1L'inertie propre à tout système d'enseignement fait que les nations nouvellement indépendantes vivent jusqu'au milieu des années soixante sur l'acquis colonial au niveau de l'enseignement secondaire, et jusqu'à la fin de la décennie pour l'enseignement supérieur. Les cohortes issues de l'enseignement primaire de la fin des protectorats sont plus nombreuses que par le passé et cela explique la poussée de ces deux niveaux d'enseignement. L'irruption des cohortes plus nombreuses encore de l'indépendance dans les lycées se traduit dès 1965 par une agitation forte dans les lycées, dont les émeutes de mars 1965 à Casablanca sont le témoin le plus saillant. Puis leur entrée dans l'enseignement supérieur se traduit par une recrudescence de la contestation étudiante qui correspond à la génération de 1968.

2Dans l'attente, les effectifs des lycées et des universités du Maghreb restent modestes, ce phénomène étant amplifié par les transferts massifs vers les administrations qu'il faut développer, et où il faut remplacer les Européens sur le départ. Le mouvement est plus fort au Maroc du fait que ce pays traîne son décalage chronologique par rapport à la Tunisie. À l'indépendance en effet, les administrations tunisiennes étaient bien plus peuplées de nationaux qu'au Maroc. Cela s'explique par le petit nombre de diplômés marocains aptes à assumer les tâches administratives. Mais cette inégalité est partiellement compensée par le secteur privé. Alors que le gouvernement de Bourguiba engage rapidement le processus de nationalisation économique, qui entraîne la crise de Bizerte avec la France en 1961, le Maroc attend 1973 pour lancer son processus de marocanisation de l'économie. De ce fait, au Maroc, le secteur privé attire très tôt un certain nombre de compétences, ce qui n'est pas le cas en Tunisie.

3C'est dans le contexte d'une pénurie générale de cadres pour l'administration et l'économie nationales qu'il faut replacer la formation universitaire des années soixante. L'un des premiers impératifs est de former des enseignants pour assurer la relève des enseignants français, pour faire face à l'accroissement rapide des effectifs scolaires et pour former les cadres dont ces pays ont besoin. La Tunisie va mettre un zèle particulier dans cette action, alors que le Maroc va largement se reposer sur la coopération française (pour l'essentiel) qui lui fournit des milliers d'enseignants. Le second aspect de la formation des futurs cadres nationaux durant cette période est la continuation de l'hégémonie des filières juridiques et littéraires dans l'enseignement supérieur des deux pays. Malgré d'importants efforts, les effectifs des filières scientifiques restent modestes. Et que dire des filières de formation d'ingénieurs ou de techniciens, qui pourtant sont nécessaires pour assurer le développement économique de ces pays ? Le développementalisme ambiant durant ces années soixante va de ce fait pousser à de nombreuses initiatives dans ce secteur particulier de la formation. L'initiative en revient la plupart du temps aux ingénieurs pionniers de la première génération, désormais installés dans des postes de décision.

1. Une nécessité impérieuse, la formation des enseignants

4L'indépendance de deux anciens protectorats se traduit immédiatement par la mise en place d'accords de coopération culturelle très importants avec la France.

L'heure des coopérants

5Le premier est négocié en Tunisie avec les gouvernements de l'autonomie interne, et piloté par le directeur de la DGIP, Lucien Paye. Le texte définitif de la Convention culturelle est signé le 3 juin 1955. Il reconnaît « la liberté du gouvernement tunisien en matière d'enseignement et d'action culturelle » (article I^er, chapitre 1). Au chapitre II, le gouvernement tunisien reconnaît au gouvernement français le droit d'assurer librement à tous les degrés « l'éducation de ceux qui désirent recevoir son enseignement ». C'est ainsi qu'est créée la Mission universitaire et culturelle française (MUCF), qui est notamment chargée de diriger les établissements d'enseignement du gouvernement français sur le sol tunisien. À cet effet, le gouvernement français reste propriétaire d'un certain nombre d'établissements dans les cycles primaire et secondaire, à l'instar du lycée Carnot de Tunis. D'autres établissements restent occupés par la MUCF à titre temporaire et gratuit, à charge pour elle de les restituer au fur et à mesure de l'extension de son réseau scolaire.

6Ce texte n'était cependant pas complet, puisqu'il laissait dans l'ombre la participation des fonctionnaires français au système d'enseignement tunisien, participation fortement rendue nécessaire par les projets de généralisation de l'enseignement, alors que les enseignants tunisiens sont en nombre insuffisant. C'est pourquoi avait été signée le mois précédent, le 22 avril 1955, une Convention sur la coopération administrative et technique. Par ce texte, le gouvernement français s'engageait à détacher des fonctionnaires auprès des services tunisiens, surtout pour enseigner dans les différents niveaux, mais aussi pour participer aux jurys d'examens. Et pour faire bonne mesure et montrer son réel souci d'aide et de coopération, le gouvernement français s'engage aussi à former des Tunisiens aux fonctions administratives par l'accès à certaines grandes écoles françaises (articles 7), notamment l'ENA, que ce soit par recrutement normal ou par dérogation (article 8), et par des stages administratifs, en particulier au CHEAM (article 9). En 1960-1961, 1 étudiant tunisien suit la formation de l'École du trésor, 17 suivent les cours de l'École des impôts, 5 ceux de l'École des douanes, 3 ceux de l'École nationale supérieure des postes et télécommunications etc. Des formations sont aussi dispensées en vue de la formation à l'économie du secteur privé : la même année, 35 Tunisiens suivent ainsi une formation à HEC.

7Une étroite élite technobureaucratique est ainsi formée en l'espace de quelques années. Quelques fonctionnaires tunisiens allaient notamment suivre la formation de l'ENA pendant les deux années de l'autonomie interne, à l'instar de Mustapha Zaanouni, ancien ministre du Plan, ou du fils de Tahar Ben Amar qui fut un grand directeur de l'Industrie, sans oublier Hédi Nouira. Quant à Mansour Moalla, il entra à l'ENA par le concours normal, avant de devenir ministre du Plan et de l'Économie, puis fut le créateur de la BIAT, la première grande banque privée tunisienne.

8Une Convention culturelle similaire est peu après signée entre la France et le Maroc, le 5 octobre 1957 à Paris, par Ahmed Balafrej, ministre des Affaires étrangères, pour la partie marocaine. L'objet de la Convention est

« d'organiser sur une base contractuelle les relations culturelles des deux pays, et de prévoir les conditions dans lesquelles sera assumée dans l'avenir la diffusion de la langue et de la culture française au Maroc ».

9L'avant-propos de la Convention constate qu'en 1957, 6 500 enseignants français exercent au Maroc, ce qui revient à reconnaître l'impossibilité pour le Maroc de procéder à court terme à une marocanisation des cadres enseignants, vu les effectifs très limités d'étudiants. La Convention reprend les grandes lignes de la précédente convention franco-tunisienne. Une MUCF est créée sur le sol marocain, qui bénéficie des mêmes contraintes et des mêmes avantages qu'en Tunisie. À cette date, 7 établissements d'enseignement secondaire sont reconnus comme appartenant à la Mission (lycée Lyautey à Casablanca, lycée Gouraud à Rabat, lycée Mangin à Marrakech, lycée Poeymirau à Meknès, lycée mixte à Fès, le collège de jeunes filles à Oujda et un établissement technique à Casablanca, le Collège moderne et technique).

10Le personnel administratif français exerçant au Maroc voit son sort régi par une Convention de coopération administrative et technique, ratifiée le 6 février 1957. Une disposition spéciale est adoptée pour les professeurs français des établissements marocains d'enseignement public qui se voient octroyer la possibilité de s'engager à poursuivre l'exercice de leurs fonctions par contrats d’1 à 5 ans (renouvelables ensuite par année par tacite reconduction). Concernant les nouveaux recrutés, ils sont mis à disposition du gouvernement tunisien pour deux ans, puis ils suivent le même régime. Enfin, aux articles 7 et 8 du titre II, les deux gouvernements s'engagent à faciliter (par des bourses, subventions, etc.) des stages administratifs, des nominations à l'emploi d'assistant et l'accès aux établissements d'enseignement supérieur. En clair, les étudiants et fonctionnaires marocains suivent la voie montrée par la Tunisie. En 1960-1961, à côté des 881 étudiants et stagiaires tunisiens des établissements de France se trouvent 591 Marocains ; les mêmes établissements sont fréquentés, et cette année-là, on relève 12 Marocains en formation à l'ENA.

11Ces différents textes se traduisirent par le maintien et l'arrivée d'un grand nombre d'enseignants français dans les établissements marocains et tunisiens. Ces enseignants sont présents à tous les niveaux d'enseignement. Concernant l'enseignement primaire, ils sont cependant assez vite supplantés (dès la première moitié des années soixante) par des instituteurs maghrébins dans les établissements publics, cette fonction ne requérant alors pas le grade du baccalauréat. En revanche, pour l'enseignement secondaire, les coopérants français assurent une part très importante des cours, et ce jusqu'aux années soixante-dix, en particulier au Maroc. Pour le supérieur, la relève des enseignants français se fait encore plus lentement, notamment dans les branches scientifiques et techniques. Pour le secondaire, la situation est telle que c'est la politique française qui allait finir par remettre en cause une situation héritée des indépendances. Du fait de la crise économique, la France est amenée à réduire l'envoi de coopérants dans la deuxième moitié des années soixante-dix, ce qui pousse les gouvernements maghrébins à élaborer des plans de relève progressifs (plan de 1977 pour la Tunisie, échelonné jusqu'en 1980, plan de 1977 pour le Maroc, échelonné jusqu'en 1979).

12L'opposition marocaine a dénoncé à l'époque le fait que le Maroc soit le « premier importateur mondial de coopérants », et de coopérants français en particulier. En 1969-1970 par exemple, alors que tous les instituteurs du primaire public étaient nationaux au Maroc, ce pays comptait 64 % d'étrangers sur ses 8 500 enseignants du secondaire (non comptés les établissements privés de la Mission), chiffre à peu près équivalent dans le supérieur. À la même date, la Tunisie ne comptait plus que 24 % d'enseignants étrangers dans le secondaire (sur un total de 5 600), la proportion étant de 33 % dans le supérieur. Mais contrairement au Maroc et à l'Algérie, la question est moins sensible dans ce pays plus ouvert, où le nationalisme minimise la question des étrangers, et dont le nationalisme compte aussi bien une fraction pro-orientale (favorable aux coopérants égyptiens) qu'un « parti français ». En 1977, l'année du plan de relève, « premier importateur mondial de coopérants », on comptait encore au Maroc 7 872 coopérants étrangers (dont 6 154 français) dans l'enseignement secondaire, soit 35,3 % des 22 273 enseignants. La marocanisation était presque aussi avancée à cette date dans le supérieur (374 enseignants permanents étrangers pour 617 enseignants marocains permanents, soit 37,7 %).

13Pour parer à l'accusation de soumission au néo-colonialisme, et dans le contexte arabiste propre à l'indépendance, le Maroc avait bien fait appel à des coopérants orientaux pour diversifier son aide, et plus concrètement pour assurer l'enseignement de l'arabe qui devait devenir la langue dominante de l'enseignement. Les premiers recrutements officiels ont eu lieu sous le ministère de Mohammed el Fassi, à partir de 1957, et jusqu'en 1959. Ces coopérants orientaux, tous professeurs d'arabe, étaient recrutés pour deux ans comme les Français, les contrats étant renouvelables. Comme eux, ils étaient fonctionnaires détachés et rémunérés par le gouvernement marocain. La plus grande partie de ces coopérants étaient égyptiens, et ont été renvoyés en 1963. Tous les établissements publics de cette courte période comptaient un fort contingent d'Égyptiens. Quelques Syriens et très peu d'Irakiens accompagnaient aussi un fort contingent de Libanais (160 Libanais sont arrivés au Maroc dans deux avions le 11 novembre 1957). Ces enseignants, auxquels il faut ajouter quelques Palestiniens, sont assez vite partis. Les Égyptiens, souvent issus d'Al Azhar et accusés d'obscurantisme, sont partis les premiers. Puis les départs se sont échelonnés à partir de 1965 et jusqu'en 1972-1974. Le dernier professeur a été remercié en 1985 ainsi que les docteurs de l'université comme M. Trabulsi ou Moussa Aboud, professeur libanais à la faculté de droit. Cette politique marquée du sceau de Mohammed el Fassi est tombée en désuétude, conformément aux orientations de ses successeurs, au profit d'une coopération massive avec la France, à peine atténuée par une légère coopération avec le Canada ou la Belgique francophones.

Le volontarisme en Tunisie

14Dans le domaine de la formation des enseignants, la Tunisie avait à l'indépendance une avance certaine par rapport au Maroc. La fonction d'enseignant y avait gardé du prestige sous le protectorat. L'École normale avait formé bon nombre d'instituteurs tunisiens, tandis que le collège Sadiki avait été une pépinière d'enseignants bilingues du secondaire, et par la suite de l'enseignement supérieur. Sur l'échantillon de 324 anciens élèves de Sadiki constitué par Noureddine Sraïeb, près du tiers a suivi des études de lettres (françaises ou arabes), et 50 % sont entrés dans les professions de « cadres et professions intellectuelles supérieures », soit une grande majorité de professeurs. Le prestige attaché par les Tunisiens au collège Sadiki ne pouvait que nourrir une certaine estime de la population vis-à-vis de ces professeurs qui, pour la plupart, avaient suivi des études supérieures en France ou à l’IHET. Nombreux furent d'ailleurs les jeunes professeurs d'arabe qui préparèrent l'agrégation française.

15C'est en 1934 que fut reçu le premier agrégé d'arabe tunisien : Mohammed Attia devint d'ailleurs sous-directeur, puis directeur du collège Sadiki de 1944 à 1955. Mais derrière lui, on estime qu'entre 1934 et 1970, 40 à 50 professeurs tunisiens ont obtenu l'agrégation d'arabe, ce qui est tout à fait considérable pour l'époque (et notamment en comparaison avec le Maroc). Le second agrégé d'arabe date de 1938, et Mahmoud Messaadi fut le quatrième. Mais des agrégés ont aussi été formés dans d'autres disciplines, 5 en lettres classiques (dont M. Marzouki, conseiller de Mahmoud Messaadi), et quelques-uns en philosophie, anglais, histoire et géographie. Soit au total une soixantaine d'agrégés de l'université française jusqu'à la création de l'agrégation tunisienne en 1970. Le prestige social de la fonction d'enseignant a perduré durant les années soixante, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'enseignement est resté une chose rare et précieuse. Il explique aussi pourquoi on retrouve un certain nombre de Tunisiens qui ont été reçus à la rue d'Ulm. Ils sont au moins une dizaine jusqu'à nos jours. Outre le juif tunisien Georges Haddad, devenu professeur à Paris I, la plupart sont musulmans, tel le professeur Abbas Bahri reçu en 1971.

16Cette situation sans équivalent au Maghreb tient certainement à l'histoire particulière de la Tunisie et au statut prestigieux de la langue arabe (et, au-delà, du bilinguisme) pour lequel le collège Sadiki a été déterminant. Mais loin de se satisfaire de cette avance, la politique mise en place dès l'indépendance permit d'accélérer la formation des enseignants. C'est ainsi que dès le mois d'octobre 1956 a été créée l'École normale supérieure, qui constitue l'un des premiers actes du gouvernement de l'indépendance. Créée en compagnie de l'École supérieure de droit et du CERES, l'ENS visait à sortir de la dépendance de l'université de Paris qui chapeautait l'IHET. On sait que cette indépendance ne fut pas possible dans l'immédiat. Mais, par-delà ces considérations, l'ENS visait avant tout à former une élite de professeurs pour l'enseignement secondaire, ce qui est conforme à l'importance attachée par les nouvelles autorités à la question de l'enseignement.

17Pour manifester le caractère élitiste de cette formation, l'ENS a commencé par recruter par concours - puis sur titre au bout de 3 ans - de très petites promotions (46 étudiants pour la première en 1956-1957). Les étudiants étaient alors répartis par sections, les 3 premières ayant été celles des lettres arabes, de mathématiques et d'histoire-géographie. Par la suite, de nouvelles sections ont été mises sur pied, en physique chimie, sciences naturelles, lettres françaises et lettres anglaises. Ce malthusianisme volontaire a permis d'attirer à l'ENS les meilleurs étudiants, qui étaient recrutés après le baccalauréat, pour être encore sélectionnés après un an d'études. Jusqu'en 1972, le diplôme était délivré au bout de 3 années. Les étudiants suivaient les cours dans les locaux de l'ENS, avenue de France, et d'autres à l'IHET. De grands universitaires français venaient y enseigner 2 à 3 fois par an, tels M.I. Marroux, J. Dresh ou P. Georges. Puis l'ENS a été déménagée boulevard du 9-Avril, avant d'être transférée au Bardo. Outre le prestige attaché à cette nouvelle école élitiste, le statut des normaliens était suffisamment avantageux pour susciter des vocations.

18Les Normaliens signaient à leur entrée dans l'ENS un contrat de 10 ans avec l'État. Élèves fonctionnaires, ils recevaient un présalaire de 30 dinars par mois en 1957, ce qui leur permettait de vivre très à l'aise et de pouvoir se loger. Mohamed Sayah considère que ces étudiants étaient très choyés. La jeune République favorisait ses hussards. Par la suite, la situation des Normaliens s'est peu à peu dégradée. Dans les années soixante-dix, ils ne recevaient plus que des bourses préférentielles de 10 % supérieures à celles des autres étudiants, tout en étant nourris et logés. Par ailleurs, les effectifs se sont peu à peu élevés, pour atteindre 106 élèves en 1958-1959, 175 élèves par promotion au début des années soixante-dix, et 200 vers 1980. Mais il s'agit alors d'une autre histoire, et l'ENS avait alors cessé d'être l'école d'élite de ses débuts, sa réputation accompagnant la dégradation de la condition des enseignants du secondaire.

19Pour autant, l'ENS a rempli sa fonction, et même au-delà, durant ses premières années d'existence, au moins jusqu'au début des années soixante-dix. Elle a en effet fourni les premiers cadres de l'enseignement, mais les premières promotions furent aussi un vivier politique ? comme en atteste la carrière de Mohamed Sayah. La première promotion des arabisants compte ainsi, outre M. Sayah, ancien directeur du Parti et ministre, M. Belkhiria, diplomate et directeur de La Presse, M. Abderrazak, agrégé d'arabe puis directeur du journal du parti Al Amal, M. Beltayef, conseiller du Secrétaire d'État Messaadi puis consul. D'autres ministres, comme Hédi Zeghal (ministre de l'Éducation nationale de 1974 à 1980), Ridha Hamza ou Hédi Khelil, une quinzaine de députés, des gouverneurs ou dirigeants du parti sont issus des premières promotions de l'ENS. En outre, comme nous le verrons ultérieurement, l'ENS a fourni un très grand nombre d'universitaires et chercheurs (comme Mustapha Kraïem) à partir des années soixante-dix, au fur et à mesure des soutenances de thèses. Et elle a bien sûr formé ses propres enseignants, qui ont pris la relève des professeurs français. Taïeb Baccouche a ainsi été le premier normalien arabisant recruté comme professeur à l'ENS en 1969.

20Bien que la grande majorité des professeurs de l'enseignement secondaire tunisien n'ait pas été formée à l'ENS, même durant les années soixante, cette institution souligne l'intérêt initial du régime pour l'enseignement. L'avance acquise sous le protectorat par la Tunisie (où il ne fut pas besoin de recruter des orientaux comme au Maroc), jointe à la politique volontariste de Messaadi, ont permis de fournir à l'enseignement un nombre important de professeurs de qualité. La croissance des effectifs universitaires que nous avons mentionnée atteste de l'ambition du régime dans ce domaine, car la majorité des étudiants en lettres de l'université se destinèrent à l'enseignement, dont ils fournirent un contingent bien supérieur aux Normaliens. La formation assurée par des professeurs de l'université française, relayés par des professeurs tunisiens ayant passé les diplômes de cette même université, le souci maintes fois revendiqué par Messaadi de ménager une transition en douceur - dont le maintien du bilinguisme est la meilleure preuve, tout cela atteste de la volonté farouche d'assurer un enseignement de qualité aux Tunisiens. L'idéologie de cette « petite république des professeurs » permit au pays d'éviter tout dérapage démagogique et assura au pays une généralisation profitable de l'enseignement.

21Pourtant, d'autres logiques sociales étaient à l'œuvre durant cette période, qui devaient conduire la Tunisie des années soixante-dix à faire machine arrière sur beaucoup de points dans le domaine de sa politique éducative. Les valeurs de la société évoluant, la condition et le prestige des professeurs allaient notamment se dégrader de manière profonde.

Une certaine inertie au Maroc

22À l'inverse de la situation tunisienne, l'indépendance laissa le Maroc dans une grande pénurie d'enseignants dans tous les degrés d'enseignement. La quasi-totalité des emplois d'instituteurs et a fortiori de professeurs était occupée par des Européens. Pire, le prestige lié à la fonction d'enseignant était relativement peu élevé, comme en témoigne le faible nombre d'enseignants au sortir des collèges musulmans. Dans sa thèse sur le Collège Moulay Idriss, Mekki Merrouni relève la faible propension des anciens élèves à entrer dans l'administration, proportion décroissante plus on avance dans le protectorat, même s'il y a une tendance croissante vers le professorat après-guerre. L'auteur relève qu'après-guerre, ce sont essentiellement les carrières libérales et techniques qui sont les plus recherchées. Cette situation tient à plusieurs facteurs.

23Le protectorat avait voulu reléguer les Marocains à des fonctions subalternes qui ont tendance, à la longue, à réorienter les élèves vers les carrières libérales, une fois obtenue l'autorisation de passer le baccalauréat. Le deuxième facteur tient au recrutement social des collèges, dont les élèves, souvent issus de l'ancienne classe dirigeante, s'orientent plus volontiers vers des carrières plus rémunératrices et au prestige social supérieur (commerce puis professions libérales). Il est certain qu'à Tunis, les élèves musulmans de Carnot s'orientent peu vers les carrières de l'enseignement, à l'inverse des Sadikiens de condition plus modeste. Par ailleurs, le retard chronologique dans la mise en place du réseau d'enseignement franco-arabe est un facteur à prendre en compte. Enfin, il n'y a pas au Maroc l'équivalent de Sadiki, et l'enseignement traditionnel, notamment pour la langue arabe, souffre de l'image archaïque des moudarris formés à la Quaraouiyne.

24Tout cela fait que les effectifs du personnel enseignant marocain restent très faibles à l'indépendance, si l'on excepte les suppléants sous-qualifiés de l'enseignement primaire qui sont 2 460 en 1956. Pour le reste, il y a 18 enseignants marocains dans le secondaire européen (auxiliaires et suppléants compris), 10 dans le technique du second degré, 30 dans le primaire européen, 46 dans le secondaire musulman et 1 178 instituteurs dans le primaire musulman (non comptés les suppléants, alors que les titulaires ne sont que 826). Au total, les titulaires musulmans de l'enseignement ne sont à cette date que 904, dont 848 instituteurs et 50 professeurs du secondaire. Cette situation désastreuse explique la politique de Mohammed el Fassi qui recrute à tout va des instituteurs marocains dès 1956, au détriment de la qualité de leur formation souvent bâclée, et qui fait appel aux orientaux. Pour en rester au seul enseignement secondaire, et faire le bilan de la décennie, on constate qu'en 1967-1968, il n'y a encore que 1 440 professeurs marocains, dont 692 dans le second cycle (qui compte 67,6 % d'étrangers). Certes, la progression de l'effectif a été très rapide, mais elle partait d'une situation de pénurie. De toute façon, les professeurs marocains du secondaire restent durablement en sous-effectifs, dans un contexte de généralisation relative de l'enseignement, ce qui explique les beaux jours de la coopération française.

25Cette situation de retard chronique s'explique par l'héritage historique mais aussi par les conditions propres du Maroc indépendant. Le nouveau pouvoir n'a pas fait du recrutement des enseignants une priorité, et il a préféré envoyer les bacheliers dans l'administration (voire le cas extrême de 1956, dans l'armée). Ce en quoi le pouvoir répondait certainement à une attente de la population scolaire et des parents d'élèves, pour lesquels le statut d'enseignant n'était pas plus enviable dans le Maroc indépendant que sous le protectorat. Preuve en est le très faible nombre d'agrégés marocains (à l'instar d'Abdallah Laroui, Mohammed Benjelloun-Touimi ou Ahmed Lakhdar-Ghazal, d'origine algérienne de surcroît). Là où l'on trouvait une soixantaine d'agrégés tunisiens de l'université française jusqu'en 1970, on doit dénombrer une dizaine, voire une quinzaine d'agrégés marocains essentiellement en arabe pour la même période. Le rôle fondateur des professeurs étrangers dans la recherche en sciences sociales est aussi très révélateur du désintérêt des diplômés marocains de cette période pour la recherche et l'enseignement. On pense ici à l'équipe de sociologie rurale de Paul Pascon, secondé notamment par le Tunisien Naguib Bouderbala, qui travaille à l'Institut de sociologie créé en 1960 avec l'aide de l'UNESCO.

26Dans ce contexte peu porteur, il n'est donc pas étonnant que la création de l'École normale supérieure marocaine n'ait pas bénéficié des mêmes faveurs que celle de Tunis. À Rabat, l'institution qui a été, dans une certaine mesure, la pépinière de nombreux hauts fonctionnaires, est davantage l'École marocaine d'administration que l'ENS. C'est en janvier 1958 à Rabat qu'est créé l'Institut pédagogique de l'enseignement secondaire pour la formation des professeurs de l'enseignement secondaire, appelé à devenir l'ENS de Rabat au début des années soixante. Encore cette école ne se présente-t-elle pas comme élitiste : les futurs fonctionnaires sont recrutés après la licence (dans toutes les disciplines) et reçoivent alors une formation pédagogique rémunérée d'un an qui les destine au second cycle du secondaire. Par la suite furent créés, en 1970, des Centres pédagogiques régionaux (CPR) destinés à la formation des professeurs des collèges. La formation des professeurs se limite en définitive à une formation pédagogique, déconnectée de la recherche et de l'érudition propres aux filières universitaires. Encore fallut-il attendre que des étudiants des classes moyennes et populaires montent dans la hiérarchie scolaire pour qu'ils s'intéressent à des carrières pouvant servir leur promotion sociale.

27Dans ce contexte, on comprend que les premières écoles d'ingénieurs, notamment l'École Mohammedia d'ingénieurs de Rabat, considérée comme un petit Polytechnique marocain et portant le nom de Mohammed V, de même que la faculté de médecine de Rabat, aient été créées dès le début des années soixante, en avance sur leurs homologues tunisiennes. L'intérêt des autorités pour ce type de formation était ainsi explicite.

2. Lettres et droit dominent à l'université

28Depuis l'entre-deux-guerres, la majeure partie des étudiants maghrébins poursuit des études littéraires et juridiques. Certes, la médecine a joué un rôle important, mais la durée, et donc le coût des études médicales, sont tels qu'elles n'attirent que quelques dizaines d'étudiants, même après-guerre. Les études juridiques sont, elles, très prisées car elles sont plus courtes et mènent aussi à des professions libérales, notamment celle d'avocat. De surcroît, la capacité en droit permet à des non-bacheliers de poursuivre des études supérieures. Quant aux études de lettres, elles durent aussi quatre années pour la licence, la licence ès lettres permettant d'intégrer l'administration, et notamment le professorat. En outre, les lettres arabes sont tout indiquées aux anciens élèves des collèges musulmans, ou de Sadiki, qui y excellent. Les études scientifiques, qui ont été implantées dans les protectorats au début des années cinquante, accueillent encore très peu d'étudiants maghrébins du fait de l'orientation privilégiée des lycéens vers le baccalauréat philosophie.

29Les étudiants maghrébins, de France comme ceux du Maghreb, suivent en gros ces orientations qui vont se poursuivre durant les années soixante pour les étudiants marocains tout au moins. Dans les tableaux cités en annexe (T1, 2 et 3), nous pouvons suivre l'évolution des effectifs de l'enseignement supérieur au cours des années soixante, avec la distribution par grandes filières.

30Il faut d'abord relever la très forte domination, durant les années soixante, des filières juridiques et littéraires au sein de l'université Mohammed V (cf. tableau 1). Leur total ne descend pas en dessous de 75 %, soit les trois quarts des étudiants. Cette situation s'explique en partie par l'origine des bacheliers, majoritairement issus de la section philosophie du baccalauréat. Elle se justifie aussi, d'un point de vue économique, par le coût beaucoup moins élevé de ces études par étudiant que celui des filières scientifiques, qui nécessitent laboratoires, équipements divers, techniciens, etc. Pourtant, la stagnation du pourcentage des étudiants en sciences est un grave problème contre lequel s'élèvent les responsables de l'enseignement à intervalles réguliers. Ainsi, dans sa Doctrine de l'enseignement de 1965, le docteur Benhima appelle au développement de l'enseignement scientifique et technique, « option dictée par le souci de modernisation du pays ». L'équilibre serait légèrement redressé si l'on prenait en compte les étudiants marocains de France, dont un bon nombre suivent par exemple des études médicales - et dans une moindre mesure techniques - encore absentes au Maroc.

31Néanmoins, les étudiants à l'étranger sont une minorité, et l'effet de masse demeure, d'autant plus qu'il y a aussi beaucoup d'étudiants en lettres et en droit qui y poursuivent un troisième cycle, cette formation n'étant pas encore assurée à Rabat. Or, cette situation, loin de s'améliorer avec le début de massification des études supérieures vers 1971-1972, s'aggrave puisque la domination des filières littéraires et juridiques ne fait que se confirmer. Elle explique la présence durable et forte de coopérants français, notamment des scientifiques, qui comblent le vide d'enseignants marocains. Quant aux études médicales, le doublement du pourcentage des étudiants au cours des années soixante est en partie fictif, puisque les 6 années d'études se développent progressivement au cours de la décennie à Rabat et Casablanca. La durée des études médicales étant supérieure à celle des autres filières, on comprend que la proportion d'étudiants qui s'engagent dans cette filière chaque année n'évolue que lentement. Cela explique le maintien et l'arrivée en grand nombre de médecins étrangers (notamment d'Europe de l'Est) au Maroc durant cette décennie.

32En revanche, les étudiants tunisiens des années soixante, qu'ils le soient à l'université de Tunis (cf. tableau 2) ou à l'étranger (cf. tableau 3), infirment en partie les tendances présentes au Maroc. Leur situation indique l'avance tunisienne dans le domaine des études supérieures et de leur pilotage par le ministère. Le plus étonnant est la domination de la filière scientifique (50,4 %) en 1960 à Tunis. Or, les étudiants tunisiens en France ne font que confirmer cette tendance. Jusqu'au milieu des années soixante, les étudiants en sciences tunisiens sont le groupe dominant, avant de rétrocéder à la deuxième place à la fin de la décennie. Cette situation s'explique par l'avance historique de la Tunisie en termes de formation des enseignants littéraires. Dotée à l'indépendance d'un fort contingent de professeurs de l'enseignement secondaire en lettres, la Tunisie a pu orienter un grand nombre d'étudiants vers les disciplines scientifiques, là où le manque était le plus criant, et investir en conséquence dans ce secteur plus coûteux. Contrairement au Maroc, où la profession d'enseignant reste peu prisée par les étudiants, leurs homologues tunisiens s'orientent en masse vers cette carrière, aidés par des bourses (et le poids symbolique de l'ENS). Cela explique a contrario le poids relativement modeste de la filière juridique, si prisée au Maroc.

33Cette situation permet à la Tunisie de limiter l'accueil de coopérants français et étrangers à la fin de la période, une véritable relève de professeurs de sciences ayant été formée dans les universités françaises et de Tunis durant les années soixante. Cette politique est à la fois le fruit de la volonté des étudiants et d'une politique au service de l'enseignement. Mais l'orientation des étudiants ne touche pas que ce domaine, comme l'atteste la politique vis-à-vis des étudiants en médecine et pharmacie. Alors que la faculté de médecine est créée plus tardivement qu'au Maroc (1964 à Tunis contre 1962 à Rabat, et même 1959 pour l'École d'application de médecine de Casablanca créée pour accueillir les « carabins » de 5^e et 6^e années reçus au concours de l'internat marocain), la Tunisie compense ce retard par l'envoi de nombreux étudiants en médecine boursiers en France. Alors que leur effectif reste très faible à Tunis jusqu'à la fin des années soixante, les étudiants en médecine en France forment constamment plus du tiers de la communauté étudiante tunisienne.

34On retrouve donc, dans ce domaine, des caractéristiques de la politique tunisienne de formation des années soixante, qui a su mettre à profit son avance relative pour combler de manière méthodique ses lacunes, dans le cadre d'une stabilité politique et ministérielle ; le tout ayant été favorisé par l'ouverture sociale relative de la communauté étudiante. Pourtant, derrière ce tableau avantageux, se mettent en place des évolutions de long terme qui vont altérer cette dynamique. Durant les années soixante, on peut en effet observer une montée en puissance des facultés juridiques et littéraires au détriment des facultés scientifiques, ce qu'il nous faudra expliquer sociologiquement. Cette situation pourrait être sans conséquence, mais elle atteste que la massification des études supérieures en Tunisie va s'opérer d'abord dans ces filières, pour lesquelles les débouchés vont devenir au fil des ans de plus en plus ténus. Ce sont aussi ces filières qui allaient faire les premières l'expérience de l'arabisation. Comme si l'élargissement de la base sociale étudiante devait surtout s'accomplir dans les futures filières de relégation. Il est symptomatique qu'en 1970, les facultés juridique et littéraire de l'université de Tunis accueillent presque les deux tiers des étudiants, soit l'inverse de la répartition des étudiants tunisiens en France (ce sont alors les étudiants en sciences et en médecine qui représentent près des deux tiers de l'effectif).

L'avènement des sciences

35À l'indépendance des deux protectorats, la quasi-totalité des services techniques était dirigée et servie par des ingénieurs et techniciens européens. Ces derniers avaient tenu à l'écart la jeune élite d'ingénieurs maghrébins formés en France, à l'instar de Mokhtar Latiri en Tunisie. Le pouvoir ayant été pris en main à l'indépendance par une majorité de juristes, de littéraires et secondairement de médecins, la politique de formation des ingénieurs ne fut pas spontanément encouragée, ni non plus celle des économistes. Le discours arabiste de ces littéraires et juristes francophones est tenu par cette « génération politique » immergée dans le nationalisme, tout comme son discours développementaliste qui est éloigné de toute approche économique.

36Pourtant, il s'avéra assez rapidement que la politique de développement qu'entendaient mener les nouvelles équipes dirigeantes ne pouvait se passer des services de la technique et de ceux qui la servent. Le pouvoir technique pouvait-il rester durablement aux mains d'ingénieurs étrangers, fussent-ils très compétents ? La crise de Bizerte qui survint en Tunisie en 1961, et qui entraîna le départ soudain des ingénieurs français et, de ce fait, paralysa l'économie nationale, vint prouver la nécessité d'une nationalisation des cadres techniques.

37En réalité, ce furent les ingénieurs pionniers eux-mêmes qui, désormais dans des postes de responsabilité, prirent l'initiative de promouvoir une nouvelle génération d'ingénieurs nationaux. Au Maroc, dès la rentrée 1956, une assemblée générale des ingénieurs marocains, qui étaient alors une centaine, se réunit pour évoquer les problèmes de l'heure. Il s'agit de sensibiliser les nouveaux responsables politiques à la nécessité de former des ingénieurs nationaux, et de réfléchir aux moyens d'y parvenir. La situation est alors facilitée par la nomination du polytechnicien M'Hammed Douiri fin 1955 au ministère des Travaux publics. Ce ministère était alors peuplé de polytechniciens français, et la quasi-totalité de ses 20 000 fonctionnaires étaient des Français. Ce ministère, fer de lance du protectorat, était un véritable État dans l'État, qui s'occupait des routes, des chemins de fer, de l'eau, des ports, des barrages et de l'électricité. L'ancien directeur des Travaux publics du protectorat, André Bouloche, ingénieur du corps des Ponts, devint pour un an et demi Secrétaire général du ministère. Il fallut alors racheter la concession des chemins de fer, de l'eau et de l'électricité à Paribas, elle-même dirigée par des polytechniciens, ce qui fut fait en 1962. La situation était donc précaire pour le jeune État indépendant, et ne pouvait perdurer sans danger.

38Un plan de passage de ce ministère à l'État marocain fut élaboré, qui comportait deux volets, celui de la formation des cadres, qui ne pouvait être que progressive, et celui de la marocanisation, à laquelle il fallut souvent faire face dans l'urgence, au fur et à mesure du départ des Français. Une pression est exercée sur les ingénieurs français pour qu'ils restent quelques années à leur poste - ce qui est critiqué par certains nationalistes, afin d'aménager une transition en douceur. Dans le même temps, il s'agit de convaincre les quelques bacheliers « mathélem » de l'indépendance, et les nouveaux de plus en plus nombreux du fait du plan de scolarisation de 1944, d'opter pour une carrière largement méconnue, et pourtant déjà très prestigieuse (aucun Marocain n'avait pratiquement obtenu jusqu'alors son bac « mathélem » sans redoubler). En 1956, la promotion des « mathélem » marocains, qui étaient une petite quinzaine, fut présentée à Mohammed V au Palais Royal.

39Aidés par l'avocat Abderrahim Bouabid, ministre de l'Économie nationale puis vice-président du Conseil, et par l'avocat Ahmed Benkirane, secrétaire d'État au Commerce et à l'Industrie, les ingénieurs pionniers tiennent une série de conférences dans les classes de terminale « mathélem » du Maroc. Un bulletin du ministère de l'Économie est publié pour présenter les différentes orientations et carrières possibles, et une politique de bourses est mise sur pied. Mohammed Tahiri, nommé secrétaire d'État à la Formation professionnelle et aux Cadres, prend sa part dans ce travail de sensibilisation et d'orientation.

40Par ailleurs, M'Hammed Douiri signe dès l'année 1956 une convention avec l'École des Ponts et Chaussées pour accélérer le mouvement. Cette école accepte désormais comme élève régulier tout candidat marocain ayant échoué au concours, mais dont les notes scientifiques seules dépassent la moyenne requise. Par ailleurs, l'école accepte tous les ingénieurs marocains TPE Éyrolles (École des travaux publics du boulevard Saint-Germain) qui ont acquis une expérience au ministère, et les fait inscrire en deuxième année. Les 7 premiers élèves marocains envoyés aux Ponts l'ont été dès la rentrée 1956. Ce système permet ainsi une formation accélérée d'un grand nombre d'ingénieurs en échappant à la sélection draconienne des concours. Il fut appelé à se prolonger bien au-delà des années soixante. Mais par-delà cette politique qui fut encadrée par la coopération, il s'agissait aussi de former des ingénieurs au Maroc.

41Une poignée d'ingénieurs marocains prend l'initiative de mettre sur pied une formation marocaine. Driss Amor, M. Berrada et Abraham, qui appartiennent à des administrations techniques différentes (A. Serfaty est par exemple directeur des Mines et de la Géologie au ministère de l'Économie nationale et conseiller du ministre A. Bouabid), forment une petite école d'ingénieurs en 1959, l'École préparatoire des ingénieurs, qui recrute avant le baccalauréat, tant la pénurie de bacheliers est forte. Ils y enseignent eux-mêmes en heures supplémentaires. L'école se trouve au collège technique des Orangers, et elle accueille une bonne trentaine d'élèves par promotion. Ce système allait fonctionner deux ans, puis Driss Amor a lancé le projet de l'École Mohammedia d'ingénieurs (EMI) avec l'appui de l'UNESCO. L'École préparatoire devint alors le vivier de l'EMI dont elle organisait le pré-recrutement dès la classe de seconde. L'EMI, officiellement créée en 1961, fut la première école d'ingénieurs des deux anciens protectorats. Inaugurée en grande pompe, elle se voulait être un petit Polytechnique marocain. Les élèves fonctionnaires y portent l'uniforme militaire. Le niveau est cependant loin de correspondre à sa grande homologue, et ce sont au départ plutôt des techniciens supérieurs qui y sont formés. L'École est fortement assistée par l'École des Arts et Métiers, dont était issue la moitié des ingénieurs marocains de l'indépendance. La scolarité est organisée en 4 années et 4 sections : électricité, mines, travaux publics et mécanique. Abraham Serfaty dirige à partir de 1962 le « projet Mines » de 4^e année à l'EMI, où il devait rester jusqu'en 1972. Les effectifs de l'EMI furent de 39 pour la première promotion, puis grimpèrent rapidement. En 1964, première année avec 4 promotions, les effectifs étaient de 259 élèves.

42La pénurie de bacheliers déclencha cependant une vive concurrence entre ces différentes filières de formation, auxquelles s'ajoutaient les classes préparatoires aux Grandes Écoles françaises (CPGE). Une sourde rivalité opposait les ingénieurs de l'EMI et le ministre M. Douiri, qui devint ministre des Finances au début des années soixante. Ce dernier recruta les 7 Ponts de 1962 à l'EMI pour accélérer la formation de cadres, en pratiquant une politique de bourses spéciales financées par le riche ministère des Travaux publics. Les ingénieurs de l'EMI raillaient ces « ingénieurs du Pont », dont le diplôme était assuré d'avance, et Abraham Serfaty s'arrangea avec une autre forteresse de l'économie marocaine, l'Office chérifien des phosphates (OCP) dont il devint directeur de la Recherche-Développement en juin 1960, pour obtenir des bourses plus importantes. Ces bourses permirent de pousser des bacheliers « mathélem » vers les CPGE, notamment au lycée Lyautey, dont les premiers « mineurs » sortirent en 1962, à l'instar d'Ahmed Molato. Le secrétaire d'État Tahiri dut alors intervenir pour répartir les boursiers entre les différents ministères, et pacifier ces rivalités qui perdurèrent néanmoins.

43À Tunis, la profession d'ingénieur était tout aussi prestigieuse parmi les lycéens du fait du nombre extrêmement réduit d'ingénieurs tunisiens. 36 Tunisiens avaient été admis dans les grandes écoles françaises d'ingénieurs à l'indépendance, dont 5 polytechniciens. « Quiconque fréquente aujourd'hui les jeunes Tunisiens connaît l'incroyable prestige dont se pare le titre d'ingénieur », pouvait écrire J. G. Magnin dans un article de 1962. À Tunis comme à Rabat, les ingénieurs pionniers prirent rapidement la direction du ministère des Travaux publics, qui leur était jusqu'alors fermé. Il fallut pourtant l'intervention du président H. Bourguiba pour leur ouvrir la forteresse en 1958. Sous la tutelle du ministre Ahmed Noureddine (de formation scientifique), de 1958 à 1969, le ministère des Travaux publics fut dirigé par deux doyens des ingénieurs tunisiens, le centralien Zenaïdi (directeur général de l'Habitat) et le mineur Amira Tahar (directeur général des Mines et Chemins de fer). Sous leurs ordres, 2 ingénieurs cadets étaient ingénieurs en chef, le polytechnicien M. Latiri et le mineur Ben Othman. Le ministère fonctionna ainsi en bonne entente pendant 11 années et depuis cette place, M. Latiri put, avec l'accord de ses collègues et des ministères techniques, organiser le recrutement d'élèves ingénieurs destinés à relever les cadres français.

44Le prestige des ingénieurs était élevé parmi les lycéens, encore fallait-il les orienter et les informer sur ces études jusque-là peu abordées par les Tunisiens. Diverses initiatives furent prises en ce sens : les syndicats d'étudiants, les ingénieurs en place et les secrétariats d'État s'y employèrent dès la fin des années cinquante. Ainsi, l'UGET tenait annuellement un séminaire destiné à informer les lycéens sur les besoins du pays et les carrières possibles, et les ingénieurs tunisiens donnaient de leur temps pour informer leurs jeunes émules.

45Le secrétariat d'État à l'Éducation nationale publia de son côté, en 1959, une brochure gratuite intitulée Les carrières d'ingénieurs, qui fut diffusée dans les lycées. Outre une liste des possibilités de bourses, y compris pour des études au Canada, et une liste exhaustive des écoles françaises d'ingénieurs et de techniciens, la brochure comporte une introduction anonyme de 4 pages.

« La carrière d'ingénieur est celle de notre siècle de progrès technique. L'importance et la richesse d'une nation sont basées sur sa puissance économique, c'est-à-dire pour une grande part sur le nombre et la qualité de ses cadres techniques [...]. Le problème de l'orientation vers les carrières d'ingénieurs se pose particulièrement à notre pays, qui doit mettre en œuvre tous les moyens propres à assurer son potentiel de production [...]. Les carrières techniques sont celles des temps modernes, du progrès et même de l'avenir. Notre pays a besoin de cadres. Pour ceux qui ont des difficultés matérielles, des bourses et des prêts peuvent être accordés par le gouvernement ».

46Ce petit texte, écrit dès avant les événements de Bizerte, atteste bien la grande importance accordée par les nouvelles autorités à ce type de formations.

47En 1961, la crise de Bizerte et ses conséquences accentuèrent encore la prise de conscience officielle. En août de cette année, le même secrétariat d'État prit l'initiative de rassembler un « amphi » de 620 bacheliers tunisiens de l'année, où les principaux ingénieurs chefs de service des administrations (à commencer par celle des TP) aident les étudiants à passer à l'examen concret des orientations individuelles. Désormais, chaque administration technique allait patronner « ses » étudiants boursiers, qu'ils soient en CPGE, dans les écoles ou même dans les licences de sciences. En 1962, plus de 400 boursiers étaient pilotés par les services des Travaux publics et de l'Agriculture pour les seules CPGE. En 1961-1962, il y avait autant d'élèves ingénieurs tunisiens en formation que d'ingénieurs déjà formés (224 contre 231).

48Le « système Latiri » était né, qui devait conduire quelques années plus tard à la création de l'École nationale des ingénieurs de Tunis (ENIT). Sur 1 000 bacheliers en 1961, une centaine se destinèrent à l'ingéniorat. Un système de bourses fut mis en place jusqu'à nos jours, au bénéfice des meilleurs étudiants des sections scientifiques des lycées, et des contacts furent pris avec les grands lycées français pour l'accueil d'un certain nombre de boursiers tunisiens chaque année dans leurs CPGE. Ce système permit d'accroître fortement le nombre d'élèves ingénieurs tunisiens : en 1968, au moment de la création de l'ENIT, 300 bacheliers math. optèrent pour les carrières d'ingénieur. Cette voie de formation d'élite devint la filière A de l'ENIT. Trente place furent réservées chaque année dans les math. sup. en 1968 dans les plus grands lycées français (comme Saint-Louis à Paris) pour les boursiers tunisiens, sous le patronage du Secrétaire général du Quai d'Orsay, M. Tessier. On décida alors que, pour un ingénieur de haut niveau (c'est-à-dire de conception) formé en France, 4 à 5 ingénieurs moyens (d'application) le seraient en Tunisie. Tel fut le rôle dévolu à l'ENIT qui ouvrit ses portes à Tunis en 1968. Selon M. Latiri, la filière A « est une ouverture institutionnelle organisée sur les systèmes de formation de cadres supérieurs que la Tunisie ne peut pas offrir à ses étudiants les plus brillants ».

49Le président Bourguiba avait chargé M. Latiri de créer une École d'ingénieurs à Tunis, ce qui fut fait plus tardivement qu'au Maroc. Le projet fut mené à bien sans précipitation, conformément aux exigences de qualité revendiquées par le système éducatif tunisien durant les années soixante. La Banque mondiale ayant refusé de cofinancer le projet auquel elle préférait une École de commerce, l'ENIT fut financée à 40 % par l'URSS, à 20 % par la France, 10 % par les États-Unis et 30 % par la Tunisie. Elle démarra en 1969 et la première promotion sortit en 1972. Cette école comprend toute la filière technologique, du technicien au polytechnicien.

50Outre les filières A et B existent en effet deux filières C et D pour la formation des ingénieurs adjoints et des techniciens. Outre l'envoi d'étudiants boursiers dans les CPGE et les Grandes Écoles françaises d'ingénieurs, et la formation qui est dispensée dans les nouvelles Écoles d'ingénieurs du Maghreb, une troisième possibilité s'offre aux étudiants ingénieurs du Maroc et de la Tunisie : la fréquentation des classes préparatoires de lycées français de Casablanca et Tunis. Institutions purement françaises par leur recrutement jusqu'à l'indépendance, ces CPGE locales vont connaître une nationalisation rapide de leur public. Au lycée Lyautey, qui comprend en 1956 une classe prépa « agro », une HEC et deux math. sup., la marocanisation commence très timidement. Le premier taupin marocain, le Rbati M. Mouline, y entre en 1956, et y passe 3 années. Ces étudiants touchent - comme tous les étudiants marocains depuis l'indépendance et jusqu'aux années soixante-dix - une bourse marocaine qui permet de couvrir les frais d'internat. Mais ils peuvent aussi toucher une bourse française. Ainsi, Mohammed Molato, qui est entré en math. sup. à Lyautey en 1959, touche la bourse marocaine de 180 Dh par mois, la bourse française de 450 FF par mois et, en sus, une bourse mensuelle de 200 FF versée par l'OCP, qui s'assure de cette manière un pré-recrutement.

51Durant les années soixante, on assista à la marocanisation de fait des CPGE du lycée Lyautey. Pour prendre l'exemple des deux math. sup. (réduites à une en 1966), on peut dire que, depuis l'extrême fin des années cinquante jusqu'en 1963, il y avait très peu d'élèves marocains (moins de 10 %). La marocanisation de la sup. s'est accélérée à partir de 1965-1966 pour approcher la moitié des effectifs. En 1971-1972, la math. sup. de Lyautey comptait près de 80 % d'élèves marocains. Ces classes jouèrent dans le Maroc des années soixante/soixante-dix le rôle de la filière A de l'ENIT en Tunisie, et formèrent une grande partie des cadres et dirigeants du Maroc actuel. Non que les départs en France soient inexistants, mais la présence de cette classe d'un bon niveau, gratuite comme un lycée public en France et dotée de bourses, exerça une attraction très importante, notamment sur les étudiants les plus modestes.

52Ainsi, pour prendre l'exemple du lycée Saint-Louis à Paris, il y eut de 1961 à 1969 une centaine d'étudiants tunisiens qui fréquentèrent ses classes de math. sup. contre 16 marocains. Encore les deux groupes sont-ils à égalité numérique jusqu'en 1963-1964 : à ce moment-là, les Marocains, détournés par le lycée Lyautey disparaissent, tandis que les Tunisiens sont de plus en plus nombreux avec la mise en place de la filière A. Pourtant, à Tunis, il existe aussi des CPGE au lycée Carnot, une math. sup. et une lettre sup. Contrairement au lycée Lyautey, les Tunisiens sont déjà majoritaires dès la fin des années cinquante, avec une égalité entre israélites et musulmans. Les Tunisiens musulmans deviennent majoritaires par rapport aux israélites vers 1964-1965, et les deux groupes constituent les deux tiers des effectifs. La tunisification s'opère donc lentement dans des classes peu nombreuses (entre 15 et 20 élèves). La mise en place de la filière A et le départ des Français entraîne alors l'arrêt de la section qui ferme ses deux dernières classes en juin 1968.

53Au total, ces différentes filières de formation ont gonflé les effectifs des ingénieurs marocains et tunisiens durant la décennie. Au Maroc, la progression des effectifs scolaires entraîne un accroissement régulier des effectifs d'élèves ingénieurs. L'exemple de polytechniciens est assez significatif : 1 intégré marocain en 1948, 2 en 1958, 1 par an dans les années soixante puis 2 par an au cours de la décennie suivante (soit 10 Marocains durant les années soixante). Durant la même décennie, les Tunisiens, qui avaient de l'avance, avec 5 polytechniciens jusqu'en 1959, en ont rentré 10 aussi durant les années soixante. Durant la même période, 12 mineurs tunisiens ont intégré une des trois Écoles des Mines, pour plus de 25 Marocains, dont une bonne moitié du lycée Lyautey. Les effectifs restent modestes, mais une dynamique est à l'œuvre, qui devait conduire les jeunes scientifiques marocains et tunisiens, toujours plus nombreux, vers ces filières d'élite par excellence au cours des décennies suivantes.