux années quatre-vingt. De même au Maroc, le système Douiri a perduré tardivement pour les Ponts et Chaussées. Une filière d'admission parallèle a en définitive permis de contourner la voie des prépas pendant plus de 20 ans.

104L'admission sur titre permit ainsi à Noury Chaouch, né en 1940 à Sousse d'une mère soussie, et d'un père instituteur né à Moknine, et qui fut l'un des premiers normaliens de Tunisie, de faire une école d'ingénieurs. Après un baccalauréat « mathélem », il fut envoyé par M. Latiri en math. sup. au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, d'où il fut exclu après la bataille de Bizerte en 1961. Titulaire d'une double licence de math.-physique, il entra alors à Centrale Paris sur titre en 1965 (où il fut pré-recruté par les Chemins de fer tunisiens dès la deuxième année).

Des écoles d'ingénieurs à faible prestige social

105S'intéresser aux Grandes Écoles d'ingénieurs du Maghreb créées durant les années soixante offre un tout autre panorama social. Loin d'apparaître comme des creusets sociaux permettant à la marge l'ascension sociale, ces écoles, aussi connues soient-elles par leur ancienneté et leur renommée (l'EMI à Rabat comme l'ENIT), apparaissent à l'analyse de leur public étudiant comme des écoles de relégation sociale. Les étudiants des universités peuvent apparaître comme beaucoup plus favorisés jusqu'au milieu des années soixante-dix. La naissance tardive de ces écoles (par rapport aux facultés) et les flottements initiaux quant au recrutement peuvent être un élément explicatif. Ainsi, lors de la création de l'École mohammedia d'ingénieurs en 1959, les élèves sont recrutés dès le brevet et reçoivent une formation accélérée au lycée des Orangers avant d'intégrer l'École. Ce n'est ainsi qu'en 1964 que sortit la première promotion, 3 années après leur baccalauréat sciences math.

106De même, le fait que ces élèves soient appelés à devenir ingénieurs d'application n'est guère motivant pour les élèves les plus ambitieux, auxquels les Grandes Écoles françaises proposent des formations d'ingénieurs de conception (tout au moins pour les plus prestigieuses). Le fait, par exemple, que la filière A de l'École nationale des ingénieurs de Tunis écrème les meilleurs bacheliers pour les envoyer en France dévalorise de facto ceux qui restent à Tunis. Néanmoins, durant les années soixante-dix, et alors que ces écoles sont bien lancées, les choses n'évoluent guère. La réforme des études de l'EMI intervenue en 1974, qui débouche sur la formation d'ingénieur d'État au terme de 5 années d'études (soit après 2 années de prépa’ intégrée), n'allait faire évoluer les choses que très lentement.

107Nous en voulons pour preuve l'analyse des publics étudiants de ces deux écoles au cours des années soixante-dix. Les 21 étudiants de la promotion 1977-1978 de l'ENIT se caractérisent d'abord par leur âge. Plus des trois quarts d'entre eux ont obtenu leur diplôme à plus de 25 ans, et même plus du quart à 27 ans. Cette première donnée atteste du caractère peu sélectif de cette école. Leur lieu de naissance témoigne lui aussi d'un recrutement largement rural et provincial. Un tiers des étudiants provient de la campagne, un second tiers du Sahel (et les ruraux sont beaucoup plus nombreux que les Sfaxiens), et le troisième tiers se partage entre les petites villes de l'intérieur (19 %) et Tunis (14 %). Et l'évolution est faible entre lieux de naissance et lieux d'habitation actuels des parents (en 1977, les Tunisois ont juste doublé leur part avec 28 %). Au niveau des lycées d'origine, les étudiants de l'ENIT proviennent à part égale des lycées de Tunis et des lycées de province, auxquels il faut ajouter un élève issu de la Mission. Mais la forte part des bacs techniques explique cette situation, car les lycées techniques sont essentiellement concentrés à Tunis à l'époque.

108Concernant la profession des pères, on peut dire que l'essentiel des étudiants provient de milieux socioprofessionnels défavorisés : si l'on enlève les pères retraités et décédés, il nous reste un quart de pères relevant des classes supérieures (26,6 %), 20 % issus de la classe moyenne fonctionnaire, et une majorité issue des milieux populaires (53,3 %). Encore sur la classe supérieure relève-t-on 3 « agriculteurs » sur 4, le dernier étant directeur de société. On ne compte enfin aucun fils d'enseignant. La promotion 1977-1978 de l'ENIT est donc socialement très marquée, et l'on est loin du public des classes préparatoires françaises, qui apparaît comme beaucoup plus favorisé.

109À l'École mohammedia d'ingénieurs de Rabat, pourtant plus ancienne de 10 ans que l'ENIT, les choses ne sont pas très différentes au cours de la décennie, et l'évolution est faible entre les promotions 1970 et 1981. Les étudiants sont majoritairement d'origine modeste et rurale. Les fils de la bourgeoisie urbaine, en particulier fassie, sont totalement absents de cet établissement auquel ils préfèrent les Grandes Écoles françaises. Nous avons analysé la totalité des fiches des 32 élèves des promotions 1970 (entrés à l'EMI en 1966) et les 36 de la promotion 1981 (entrés à l'EMI 5 ans plus tôt, en 1976).

110Durant les 10 années qui séparent les deux promotions, les évolutions relatives à l'origine des étudiants de l'EMI sont faibles. Une majorité d'entre eux, certes décroissante, est née à la campagne ou dans une petite ville (62,4 puis 52,7 %). Le nombre de citadins en provenance des trois grandes villes capitales que sont Fès, Rabat et Casablanca, est en revanche stable en termes de lieux de naissance. C'est au niveau des lieux d'habitation que le déplacement urbain est le plus net entre les deux promotions : sous l'effet de l'exode rural, parfois associé à un début d'alphabétisation des jeunes ruraux, nombre de familles de la deuxième promotion ont migré de la campagne ou d'une petite ville vers les grandes villes. La part des élèves habitant les grandes villes passe ainsi de 42 à 77 %, ce qui est massif. Enfin, quant au lycée de provenance des étudiants, on peut constater une quasi-disparition des élèves de la Mission française, tandis que s'opère un rééquilibrage entre les lycées des grandes villes capitales et les autres lycées marocains : le fait que plus de 87 % des élèves de la première promotion proviennent des grands lycées des capitales (y compris ceux de la MUCF) tient à leur quasi-monopole en 1966, en particulier pour les baccalauréats techniques. La diffusion de lycées dans d'autres villes du Maroc au tournant des années soixante-dix explique le rééquilibrage ayant eu lieu.

111Le milieu social des étudiants évolue-t-il, conformément à l'urbanisation des élèves de l'EMI ? En réalité, il semble que le milieu social reste confiné aux couches sociales défavorisées (plus de 85 % des pères relèvent de cette catégorie en 1971), même si l’on note un léger frémissement vers les classes moyennes et supérieures (cf. tableau sur les promotions 1970 et 1981 de l'EMI).

112Les données disponibles pour la première promotion étudiée attestent l'origine très populaire des étudiants de l'EMI. Une évolution est cependant perceptible au cours des années soixante-dix, alors que l'EMI a déjà 20 ans d'âge. Le fait notable est l'émergence des enfants de la classe moyenne, désormais à égalité avec les enfants des milieux populaires. On peut notamment relever l'apparition des fils d'instituteurs, qui sont 3 dans la promotion 1981. On trouve aussi deux fils de petits fonctionnaires de l'intérieur (mokhazni), relevant de la troupe des « forces auxiliaires ». Les enfants issus des classes supérieures sont en revanche toujours sous-représentés : un fils d'agriculteur et un fils de haut fonctionnaire de Rabat. Cet étudiant, issu de Rabat, est d'ailleurs le seul de cette promotion à provenir de la Mission (lycée Descartes), et son patronyme, Bargach, est le seul relevant de la bourgeoisie urbaine marocaine au sein des deux promotions. Est-ce l'amorce d'une évolution du public étudiant de l'EMI, ou le phénomène sera-t-il appelé à rester marginal ?

La médecine plus ouverte

113Pour les études médicales au Maghreb, l'évolution des publics étudiants et de leur milieu d'origine est sensiblement différente. En réalité, les choses sont plus simples que pour les sciences, car les facultés de médecine de Rabat et Tunis ont le monopole de la formation médicale dans leurs pays respectifs. L'alternative, d'ailleurs largement opérante, est de partir faire ses études médicales à l'étranger. Mais tout n'est pas forcément question de choix, car nombre de spécialités ne sont alors pas enseignées dans les facultés du Maghreb (y compris la pharmacie, très tardivement, en 1987 à Rabat), et les internes sont souvent contraints de partir compléter leur formation à l'étranger, et d'abord en France. L'étude des publics étudiants en médecine est donc différente des précédentes. Il s'agit de savoir, pour des études qui, de toute manière, conduisent à une profession recherchée et hautement rémunératrice, dans quelle mesure il y a eu ouverture sociale du recrutement des futurs médecins maghrébins. Si certains enfants des classes sociales élevées ont tendance à préférer les formations étrangères, jugées plus solides, on gagera que les opportunités d'ascension sociale fournies par les études sur place ont été réelles.

114Nous n'avons pas pu enquêter sur les archives de la scolarité des facultés de médecine de Rabat et de Casablanca comme nous l'aurions souhaité. Pour autant, une précieuse étude a été réalisée par une étudiante en sciences économiques en 1985 sur les 2 057 dossiers universitaires des médecins formés à la faculté de médecine de Rabat, des promotions de 1970 à 1982 (soit les 13 premières promotions de cette faculté qui y sont entrées depuis sa création en 1963 jusqu'en 1975). Les principales conclusions de cette étude très bien réalisée révèlent la domination des enfants des classes supérieures au sein du public carabin. Toutefois, si les étudiants issus des milieux populaires sont peu nombreux lors des premières promotions, une évolution se dégage en fin de période, qui se traduit par l'accroissement de cette catégorie.

115Les catégories socioprofessionnelles utilisées par l'auteur de l'enquête sont suffisamment précises pour être sans équivoque. La faculté de médecine de Rabat a, contrairement aux écoles d'ingénieurs créées à peu près en même temps, tout de suite accueilli les enfants des classes aisées. La proportion est particulièrement forte pour les professions commerciales (traditionnellement occupées par les Fassis pour la catégorie supérieure) et les fonctionnaires (grandes bénéficiaires de l'indépendance, et à ce titre en cours auprès de Makhzen ou du parti de l'Istiqlâl). Ces deux catégories représentent 23 % et 30,4 % des effectifs totaux. La part des fils d'ouvriers et de paysans sans terres est relativement infime (3,6 et 0,7 %). Encore faut-il préciser que ces derniers se situent quasi-exclusivement en fin de période, c'est-à-dire à partir de la promotion 1979.

116La faculté de médecine de Rabat a donc été dès sa création une institution élitiste au plan social. Plusieurs témoignages sont venus nous confirmer la domination très nette des fils et filles de familles fassies, rbaties et slaouies durant cette première décennie. L'ancien premier ministre Azeddine Laraki, professeur en pneumologie à l'université, tenait d'ailleurs en peu de respect les carabins d'origine modeste. Et parmi les étudiants, il y avait ceux qui arrivaient à l'université en voiture et les autres... L'évolution, entamée à partir de la promotion 1979, a certainement à voir avec la généralisation des bourses d'études en 1972 (année de son entrée à la faculté), particulièrement importantes pour des études longues (7 ans à l'époque) et coûteuses. Dans son étude, Naïma Benaïssa cite une étude antérieure, de 1978, réalisée par deux médecins sur les étudiants en médecine de première année à la faculté de médecine de Casablanca à son ouverture en 1975. Alors que la sélection n'avait pas encore commencé à l'université, la part des enfants des milieux aisés reste prédominante (près de 53 %), mais les enfants des milieux plus modestes, comme à Rabat en ce milieu des années soixante-dix, sont désormais bien présents.

117À partir de cette date, alors que la proportion d'étudiants issus de milieux modestes commençait à devenir significative, tant à Rabat qu'à Casablanca, les premières mesures visant à promouvoir une sélection des bacheliers commencèrent à être mises en œuvre. Enfin, le dernier fait important, révélé par Naïma Benaïssa, concerne le choix du secteur d'activité des médecins en fonction de leur origine sociale. Son étude porte sur les médecins du secteur privé exerçant à Rabat en 1983. Elle constate qu'à cette date, près de 65 % d'entre eux proviennent des milieux sociaux les plus favorisés : « L'accès au secteur privé est en fait conditionné par l'origine sociale des médecins », ce qui renvoie aux capacités de financement nécessaires pour une installation dans le secteur privé. On ne trouve dans cette population aucun étudiant issu des couches populaires. Et l'enquête révèle, enfin, que la plupart de ces médecins du secteur privé ont étudié et soutenu leur diplôme de médecine à l'étranger, ce qui est le cas de 63,7 % de ces médecins exerçant à Rabat en 1983 (dont plus des trois quarts en France).

118Si l'on suit bien l'auteur, ces chiffres signifient que les étudiants en médecine partis à l'étranger proviennent encore dans une plus large proportion de milieux sociaux élevés. Ce sont donc les enfants de ces milieux qui ont un quasi-monopole sur la médecine privée à Rabat (au moins jusqu'aux années quatre-vingt), et probablement aussi dans la catégorie des spécialistes. Les enfants des milieux populaires, qui constituent une minorité très faible jusqu'au début des années quatre-vingt, formés pour l'essentiel dans les facultés du Maroc, n'ont donc guère d'autre échappatoire que de travailler dans le secteur public, à l'hôpital en particulier. Cette donnée, qui devra être confirmée par la suite, pose ainsi les bases d'un éclatement du corps médical, qui trouvera son apogée au cours des années quatre-vingt-dix.

119À Tunis, la faculté de médecine a été créée comme à Rabat, en 1963. La première promotion de médecins formés à Tunis est sortie en 1970, et l'on ne comptait encore que 500 médecins tunisiens en 1973, une grande partie des médecins étant composée de médecins étrangers (notamment des pays de l'Est), depuis l'étatisation de la médecine en 1963 et le départ précipité des Français après Bizerte. De même à la faculté de médecine, il faut attendre 1976 pour que les médecins tunisiens ne remplacent les derniers coopérants dans l'enseignement de la médecine. Durant les années soixante, de nombreux étudiants tunisiens en médecine ont donc été formés à l'étranger. Il semble que, les mêmes causes (études longues et coûteuses) produisant les mêmes effets, ces étudiants proviennent en grande partie de milieux assez aisés. Tel est le cas du professeur Hamza Radhi, né en 1941 à Mahdia, fils d'un agriculteur lui-même scolarisé conformément à ce que nous savons du Sahel sous le protectorat.

120La profession médicale suscitait un vif intérêt en Tunisie aux lendemains de l'indépendance, puisqu'en 1961, 2 500 candidats se présentèrent pour l'admission en première année préparatoire de médecine. 90 candidats réussirent, dont une minorité de Tunisiens, parmi lesquels Hamza Radhi. Ce dernier, neveu d'un médecin de la génération des pionniers, fut poussé dans cette voie par sa famille. Après cette année propédeutique passée à Tunis, il partit en France pour une durée de 12 ans. Le gouvernement tunisien lui proposa une bourse, à la condition de signer un contrat de 10 ans avec l'État. Il refusa, mais bénéficia néanmoins d'une autre bourse à partir de la seconde année, et logea à la Cité universitaire à Paris. Devenu spécialiste en radiologie, il rentra en Tunisie en 1973 pour devenir médecin spécialiste à l'hôpital. Ce parcours illustre les possibilités offertes aux étudiants tunisiens en termes d'aide financière, et incline à penser que les carabins tunisiens formés à l'étranger sont probablement issus de milieux sociaux moins favorisés durant les années soixante.

121Cette impression est d'ailleurs confirmée en ce qui concerne les étudiants formés à partir de 1963 à la faculté de médecine de Tunis. Grâce à l'accès aux fiches d'inscription des étudiants de cette faculté, nous avons pu étudier 44 dossiers d'étudiants formés durant les années soixante-dix (tous ont obtenu leur baccalauréat entre 1969 et 1974). Le panorama est tout autre qu'à Rabat, tant en ce qui concerne l'origine géographique que l'origine sociale des carabins.

122Il faut souligner la diversité du recrutement des étudiants en médecine à Tunis au début des années soixante-dix. L'origine géographique des carabins n'est qu'à moitié urbaine. À nouveau, le Sahel, Sfax et Tunis représentent près des deux tiers de l'effectif, mais la domination des régions du centre-est est temporisée par la présence de nombreux ruraux, souvent issus du sud. Le plus étonnant est finalement la faiblesse des citadins nés dans les villes moyennes de la Tunisie (hormis Sfax qui représente 15,9 % du total). Les lycées fréquentés par ces étudiants rétablissent l'équilibre entre Tunis et la province : près de la moitié des étudiants ont passé leur baccalauréat à Tunis (et un seul à la MUCF), tandis que 53,8 % l'ont passé en province (dont la moitié dans les lycées du Sahel).

123L'origine sociale des étudiants confirme la disparité des milieux d'origine. La grande différence avec le Maroc ne concerne pas les classes populaires très minoritaires, mais la domination des classes moyennes (plus de la moitié de l'effectif total). Cette situation est confirmée par le nombre important des boursiers (30 sur 44, soit plus des deux tiers de l'effectif). Les études médicales à Tunis semblent en définitive se caractériser, en ce tournant des années soixante-dix, comme un lieu de réelle mobilité sociale. Mais, contrairement aux études d'ingénieurs à l'ENIT, les classes supérieures n'ont pas déserté la faculté de médecine, qui reste fréquentée par une forte minorité d'étudiants qui en sont issus. Cela dit, pour eux s'offrent aussi les études médicales à l'étranger.

Les pionniers des Hautes études commerciales

124Les Hautes études commerciales peuvent apparaître comme une filière de formation secondaire, que les jeunes États maghrébins ne prirent pas en charge avant les années soixante-dix. En effet, face à l'activisme des ingénieurs pionniers et des pouvoirs publics dans le domaine de la formation des élèves ingénieurs, la formation de cadres commerciaux fut le parent pauvre des politiques publiques. C'est donc de manière individuelle qu'une poignée d'étudiants maghrébins tentèrent, dès les années soixante, leur chance dans les Hautes études commerciales les plus réputées, à l'instar du Marocain Azeddine Guessous, diplômé d'HEC en 1964, ou du Tunisien Mondher Gargouri, titulaire d'un Ph. D d'économie et économétrie à Cornell University en 1973.

125Les études commerciales n'étaient pas inconnues au Maghreb du temps des protectorats, mais elles étaient restées assez modestes. Elles étaient développées au Maroc en particulier, où les sections commerciales des collèges musulmans et des lycées français avaient accueilli, depuis les années trente, la fine fleur des héritiers du capitalisme commerciel Fâssi pour les préparer à la reprise des affaires familiales. L'enseignement y était assez sommaire, tout en répondant à la nécessité d'adapter les pratiques commerciales anciennes aux nouvelles lois du capitalisme industriel et bancaire. Il n'était d'ailleurs pas sans rappeler les formations délivrées par les Écoles des chambres de commerce dans les villes de province en France au XIX^e siècle. À Tunis enfin, une École supérieure de commerce dépendant de la Chambre de commerce de Paris avait été fondée en 1942, pour délivrer une formation professionnelle moyenne, mais le public demeurait en majorité européen. En 1961, l'École se transforma en Institut des Hautes études commerciales après la crise de Bizerte, et devint autonome.

126Après les indépendances, cet enseignement commercial souffrit de la priorité donnée aux formations d'ingénieurs, et plus généralement au développement des universités nationales. L'enseignement de l'économie fut donc, et pour longtemps, d'abord délivré au sein des facultés de droit et de sciences économiques. Pourtant, au tournant des années soixante-dix, les Hautes études commerciales se virent dotées d'institutions publiques propres. En 1968, le vieil Institut des Hautes études commerciales de Tunis acquit rang d'établissement universitaire. Puis en 1971 était créé à Casablanca l'Institut supérieur de commerce et d'administration des entreprises (ISCAE). Cette nouvelle vague de créations vint enrichir le paysage universitaire et signifia que de nouveaux besoins se faisaient jour dans l'administration et l'économie de ces pays.

127Deux catégories d'étudiants des Hautes études commerciales peuvent donc être prises en compte, si faibles soient leurs effectifs, durant cette période. Concernant la première, celle des étudiants pionniers des Grandes Écoles commerciales, vraisemblablement quelques dizaines durant les années soixante, nous pouvons en partie les identifier à travers les Annuaires d'anciens élèves. Pour essayer de cerner ces étudiants, nous avons procédé à quelques entretiens à titre de sondage. Concernant la seconde catégorie, nous avons étudié les fiches d'inscription des anciens élèves de l’IHEC de Tunis, à défaut de pouvoir mener la même étude à l’ISCAE de Casablanca.

128Nous avons étudié 27 fiches d'inscription d'étudiants de l'IHEC de Tunis au début des années soixante-dix, de 1972 à 1975. Ces étudiants peuvent être globalement considérés comme appartenant à des groupes sociaux relativement défavorisés. Tous les indicateurs convergent en effet. Leur origine est largement provinciale et même rurale (pour 62,9 % d'entre eux), tandis que seuls 14,8 % sont nés à Tunis, et au total un tiers dans les grandes villes tunisiennes. Tous sont allés au lycée public (et les trois quarts en province) sauf un ancien élève de la Mission. Leur âge est globalement plus élevé que celui des élèves des promotions des années quatre-vingt, et les pères appartiennent en majorité aux classes populaires (38,8 %) et moyennes (33,3 %). Les professions intellectuelles sont très peu représentées, puisqu'on ne compte qu'un père ministre et un directeur. Les autres sont pêcheurs, fellahs, concierges ou, au mieux, commerçants.

129La situation de l’IHEC est donc strictement inverse de celle de l'ENS. Dans cette dernière, en effet, les premières promotions se distinguaient par leur origine sociale élevée ou leur milieu intellectuel, et c'est par la suite que l'on a assisté à une prolétarisation des normaliens. À l'IHEC, jeune institution de rang universitaire au début des années soixante-dix, les premières promotions sont à dominante populaire, et ce n'est qu'à partir des années quatre-vingt que le niveau socioculturel de recrutement va s'élever. Outre la méfiance des classes dominantes pour une jeune institution d'enseignement n'ayant pas encore fait ses preuves, méfiance que nous avons déjà observée concernant les jeunes écoles d'ingénieurs, il faut souligner les profondes évolutions sociologiques que révèle cette situation. Dans les années soixante-dix, l'État apparaît encore comme le principal pourvoyeur de carrières et de réussite sociale. L'ENS du début des années soixante a été relayée par les formations juridiques et littéraires qui conduisent aux carrières de hauts fonctionnaires. Au cours de la décennie suivante, ces mêmes études sont en cours de relégation par de nouvelles formations plus techniques (médecine, commerce, ingéniorat...) ouvrant les portes du privé ou des hauts postes de l'administration désormais en voie de technocratisation.

130Pour autant, la séquence 1965-1975 n'en constitue pas moins une réelle opportunité pour les étudiants issus des milieux populaires, passés par un système scolaire relativement méritocratique, et auxquels sont largement ouvertes les portes de filières d'enseignement supérieur débouchant sur de réelles possibilités d'ascension sociale. Cette ouverture sociale est attestée aussi par le profil de quelques étudiants en commerce passés par les voies d'excellence de l'étranger. La liste des anciens élèves marocains d'HEC atteste qu'au moins 25 d'entre eux y ont suivi leur scolarité durant les années soixante. Si l'on trouve une majorité de fils de familles fassies, à l'image d'Azeddine Guessous (promotion 64), ou de Jawad Kerdoudi (65), plusieurs anciens élèves sont issus de milieux populaires, voire paysan, à l'image de Mohammed Reda Fathmi (61) ou Mustapha Hamoumi (64).

131Majoritaires, les Fassis ne sont pour autant pas les seuls fils de famille à poursuivre ce type de cursus. Certains fils de notables ruraux y parviennent, à l'image d'Abdelhamid M'Rabet, entré à l'École supérieure de commerce de Paris (ESCP) en 1969. Né en 1949 à Berkane, dans l'Oriental, A. M'Rabet est fils d'un commerçant-agriculteur lettré en arabe. Il obtient son brevet au collège de Berkane, avant de partir au lycée Moulay Slimane de Fès, où il s'inscrit en sciences économiques. Bachelier en 1967, il part en classe préparatoire HEC à Montpellier grâce à une bourse française envoyée par l'Ambassade de France à Rabat. Lauréat de l'ESCP en 1969, il y effectue sa scolarité jusqu'en 1972, poursuit en thèse toujours avec une bourse française. Rentré au Maroc, il devient assistant, puis maître de conférence à l'ISCAE. Cet itinéraire témoigne de l'aide dont pouvaient bénéficier les étudiants maghrébins pour suivre de telles études, et atteste des réelles possibilités de réussite par une filière encore ouverte.

132À Tunis, de tels parcours, bien que moins fréquents, ne s'en rencontrent pas moins. Ainsi, à la suite de Mondher Gargouri parti étudier aux États-Unis (après l'obtention d'une licence d'économie de l'université de Tunis), avec 3 camarades tunisiens dans le cadre d'un programme expérimental de coopération en juin 1967, une quarantaine d'étudiants tunisiens partit aux États-Unis dans les années soixante-dix (dont plus de la moitié pour un Ph. D en économie). L'envoi de licenciés de gestion puis d'économie de l'université tunisienne aux États-Unis pour l'obtention d'un Ph. D visait à la formation de professeurs d'économie plus qu'à la formation d'ingénieurs commerciaux. Ce programme, dit « Chadly Ayari » (ministre de l'Éducation nationale) et supervisé par l'USAID, n'en concernait pas moins de près l'économie, mais l'heure n'était pas encore aux MBA. Durant ces années, en revanche, un certain nombre d'étudiants partirent en France pour suivre des Hautes études commerciales.

133Tel fut le cas de Hamouda Douagi, né à Tunis vers 1940 et rentré sur titre à l'ESCP en 1962. Reçu à l'ESC de Tunis en 1960 et victime de sa fermeture en 1961, il entra avec un camarade en troisième année sur titre à l'ESCP (marraine de l'ESC Tunis) en 1962, tandis que d'autres étudiants étaient répartis sur Grenoble, Bordeaux ou Paris. Un premier Tunisien avait déjà été reçu à l'ESCP en 1958. Et 3 autres devaient l'être en 1963. Hamouda Douagi a suivi le parcours atypique d'un fils de famille tunisoise au tournant des années soixante. Petit-fils par sa mère, de la famille Djaït, du président du tribunal administratif et arrière-petit-fils d'un ancien Premier ministre, Hamouda Douaji est l'un des premiers musulmans tunisiens à entrer à l'ESC Tunis, filière jugée alors peu digne d'intérêt par rapport aux filières de l'ingéniorat scientifique. Dispensé de frais de scolarité à l'ESCP, il travailla en France pour payer ses études et obtint finalement une bourse. À l'inverse des ingénieurs pré-recrutés par Latiri, Hamouda Douaji resta plusieurs années en France après ses études pour travailler comme cadre commercial.

134À l'inverse du précédent, M. Khemiri, né en 1945 à Sfax, provient d'une famille de petits fonctionnaires provinciaux. Fils d'un instituteur, père de 8 enfants et d'obédience nationaliste, il suivit la scolarité d'un jeune Sahélien au sein de l'école publique postcoloniale. Bachelier « mathélem » à 18 ans, il obtint une bourse d'études pour préparer en classe préparatoire les Grandes Écoles françaises. Son admissibilité en poche pour Supélec, il opta pour rentrer sur titre à HEC-Paris (et sorti dans la promotion 1970, qui comptait 3 Tunisiens). Après 2 ans passés à Paris, il rentra à Tunis pour travailler dans un bureau d'études avant d'intégrer le secteur public comme directeur administratif et financier.

135Ce double itinéraire, en marge des flux les plus courants, confirme l'existence d'une réelle ouverture au sein d'un système d'orientation ouvert, et fortement irrigué par les bourses d'études. Lorsque cette filière commerciale prendra son essor, quelques années plus tard, une logique de sélection allait se mettre en place, comme en médecine, pour interdire - ou du moins compliquer - les possibilités d'ascension sociale que le relatif vide des années soixante avait rendues possibles.