1Ce premier demi-siècle d'histoire de l'Afrique du Nord au XX^e siècle s'achève par les indépendances en 1956. C'est à ce moment qu'allait s'accomplir la reprise en main de l'État devenu national par la classe dirigeante qui en avait été écartée quelques décennies auparavant. Néanmoins, la colonisation ayant constitué une rupture très importante dans l'histoire sociale et politique du Maghreb, la classe dirigeante qui arrive au pouvoir en 1956 est sensiblement différente de la classe qui dirigeait les affaires du Maghreb précolonial. L'avènement de la méritocratie sur le modèle républicain français a introduit dans cette classe dirigeante des ferments de renouveau. Après avoir analysé l'épaisseur du phénomène de la formation des nouvelles élites scolaires, nous tenterons d'éclairer les modalités de la reprise en main des affaires de l'État par les nouvelles élites formées, au moule d'un nouveau système de légitimation. Nous tenterons de montrer la manière dont cette accession au pouvoir des nouveaux diplômés s'accompagne de la mise à l'écart des lettrés de l'ancien système de formation précoloniale. Enfin, nous évoquerons le rôle et la place des familles dans ce jeu de la répartition des places et fonctions au sein de l'État national.

1. Bilan chiffré

2Nous avons précédemment tenté une estimation du nombre de bacheliers au terme des deux protectorats. Pour le Maroc, nous avons évoqué le chiffre de 640 bacheliers musulmans complets, et pour la Tunisie celui de 1300. C'est dans ce vivier que se recrutèrent la plus grande partie des diplômés de grade universitaire.

3Certes, bien d'autres voies de formation ont existé sous les protectorats, à commencer par les voies de formation en langue arabe, que ce soit au sein des collèges musulmans ou des Instituts des hautes études de Rabat et Tunis. On pourrait aussi évoquer le cas des officiers Marocains formés à Dar el Beïda (environ 200 à la fin du protectorat d'après notre estimation, sachant qu'ils étaient 150 en 1945), ou celui des diplômés de l'École coloniale d'Agriculture de Tunis (55 Tunisiens musulmans ont été formés à l'ECAT jusqu'en 1956, dont une dizaine d'ingénieurs sont dûment authentifiés). C'est pourtant sur le sort des bacheliers qui semble primordial, ce diplôme étant le premier diplôme universitaire français qui permet aux jeunes musulmans d'entamer un cursus dans le supérieur.

4Le décalage chronologique dans l'instauration des deux protectorats eut des répercussions importantes dans la distribution du nombre de diplômés. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les diplômés marocains du supérieur se comptent pratiquement sur les doigts des deux mains, alors que la Tunisie en compte déjà plusieurs dizaines. Le décalage va subsister, qui explique la supériorité de la Tunisie sur le Maroc en 1956 quant au nombre de diplômés.

5Il est difficile de recenser le nombre d'étudiants et de diplômés du supérieur, l'administration ne s'étant pas livrée à l'époque, à notre connaissance, à de telles opérations. Nous disposons des chiffres relatifs au nombre de fonctionnaires par catégories statutaires dans les administrations des protectorats : ce comptage était en effet très important à la fin des protectorats, car cette opération éminemment politique permettait aux autorités coloniales de justifier leur action dans la constitution d'une administration mixte, à défaut d'être « autochtone ».

6L'opération qui consiste à comptabiliser le nombre de diplômés de l'enseignement supérieur est plus aisée pour les professions libérales (qui ont une visibilité grâce à leurs organisations professionnelles) que pour les licenciés scientifiques ou littéraires, qui disparaissent dans l'administration ou dans le privé. Jusqu'aux réformes administratives de l'après Seconde Guerre mondiale, peu d'étudiants musulmans optaient cependant pour l'administration qui ne tenait pas compte de leurs diplômes. Même dans l'enseignement, à l'exception des instituteurs, c'est presque exclusivement pour l'arabe que des enseignants « indigènes » étaient recrutés (nous l'avons déjà évoqué à propos du collège Sadiki).

7Plusieurs auteurs ont essayé de dresser le bilan des protectorats en termes de formation des diplômés, tant pour le Maroc que pour la Tunisie, mais il semble que pour les besoins de la cause nationaliste, ces chiffres aient été parfois sous-estimés. Il est donc difficile de dresser un bilan précis en ce domaine, et ce d'autant plus que c'est lors des dernières années des protectorats que se concentre le plus grand nombre d'étudiants et de jeunes diplômés, échappant ainsi en partie à notre décompte. Voyons d'abord les juristes et les professions médicales, avant d'en venir aux ingénieurs et aux professeurs, souvent plus négligés.

8Concernant les avocats, divers pointages ont été effectués pour la Tunisie comme pour le Maroc, qui ne se recoupent que partiellement. Le chiffre cité par Élise Hélin pour l'année 1924 de 54 avocats tunisiens face à 41 avocats français et 11 étrangers, nous semble tout à fait contestable. Le chiffre de 30 avocats musulmans tunisiens inscrits au barreau en 1939 sur un total de 300 avocats, cité par Lilia Ben Salem dans sa thèse, nous semble beaucoup plus crédible. Enfin, pour la fin du protectorat, plus précisément en 1952-1953, N. Sraïeb cite le chiffre de 184 avocats (sans préciser si les avocats tunisiens israélites sont inclus dans ce total).

9Au Maroc, il faut attendre 1937 pour que, à la suite d'avocats venant d'Algérie, le premier avocat marocain fasse son entrée au barreau de Fès en 1937. Et ce n'est qu'après 1945 que les premiers Marocains firent leur entrée dans les barreaux de Casablanca et Rabat. Nous ne disposons d'aucun chiffre pour estimer le nombre de licenciés en droit marocains et plus précisément d'avocats marocains en 1936. On peut vraisemblablement estimer ce chiffre à plusieurs dizaines, ce qui serait conforme au succès des études juridiques parmi les étudiants marocains dans l'après-guerre.

10Pour la médecine au sens large, nous disposons de données plus précises, du fait que les statisticiens s'intéressent de près à la couverture sanitaire des protectorats. Pour la Tunisie, Lilia Ben Salem cite des chiffres qui recoupent partiellement ceux de l'ouvrage du docteur Mohamed Moncef Zitouna. Ce dernier a recueilli les noms des médecins musulmans de Tunisie à partir des listes publiées annuellement au Journal officiel tunisien. Quatre médecins tunisiens musulmans se sont installés en Tunisie jusqu'en 1916 ; en 1930, ils étaient 17, en 1940 53. À la même date, la Tunisie comptait 14 pharmaciens musulmans tunisiens. À partir de la guerre, cette évolution se précipita puisque la Tunisie comptait dès 1950 plus d'une centaine de médecins musulmans dont 2 femmes, et qu'ils étaient 153 en 1952-1953 d'après les chiffres de N. Sraïeb. À cette date, la Tunisie comptait aussi 79 pharmaciens et 40 dentistes musulmans. Si on rapporte cela au nombre total de bacheliers tunisiens, en tenant compte de la longueur des études médicales, on peut calculer que plus du quart de ceux-ci (250) réussirent à mener à bien des études dans le domaine médical.

11Pour le Maroc, les chiffres sont, une fois de plus, beaucoup plus modestes. Omar Azziman relève que le premier médecin marocain autorisé à exercer l'est en 1944. Il fut suivi par 3 autres en 1946, 2 en 1947, 1 en 1948 et 2 en 1949, soit 9 au total à cette date (où exerçaient alors aussi 2 dentistes marocains). Les chiffres continuèrent de progresser lentement jusqu'à l'indépendance, ce qui est normal étant donné la longue durée des études médicales, jointe au fait que la plupart des bacheliers marocains le furent après 1945. En 1955, le Maroc comptait en définitive 19 médecins musulmans et 6 pharmaciens (alors qu'y exerçaient 875 médecins et 330 pharmaciens français, ainsi que respectivement 17 et 11 Israélites marocains).

12Concernant les ingénieurs musulmans formés à l'époque des deux protectorats, les chiffres semblent avoir été assez sous-estimés, compte tenu du sursaut en faveur de la carrière scientifique que nous avons précédemment évoqué. Lilia Ben Salem se fait l'écho, dans sa thèse, des difficultés rencontrées par les premiers ingénieurs tunisiens à leur retour en Tunisie. Elle évoque le cas des premiers ingénieurs tunisiens formés dans l’entre-deux-guerres, que la direction des Travaux publics refusa d'employer. D'après elle, les deux premiers ingénieurs tunisiens ont dû se reconvertir : le premier s'est expatrié au Congo où il est mort de la fièvre jaune, et le second s'est improvisé entrepreneur de travaux publics.

13Pourtant, à partir de la guerre, la situation évolua sur le terrain, et les autorités coloniales furent bien obligées d'accepter toutes les compétences en vue de la reconstruction. Mohammed Ali el Annabi, qui avait eu dans les années trente des difficultés avec la direction des Travaux publics, fut nommé en octobre 1943 conseiller technique au Secrétariat général du gouvernement tunisien, puis Commissaire adjoint à la reconstruction. De même, Abdelaziz Zenaïdi et Amira Tahar qui rentrèrent en Tunisie en septembre 1944 et 1946, se firent embaucher dans l'administration tunisienne. Cette situation allait logiquement susciter des vocations.

14Noureddine Sraïeb fournit le chiffre de 41 ingénieurs tunisiens musulmans (dont 23 en cours de formation) pour la Tunisie de 1953. Ce chiffre nous semble être une hypothèse basse, qui ne prend en compte ni les ingénieurs israélites, ni les ingénieurs agronomes formés à l'ECAT. Il doit enfin être gonflé par l'apport des étudiants des classes préparatoires qui intégrèrent leurs écoles de 1953 à 1956 (nous avons déjà cité le cas de 2 nouveaux polytechniciens). Dans un article de 1962, J.-G. Mangin estimait lui les ingénieurs tunisiens au nombre de 84 en 1956, dont 48 ingénieurs agricoles ; il semble là aussi que les ingénieurs industriels soient sous-estimés de quelques unités.

15Pour le Maroc, l'article déjà cité de 1955 évoquait la présence au Maroc d'une trentaine d'ingénieurs marocains, à part égale entre musulmans et israélites. Pourtant, d'après Abraham Serfaty, l'Assemblée générale des ingénieurs marocains, qui se réunit après l'indépendance en 1956, rassembla une centaine d'ingénieurs marocains. Les musulmans y étaient en majorité. Sur ce total, il y avait environ une moitié d'ingénieurs agronomes ; une partie d'entre eux avait été formée en France (outre ceux que nous avons déjà évoqués, on peut citer Mohammed Tahiri ou Abdelhafid Kadiri), l'autre en Algérie à l'École de la Maison Carrée. L'autre moitié était formée d'ingénieurs industriels, parmi lesquels un polytechnicien, 3 mineurs, 7 ESTP, 2 télécom ; là encore, une bonne partie avait été formée en Algérie. En définitive, le Maroc avait connu une évolution aussi rapide que la Tunisie à partir de 1945, ce qui atteste que le Maroc rattrapait le temps perdu.

16Pour finir, il nous faudrait évoquer le cas des licenciés ès lettres et ès sciences. Nous ne disposons malheureusement que d'informations partielles à ce sujet. Il ne fait pas de doute que la Tunisie doit compter en 1956 un nombre de licenciés bien supérieur au Maroc dans ces matières, du seul fait de la prédominance du droit chez les étudiants marocains. De plus, l'enseignement, auquel destine normalement une licence de lettres ou de sciences, séduit davantage les Tunisiens, si l'on excepte un Mehdi Ben Barka ou quelques autres. Témoigne de cette situation le déséquilibre entre le nombre d'agrégés d'arabe tunisiens et marocains. Alors que le Maroc en comptait 2 ou 3 à l'indépendance, la Tunisie en possédait déjà une dizaine, un bon nombre d'entre eux étant en préparation à Paris.

17En définitive, les diplômés de l'enseignement supérieur ne sont que quelques centaines à l'indépendance parmi la population musulmane. Ces diplômés eurent pourtant un poids déterminant dans la direction des mouvements nationalistes. Déjà nombreux dans les gouvernements de la fin des protectorats, en particulier en Tunisie, ils allaient bénéficier pleinement du départ des autorités coloniales, et se retrouvèrent à la tête des postes de commande dans de nombreux secteurs, à commencer par les gouvernements de l'indépendance (et ce pour plusieurs décennies parfois). Ces diplômés avaient déjà emporté la bataille du prestige sur les intellectuels de formation traditionnelle. Il leur restait désormais à parachever leur conquête à travers la définition des projets que l'indépendance allait permettre de mettre en œuvre.

2. À la conquête de l'État national

L'administration recrute

18Au terme des protectorats, les administrations tunisienne et marocaine connaissent un sort différent. Divisées depuis l'instauration des protectorats entre une administration traditionnelle dont les emplois sont réservés aux « indigènes », et une administration moderne (dite administration néo-chérifienne ou « cadres mixtes » au Maroc), ces administrations connaissent un taux de couverture très variable par les fonctionnaires autochtones. En avril 1954, une note administrative du Secrétariat général du protectorat dresse un bilan chiffré des effectifs de l'administration marocaine : à la date du 30 septembre 1953, l'administration marocaine comptait 48 069 agents en service, dont 24 904 Français et 23 165 Marocains. Derrière cet équilibre apparent se cachaient pourtant de grandes disparités.

19Ainsi, en décembre 1954, les cadres mixtes du Maroc (administrations modernes) comprenaient 22 384 fonctionnaires, dont seulement 2 635 Marocains. Encore faut-il préciser que 1 847 d'entre eux, soit 70 %, avaient été recrutés depuis 1950. La fonction publique marocaine étant par ailleurs divisée en trois catégories (cadres A, B et C), le cadre A, celui des fonctionnaires supérieurs, ne comprenait alors que 152 Marocains (face à 5 394 Français), soit une proportion de 2,73 %. À la fin du protectorat, en 1955, le Maroc comptait 165 cadres supérieurs marocains des administrations.

20Les données sont tout autres concernant la Régence de Tunis, puisque dès 1939, ses administrations centrales totalisaient déjà 200 « fonctionnaires indigènes du cadre supérieur » (non compris les emplois du cadre culturel traditionnel comme les professeurs de la Grande Mosquée...). Et encore cette situation a-t-elle rapidement évolué jusqu'à la fin du protectorat. En 1952, la fonction publique tunisienne comprenait 10 000 Tunisiens (dont 6 800 titulaires) face à 10 600 fonctionnaires français. L'équilibre global, toutes catégories de fonctionnaires confondues, était donc à peu près établi comme au Maroc. Cependant, la situation chez les fonctionnaires de catégorie A (dits du cadre supérieur) était très différente : on dénombrait à la date du 15 janvier 1952, 946 Tunisiens titulaires face à 1 628 Français, soit une proportion de 36,7 %.

21Parmi les seuls hauts fonctionnaires et fonctionnaires supérieurs des administrations centrales de la Tunisie, à la date du 1^er avril 1951, on dénombrait 76 Tunisiens pour 143 Français, soit une proportion de 34 %. Cette disparité très forte entre les deux protectorats tient certainement pour une grande part au retard historique de la colonisation du Maroc par rapport à celle de la Tunisie. L'école moderne n'a pas eu le temps de produire un nombre suffisant de diplômés pour occuper de nombreux postes dans les administrations néo-chérifiennes, alors qu'en Tunisie, Sadiki et les écoles franco-arabes délivrent un grand nombre de diplômes ou de certificats depuis la fin du XIX^e siècle. Ainsi, l'enseignement laïc en Tunisie comptait, dès 1939, 21 professeurs et 334 instituteurs « indigènes », date à laquelle ils étaient infiniment moins nombreux au Maroc (moniteurs de formation rudimentaire mis à part).

22Mais cette situation tient aussi à la structure sociale des deux pays et aux préjugés défavorables des notables marocains à l'égard de la condition de fonctionnaire. À la fin du protectorat, où les autorités coloniales sont abrasées par les nationalistes au sujet de cette situation très défavorable faite aux Marocains, plusieurs sources administratives rappellent cette réalité. Ainsi, une note confidentielle du Secrétariat général du protectorat de janvier 1952 évoque l'attitude des Marocains vis-à-vis des postes administratifs (précisons qu'il s'agit ici de « l'élite marocaine », comme le précise Maurice Papon, dans un exposé déjà cité de 1954, ayant trait à la même question) :

« Pendant de longues années, la participation des Marocains au fonctionnement des services publics des grandes administrations [...] est demeurée insuffisante en quantité et plus encore en qualité [...] ; comme titulaires, les Marocains occupaient surtout des fonctions subalternes. Cela s'explique par l'attrait qu'exercent le commerce, les professions libérales et les emplois Makhzen traditionnels, véritables offices conférant dignité et profit ».

23En Tunisie à l'inverse, les emplois administratifs ont été considérés pendant des décennies comme une position de repli pour nombre de fils de familles aux revenus déclinants. Cette situation renvoie au contexte socio-économique local qui a laissé à la bourgeoisie marocaine la gestion de larges pans de l'activité socio-économique, contrairement à la Tunisie. C'est ainsi que les élèves du collège Sadiki, largement recrutés dans les milieux notables au début du siècle, optaient massivement pour des emplois administratifs à leur sortie du collège. Au Maroc en revanche, l'administration des collèges musulmans se plaignait dans l’entre-deux-guerres de nombreux abandons en cours de scolarité, de la part d'élèves qui rejoignaient la prospère entreprise familiale. Enfin, bien d'autres se dépêchaient d'assimiler une culture mixte rapide, susceptible de les préparer au mieux à leurs futures fonctions Makhzen, le plus souvent héritées du père de famille. Ces situations contrastées dans les deux pays ont créé des habitudes et une mentalité différente, et pour longtemps, vis-à-vis des emplois offerts par l'administration.

24Quoi qu'il en soit, soumises à la pression des nationalistes depuis les années trente, et décidées à appliquer les résolutions prises à la Libération en faveur de l'auto-administration, les autorités coloniales entreprirent d'ouvrir davantage l'administration aux « autochtones ». Au Maroc, des réformes furent établies pour ouvrir les cadres mixtes aux Marocains. On réserva des emplois aux Marocains (qu'il ne fut pas toujours possible de pourvoir faute de candidat ayant le niveau requis), on instaura le recrutement sur titre afin d'éviter aux Marocains de concourir avec des candidats français souvent plus diplômés. Enfin, on créa l'École marocaine d'Administration, dont nous avons vu qu'elle n'allait pas tarder à entraîner des déconvenues.

25C'est pourtant dans ce cadre que des centaines de fonctionnaires marocains entrèrent dans les cadres mixtes en quelques années (147 en 1950, 271 en 1951, 314 en 1952 etc.) Les cadres supérieurs nouvellement recrutés restaient cependant très minoritaires ; ainsi pour l'année 1953, sur un total de 286 Marocains recrutés dans les cadres mixtes, 7 seulement furent recrutés dans cette catégorie. Les diplômés des Centres d'études juridiques préféraient encore vraisemblablement s'orienter vers le barreau. Ainsi, pour la seule catégorie des postes proposés aux Marocains sur titre, il n'y eut cette année-là qu'un candidat reçu pour 18 postes offerts.

26Pour élargir le recrutement de cette catégorie de fonctionnaires, les autorités protectorales tentèrent jusqu'au bout d'élargir le nombre de cadres ouverts aux Marocains. C'est ainsi que la note d'Emmanuel Dunand d'avril 1954, déjà citée, évoque la création déjà acquise de 4 cadres A : un cadre local supérieur d'ingénieurs des Ponts et Mines (la note évoque d'ailleurs explicitement le cas de M'Hammed Douiri, polytechnicien sorti du corps des Mines), un cadre d'attachés des statistiques, un cadre d'assistants de travaux de l'enseignement supérieur, et un cadre d'ingénieurs des postes et télégraphes. De cette manière, ce furent 34 postes de catégorie A qui furent offerts aux Marocains en 1955, sur un total de 803 postes offerts dans les cadres mixtes.

27D'autre part, Emmanuel Dunand proposait aussi de créer 4 autres cadres de catégorie A, pour lesquels il fallait solliciter l'autorisation à Paris. Finalement, une commission d'études devait se réunir le 23 juin 1955 pour adopter ce projet de création de 4 cadres administratifs nouveaux : un cadre d'ingénieur d'arrondissement des travaux publics, un cadre d'ingénieur d'arrondissement de la production industrielle et des mines, un cadre d'administrateur de l'Office chérifien des PTT.

28Le quatrième cadre, enfin, est le plus intéressant. Il témoigne des difficultés du recrutement des Marocains les plus diplômés dans l'administration, et des méthodes employées in extremis par les autorités pour les y attirer. Il s'agissait d'un « corps d'administrateur du gouvernement chérifien ». Emmanuel Dunand précisait déjà :

« La jeune élite marocaine accueillerait avec satisfaction la possibilité de suivre la scolarité de l'ENA [de Paris] sans être astreinte au difficile concours d'entrée, et l'assurance de trouver à Rabat une carrière analogue à celle offerte par les ministères aux administrateurs civils ».

29Une lettre de novembre 1955, nous apprend que la direction de l'ENA a donné son accord pour offrir à une quinzaine d'étudiants marocains (pour moitié des étudiants licenciés résidents à Paris - comme Abdellatif Filali - et pour moitié des fonctionnaires marocains en service, licenciés ou issus du cycle supérieur de l'EMA) de suivre un cycle spécial de formation complémentaire de 6 mois dans cette École. Ce furent, en définitive, une trentaine d'étudiants qui devaient entrer à l'ENA en janvier 1956 : 10 pour le cycle normal de deux ans, et une vingtaine de fonctionnaires diplômés de l'EMA pour un stage de 6 mois.

30En Tunisie, le problème auquel étaient confrontées les autorités coloniales était différent. Le nombre de candidats aux postes administratifs était élevé en dépit d'un niveau souvent sous-qualifié. Or le décret du 8 février 1951 instituait un numerus clausus à parité entre candidats français et tunisiens. Cette situation tient au fait que la grande bataille politique menée par les nationalistes dans la Tunisie coloniale des années 1934-1938 l'a été sur le statut des fonctionnaires. Elle portait sur le partage des rôles et des attributions, non seulement entre les administrations traditionnelle (beylicale) et protectorale, mais aussi sur la parité à l'intérieur de cette dernière. La victoire relative remportée par les Tunisiens explique cette distribution beaucoup plus égalitaire entre fonctionnaires indigènes et français qu'au Maroc, en particulier pour les cadres supérieurs. Les candidats tunisiens risquaient cependant d'avoir du mal à obtenir les concours proposés (par exemple parce que la formation reçue à l'EMA était assez faible). Par ailleurs, les postes non pourvus étaient remis au concours à parité entre candidats des deux nationalités. Cette disposition (l'article 3 du décret beylical du 8 février 1951) entraîna une vive contestation de la Fédération générale des fonctionnaires tunisiens (FGFT), syndicat membre de l'UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens).

31Dès sa publication, ce décret fit l'objet d'une vive campagne de l'UGTT qui remit un mémoire aux autorités du protectorat au printemps 1951. On dénonçait le numerus clausus qui réservait de droit des postes aux Français ainsi que l'article 3. L'administration répondait en affirmant qu'elle voulait avant tout « maintenir en Tunisie un niveau suffisant pour l'accès à la fonction publique ». L'UGTT et la FGFT, engagées dans la lutte politique pour l'indépendance qu'elles savaient proche, n'avaient que faire de ce genre de proclamations. Aussi, lorsque fut enfin publié le décret beylical sur le recrutement des administrateurs du gouvernement tunisien en décembre 1952, la FGFT organisa un boycott du premier concours organisé en juin 1953. Alors que 72 candidats français et 52 tunisiens s'étaient inscrits, ils ne furent respectivement que 57 et surtout 12 à le présenter. Aussi, alors que 15 places étaient offertes à chaque communauté, les Tunisiens n'en obtinrent que 8.

32Ainsi, à partir du décret de février 1951, alors que 51 concours de catégorie A (niveau licence) avaient été organisés jusqu'à la fin de l'année 1954, 98 postes étaient offerts aux Tunisiens qui n'en pourvurent que 42 (pour 116 candidats). Pour la catégorie B (niveau baccalauréat), ce rapport fait état d'une situation encore pire : 150 postes ont été offerts aux Tunisiens, 123 candidats ont concouru, et 39 ont été reçus. Jean Châtelain pointe dans son rapport le faible nombre de diplômés (1 licencié en droit musulman en 1949, 5 en 1952, 19 en 1954) ; comme pour le Maroc, il évoque enfin l'attrait des carrières privées, et le problème de la formation des candidats qui choisissent de se présenter (diplômés de l'ETA par exemple). En revanche, tous les postes de catégorie A des cadres traditionnels proposés aux Tunisiens dans le même temps ont été pourvus : ainsi, au terme du protectorat, les Tunisiens les plus diplômés subissaient aussi l'attrait des carrières du privé, et l'administration recrutait essentiellement parmi les jeunes Tunisiens n'ayant pu obtenir une formation universitaire classique. C'est donc très lucidement que la FGFT organisa la rébellion contre le décret de février 1951 au début des années cinquante, sachant que les Tunisiens risquaient d'être minoritaires parmi les nouveaux recrutés, en dépit du numerus clausus.

33Il fallut donc attendre le séisme politique de l'indépendance pour que nombre de titulaires de diplômes universitaires soient portés aux premières places de l'État, tant au Maroc qu'en Tunisie. Mais au-delà de cette question, c'est toute celle des compétences administratives françaises qu'il allait falloir maintenant remplacer. Au Maroc, où la situation était particulièrement déséquilibrée, l'indépendance allait provoquer un appel d'air sans précédent en direction de tous les diplômés de l'enseignement, jusqu’aux lycéens et collégiens en cours de formation...

Les diplômés au gouvernement

34En 1947 furent promulguées des réformes, à l'initiative des autorités coloniales, tant au Maroc qu'en Tunisie, qui permirent la constitution de gouvernements autochtones. En Tunisie, ce furent les décrets beylicaux de 7 et 9 août 1947 qui attribuèrent au Premier ministre tunisien la présidence du Conseil du cabinet. « Il obtint le droit de choisir les membres [tunisiens] d'un cabinet porté désormais à six membres » (les départements ministériels suivants seraient désormais dirigés par des Tunisiens : services de l'agriculture, du commerce et de l'artisanat, de la santé publique, du travail et de la prévoyance sociale). Il ne s'agissait pas de confier à ce cabinet les affaires régaliennes gérées par la France, mais le tournant était important, puisque 4 grandes administrations techniques seraient désormais confiées à des personnalités tunisiennes. Il s'agissait néanmoins de notables makhzéniens très sûrs, ayant avec constance « servi la France et leur pays » (selon l'expression d'un grand caïd tunisien de l'époque).

35Au Maroc par ailleurs, c'est le 21 juin 1947 que le sultan signa des dahirs qui modifiaient profondément la structure du gouvernement chérifien. Fut ainsi créé un conseil des vizirs et des directeurs comprenant 10 Marocains et 10 Français qui siégeaient sous la présidence du Grand vizir. La compétence de ce conseil n'était pas étendue puisqu'elle se bornait à l'étude « des questions d'intérêt général qui lui sont soumises pour avis ».

36Il n'empêche que cette réforme permit, comme à Tunis, à une nouvelle génération de vizirs et de délégués marocains détachés auprès des directeurs de faire irruption sur la scène nationale. Les compétences techniques requises dans les départements dont ils allaient avoir la charge, entraînèrent l'arrivée dans les premiers cercles du pouvoir d'une première génération de diplômés de l'enseignement moderne. La nouvelle « élite » prenait le pas sur les notables - sous la vindicte des partis nationalistes -, ce qui amorçait un mouvement que prolongeraient par la suite les gouvernements nommés à partir de 1954 en Tunisie (cabinet Ben Amar) et de 1955 au Maroc (cabinet Bekkaï), et dans lesquels les nationalistes seraient prédominants. Enfin, les premiers gouvernements de l'indépendance ne feraient que confirmer un mouvement qui semblait irréversible.

37Jusqu'en 1947, la plupart des vizirs (ou ministres) des protectorats étaient en place du fait de leur qualité de notable et de leur position élevée dans le Makhzen. Ainsi en est-il au Maroc de la personnalité du Grand vizir Mohammed el Moqri, que Lyautey choisit pour remplacer Madani el Glaoui à son arrivée au Maroc ; nommé alors qu'il était sexagénaire, il resta à ce poste jusqu'en 1955. Lyautey avait à cœur que les notables traditionnels demeurent aux fonctions makhzéniennes les plus élevées, comme une garde rapprochée du sultan. C'est ce qui se produisit à partir du firman du 31 octobre 1912 qui avait créé quatre postes de ministres : le Premier ministre (el Moqri), un ministre de la Guerre, un ministre de la Justice et un des Finances ; l'année suivante furent créés un vizirat des Habous (biens de mainmorte) et un poste de délégué du Grand vizir à l'Enseignement. Selon le vœu de Lyautey, les notables se partagèrent ces postes jusqu'en 1947.

38À Tunis, le gouvernement des notables fut aussi une réalité durable, à l'image des ministres de Lamine Bey de l'immédiat après-guerre : le Premier ministre Slaheddine Baccouche est représentatif de cette classe : né à Tunis en 1883, il descend d'une vieille famille de Béni Khiar, et est apparenté à la Cour... Instruit au lycée Carnot, il fut plusieurs fois caïd avant d'arriver à ce poste. Hassan Hosni Abdelwahab est aussi représentatif de cette classe makhzen : né en 1883 dans une vieille famille andalouse toujours au service de l'État, il est apparenté aux Naïfer, Djouini, Sakka et Zmerli. Sans diplôme mais de culture arabe étendue, il devient ministre de la Plume (c'est-à-dire de la Justice) de Lamine Bey. On pourrait encore citer le cas de Habib Ben Ali Djellouli (marié à la sœur de Tahar Ben Achour), ministre de la Justice du même gouvernement jusqu'en 1947 : bachelier et titulaire de la tatouia de la Zitouna, il fut depuis 1902 magistrat, caïd, président du Conseil des Habous, puis ministre de la Plume jusqu'en 1943.

39Certes, il y eut au pouvoir quelques diplômés de l'enseignement supérieur moderne avant 1947 (à l'image du docteur Mahmoud Materi, ministre de l'Intérieur du 3 janvier 1943 à la Libération) ; pourtant, c'est avec la constitution du ministère Kaâk, le 25 juillet 1947, que les choses prirent un nouveau tournant. Sur les 6 ministres de ce gouvernement, nous avons pu en identifier 5 qui sont représentatifs des changements imposés par la gestion d'administrations techniques. Les professions libérales semblent dès lors se tailler la part du lion ; conformément à l'origine sociale des étudiants envoyés en France jusqu'aux années trente, ces diplômés proviennent des milieux notables de la société tunisienne, à l'image du Premier ministre Mustapha Kaâk. Né à Tunis en 1893 dans une famille de la bourgeoisie tunisoise, il a fait ses études à Sadiki (dont il devint président de l'Association des anciens élèves de 1928 à 1932), puis à Carnot. Entré dans l'administration dès 1911, il a par la suite préparé une licence de droit, et est devenu avocat à Tunis. En 1928, il est élu membre du Grand Conseil. En 1946, il est devenu le premier bâtonnier musulman tunisien. La note policière conclut à son sujet : « Il est l'un des meilleurs représentants de la haute bourgeoisie tunisienne qui a fourni jusqu'ici à la Régence ses cadres administratifs et politiques ». Il resta Premier ministre jusqu'en juin 1950 après une violente campagne du Néo-Destour.

40Sur 4 de ses ministres, nous disposons d'informations moins complètes mais néanmoins éclairantes. Issu d'une famille turque de hauts magistrats religieux et de hauts fonctionnaires du Beylik, Abdelkader Belkhodja, né à Tunis en 1908, fit ses études au lycée Carnot puis en faculté de droit à Paris ; avocat à la Cour d'appel de Tunis de 1932 à 1947, il entra alors comme ministre de l'Agriculture du nouveau ministère. Ali Bouhajeb, pharmacien de formation, devint ministre honoraire de la Santé publique, aux côtés du docteur Ladhari (oculiste de formation). Enfin, Mohamed-Salah Mzali, né à Monastir en 1896, ancien élève de Sadiki puis de Carnot (où il passa un double baccalauréat), suivit des études de droit qui le firent docteur dans cette discipline ; il obtint aussi un doctorat ès lettres à Lyon et un diplôme de sciences politiques. Chef de la section du Chra' au ministère de la Justice de 1922 à 1934, il fut alors nommé caïd de Bizerte. Devenu ministre des Habous du Bey en 1942, il devint en 1945 ministre des Affaires sociales puis du Commerce et de l'Artisanat dans le ministère Kaâk. Diplômés, étant passés sous les fourches caudines de la méritocratie qui se met lentement en place, ces premiers ministres techniques appartiennent encore aux milieux notables de Tunisie.

41Les choses semblent avoir évolué de manière plus lente au Maroc, au sein du gouvernement institué en 1947 et assez stable jusqu'en 1955. Outre l'inamovible Grand vizir, nous avons pu identifier huit vizirs ou délégués au Grand vizir : issus des grandes familles du Maroc, peu nombreux sont encore ceux qui se caractérisent par une formation moderne ; pouvait-il en être autrement à un moment où le Maroc ne compte que quelques dizaines de diplômés du supérieur (dont une bonne partie appartient au parti de l’Istiqlâl, et qu'il ne saurait donc être question de nommer) ?

42On trouve ainsi Mohammed el Hajoui, vizir de la Justice ('alim de formation traditionnelle) ; Ahmed Bargache (parmi d'autres), vizir des Habous (grande famille fassie, passé par le collège Moulay Youssef) ; Thami el Moqri, délégué au Grand vizir aux Finances (fils du Grand vizir, ancien étudiant en agriculture à Montpellier) - il remplaça Thami Bakari ; Abdesslam el Fassi, délégué du Grand vizir à l'Enseignement (ancien élève de Moulay Idriss puis étudiant en lettres à la Sorbonne et aux langues orientales) ; Jaffar Naciri, délégué du Grand vizir aux Travaux publics et aux PTT (grande famille de Salé) ; Hassan Terrab, délégué du Grand vizir à la Santé publique (un des premiers médecins marocains issu de Meknès) ; Abdellatif Tazi, délégué du Grand vizir aux Affaires sociales (grande famille fassie) ; Abdallah Sbihi, délégué du Grand vizir à l'Agriculture (41 ingénieur marocain issu de Grignon). En outre, des gens comme Messaoud Chiguer (issu d'un Collège musulman puis de l’IHER) occupent de hautes fonctions Makhzen, ce dernier étant le secrétaire particulier du Grand vizir.

43Sans pouvoir faire un pointage précis, il est certain que les ministres furent en grande partie choisis dès 1947 pour leurs compétences, à même de les armer face aux directeurs français. Cependant, comme les diplômés de la première génération, sortis des collèges musulmans, ils sont tous issus de l'ancienne classe dirigeante ; on ne peut que parler de changement dans la continuité.

44Au Maroc, il faut attendre la constitution du gouvernement chargé de négocier l'indépendance en décembre 1955 pour que les nationalistes occupent un grand nombre de charges ministérielles. Intervient alors une rupture, modérée certes, dans l'accès des notables traditionnels aux plus hautes fonctions Makhzen. En Tunisie, les gouvernements, nommés à partir de 1950 (ministère Chenik) jusqu'en août 1954, qui intègrent un certain nombre de ministres nationalistes ou affiliés au Néo-Destour, n'en suscitent pas moins une violente opposition du Néo-Destour, qui prit fin au lendemain du discours de Pierre Mendès-France à Carthage le 31 juillet 1954. Ce ne sont plus seulement des notables - fussent-ils diplômés - qui sont membres de ces gouvernements mais, pour une part, des nationalistes qui accèdent aux plus hautes responsabilités politiques. Pour autant, par l'origine sociale de la plupart de leurs membres, ces gouvernements ne présentent pas un profil sociologique radicalement nouveau.

45À Tunis, le ministère Chenik nommé le 17 août 1950 inaugure cette nouvelle génération de gouvernements. Lui succéda en avril 1952 le ministère Baccouche jusqu'en février 1954, puis le ministère Mzali jusqu'en juillet de la même année. Ces trois chefs de gouvernement témoignent à eux seuls de la continuité que nous venons d'évoquer.

46Le premier, M'Hamed Chenik, (déjà chef de gouvernement de Moncef Bey en 1943), était un grand propriétaire, agriculteur et industriel, qui avait financé le Néo-Destour lors de sa fondation en 1934. Ayant interrompu ses études à Sadiki à la mort de son père, il était néanmoins titulaire d'un diplôme de comptabilité et de sciences commerciales. Le second, Slaheddine Baccouche, a été aussi Premier ministre de Lamine Bey de mai 1943 à juillet 1947. Le troisième, Mohamed-Salah Mzali, est le premier chef de gouvernement diplômé de l'enseignement supérieur français (cf. infra). Ces trois personnages de formation moderne et issus de grandes familles de la Régence s'entourèrent de ministres à leur image.

47Dans ces trois ministères, on dénombre 19 membres, en comptant les trois Premiers ministres. Nous disposons de données partielles sur le milieu d'origine de ces ministres, sur leur formation et leur profession, ainsi que leur appartenance politique. Le premier élément marquant est l'appartenance de la majorité de ces ministres aux familles de notables de la Régence. Treize ministres au moins appartiennent à de grandes familles, contre trois seulement à des familles modestes. Sur ces treize ministres, 9 appartiennent aux grandes familles tunisoises (3 familles turques, sans oublier un ministre de Djemmel marié à la fille de l'ancien ministre Dinguizli ; 1 est membre de la famille du Bey et 4 sont membres de grandes familles tunisoises). Les quatre autres notables proviennent de Béja et surtout du Sahel (Sousse, Monastir, Mahdia). Enfin, les 3 ministres de milieux modestes proviennent de Kairouan, Djerba et Tunis.

48La formation de ces ministres, nés pour la plupart au début du siècle, est conforme à ce que nous avons constaté quant au partage des rôles au sein de l'enseignement secondaire. Ces fils de grandes familles ont été massivement scolarisés au lycée Carnot, soit directement (7) soit pour y passer leur baccalauréat après un passage à Sadiki (3). Seuls 3 d'entre eux n'ont été formés qu'à Sadiki, mais à un moment où son public était massivement notable. 2 enfin sont passés par la Zitouna, mais l'un des deux a poursuivi à Sadiki. De ce fait, la plupart de ces ministres appartiennent aux professions libérales, conformément aux aspirations de leur milieu social : 3 sont avocats, 6 sont médecins et 1 pharmacien. 2 enfin ont fait des études littéraires. Pour les autres, qui appartiennent souvent à des familles Makhzen, la voie caïdale a été un passage obligé dans leur cursus honorum : 6 anciens caïds sont ainsi membres de ces gouvernements.

49Au plan politique enfin, la majorité d'entre eux s'est montrée loyale vis-à-vis du pouvoir en place comme en témoigne le grand nombre de ministres décorés de la Légion d'honneur. Une demi-douzaine passe pourtant pour des nationalistes aux yeux des autorités protectorales, dont 4 sont considérés comme membres du Néo-Destour.

Les nouvelles élites au pouvoir

50La constitution des gouvernements de l'autonomie interne en Tunisie à partir du mois d'août 1954 se traduit par l'accession des premiers leaders du Néo-Destour à la fonction ministérielle. Cela correspond au Maroc à la constitution du gouvernement chargé de négocier l'indépendance en décembre 1955, après le retour d'exil du sultan, où les nationalistes font une entrée en force. Ces gouvernements de transition entre les protectorats et les indépendances se traduisent par l'arrivée des nationalistes au pouvoir, et à travers eux d'une nouvelle élite politique : toute la question est de savoir si cette réalité a des implications sociales.

51Au sein des deux gouvernements Ben Amar de l'autonomie interne, négociés avec l'État-major du Néo-Destour, on relève une nette inflexion politique. Sur les 16 membres des deux gouvernements, on compte 10 nationalistes avérés, dont 6 membres du Néo-Destour (notamment Mongi Slim, Mohamed el Masmoudi, Djelloul Farrès et Hédi Nouira). En revanche, les deux gouvernements de l'autonomie interne marquent une inflexion plus modeste au plan sociologique. Ils nous semblent en ce sens annoncer le profil des gouvernements de l'indépendance.

52Le président du Conseil, Tahar Ben Amar, est issu d'une « famille moyenne de la bourgeoisie tunisoise » ; né en 1885, passé par Carnot, il est grand propriétaire foncier, et a été président de la Chambre d'Agriculture de Tunis. Grâce à l'appui du Néo-Destour, il est devenu en 1952 président du Grand Conseil. Nous disposons par ailleurs de données sur 12 membres sur 16 de ces deux gouvernements. Les grandes familles de notables sont toujours majoritaires (8 sur 16, plus un Israélite tunisois). Sur ces 8 ministres, l'un est apparenté au Bey, l'un appartient à une famille Makhzen. 4 sont notables tunisois - dont Mongi Slim, l'un vient d'une famille turque et l'un de Kelibia.

53Quelques personnalités de Néo-Destour font en revanche leur entrée au gouvernement, qui symbolisent l'arrivée d'une nouvelle génération plus modeste, promue par Sadiki, dut-on rester dans le monde de l'interconnaissance. On compte ainsi 5 ministres issus de l'intérieur dont 2 sahéliens (Zarzis, Gabès, Médenine, Mahdia et Monastir) ; 3 d'entre eux au moins viennent de milieux modestes à l'image de Mohamed el Masmoudi, issu de Mahdia : fils de pêcheur et frère d'instituteur, il doit sa promotion au collège Sadiki, avant d'avoir poursuivi ses études en France (en lycée à Agen puis en faculté des lettres à Paris). Ali Belhadj et Djelloul Farrès eux aussi ont bénéficié de l'enseignement de Sadiki, dont ils sont sortis modestement interprètes (le second étant devenu enseignant après des études de lettres). Deux ministres du Néo-Destour venus de province entament enfin une carrière de ministre qui se poursuivit après l'indépendance, Hédi Nouira et Sadok Mokkadem.

54Ces quelques cas sont-ils l'indice d'une évolution des gouvernements destouriens après l'indépendance ? Il semble que l'ancrage majoritaire des membres du gouvernement dans la classe dirigeante traditionnelle de la Régence ne soit pas un résidu de l'ancienne époque, mais qu'il soit appelé à se perpétuer.

55L'équilibre entre Sadiki et Carnot s'est un peu rétabli en faveur du collège : 5 ministres sont passés par Sadiki, dont 2 ont poursuivi à Carnot, plus 1 au lycée d'Agen. 4 sont passés par Carnot seulement, dont 2 ont poursuivi à Saint-Louis et au lycée Bugeaud d'Alger. Concernant les professions de ces ministres, la prédominance de la formation universitaire s'affirme, au détriment des caïds en particulier, qui ne sont plus que 2 (mais l'un des 2 est le premier Tunisien formé à Saint-Cyr).

56Pour le reste, on compte 5 avocats et 2 médecins, 3 littéraires et 2 ingénieurs. L'avocature reste une voie d'accès privilégiée à la profession politique, et concerne aussi bien les membres des familles Makhzen traditionnelles que les jeunes militants ambitieux du Néo-Destour. On remarque enfin l'arrivée au gouvernement des premiers ingénieurs, symboles de l'accession des Tunisiens à la capacité de s'autogouverner, y compris pour les ministères techniques.

57Au Maroc, la nomination du premier gouvernement sous l'égide du sultan en 1955 se traduisit aussi par un profond renouvellement. L'appartenance politique est un critère déterminant qui a été savamment dosé. 9 membres appartiennent au parti de l'indépendance (PI), 6 au Parti démocratique de l'Indépendance (PDI) et 6 ministres sont dits indépendants. À la tête du gouvernement, où il devait rester jusqu'en mai 1958, le sultan nomma un loyal officier indépendant formé à l'École militaire de Dar el Beïda. Par leur origine familiale comme par leur formation, les 21 ministres de ce gouvernement constituent une synthèse entre les différentes factions qui ont dominé le nationalisme marocain ; les nationalistes de formation moderne y côtoient des lettrés traditionnels. Pour autant, par leur nombre, les premiers annoncent leur domination future sur les gouvernements de l'indépendance. Il s'agit en réalité d'un gouvernement de transition.

58Ces ministres appartiennent en majorité aux couches supérieures de la société marocaine : dans l'étude du CRESM, les auteurs relèvent que 13 membres sur 20 sont issus de la « classe supérieure » (10) ou de la « classe moyenne supérieure » (3) ; les autres proviennent de la « classe moyenne » (5) ou de la « classe inférieure » (2). Si l'on confronte ces données à l'origine géographique des ministres, on constate la domination numérique (mais non exclusive cependant) de la grande bourgeoisie fassie, à travers ses deux composantes d'ailleurs, moderniste ou traditionaliste. On relève en effet la présence de 10 fassis dans ce gouvernement, auxquels il faut ajouter 3 rbatis, et un natif de chacune de ces trois villes, Casablanca, Salé et Marrakech. C'est dire que ce gouvernement est largement peuplé par la classe dominante urbaine, et plus particulièrement fassie (illustrée ici par les ministres Benjelloun, Bensouda, Ouazzani, el Fassi...). Les natifs de la campagne, au nombre de 5, appartiennent pour la plupart à des familles de notables (2 ont été caïds, le président du Conseil vient de Dar el Beïda, 1 est 'alim et le dernier, avocat, appartient à la famille des Cherkaoui des Bouchad).

59Au plan des études, ce gouvernement marque l'arrivée en force des diplômés de l'enseignement supérieur français, bien que les diplômés de l'enseignement traditionnel ne soient pas absents. On trouve ainsi deux ministres ayant suivi des études traditionnelles secondaires, deux autres ayant suivi des études supérieures traditionnelles, et trois autres qui ont reçu une double formation, moderne et traditionnelle, à l'image d'Abdallah Ibrahim formé à la Mosquée Ben Youssef de Marrakech avant de suivre des études supérieures à la Sorbonne. Parmi ces derniers se trouvent Abdelhadi Boutaleb - fassi, lauréat de la Quaraouiyne en 1943, année où il fut appelé par le sultan pour enseigner au Collège impérial -, Ahmed Bensouda - diplômé de la Quaraouiyne -, et Mokhtar Soussi - grand 'alim, ministre des Habous.

60Pour le reste, ce cabinet marque l'entrée en force des diplômés de l'enseignement moderne. Outre deux officiers formés à Dar el Beïda (dont le président du Conseil), la plupart viennent des collèges musulmans ou des lycées français : d'après les fiches policières dont nous disposons, au moins 8 ont commencé leurs études dans un collège musulman, tandis que 2 ont fait leur scolarité dans un lycée français du Maroc. En outre, plusieurs ont achevé leurs études secondaires dans un lycée parisien (Mohammed el Fassi, Thami el Ouazzani ou encore Abdelkader Benjelloun).

61Si bien que, sans compter les deux officiers, ce cabinet compte un grand nombre d'étudiants formés en France après le baccalauréat : 7 ont fait des études juridiques et sont devenus avocats ; 3 sont médecins (dont le seul israélite du gouvernement) ; 2 sont ingénieurs (le premier polytechnicien du Maroc et un ingénieur agronome formé à la l'École de la maison carrée en Algérie) ; 2 enfin ont fait des études littéraires (M. el Fassi et A. Ibrahim). En définitive, le gouvernement de 1955 consacrait l'arrivée au pouvoir des diplômés de l'enseignement moderne au détriment de la classe des notables de formation traditionnelle. L'étude du CRESM a montré que ce gouvernement (ainsi que le second gouvernement Bekkaï) constitue une transition entre le gouvernement des notables (déjà entamé depuis 1947) et le gouvernement des nouvelles élites qui allait triompher avec les gouvernements de l'Istiqlâl (après mai 1958).

62« Le cabinet ne comptait pas de notables. Une nouvelle classe politique issue de la bourgeoisie citadine accédait au pouvoir », écrivait Ch.-A. Julien en commentant la constitution du premier gouvernement Bekkaï. Certes, le protectorat, ainsi que le voulut Lyautey, avait réussi à instaurer un système fondé sur les compétences acquises au travers d'un système d'enseignement destiné aux fils de notables ; mais si un transfert s'est opéré au détriment de l'enseignement traditionnel, au plan social, il s'est pour l'essentiel limité au sein de la classe dirigeante traditionnelle. En ce sens, la nouvelle « élite » marocaine est fortement liée à l'ancienne classe des notables, et ne diffère pas fondamentalement de la situation que nous avons pu observer en Tunisie.

'Uléma et nouvelle élite

63L'accession au pouvoir de « l'élite » de formation moderne dès la fin des protectorats marquait une nouvelle étape dans le combat politique qui opposait les nationalistes de formation moderne et ceux ayant reçu une formation traditionnelle. Nous avons tenté de montrer que les étudiants de l'entre-deux-guerres, qu'ils soient tolba, lycéens ou collégiens, avaient mené ensemble des luttes contre les autorités coloniales. Cette solidarité continua à s'exprimer à bien des égards après-guerre. Néanmoins, au fur et à mesure que l'indépendance s'avérait être inéluctable, la vieille hostilité opposant les deux groupes s'aiguisa, chacun estimant que le départ des Français devait lui bénéficier lors de la distribution des postes administratifs et gouvernementaux. Cette lutte idéologique a revêtu, par bien des aspects, un tour politique. Très grossièrement, on peut dire que les partis nationalistes en présence, rivaux par définition, se sont retrouvés à un moment être les porte-parole d'un de ces deux groupes.

64Pour ne pas caricaturer, il faut préciser d'entrée que chaque parti comprend des membres de formation moderne et d'autres de formation traditionnelle. Pour autant, il nous semble que le Parti marocain de l'Istiqlâl (PI) et le Néo-Destour tunisien se révélèrent comme des vecteurs de modernisme (dans le domaine de la langue et de la formation), alors que le Parti démocratique de l'Indépendance (PDI, recréé en 1946) et le Vieux Destour ont épousé, parfois à leur corps défendant, l'option traditionaliste. Nous voudrions apporter, à la lumière des archives, quelques éclairages sur cette opposition de fond qui devait se régler dans la violence une fois l'indépendance venue.

65Pour le Maroc, la thèse, jugée dépassée, de Robert Rézette avait, la première, mis à jour cette identification des deux grands partis marocains à l'un des camps en présence. L'auteur avait montré comment, depuis les années trente, partant d'une opposition entre les deux leaders du CAM, Allal el Fassi et Hassan el Ouazzani, deux courants partisans s'étaient constitués, qui allaient endosser le parti d'un des deux camps dominant la scène nationaliste, celui des traditionalistes et celui des modernistes. Derrière la personnalité charismatique d'Allal el Fassi, formé à la Quaraouiyne, c'est en fait un groupe de jeunes nationalistes souvent formés en France qui allait diriger le parti, en particulier son comité exécutif. Formé à Paris dans l'entre-deux-guerres, Ahmed Balafrej, Secrétaire général du PI, est représentatif de cette génération. Pour l'après-guerre, on peut retenir le nom de l'ingénieur M'hammed Douiri.

66À l'inverse, derrière la personnalité moderniste d'Hassan el Ouazzani, premier élève marocain de Sciences Po, se regroupèrent un petit groupe de nationalistes au profil plus classique, à l'image du 'alim Abdelhadi Chraïbi. Précisons que le PDI, pas plus que le PI, n'était cependant un groupe monolithique : il fut ainsi rejoint après-guerre par le jeune avocat nationaliste Abdelkader Benjelloun (lui aussi sorti de Sciences Po Paris). Les nécessités du combat politique firent cependant que les deux partis s'identifièrent de plus en plus aux intérêts des deux grandes tendances dont nous avons parlé, chacune d'entre elles représentant un vivier d'électeurs et de militants potentiels.

67L'appartenance du recteur de la Quaraouiyne de double formation Mohammed el Fassi (recteur de 1942 à janvier 1944, puis de 1946 à février 1951) au PI, rend la situation marocaine plus complexe encore. Elle força le PDI à le critiquer au nom de la défense des tolba. Une note anonyme des services de la Résidence sur le Haut enseignement musulman évoque ces luttes au sein de la vieille université. Trois tendances peuvent être observées à la Quaraouiyne au début des années cinquante : la tendance « vieux ulémas », attachée aux sciences religieuses, et en dehors des joutes politiques de l'époque ; la tendance « jeunes ulémas », menée par Mohammed el Fassi et appuyée par des étudiants du PI. Elle est soutenue par le Palais, manifeste son attachement aux belles lettres, à la langue arabe, et réclame l'arabisation des administrations du pays. La troisième tendance est celle du PDI, qui manifeste son opposition au recteur M. el Fassi : elle critique le mauvais enseignement dispensé au sein de l'université, et veut tirer les tolba de leur isolement.

68C'est que le Haut enseignement islamique avait des effectifs en pleine croissance, et que la question des débouchés était gravissime. « Maîtres et élèves avaient le désir d'élargir leur place dans l'administration et la conduite des affaires de l'État », écrit dans sa thèse Lucien Paye à propos de la Quaraouiyne au début des années cinquante. Au cours d'une longue grève entamée à la Quaraouiyne en novembre 1950 (quelques mois après une grève analogue à la Zitouna), les tolba réclamèrent une arabisation des administrations, c'est-à-dire la création de débouchés à leurs études, ainsi qu'une véritable réforme de l'enseignement supérieur (création de cycles spécialisés...). Cette grève fit suite à une campagne de presse animée notamment par l'organe du PDI, Al ray el 'âmm. Le journal attaquait violemment Mohammed el Fassi, lui reprochant d'avoir politisé la Quaraouiyne.

69Il ne nous appartient pas d'analyser le combat des tolba dans son détail, mais il s'agit de montrer les implications du combat politique entre nationalistes, qui se manifeste ici par la recherche d'une clientèle apte à mobiliser des étudiants sans avenir. « En se tournant vers le temporel, Quaraouiyne était entrée dans la lutte pour la conquête de l'État moderne avant même de s'être complètement modernisée, et sans pouvoir encore donner aux étudiants une instruction adaptée aux exigences de la vie actuelle », concluait Lucien Paye.

70C'est pourquoi la distribution des postes ministériels à une pléiade de diplômés de l'enseignement moderne dès le mois de décembre 1955, avant que la chose ne se reproduise pour les postes administratifs à l'indépendance, ne pouvait que provoquer l'ire des jeunes diplômés de la Quaraouiyne. Une revue française constatait en 1957 : « En accordant de nombreuses places aux jeunes Marocains ayant fait des études modernes, le nouveau régime du Maroc indépendant a provoqué de violentes réactions des étudiants de Quaraouiyne » (à commencer par une grève du 15 décembre 1956 au 16 février 1957). Dans l'ordre politique, la victoire du PI, qui signifiait aussi celle des diplômés de l'enseignement moderne, ne fut pas que symbolique. Elle se traduisit par une domination du PI sur un PDI relégué à la marge, et conduisit à une violence politique. Au-delà de la lutte idéologique, qui pouvait conduire à bien des compromissions, la lutte pour le pouvoir, elle, ne s'accommodait guère de compromis.

71En Tunisie, il pourrait aussi être tentant d'associer le Vieux Destour à la Zitouna et le Néo-Destour à la génération des étudiants ayant étudié en France dans l'entre-deux-guerres. Cependant, comme pour le Maroc, il faut se méfier des généralités abusives car les choses ne sont pas si simples. Ainsi, parmi les membres du Bureau politique et les leaders du Néo-Destour, on trouve nombre de diplômés de l'enseignement traditionnel à côté des titulaires de diplômes universitaires français dans la seconde moitié des années quarante, au moment où nombre de dirigeants sont encore en Égypte. À côté des avocats Salah Ben Youssef, Mongi Slim et Hédi Nouira, du docteur Sliman Ben Sliman ou du licencié en lettres Allala Belhaouane, figurent d'une part des gens qui se sont limités à des études à Sadiki (souvent pour des raisons politiques à l'image de Azouz Rebaï), et d'autre part de purs produits de la Zitouna.

72Dans cette catégorie figurent, par exemple, des gens comme Ahmed Khabtani (étudiant à la Zitouna, que la fiche policière qualifie même de « francophobe »), Mabrouk Ben Abdessemad (diplômé de la Zitouna), Hassouna al Karoui (passé par la Khaldounia après des études coraniques) ou encore Zine el Abidine Senoussi (formé à la Zitouna après des études primaires en français). Cette représentation importante des militants de formation traditionnelle au sein du cercle étroit des dirigeants du parti atteste d'une solidarité dans le combat nationaliste de groupes aux intérêts divergents. Mais elle atteste aussi du fait que la Zitouna est un symbole trop précieux pour être laissé au seul Vieux Destour. Comme le PI au Maroc, le Néo-Destour s'attache donc à s'assurer la fidélité d'une clientèle formée (ou en cours de formation) à la Zitouna. C'est ainsi que les dirigeants du parti cité plus haut ont des postes importants : Azouz Rebaï est dirigeant de la jeunesse néo-destourienne, et Ahmed Khablani est chargé de la propagande du parti à la Zitouna. Il s'agit en effet d'affirmer la présence du parti dans cette enceinte, dont les Ennifer et les Ben Achour (par ailleurs opposés) aimeraient faire la chasse gardée du Vieux Destour.

73De même que le Néo-Destour comprend des dirigeants de formations diverses, le Vieux Destour comprend des dirigeants venus d'horizons divers, malgré une présence accrue des traditionalistes. Parmi les principaux dirigeants du parti en cet après-guerre se retrouvent des héritiers de grandes familles d’ulémas, qui se disputent la prééminence sur le corps des professeurs de la Grande Mosquée, à l'instar de Mohamed Salah Ennifer (dont le clan est lié à la Cour beylicale). D'autres dirigeants sont liés à la vénérable institution comme Chadli Bel Cadi, professeur à la Zitouna, directeur des medersas et cousin des Ennifer, ou encore Bachira Ben M'Rad, fille du cheikh el islam Ben M'Rad. Enfin, Fadhel Ben Achour (fils de Tahar Ben Achour, par ailleurs en compétition avec Mohamed Salah Ennifer à la Zitouna), s'est rapproché du Vieux Destour sans y adhérer formellement, après s'être brouillé avec le Néo-Destour, jusqu'au point d'être agressé physiquement en février 1951.

74Pour autant, des dirigeants très actifs, comme l'avocat Chadli Khelladi, ont une formation purement moderne (Carnot, le baccalauréat puis une licence de droit en France) ; dans cette catégorie se trouve aussi le docteur Ahmed Ben Milad, lui aussi formé à Carnot.

75De même que le Néo-Destour était en réalité entre les mains d'une poignée d'avocats comme en témoigne l'arrivée au pouvoir à partir de 1954 d'une partie de ses leaders, le Vieux Destour était de plus en plus cantonné à la défense des traditionalistes et du parti de la Zitouna. Son espace politique se limitait en réalité à cette clientèle qui, au demeurant, était susceptible d'avoir les faveurs d'une grande partie de la population musulmane dans le cadre de la reconquête passionnée de « l'authenticité ». Nous avons déjà évoqué les menées de Tahar Ben Achour, recteur de la Zitouna depuis 1933, qui s'attacha à développer l'enseignement zitounien au point d'inquiéter les autorités protectorales, au moment où les titulaires de la tatouia excédèrent de beaucoup le nombre de bacheliers musulmans.

76De la même manière, les présidents du Conseil tunisiens, qui avaient plus ou moins parti lié avec le Néo-Destour à partir du cabinet Chenik, éprouvèrent de grandes difficultés dans la gestion de la question zitounienne. Une lettre d'avril 1954 du Résident général à son ministre de tutelle expose ces démêlés : « Sous le ministère Chenik, la querelle opposant le Néo-Destour au recteur de l'université, M. Tahar Ben Achour - et qui a en fait abouti à la mise à l'écart de ce dernier - avait paralysé la mise en œuvre de toute réforme [NDLR, à la Zitouna] ». Par la suite le ministère Baccouche s'est toujours montré « très réticent à affronter un problème si délicat ».

77Le ministère Mzali en revanche, pendant son éphémère existence, tenta de reprendre le dialogue, après les incidents sanglants mettant en cause les étudiants de la Zitouna du 15 mars 1954. C'est ainsi que le 7 avril 1954, le ministre des Institutions musulmanes, Saâdallah, donna le premier coup de pioche sur l'emplacement où devait s'élever une cité universitaire digne de ce nom destinée aux Zitouniens : cela répondait à l’une des 16 revendications des Zitouniens. Par ailleurs, une Commission de modernisation de la Zitouna avait été créée par décret de novembre 1950. Elle comprenait 5 professeurs de la Zitouna, dont Tahar Ben Achour, et 6 membres de formation moderne, d'où les protestations des anti-modernistes de la Grande Mosquée. Elle devait remettre ses travaux à un Comité mixte (franco-tunisien) instauré en 1951, qui présida à la création de la section zitounienne moderne déjà évoquée.

78Il semble que l'ancien cheikh-directeur Tahar Ben Achour n'ait pas été étranger à l'agitation des Zitouniens dans les années cinquante. Par l'intermédiaire de la plus puissante association étudiante de la Zitouna, le Comité de la voix de l'étudiant zitounien, (soutenu par le Vieux Destour depuis sa brouille avec le Néo-Destour au milieu de l'année 1950), Tahar Ben Achour réussissait à entretenir une agitation permanente. Elle culmina après le refus du président du Conseil, Mzali, d'accepter la candidature proposée le 28 février 1954 par le Comité de l'un de ses membres (Sadok Hamza) au poste de directeur de cabinet du Premier ministre : c'est après ce refus que se produisirent les incidents sanglants du 15 mars qui firent 2 morts (dont un membre du Comité). À partir de cette émeute, les étudiants de la Zitouna entrèrent en grève jusqu'en octobre 1954.

79Cette lutte éminemment politique se déroulait en grande partie entre les nationalistes tunisiens. Depuis 1953, le Comité, allié au Vieux Destour, était en effet entré ouvertement en conflit avec l'association rivale d'étudiants, la Kotla. Cette dernière était contrôlée par le cheikh Chadli Ennifer (dont le cousin appartenait au Vieux Destour à la fin des années quarante). Or ce dernier - en conflit d'intérêt avec Ben Achour - s'était rapproché depuis 1948 du Néo-Destour, qui vit là le moyen de mettre un pied parmi les Zitouniens. Aussi, après l'émeute du 15 février 1954, le Comité publia un manifeste qui attaquait vivement le cheikh Ennifer. À partir de là, la lutte prit une tournure plus directe : « Le Néo-Destour décida de lutter contre les positions acquises par les archéo-destouriens à la Grande Mosquée », nous dit la note de la Résidence. Cela explique d'une part le coup de pioche précédemment évoqué, et d'autre part l'introduction de l'UGET à la Zitouna via la Kotla.

80La querelle entre les Ennifer et les Ben Achour avait donc pris un tour politique essentiel : « Grâce à l'appui du Néo-Destour et du Bey, les Ennifer sont parvenus à écarter les Ben Achour des fonctions les plus importantes à la Grande Mosquée », nous dit la note résidentielle. Le vice-recteur de la Zitouna du temps de Ben Achour, Ali Ennifer, était en effet devenu recteur à sa place en juin 1951. D'autre part, Chadli Ennifer, grâce à l'appui de son oncle Ali et de son cousin Mohamed Salah Ennifer, était devenu président de l'Association des jeunes musulmans. Cette querelle familiale faisait en réalité le bonheur du Néo-Destour qui pensait ainsi prendre le contrôle de la Zitouna. L'opération se solda toutefois par un échec : en 1955, le Comité (contrôlé par Tahar Ben Achour) prétendait toujours représenter 90 % des Zitouniens, et l'UGET demeura sans véritable emprise sur la Zitouna.

81Le Comité put ainsi reprendre l'agitation à la Zitouna dès le mois de mars 1955 ; il s'éleva contre le fait que les ministres du gouvernement Ben Amar aient accepté que « la langue française fût considérée comme privilégiée en Tunisie ». Le 16 avril, lors d'une conférence de presse, le Comité fit le procès de Tahar Ben Amar, président du Conseil, l'accusant de

« ne pas respecter ses engagements, de différer la réalisation des projets indispensables à l'essor de la Grande Mosquée et de tolérer que les conventions franco-tunisiennes compromettent l'avenir culturel du pays ».

82Le Néo-Destour et le gouvernement ne pouvaient pas rester inertes devant une telle opposition. Le 5 avril 1955, lors de la réunion hebdomadaire du Néo-Destour consacrée à la propagande.

« Azouz Rebaï a stigmatisé l'action des Zitouniens et affirmé qu'il était impensable, pendant une assez longue période d'adaptation qui allait s'ouvrir, de mettre la langue française au second plan, et ce pour des raisons politiques évidentes ».

83Le Néo-Destour et le gouvernement avaient d'autant plus besoin de faire taire les Zitouniens que leur lutte contre les concessions faites au sujet de la langue française fit tache d'huile parmi les étudiants non Zitouniens de Tunis. Le président du Conseil reçut le 9 avril 1955 des étudiants et des professeurs pour leur expliquer sa politique et les rassurer.

84Le Néo- et le Vieux Destour s'étaient donc engagés dans une lutte politique essentielle puisqu'elle touchait le domaine de la place du français et de l'arabe, dont tous les nationalistes avaient fait leur cheval de bataille depuis des décennies. Seule la restauration de la langue arabe aurait permis aux Zitouniens de rentrer dans le jeu politique et administratif qui se mettait en place en vue de l'indépendance. Le combat de Tahar Ben Achour signifiait un choix radical de société. C'est pourquoi une politique de compromis en la matière n'avait pas grand sens : le règlement sanglant de cette question de fond était donc une issue largement probable, par-delà les spéculations des services. La conclusion de la note du 9 mai 1955 annonçait cet épilogue :

« Le Comité [...] éprouve une nette défiance à l'égard des néo-destouriens occidentalisés qui, selon la déclaration publique de M. Mongi Slim le 1^er mai 1955, doivent à la culture française d'être devenus ce qu'ils sont ».

85Et de conclure : « Mohamed el Bedaoui, Secrétaire général et animateur du "Comité" aurait accepté de faire partie d'un organisme secret chargé de fomenter des assassinats politiques, propre à décourager ceux qui tenteraient la collaboration avec la France et l'Occident ».

86Les autorités françaises assistaient en Tunisie comme au Maroc à ce combat politique, alors qu'elles étaient sur le point de déléguer leur pouvoir. Elles avaient clairement choisi leur camp, celui des modernistes, non sans avoir auparavant pratiqué la restauration au Maroc ou la conservation en Tunisie. Néanmoins, c'est avec les modernistes que ces autorités négocièrent les conventions culturelles pendant les derniers mois des protectorats. Aussi, ce fut après l'indépendance qu'il revint aux nouvelles autorités politiques de régler l'épineuse question de l'enseignement islamique, auquel avaient finalement lié leur sort - par opportunisme politique ou par conviction - le Vieux Destour et le parti de la Choura (ou PDI).

87Sans entrer dans les détails, nous voudrions souligner l'issue violente du traitement de la question de l'enseignement traditionnel et des tenants de l'arabisation. En Tunisie, le Néo-Destour a réglé très vite le problème de l'enseignement musulman : dès le mois d'avril 1956, la Zitouna cessait d'exister sous sa forme traditionnelle, c'est-à-dire comme enseignement conduisant du primaire à l'université. La position prise par le rival de Bourguiba Salah Ben Youssef en faveur de la tradition et du panarabisme, le 7 octobre 1955, donna l'occasion d'une répression en règle du Vieux Destour et des Yousséfistes assimilés. La répression s'abattit sur les partisans les plus résolus de l'opposition, condamnés à l'exil ou assassinés (Mohamed el Bedaoui s'exila au Proche-Orient, tandis que d'autres comme Abdelkrim Gaimha ou Abdelaziz el Akremi par la suite furent assassinés, ayant trempé dans le complot de fin 1962).

88Au Maroc, la lutte menée par le PI parvenu au pouvoir contre le parti de la Choura semble avoir été particulièrement violente. Le roi s'étant érigé en protecteur de l'enseignement traditionnel, à la suite du protectorat, il ne fut pas question de le détruire. Une tentative d'arabisation rapide lancée par Mohammed el Fassi commença même de voir le jour. En revanche, la lutte pour le pouvoir ne souffrit aucun compromis. Exclus du second gouvernement Bekkaï, les membres dirigeants du PDI furent noyés dans un Conseil national consultatif, sorte de parlement appelé à survivre jusqu'en 1959. Quant aux militants du PDI, nombre d'entre eux furent enlevés puis assassinés, ou tout au moins disparurent. La lutte pour le pouvoir politique et idéologique se résolut donc de la pire manière, mais cette dérive sanglante fut loin de se limiter à ces militants entre 1955 et 1958 comme l'attestent par exemple les opérations militaires visant à réduire l'ALN dans le Rif. L'événement fondateur de l'indépendance signifia en revanche, pour toute la génération des lycéens et étudiants, un véritable effet d'aspiration dans l'administration en cours de nationalisation.

3. Stratégies familiales et jeu des alliances

89Pour compléter cette vision par trop individuelle des trajectoires mises à jour, nous voudrions maintenant les inscrire dans le champ des familles. Il s'agit de confronter notre hypothèse du poids des relations et du capital familiaux à des exemples concrets. Ces derniers visent à mettre à jour l'interaction d'un ensemble de phénomènes qui insèrent les étudiants que nous avons observés dans une structure familiale qui les englobe et les porte. Ces étudiants maghrébins des deux premières générations sont en effet pris dans le jeu des relations familiales et par là même des alliances, mais ils doivent aussi assumer l'héritage de l'ancienne classe dirigeante, reconvertir leur capital culturel et social tant dans le nouveau système d'enseignement mis en place par les protectorats que dans les fonctions nouvelles qui s'offrent à eux (placement colonial ou placement national).

90Il ne pouvait s'agir ici de transcrire des arbres généalogiques dans leur complexité. Nous avons donc procédé à des choix que l'on pourra juger arbitraires en présentant des arbres généalogiques tronqués, mais construits pour mieux mettre en valeur les interactions que nous voulons mettre à jour. Le choix de quatre familles a lui aussi été difficile et nous ne prétendons pas pouvoir en tirer des généralités sur les structures familiales dans leur ensemble. Nous avons ici opté pour la présentation de quatre tableaux qui mettent à jour le dynamisme de l'ancienne classe dirigeante sous les protectorats, et dévoilent quelques stratégies familiales qui visent à préserver, dans un contexte colonial globalement défavorable, leur position sociale au sein des sociétés maghrébines. Deux familles marocaines ont été retenues, les familles Makhzen el Mokri de Fès et les Naciri de Salé. Les deux familles tunisiennes retenues mettent à jour les différentes possibilités offertes par le nouveau contexte politique à l'ancienne aristocratie tunisoise, en l'occurrence les Ben Achour de tradition lettrée et les Guellaty-Sfar, de préserver leur rang et leurs fonctions dirigeantes dans leur société.

91Nous commençons par les deux familles marocaines dont la place au sein de l'aristocratie makhzénienne est avérée à la fin du XIX^e siècle. La famille el Mokri est arrivée au Maroc tardivement, à travers la personne de el Haj Madani el Mokri né en 1807 à Tlemcen, métropole culturelle de l'Est algérien fortement liée à Fès avant 1830, et mort à Fès en 1880. Son fils el Haj Abdesslam el Mokri, né à Fès en 1830, formé à la Quaraouiyne et marié à Lella Zghari de Fès, a déjà atteint les plus hautes fonctions makhzéniennes : amin et homme de confidence de Moulay Hafid (sultan du Maroc de 1908 à 1912), il fut aussi le premier directeur de l'arsenal (la Makina) construit à Fès à la fin du XIX^e siècle. C'est à partir de cette position que la famille el Mokri put renforcer sa prééminence dans l'aristocratie fassie et sur le pouvoir makhzénien.

92À travers ce tableau (GI), nous avons une illustration parfaite de ce qu'est une aristocratie de fonction et un pouvoir de type néo-patrimonial. Cet exemple montre que l'ancien système de pouvoir perdure sous le protectorat. Loin d'être marginalisée, cette famille profite même de la fonction du Grand vizir pour étendre son réseau de pouvoir (et donc d'enrichissement, ne disait-on pas au Maroc sous le protectorat « riches comme les el Mokri » ?) et d'alliances.

Arbre GI : tableau simplifié de la famille el Mokri sous le protectorat avec fonctions afférente

93Nous voyons en effet, au travers des quelques alliances que nous avons pu mettre à jour, que les el Mokri tissent un réseau d'alliances à l'échelle du Maroc, voire du Maghreb ottoman. Ne perdant pas le contact avec leur ascendance tlemcénienne, ils ouvrent cependant leur famille à tous les champs du pouvoir marocain : les tribus berbères, les grands féodaux (à travers le Glaoui), la bourgeoisie fassie (à travers la famille Mernissi), et même jusqu'à la famille royale.

94Enfin, cette famille, notamment par les fils du Grand vizir, témoigne très précocement d'un intérêt certain vers l'enseignement moderne. Il est vrai que Lyautey voulait faire un exemple des fils du Grand vizir, mais ce dernier a dépassé les projets du Résident (son fameux projet de Hautes études musulmanes) pour envoyer directement ses fils en France pour études secondaires et supérieures. Thami el Mokri réussit très brillamment ce projet comme nous l'avons souligné. La qualification acquise par Thami el Mokri est certainement responsable de sa nomination comme ministre des Finances du gouvernement de l'après-guerre, et annonce une nouvelle époque dans la légitimation de l'ancienne classe dirigeante. C'est assurément les prises de positions du Grand vizir (allié au Glaoui) pendant l'exil du Mohammed V qui empêche cette famille de rester dans les cercles du pouvoir après l'indépendance. Mais par-delà ce cas particulier, qui rappelle l'éminence suprême du sultan dans le jeu makhzénien (rôle du patrimonialisme), ce cas nous montre la dynamique qui s'est enclenchée sous le protectorat dans une partie de l'ancienne classe dirigeante.

95Le second cas que nous présentons ici concernant le Maroc est celui de la famille Naciri (GII). Originaire du Tafilelt où elle officiait dans la zaouïa naciria, la famille Naciri a émigré à Salé au début du XIX^e siècle à travers la personne de Sidi Ahmed Naciri, père du grand historien marocain Khaled Naciri, auteur du célèbre Kitab El Istiqsa. Par son héritage de dignitaires religieux et son ascendance chérifienne (par sa mère), Khaled ben Ahmed Naciri a installé sa famille dans le cercle des familles makhzéniennes. Conseiller du sultan Moulay Hassan, et ayant officié dans diverses fonctions makhzéniennes, il ouvrit la voie à la réussite sociale de sa famille.

96Cette branche de la famille Naciri se montre particulièrement dynamique sous le protectorat puisqu'elle réussit à placer les trois fils de Khaled ben Ahmed en-Naciri à des fonctions de ministres du sultan. En effet, aux deux délégués du Grand vizir aux questions administratives et aux PTT, elle ajoute le président du Haut Tribunal chérifien qui avait rang de ministre. Par ailleurs, la famille de Khaled en-Naciri, de tradition religieuse, dont on retrouve logiquement le premier fils fqih, après l'étude du droit musulman avec son père, place ses deux autres fils au collège musulman de Rabat dès sa fondation (conformément aux vues de Lyautey). Cette attitude reflète le dynamisme de la famille en-Naciri dont le père avait eu le loisir, comme conseiller du sultan à la fin du siècle, d'observer la puissance des Européens et de leurs méthodes de formation et d'organisation. Cet investissement scolaire ne tarde d'ailleurs pas à produire ses effets comme en attestent les fonctions occupées par ces hommes sous le protectorat. À nouveau, nous voyons donc la permanence de l'ancienne classe dirigeante dans l'occupation des fonctions makhzéniennes. Pourtant, la troisième génération - au sens de la descendance trentenaire - allait encore élargir la surface sociale couverte par cette famille.

Arbre GII : tableau simplifié de la famille Slaouie des Naciri sous le protectorat avec fonctions afférentes

97Précisons ici que le nationaliste Mekki Naciri, passé par l'Institut des hautes études islamiques de Paris puis par l'université Fouad du Caire dans les années vingt, et donc de la même génération que les trois fils de l'historien, n'appartient pas à la même branche de la famille, dont il est un cousin éloigné. La position nationaliste de ce 'alim ne constitue donc pas directement un exemple de placement nationaliste venant compléter le placement makhzénien de ses cousins. Ce sont les deux générations suivantes qui vont, au sein même de la famille étroite, fournir des exemples de diversification, notamment grâce aux alliances.

98Les descendants que nous avons retenus de la troisième génération élargissent l'assise sociale de la famille à travers une alliance fassie (Rkia Sbihi épouse un fqih de la famille fassie Jaïdi) qui occupe des fonctions makhzéniennes, et une alliance meknessie. Pourtant, c'est la quatrième génération, née dans les années trente, qui diversifie au mieux le réseau des alliances familiales. Ahmed Naciri, étudiant en droit en métropole à la fin du protectorat, rentre au moment de l'indépendance au Maroc, intègre l'administration dans le service du contentieux, puis confirme la proximité de sa famille avec le Makhzen en devenant secrétaire particulier de Moulay Abdallah jusqu'à sa mort. Quant à ses neveux issus de l'alliance Sbihi-Jaïdi, ils investissent parallèlement plusieurs champs grâce au système des alliances matrimoniales. Il faut noter le haut niveau de scolarité atteint par cette génération née dans les années trente, et qui a pleinement bénéficié de l'ouverture, notamment vers le baccalauréat et les études supérieures, de l'après-guerre.

99La double alliance avec la famille Aouad, grande famille influente de Salé, permet de renforcer le capital intellectuel et social de la famille. Descendants de M'hammed Aouad, savant réputé du XIX^e siècle, M'Hamed et Khadija Aouad, dont le père est mort prématurément, ont une double ascendance Aouad, et sont les petits enfants d'un ancien amin des douanes de Salé et de l'Imam (et cadi) de Salé dans les années trente. Par surcroît, M'hammed Aouad, par son amitié avec les plus grandes figures de l'aile gauche de l'Istiqlâl, ouvre à cette famille un nouveau réseau de connaissances. Cette ouverture est d'ailleurs confirmée par la carrière de M'hammed Jaïdi qui, après ses études de droit en France, devient chef de cabinet d'Ahmed Balafrej à l'indépendance, ce qui lui ouvre les portes d'une carrière politique au sein du parti nationaliste.

100Les alliances avec les grandes familles Zniber de Salé (mentionnée par J. Cousté) et Sebti de Fès, riche famille makhzénienne, ne font qu'élargir le champ des relations et des alliances entre grandes familles urbaines à l'échelle des grandes villes du Maroc. Cela montre la force du moule national qui est en train de prendre forme, alors que jusqu'alors, la quasi-totalité des alliances s'opéraient au sein de la même société urbaine, et souvent même au sein de la famille (mariage avec la fille de l'oncle). La nouvelle situation sociale et politique contraint donc les familles de l'ancienne classe dirigeante à faire preuve d'innovation et de dynamisme.

101À travers ces deux exemples, nous ne pouvons que constater la résistance de cette classe et toute l'ampleur de la méritocratie patrimoniale au Maroc. Toutefois, nous verrons à travers d'autres exemples de familles présentés plus tardivement que cette ancienne classe de notables incorpore de nouveaux éléments.

102Le versant tunisien n'est pas en reste dans cette dynamique des familles de l'ancienne classe dirigeante, quoi que l'on puisse en penser. Pour l'illustrer, nous avons choisi de présenter les familles Ben Achour et Guellaty. La première symbolise l'aristocratie intellectuelle et religieuse de Tunis, et continue d'ailleurs sous le protectorat d'occuper les plus hautes fonctions religieuses à Tunis. La seconde, issue du beylik d'Alger, trouve son nom à travers la personne de l'avocat Hassen Guellaty, et réussit une intégration remarquable au sein de la classe dirigeante tunisoise dès la fin du XIX^e siècle et jusqu'à la fin du protectorat.

103Ce tableau simplifié de la famille Ben Achour (GIII) sous le protectorat est intéressant parce qu'il nous donne à voir les stratégies multiformes mises en œuvre par une des plus illustres familles de Tunisie pour échapper à la relégation coloniale. Les deux premières générations attestent la proximité entre le pouvoir politique et religieux. La grande rivale de la famille des Ennifer pour la magistrature religieuse suprême réussit, à travers la personne de Tahar Ben Achour, à occuper la fonction de cheikh el islam malékite de Tunis dès 1932, fonction qui s'accompagne bientôt de la direction prestigieuse de la Zitouna. Mais cette grande famille d’ulémas est, aussi, très liée au pouvoir politique de l'ancienne classe dirigeante, puisque le grand-père de Tahar était déjà ministre du Bey. Les alliances permettent toujours de renforcer cette position puisque la sœur de Tahar épouse le ministre de la Plume (c'est-à-dire de la Justice) du Bey, à travers la personne de Habib Djellouli. Malgré cette pléthore de fonctions (encore renforcée par la fonction ministérielle de Musa al Qadim - ou Khadem - Ben Achour à la fin du protectorat), la famille Ben Achour ne reste pas insensible au contexte colonial. L'amitié de Tahar avec le cheikh Abd El Aziz Ta'albi, seul Zitounien parmi l'équipe du Tunisien, ainsi que son action dans le renouveau culturel à travers la fondation de la Khaldounia, atteste que Tahar n'entend pas rester inerte face à la domination coloniale.

104La génération suivante confirme ce double jeu qui consiste en l'occupation des fonctions de pouvoir les plus prestigieuses, qui s'accompagne d'alliances avec la classe dirigeante traditionnelle, et la recherche de nouvelles voies destinées à sauvegarder ce pouvoir si les circonstances venaient à évoluer.

Arbre GIII : tableau simplifié de la famille Ben Achour sous le protectorat avec fonctions afférentes

105La tradition est relevée par Fadl Ben Achour qui devient professeur de la Zitouna, et accédera comme son père aux fonctions les plus prestigieuses de l'Islam officiel (y compris après 1956). Les alliances de la génération confirment ce positionnement dans les plus hautes sphères du pouvoir séculier et régulier : le mariage arabe avec la fille de l'oncle Djellouli est conforté par l'alliance avec les Djaït, dont la famille d'aristocratie tunisoise occupe alors la fonction de cheikh el islam. L'avenir est, quant à lui, assuré par les deux autres fils, qui sont les premiers membres de la famille à suivre des études modernes, en l'occurrence à Sadiki. Zine El Abidine Ben Achour obtient le baccalauréat à Carnot et s'engage aux côtés du Néo-Destour. Quant à Abdelmalek Ben Achour, il obtient une fonction Makhzen, mais s'engage dans la pratique et l'organisation de sport en Tunisie, ce qui constitue aussi un moyen d'intégration du mouvement nationaliste en pleine gestation.

106La troisième génération, qui concerne aussi bien les enfants de Fadl Ben Achour que d'Abdelmalek, est entièrement scolarisée dans l'enseignement moderne, et poursuit des études jusqu'à l'agrégation de droit pour Yiadh Ben Achour, et au doctorat d'histoire à la Sorbonne pour Mohamed el Aziz, fils d'Abdelmalek (devenu directeur de l'Institut d'histoire du mouvement national à la fin du siècle). Outre cette permanence dans le magistère intellectuel que la famille Ben Achour revendique jusqu'à aujourd'hui à Tunis, il faut remarquer la stratégie des alliances qui, sans aller jusqu'à la mésalliance, porte les héritières Ben Achour vers une famille liée au nouveau pouvoir de la République, sans oublier l'alliance de l'héritier avec la bourgeoisie fassie.

107En résumé, cet exemple assez complexe nous montre comment, en quatre générations, une famille peut passer du service du Bey avant l'arrivée des Français au service de la République après 1956. Entre les deux, la période coloniale a mis en évidence diverses stratégies : occupation des plus hautes fonctions étatiques sous le protectorat, ce qui passe malgré tout par un accommodement avec le protectorat, parallèlement à une stratégie de contestation du pouvoir colonial. L'alliance très précoce avec le Vieux Destour, puis le militantisme des fils au Néo-Destour s'accompagnent d'une stratégie de contestation du pouvoir colonial et du nouveau modèle de production des élites que Tahar a mis en place à partir de la Zitouna, qui est instrumentalisée à cette fin. Pourtant, loin d'être crispés sur cette institution, deux fils de Tahar, puis toute la génération suivante optent pour l'enseignement moderne, qui est devenu le nouveau mode de légitimation de l'élite dirigeante. C'est certainement l'âpreté de la lutte politique entre les deux Destours qui empêche la famille directe de retrouver après l'indépendance des fonctions du pouvoir séculier, mais grâce à la reconversion rapide qui a été opérée, le magistère intellectuel perdure.

108Le second exemple est aussi centré sur une grande famille tunisoise, issue récemment de la Régence d'Alger, ce qui rend d'autant plus remarquable l'intégration très poussée des Guellaty dans l'ancienne classe dirigeante tunisoise (GIV).

109Le cas de la famille Guellaty et de ses alliances illustre le degré très élevé de l'intégration de l'ancienne classe dirigeante tunisienne, très mêlée aux éléments kouloughlis (ou turcs, le fussent-ils « de profession »), que l'on retrouve aux avant-postes du mouvement Jeunes Tunisiens. Le cas de Hassen Guellaty est remarquable car, bien que né à Tunis, il est directement issu d'une famille de la bourgeoisie de fonction, et par là même de propriétaires terriens, du beylik d'Alger. Cet homme a bénéficié de l'enseignement français : passé par Carnot, il obtient son baccalauréat au lycée Saint-Louis à Paris puis fait son droit à Toulouse. Rentré à Tunis en 1901 où il intègre le barreau, il est cofondateur de l'association Jeunes Tunisiens en 1907 avec Ali Bach Hamba.

110Quant à Béchir Sfar, son aîné de quinze ans, il appartient à l'aristocratie mamelouk, et marie sa fille à Hassen Guellaty. Ce dernier est aussi très lié à Ali Bach Hamba, autre membre de l'aristocratie turque, qui est au départ clerc de notaire dans son étude, et dont une nièce allait épouser son fils. Il est probable que cette ascension fulgurante dans l'aristocratie turque de Tunis soit liée à sa profession et à sa formation (Carnot) qui l'habilitaient à discuter (presque) d'égal à égal avec les autorités coloniales. Toutefois, c'est sa trajectoire politique qui lui permet d'intégrer le cercle étroit de l'ancienne aristocratie tunisoise. Il fait partie des membres fondateurs du Destour, dont il doit cependant faire scission en 1921, car on l'y accusait d'être algérien. Il fonde alors pour quatre ans un parti réformiste libéral puis arrête la politique tout en continuant à mener une double carrière d'intellectuel et d'avocat engagé.

111Cette intégration très rapide à l'aristocratie turque qui devait faire souche à Tunis est certainement un cas particulier. Elle est néanmoins exemplaire car elle place, à côté du système traditionnel des alliances, le facteur de la réussite scolaire, et par-delà la carrière politique qu'elle rend possible, au cœur de la formation d'une nouvelle élite en Tunisie. L'exemple vaut d'être souligné même s'il a ses limites. La première est que les alliances ne concernent alors que l'aristocratie turque, qui est elle-même dans une situation très ambiguë par rapport à la société beldie tunisoise. Toutefois, après la guerre, le clivage au sein de l'élite va sa faire non plus sur une base ethnique, mais culturelle et politique (« bourgeoisie à talent » francisée - Guellaty, Zaouch... - ou intégrée dans l'ordre colonial makhzénien - Baccouche, Djellouli...). Ce n'est que bien plus tard que pourront se réaliser des alliances matrimoniales entre ces groupes et l'ancienne « aristocratie » des ulémas, et plus encore avec la nouvelle élite, moins bien née et de sensibilité nationaliste.

112Mais la dynamique de fusion des différents corps de l'ancienne classe dirigeante est à l'œuvre comme le confirment les alliances de la deuxième génération. L'alliance avec les Zaouch de vieille bourgeoisie tunisoise est confortée par celle qui s'opère avec les Ben Romdane de Mahdia.

Arbre GIV : tableau simplifié de la famille Guellaty et alliances sous le protectorat avec fonctions afférentes

113Cette alliance extra tunisoise annonce peut-être celles de la troisième génération avec la nouvelle élite venue du Sahel, qui seront nombreuses dans cette famille (les filles de la famille épouseront fréquemment après l'indépendance de jeunes « capacités » de cette région).

114Cette situation s'explique par le fait que le réseau de pouvoir qui s'est mis en place à la fin du protectorat, et dont l'ancienne classe dirigeante cumule les fonctions (notamment ministérielles), est balayé à l'indépendance par l'ascension du Néo-Destour de Bourguiba qui place ses hommes. Il faut donc souligner, concernant la Tunisie, que l'ancienne classe dirigeante a su parfaitement convertir son capital culturel dans le nouveau système de légitimation des élites, mais que, passé le seuil de 1956, cette reconversion devient partiellement inopérante. Le jeu politique porté par des forces sociales nouvelles explique ce bouleversement. Mais l'ancienne classe dirigeante reste munie de ses capacités et de tout un capital social qui, par le jeu des alliances avec la nouvelle élite - dont on a dit qu'elle ne venait pas de nulle part - ne demandera une nouvelle fois qu'à s'investir.

115À la lumière de ces données, deux questions se posent : la première concerne l'état de la société et de ses élites dans les deux protectorats au moment où ces régimes cèdent la place ; la seconde ouvre sur la période de l'indépendance, et insiste sur les contradictions entre le nationalisme du discours et le nationalisme de gouvernement tel qu'il est pratiqué à partir de 1956.

116Sur le premier point, il faut souligner (à nouveau) l'importance du décalage chronologique entre le Maroc et la Tunisie. Dans cette dernière, le protectorat prend fin après une période de trois quarts de siècle. Durant ce petit siècle, on a assisté à la reconversion de l'ancienne classe dirigeante dans un système de compromis avec le protectorat qui lui assure jusqu'à la fin sa prééminence. La conquête du nouveau système de légitimation de l'élite qu'est le système d'enseignement nouveau s'est opérée dès avant la guerre de 1920 pour les enfants de cette classe. Un processus identique s'est opéré au Maroc, même s'il reste très étroit. La grande différence avec le Maroc est qu'en Tunisie, de nouvelles capacités, non issues de l'ancienne aristocratie makhzénienne, ont pu dès l'entre-deux-guerres accéder à ce système de formation. Aussi, à l'indépendance, une nouvelle force sociale et intellectuelle est en état de prendre les rênes du pouvoir, via le Néo-Destour. Au Maroc, en revanche, le système d'enseignement ne s'est vraiment ouvert qu'à partir de 1945, ce qui n'a pas laissé le temps à une nouvelle génération (au sens banal du terme) de monter.

117Ce sont les enfants de l'ancienne classe dirigeante qui arrivent au pouvoir, à quelques exceptions près comme Douiri ou surtout Ben Barka. Ce dernier, fils de chaouch, est pratiquement un cas d'espèce de sa génération. Il aurait pu être le Bourguiba marocain, mais n'a pas de force sociale derrière lui et ne peut donc guère peser sur le processus politique à l'œuvre. Mais l'histoire n'est pas figée en 1956. Il nous faudra maintenant suivre le jeu des forces sociales qui se déroule dans les premières décennies de l'indépendance. L'héritage des protectorats est d'ailleurs durable, qui voit en Tunisie une ancienne classe dirigeante se faire souffler le pouvoir, mais qui garde des atouts incontestables, et qui voit au Maroc une nouvelle génération monter dans les collèges et lycées, et dont la demande sociale ne va pas tarder à se faire jour.

118Sur le second point, il faut insister sur un paradoxe très lourd de menaces. Les militants nationalistes de formation universitaire moderne avaient fait du développement de la langue arabe au Maghreb un des thèmes fondamentaux de leur combat. Il suffit, pour s'en persuader, de relire les programmes politiques des organisations nationalistes dès leur constitution, à l'image du plan d'action présenté par le Comité d'action marocaine en 1934. Dans son article sur l'AEMNAF dans l'entre-deux-guerres, Ch.-R. Ageron a montré que l'enseignement de la langue arabe était une « revendication fondamentale » de cette association étudiante. Or l'histoire voulut que ceux qui s'étaient battus au nom de cet idéal fussent les signataires des conventions culturelles avec la France qui maintenaient la langue française à sa place première (fût-ce de manière temporaire). Au demeurant, ces revendications identitaires étaient en parfaite contradiction avec leur formation et leurs relations (à commencer par les mariages mixtes...) qui revinrent ainsi au premier plan.

119Le thème de l'arabisme avait permis de forger un discours de combat commun aux étudiants nord-africains en France, au moment où les formations nationalistes formaient leurs leaders. Dans le cadre de cette bataille de la langue, l'arabisme était un support « populiste » d'une grande efficacité, puisqu'il apportait un succès auprès des masses par idéologie nationale. À la même époque, les traditionalistes de formation et les étudiants des universités musulmanes menaient une lutte au nom des mêmes exigences, qui permit un rapprochement avec les éléments de formation française. Mais pour ces gens de formation arabophone exclusive, déjà exclus des postes de valeur de la fonction publique par la colonisation, il s'agissait d'une lutte pour la survie.

120L'histoire donna finalement aux premiers la responsabilité de gouverner leur pays après l'indépendance, et d'imposer une politique inverse au nom de la modernité, de la nécessité et des impératifs techniques. Cette faible classe appelée à gouverner avait été formée par ses études au prix d'une acculturation élitiste. Il faut donc bien différencier l'arabisme politique qui relève du discours populiste et l'arabisation scolaire et linguistique appelée par ses défenseurs à entrer en application. La seconde joue le rôle d'une réponse sociale mais est disqualifiée d'entrée de jeu auprès de la classe dirigeante, a fortiori dans un contexte de scolarisation limitée qu'elle serait (peut-être seule) à même de bouleverser.