1En cet après-guerre, les étudiants maghrébins se voient reconnaître une liberté beaucoup plus grande par les autorités protectorales de Tunisie mais aussi, désormais, du Maroc. La nouvelle conjoncture leur permet de partir en quête de nouveaux horizons, non seulement vers la métropole mais aussi vers le Proche-Orient ou même vers les États-Unis, qui ont fait irruption en Afrique du Nord en novembre 1942, et commencent à intriguer. Le mouvement vers les études supérieures s'accompagne d'une poussée renouvelée en direction du baccalauréat français, véritable passeport pour l'étranger. Pourtant, les autorités françaises tentent de résister à cette envie de départ, et tentent de doter les protectorats d'établissements pour former une classe dirigeante, fût-elle en situation de relégation. Telle est la mission attribuée à l'École des officiers de Meknès et aux nouvelles Écoles d'administration de Rabat et Tunis.

1. Renouveau de la voie orientale ?

2Dès l'avant-guerre, le Proche-Orient, et plus particulièrement sa capitale intellectuelle le Caire, avaient accueilli un certain nombre d'étudiants maghrébins. Certes, selon une tradition multiséculaire, des étudiants en religion allaient étudier au sein de la vénérable El Azhar, où ils pouvaient du reste retrouver des tolba issus de tout l'islam sunnite. Toutefois, à la lumière des événements de l'entre-deux-guerres, à l'occasion desquels l'Égypte avait conquis une indépendance toute relative, ces études acquirent un relief particulier. Le Caire apparaissait déjà à bien des égards comme la capitale du nationalisme arabe, de la réforme (islah) des États musulmans et d'une renaissance en gestation. Telle est du moins l'idée que s'en faisaient les Maghrébins.

3Aussi comprend-on l'aura et le prestige acquis par les étudiants expatriés au Caire dès l'entre-deux-guerres. Leur poids est plus important au Maroc qu'en Tunisie, car ce pays connaissait un retard du fait de sa colonisation plus tardive. Parmi les premiers leaders nationalistes marocains, on trouve plusieurs anciens étudiants d'El Azhar, et notamment le premier d'entre eux, le 'alim Allai el Fassi, arrivé en 1927 dans la capitale égyptienne d'où il fut expulsé pour activisme politique en 1930. Tel fut aussi le cas de notable Hassan Bou'ayad qui passa quatre années à El Azhar à la fin des années vingt. C'est depuis le Caire qu'en 1930 il mena une violente campagne contre le dahir berbère, avant d'y rencontrer Gandhi en août 1931.

4Ces jeunes hommes furent relayés au Caire par les jeunes Marocains issus de la zone espagnole et envoyés au Levant par Abdessalam Bennouna. C'est ainsi que Mehdi Bennouna arriva au Caire en 1936 où il s'inscrivit à la faculté de droit de l'université Fouad I^er. C'est dire qu'une nouvelle génération avait succédé à la précédente : les étudiants Marocains désormais titulaires de diplômes de l'enseignement moderne pouvaient suivre un cursus à l'université nouvelle. Cela dit, des ponts existaient comme le prouve l'itinéraire d'Abdelkader Torrès qui venait de la Quaraouiyne mais s'inscrivit à Fouad I^er.

5Les étudiants marocains formés au Levant retrouvèrent ainsi des étudiants marocains venus parfaire leur culture après des études en France, ou devenus indésirables en métropole : c'est ainsi que se côtoyèrent Mohammed Bennouna, Mekki Naciri, Ahmed Balafrej et quelques autres. Ces jeunes nationalistes, malgré l'indifférence des Égyptiens vis-à-vis des questions nord-africaines, avaient fondé au Caire en 1930 un « Comité pour la défense du Maroc en Orient ». Ce Comité qui vivait des contributions des étudiants marocains disposait de la boîte postale 1881 à la Poste Centrale du Caire.

6Des étudiants algériens et tunisiens étaient aussi présents au Caire, mais le groupe marocain était certainement le plus dynamique. Le Comité marocain tenait des réunions dans des domiciles privés et ses activités étaient liées à deux choses. Il se structura, à l'image du nationalisme marocain, autour de la question du dahir berbère au début des années trente, dont le souvenir fut célébré pendant toute la période (fête du 16 mai) ; des anniversaires politiques étaient ainsi célébrés en collaboration avec l'Association de la jeunesse musulmane ou avec les Frères musulmans. D'autre part, le Comité se manifestait à travers la presse du Proche-Orient. Des informations et articles étaient publiés dans les pages consacrées aux affaires arabes (que ce soient des informations d'ordre privé ou relatant des événements du Maroc, comme les incidents de 1937 à Meknès).

7Le groupe transmettait ses informations à des journaux de Bagdad, Beyrouth, Palestine ou Damas (où se trouvaient d'ailleurs quelques étudiants marocains comme Saïd Hajji). Ainsi, le journal El Balar réservait deux pages par semaine aux affaires des pays islamiques. Des articles étaient échangés avec l'AEMNA de Paris via Tanger, ou avec les nationalistes des grandes villes du Maroc. Le groupe bénéficiait à ce sujet de la compétence de Mehdi Bennouna qui s'était inscrit à l'université américaine du Caire pour suivre des études de journalisme.

8Après-guerre, les choses prirent une autre dimension avec l'arrivée au Caire des principaux leaders nationalistes de Tunisie et du Maroc qui rejoignirent la nouvelle capitale de la Ligue arabe (fondée au Caire le 22 mars 1945). C'est que le Proche-Orient arabe était en pleine renaissance politique, avec l'indépendance des mandats du Levant français dès 1946 puis de la Palestine en 1947. C'est dans un contexte d'exaltation nationaliste que les leaders maghrébins rejoignirent la région, après que la reprise en main opérée par la France en Afrique du Nord a temporairement gêné l'opposition politique sur place. Cela dit, les leaders maghrébins durent convenir assez vite que les Égyptiens manifestaient toujours peu d'intérêt pour leur cause. Ils n'en menèrent pas moins une action commune en faveur de l'idée d'un Maghreb indépendant.

9Habib Bourguiba fut le premier à partir pour le Caire en mai 1945. Il mit sur pied un Bureau du Maghreb en février 1947. L'évasion du vieil Abd el Krim en partance pour la Réunion en mai permit au groupe d'émigrés de se doter d'un chef incontesté. C'est à ce moment qu'arriva du Maroc Allai el Fassi. Fut alors mis sur pied en décembre 1947 un « Comité de Libération du Maghreb arabe », dont Bourguiba fut Secrétaire général, tandis que la Présidence revenait à Abd el Krim. Le groupe d'émigrés comprenait nombre de leaders nationalistes des deux protectorats : Abdelkader Torrès, Habib Thameur, Taïeb Slim, Rachid Driss, Hédi Saïdi et Hassene Trikk. Parmi ces jeunes hommes, certains profitèrent de leur relative inaction pour entreprendre de nouvelles études à l'université égyptienne. Tel fut le cas du tunisien Rachid Driss.

10Dans ce contexte en effet, faire ses études au Proche-Orient aurait dû acquérir plus de prestige encore qu'auparavant. Cette possibilité était renforcée par les bourses accordées aux étudiants nord-africains par les jeunes États de la région au nom de la solidarité arabe. La situation des étudiants tunisiens et marocains en Syrie ou en Égypte restait cependant précaire à la fin des années quarante. Bourguiba effectua alors un voyage à Bagdad, au printemps 1948, pendant lequel « le gouvernement irakien aurait promis de venir en aide [à ces étudiants] pour leur permettre de poursuivre leurs études à l'université de Bagdad ». Mission fut peu après confiée à Habib Thameur et Youssef Rouissi de diriger un certain nombre d'étudiants tunisiens de Damas vers Bagdad.

11Quoi qu'il en soit, il semble que les principales communautés d'étudiants issues des protectorats au cours de l'après-guerre restèrent fixées à Damas et au Caire. Ainsi, au printemps 1952, 6 étudiants tunisiens et 8 marocains étaient à Damas où ils recevaient des bourses de 270 à 350 livres syriennes par an. Ces étudiants suivaient des cursus très divers : les Tunisiens étaient en majorité en lettres à l'université syrienne (et 1 en sciences religieuses), tandis que les Marocains étaient en majorité dans le secondaire (et 1 à l'université).

12Cependant, le symbole qu'aurait pu représenter un Proche-Orient indépendant et la présence des leaders nationalistes nord-africains ne fit guère recette. En réalité, la présence d'étudiants nord-africains dans cette région ne doit pas masquer le fait que les études en métropole restent les plus recherchées, pour des raisons linguistiques et scientifiques, sachant que l'on peut mener assez librement en France une action politique ou syndicaliste. C'est dire que les étudiants nord-africains du Proche-Orient avaient, pour la plupart, partie liée avec le haut enseignement musulman (tout au moins pour les Tunisiens).

13C'est en effet de ce côté qu'on recherche de nouveaux débouchés et de nouvelles formations pour les étudiants issus d'un secteur traditionnel en pleine expansion démographique. Ainsi, à côté d'un courant traditionnel d'envoi d'étudiants à El Azhar qui persiste, on assiste à un mouvement nouveau d'étudiants issus du secteur traditionnel qui tentent de trouver une issue que l'université française ne leur donne pas.

14L'initiative peut être individuelle comme en témoigne une lettre du 1^er février 1950 du ministre de l'Éducation nationale au directeur de la DGIP de Tunisie. Le ministre y évoque le cas d'un étudiant tunisien titulaire du « diplôme de fin d'études secondaires » de 1946 de la Grande Mosquée, qui cherchait à s'inscrire pour des études de licence auprès de l'École française du droit au Caire. Éconduit de l'université égyptienne, cet étudiant, muni du tahcîl, tenta vainement sa chance auprès de cette École, son diplôme ne pouvant donner accès à l'enseignement supérieur français.

15Mais l'initiative émane le plus souvent de l'institution elle-même, orchestrée par Fadhel Ben Achour et relayée au gouvernement tunisien par Si Hassen Abdelwahab, membre de l'Académie Fouad au Caire et ami de Taha Hussein, alors ministre de l'éducation en Égypte. Pour autant, le gouvernement tunisien qui avait l'oreille du Destour depuis le ministère Chenik d'août 1950 essayait de temporiser. C'est que les modernistes voyaient d'un mauvais œil ce regain d'activisme des gens de la Zitouna, et du clan Ben Achour en particulier. C'est le gouvernement tunisien qui rechigne à verser une aide pécuniaire aux tolba du Caire, les autorités protectorales françaises se contentant d'apaiser cette tension. Pour encadrer ces revendications, le gouvernement tunisien décida d'instaurer un cadre légal d'octroi de bourses à un petit nombre d'étudiants en partance pour le Caire.

16Dès la fin des années quarante se trouvaient des étudiants tunisiens au Caire, dont au moins cinq à l'université Fouad I^er. Ils logeaient au Foyer des étudiants orientaux, rue de la Mosquée Ismaïli. Mais ce fut le voyage de Si Fadhel Ben Achour au Caire fin 1949-début 1950 qui suscita un regain d'intérêt à leur égard. Les responsables de la Zitouna voulaient imiter la réforme des études initiée à El Azhar qui avait introduit l'enseignement des sciences modernes. Dans ce dessein, ils eurent d'abord l'idée de faire venir des enseignants égyptiens susceptibles de faire ces enseignements en arabe. Ce fut Si Fadhel Ben Achour qui fit une demande à Taha Hussein début 1950 pour obtenir quatre enseignants qui devaient être détachés en 1951. Les autorités françaises firent capoter cette demande pour des raisons politiques.

17Mais Si Fadhel Ben Achour avait aussi demandé que l'Égypte reçoive quatre boursiers zitouniens à l'université Fouad du Caire, pour apprendre la terminologie arabe des matières scientifiques. D'après nos sources, Hosny Abdelwahab intervint conjointement auprès des autorités égyptiennes. Cette démarche réussit et le gouvernement tunisien accorda annuellement quelques bourses à des étudiants zitouniens recrutés sur concours, que ce soit pour le Caire ou Damas : ils furent 4 dès l'hiver 1951, 3 en novembre 1952, chiffre porté à 11 un an plus tard (6 pour des études de mathématiques et de sciences physiques à Damas et 5 pour la géographie et la philosophie au Caire). Ces bourses se montaient à 75 000 FF par étudiant et par trimestre début 1953.

18« Il va sans dire que les autorités françaises du protectorat n'ont pas vu d'un très bon œil cette réforme qui crée un courant culturel entre la Régence et l'Égypte avec tout ce que cela peut comporter de danger d'ordre politique », relevait une note de la Résidence, tout en convenant qu'elles ne pouvaient rien faire, et que cette situation était un « moindre mal face à ce qu'aurait été la venue de professeurs égyptiens ». La même note nous apprend aussi que ces boursiers tunisiens éprouvèrent des difficultés liées à leur faible niveau. C'est ainsi que certains étudiants ont été placés en collège et non à l'université. Ces problèmes sont d'ailleurs multiples ; dès 1951, les 4 premiers étudiants de « la mission zitounienne au Caire », refusés à l'université Fouad I^er, ont été orientés sur la nouvelle faculté Ibrahimi, dont une lettre de l'ambassade de France en Égypte précise qu'elle recrute au niveau de la classe de quatrième du système français. Ils se sont heurtés d'autre part au fait que les études scientifiques se faisaient en anglais : partis pour apprendre la terminologie arabe scientifique, ils ont dû d'abord « se faire inscrire au British Institute pour y apprendre l'anglais »…

19Cette initiative de la Zitouna, qui montra vite ses limites, suscita une réaction ambiguë des milieux modernistes, qui voulaient éviter un renforcement du prestige de l'enseignement traditionnel, et le monopole de la Zitouna sur les étudiants expatriés au Proche-Orient. Le gouvernement tunisien découragea la venue de professeurs égyptiens, mais montra ses faveurs vis-à-vis des étudiants tunisiens expatriés au Proche-Orient. C'est ainsi qu'au lendemain du voyage de F. Ben Achour au Caire, début février 1950, il fut procédé à la Khaldounia à la création d'un « Comité d'entraide aux étudiants tunisiens installés en Égypte ». Participaient notamment à ce comité Habib Bourguiba (rentré à Tunis depuis avril 1949), le docteur Chedly Ben Romdane et le fils de M'Hamed Chenik, le Premier ministre. Une collecte fut organisée, et la Khaldounia procéda à l'envoi de 120 000 FF en avril au profit de 7 étudiants tunisiens au Caire (5 à l'université Fouad I^er et 2 à El Azhar). Cette pratique se poursuivit puisqu'en février 1953, ce furent 306 000 FF qui furent transférés au profit de 7 étudiants (6 en Égypte et 1 à Damas). Toutefois, à cette date, Fadhel Ben Achour avait repris l'initiative, car il présidait la Khaldounia.

20La voie de formation orientale fut en définitive limitée à quelques dizaines d'étudiants dont se disputaient les faveurs traditionalistes et modernistes, sous l'œil méfiant des autorités coloniales. Cette situation est particulièrement vraie en Tunisie, mais ne doit pas faire oublier la prééminence incontestée des études supérieures françaises.

2. Succès du baccalauréat et « démocratisation »

21Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le prestige du baccalauréat, déjà élevé aux yeux des musulmans dans les années trente, ne se démentit pas. L'après-guerre connut une forte croissance des effectifs musulmans des collèges et lycées, néanmoins entravée par la faiblesse des effectifs scolarisés, avant et pendant la guerre, dans l'enseignement primaire. Cela devait changer à partir du milieu des années cinquante, au moment où arrivèrent au collège les cohortes plus nombreuses ayant bénéficié des plans de scolarisation de la Libération. Mais nous entrons là dans une autre histoire.

22En réalité, tout incitait les jeunes musulmans des protectorats à considérer le baccalauréat comme le sésame de la réussite sociale : les tribulations de leurs collègues du haut enseignement islamique, les postes de seconde catégorie réservés aux titulaires du diplôme des collèges musulmans... et surtout la brillante réussite des pionniers de l'enseignement supérieur français qui tenaient le haut du pavé par leurs professions, comme par leur activisme politique. Les autorités coloniales avaient commencé dès l'avant-guerre à tirer les conséquences de cet engouement. À la Libération, les choses avaient cependant pris une autre dimension, et les collèges musulmans, agrandis et multipliés, préparaient désormais directement le baccalauréat.

23Devant la désertion des collégiens, la DIP du Maroc dut même supprimer le DESM des collèges musulmans : en 1948, la section traditionnelle de Moulay Idriss ne comptait plus que deux élèves... « En fait, ce sont des examens qui correspondaient à une période de transition aujourd'hui dépassée », conclut une brochure de l'administration datant de 1952. L'enseignement de double culture pour lequel avaient été fondés les collèges musulmans aux débuts du protectorat cessait par là même d'exister. Et ce à tel point que le « baccalauréat marocain » créé en 1948, sur le modèle du baccalauréat classique français (le latin étant remplacé par l'arabe), ne séduit pas les jeunes Marocains, au grand dam de l'administration. M. Merrouni tire les conséquences de cette évolution : « Au début des années cinquante, écrit-il, le collège [Moulay Idriss] ne différait plus d'un lycée français que par sa clientèle ».

24À Tunis, les Sadikiens continuèrent en revanche à présenter le diplôme de fin d'études du collège. Les statistiques officielles précisent ainsi que pour l'année 1952, alors que 441 musulmans (en comptant ceux des lycées français) avaient présenté la première partie du baccalauréat (pour 98 reçus), ils étaient 229 à avoir présenté conjointement ce diplôme (pour 101 reçus). Ainsi, la majorité des élèves de sixième année secondaire de Sadiki et des « sections tunisiennes » des autres établissements continuaient à présenter ce diplôme, considéré à la fois comme un titre prestigieux et éventuellement comme un pis-aller en cas d'échec au baccalauréat (notamment pour entrer dans l'administration). Ceci constitue une différence notable avec le Maroc, où la logique du seul baccalauréat, fût-elle extrêmement sélective, l'avait emporté sur le diplôme.

25Cela dit, à Tunis, les effectifs musulmans du lycée français connaissaient eux aussi une forte croissance, attestant par-là de la prééminence acquise par le baccalauréat. D'après les statistiques du lycée Carnot, les effectifs musulmans des classes de terminale ont connu une forte croissance de 1946 à 1956, bien que ceux-ci soient toujours restés une minorité. Ils sont ainsi passés de 23 en 1946-1947 à 46 en 1951-1952 et 58 en 1955-1956. Cet effectif est à répartir entre les huit classes de terminale du lycée qui comptaient 266 élèves en 1956. Nous devons mentionner aussi pour mémoire qu'à côté des musulmans se trouvait une forte minorité de « Tunisiens israélites » (37 en 1946-1947, 35 en 1954-1955). En définitive, les Tunisiens musulmans des classes de terminale du lycée Carnot sont passés en une décennie de 9,6 % à 21,8 % de l'effectif total.

26Nous disposons de quelques données sociologiques relatives à cette population de lycéens musulmans de l'après-guerre. L'accroissement des effectifs a-t-il entraîné une ouverture sociale plus grande que celle que nous avons vu se profiler dans les années trente ? Concernant le lycée Carnot, nous disposons d'une analyse faite en 1954 par un membre du CHEAM. Dans ce mémoire, l'auteur tente de dresser le profil sociologique des élèves musulmans du lycée Carnot, en distinguant successivement les élèves des sections tunisiennes (167 élèves) et ceux des sections non tunisiennes (207).

27Après avoir constaté que la Tunisie intérieure « ne participe presque pas au recrutement des établissements secondaires de la Régence » (elle fournit 37 élèves musulmans de 6^e en 1951, 55 en 1952 sur un total de 1 350), l'auteur commence par étudier les élèves provenant de ces régions et inscrits au lycée Carnot. Ces derniers sont respectivement 17 et 9 dans les sections tunisienne et française. Concernant les 17 premiers, on constate qu'il s'agit d'une population « relativement aisée et évoluée » : 6 fils de fonctionnaires 4 fils de cultivateurs, 3 de commerçants et 2 de professions libérales. 2 élèves seulement viennent de la classe pauvre. Enfin, parmi les 9 de la section française, la sélection est encore plus sévère : on trouve 2 fils de caïds, 1 de médecin, 2 de commerçants, 1 d'agriculteur, 2 de fonctionnaires moyens et 1 de petit fonctionnaire. Les artisans et ouvriers ne sont là même plus représentés. C'est dire que la Tunisie intérieure, qui ne possède pas, à l'inverse de Bizerte, Sousse et Sfax, de lycée, n'envoie qu'exceptionnellement ses fils vers le lycée. De ce point de vue, il n'y a donc aucune ouverture du système.

28Concernant maintenant l'ensemble des autres élèves, il faut distinguer ceux de la section tunisienne et les autres. Parmi les premiers, 86 % proviennent de la zone de Tunis et de la zone littorale qui va du Cap Bon à Gabès (soit de 10 % du pays). Sans parler des 54 % d'élèves qui viennent des écoles de Tunis et environ, très peu d'élèves proviennent des écoles rurales : sur les 52 élèves qui proviennent du littoral qui va de Tunis à Gabès (soit 31 % du total), tous sauf 1 viennent de la bande littorale, dont la moitié de 5 centres (Houmt Souk à Djerba, Gabès, Mahdia, Moknine, Monastir).

29D'après une enquête plus serrée effectuée sur 43 élèves du lycée, 3 élèves seulement proviennent d'une école rurale, tandis que 38, soit 88 %, proviennent des écoles franco-arabes de centres notables. C'est dire que les élèves du lycée Carnot ont subi dès leur arrivée une sélection très forte au détriment des ruraux. Cette sélectivité est encore accrue parmi les élèves de la section française : ainsi, 69 % de ces élèves proviennent de la région de Tunis ou de métropole pour une petite partie. Les 31 % restant se répartissent entre 16 % venant du littoral jusqu'à Gabès et 15 % de centres de l'intérieur.

30Au plan social maintenant, notre auteur écrit à propos des sections tunisiennes :

« Ce sont les catégories déjà tournées vers les fonctions de relation, habitant, comme telles, les petites villes, qui fournissent l'essentiel du recrutement de l'enseignement secondaire ».

31Derrière cette analyse, il faut comprendre que les enfants des classes populaires, fils d'artisans, d'ouvriers et de paysans sont assez peu nombreux. Sur 150 professions connues, on relève : 58 fils de fonctionnaires (surtout petits) ou employés ; 9 fils de professions libérales ; 32 fils de commerçants (dont 10 épiciers) ; voilà pour les « fonctions de relation ». Quant aux « fonctions productrices », on relève 51 cas : mais seuls 13 emplois renvoient à des « conditions véritablement populaires » (13 emplois d'ouvriers dont 4 journaliers agricoles) ; parmi les autres, on compte 25 agriculteurs, dont 8 résident à Tunis (et sont donc des propriétaires fonciers non exploitants), ce qui n'exclut pas que le Sahel en compte quelques autres. Il est donc difficile d'établir un découpage social clair, mais ce qui se dégage de cette étude, c'est l'extrême faiblesse des fils des classes populaires.

32Encore faut-il ajouter, nous dit l'auteur, que les classes non tunisiennes présentent un « aspect encore moins démocratique » : sur 202 cas, on relève 35 parents de cadres supérieurs de l'administration (17 % contre 10 % en section tunisienne), 19 professions libérales (9,5 % contre 5 %), 64 petits et moyens fonctionnaires (32 % contre 24 %), 31 commerçants, soit 75 % pour les « fonctions de relations ». La part des ouvriers et artisans tombe là à 8 % du total. C'est dire que l'évolution vers une certaine démocratisation dans le recrutement des élèves musulmans du lycée Carnot, qu'H. de Montéty avait pensé démontrer à la veille de la guerre, n'est pas confirmée par cette analyse. Le lycée français demeure l'apanage de la minorité des citadins, et est plus précisément réservé parmi eux aux fils des familles aisées et moyennes. L'auteur conclut même :

« [...] la clientèle des classes françaises est essentiellement tunisoise et limitée aux classes élevées et aisées de la population [...]. Les pères d'élèves ont souvent fait leurs études supérieures en France ».

33Cette sélectivité sociale est plus forte au lycée qu'au collège Sadiki. Néanmoins, les chiffres fournis par N. Sraïeb dans sa thèse prouvent, sur la longue durée, qu'il n'y a pas de bouleversement sociologique, même dans ce collège.

34Certes, les Sahéliens sont de plus en plus nombreux à Sadiki (bien qu'en minorité par rapport aux Tunisois), mais les catégories sociales restent assez stables. C'est du moins l'idée que l'on peut se faire à la lecture des tableaux présentés par ce chercheur. Ainsi, les catégories traditionnelles qui dominaient entre 1898 et 1910 sont toujours dominantes entre 1911 et 1956. Parmi les parents d'élèves, les propriétaires et agriculteurs, les employés, membres des corps traditionnels et les artisans qui représentaient 75 % de l'effectif dans la première période, représentent toujours près des trois quarts de l'effectif dans la seconde (69,6 %). Enfin, la sous-représentation de la Tunisie intérieure est une fois de plus avérée. Si démocratisation il y a eu par rapport au début du siècle, elle a bénéficié aux seuls habitants du littoral (notamment les Sahéliens), et elle exclut pratiquement les enfants des classes populaires.

35Pour le Maroc en revanche, la thèse de M. Merrouni atteste du fait que l'accroissement des effectifs entraîne une ouverture sociale. Encore ne faut-il pas exagérer ce phénomène à cause de l'extrême sélectivité du secondaire au Maroc pour les musulmans, jusqu'à la fin du protectorat. Les effectifs sont en constante augmentation, mais le taux d'abandon demeure colossal, qui explique la réorientation précoce de nombreux collégiens, à un moment où se développent les opportunités.

36Tel est le cas d'Abdesslam Hajji, qui suivit les cours de Moulay Youssef de 1944 à 1948 jusqu'à la fin de la troisième. Politisé dès le début du secondaire, il s'intéressait particulièrement à la lecture de la presse. C'est muni d'un brevet d'arabe classique obtenu à l'IHEM en 1947 qu'il entra à Radio Maroc dès sa sortie du collège en 1948. Speaker, rédacteur, producteur, commentateur, réalisateur, il devait devenir quelques années plus tard le premier journaliste marocain de télévision. Nombreux furent ceux qui suivirent un parcours analogue dans la presse écrite, secteur moderne échappant à la tyrannie du diplôme.

37L'analyse précise de M. Merrouni, qui découpe par tranches de cinq années les « professions des parents d'élèves du collège Moulay Idriss », permet de constater une évolution significative entre l'avant et l'après-guerre. D'après le tableau que présente l'auteur, cette évolution avait commencé dès la seconde moitié des années vingt ; il n'empêche, pour s'en tenir à la catégorie des « couches supérieures », c'est au tournant des années cinquante qu'elle devient minoritaire : encore 61,7 % entre 1936-1940, puis 52,4 % entre 1946 et 1950 et enfin 46,4 % pour 1951-1955.

38La catégorie qui bénéficie le plus de cette évolution est celle des artisans, que l'auteur a classée dans les « couches inférieures » (ils passent de 12,5 % avant-guerre à 26,4 % entre 1951 et 1955). De ce fait, les « couches moyennes » ne progressent pas, ou très peu, tout au long de la période. Mais sûrement la connaissance des revenus des parents aurait permis de classer certains artisans dans les « couches moyennes ». Dans ce collège, on remarque donc une évolution assez nette (elle va jusqu'à l'émergence d'une fraction d'enfants d'ouvriers qui sont 5,7 % dans les cinq dernières années). Cette situation est certainement emblématique d'une ouverture sociale, certes encore timide, des établissements secondaires marocains et tunisiens, qui résulte naturellement d'une montée des effectifs du secondaire.

39Nous disposons enfin d'une courte étude réalisée en 1955 sur les élèves musulmans du lycée Lyautey de Casablanca. En dépit d'une analyse sociologique assez limitée, il semble, ce qui nous conforte dans nos hypothèses, que le public musulman de Lyautey (243 élèves pendant l'année 1953-1954 sur 1 900 élèves, soit 13 %) soit issu de milieux favorisés. Cela est attesté d'une part par son origine géographique : 41 % sont nés à Casablanca, 26 % à Fès, 8,6 % à Rabat et Marrakech, les autres provenant de l'arrière-pays casablancais.

40Ce public est donc urbain à plus de 75 %, et le nombre élevé de Fassis atteste de l'origine sociale élevée de nombreux élèves. Les auteurs de l'article soulignent que nombre de Casablancais sont d'ailleurs originaires de Fès. Il faut savoir en effet, et nous retrouverons ce phénomène tout au long de notre période, que les grandes familles commerçantes fassies ont massivement émigré à Casablanca au cours du XX^e siècle, où elles se sont reconverties dans des activités de grand commerce ou industrielles. L'origine fassie d'une forte partie du public d'une école située à Rabat ou à Casablanca doit toujours être associée à un prestige social élevé de cet établissement. Les grandes familles commerçantes fassies ont su en effet faire preuve d'une grande mobilité, et sont toujours à l'affût des filières de formation les plus prometteuses.

41Le taux très élevé de fils de commerçants parmi les élèves musulmans de Lyautey (53 %) vient corroborer ce fait. Les auteurs précisent d'ailleurs qu'il s'agit « surtout de commerçants en tissus, de commerçants en gros, de courtiers ». On n'est pas là dans le monde de la boutique. À cette catégorie, il faut ajouter celle des fils de fonctionnaires (16 %, dont les trois quarts appartiennent à la hiérarchie administrative française), les fils d'employés (6,5 %), et les professions libérales (3,7 %). La part réservée aux fils d'artisans et d'ouvriers (3,8 %) ou encore d'agriculteurs (sans autre précision, 3,7 %) est donc marginale. Les auteurs de l'article ne s'engagent pas sur l'analyse que l'on peut dresser de ce tableau. Ils se contentent de constater que les fils d'ouvriers sont plus nombreux dans les petites classes que dans les grandes : cela atteste d'une très légère modification du profil sociologique des élèves musulmans de Lyautey provenant de l'ouverture scolaire entamée depuis la Libération. Mais ce qui prédomine, c'est la domination bien réelle des fils de milieux aisés, qui est ainsi attestée jusqu'à la fin du protectorat.

42Devant la montée du nombre de bacheliers et d'étudiants, les autorités coloniales et les responsables des DIP voulaient éviter les orientations fâcheuses qui auraient pu générer des « aigris », à moins qu'elles ne poussent leurs étudiants à l'activisme politique comme cela avait été le cas dans l’entre-deux-guerres... C'est pourquoi la question « des élites » et de leur formation ne cessa pas de se poser en cet après-guerre, en particulier au Maroc. Les autorités ne tranchèrent jamais le dilemme suivant : valait-il mieux encourager les étudiants musulmans à suivre des études sur place, au risque de les laisser dans l'ignorance de la France réelle, ou en métropole, au risque de la contamination politique ?...

43Quoi qu'il en soit, on s'attacha à informer aussi bien que possible les bacheliers quant aux divers cursus qui leur étaient offerts. C'est ainsi que fut publié à Paris en 1952 un Guide des carrières à l'usage des jeunes Marocains, qui recensait l'ensemble des formations offertes aux étudiants marocains, tant au Maroc qu'en France. De cette lecture ressort le fait que la DIP semble regretter la trop grande polarisation des jeunes Marocains par le baccalauréat français, ainsi que leur ambition, qui les éloigne des « postes modestes dans la fonction publique ». La création des écoles d'administration n'avait-elle pu pallier cette situation ?

3. Dar el Beïda hausse la barre

44À l'image des établissements secondaires, le sanctuaire constitué par l'École militaire de Meknès connut une relative ouverture sociale dans son recrutement. Parallèlement à ce mouvement, la période d'après-guerre connut une évolution dans le niveau de recrutement des élèves. Jusqu'à la guerre en effet, le cours préparatoire de Dar el Beïda recrutait des élèves au niveau du certificat d'études primaires, parfois même sans ce dernier, notamment pour les élèves des tribus. C'est sous la pression des parents qu'une réforme fut entreprise.

45Les autorités coloniales, constatant que peu d'élèves se pressaient pour entrer au cours préparatoire de l'École en 1946, durent se rendre à l'évidence :

« Il est apparu que certains parents, estimant que le niveau de l'instruction générale à Dar el Beïda est trop faible et l'enseignement arabe insuffisant, hésitent à laisser leurs enfants poursuivre leurs études à l'École ».

46Ainsi, la pression en faveur d'un enseignement de bon niveau, qui s'exerçait au sein des collèges musulmans depuis l'avant-guerre, avait fini par déteindre auprès de ceux que l'on destinait à la carrière d'officier et de caïd.

47Face à cette situation, les autorités protectorales décidèrent d'élever le niveau de Dar el Beïda. Il fut décidé d'une part de ne plus recruter que des élèves titulaires du certificat d'études primaires musulmanes, et en conséquence de « demander aux candidats au peloton des élèves officiers le certificat d'études secondaires musulmanes ». D'autre part, des cours d'arabe furent instaurés à partir du début de l'année 1947.

48Cette réforme suscita comme prévu de nouvelles candidatures pour la rentrée 1947, notamment une quinzaine d'élèves issus des collèges musulmans et des lycées français (surtout Moulay Youssef et Moulay Idriss). Le cours préparatoire rénové était en train d'acquérir le caractère d'un prytanée militaire. Les autorités coloniales se méfièrent cependant de cet afflux, devant le risque « d'apporter à l'École militaire quelques-uns des ferments politiques qui intoxiquent actuellement les étudiants marocains ». La direction de l'École suggéra dans ces conditions de ne pas « calquer l'enseignement général donné à l'École sur les programmes appliqués dans les établissements secondaires », et ce afin de recruter par préférence des « fils de familles notables et plus particulièrement des fils de chefs indigènes du bled », dont les études étaient généralement « peu poussées dans leur premier âge ».

49Jusqu'alors, Dar el Beïda recrutait en gros 25 % de ses effectifs au collège berbère d'Azrou, 50 % dans les collèges musulmans et 25 % dans des établissements divers. Pour la direction de l'École, le collège berbère d'Azrou put dès lors apparaître comme la voie de recrutement « normale » de l'École de Meknès ; son recrutement correspondait en effet à l'objectif politique que s'étaient fixé les autorités coloniales. Le collège d'Azrou aurait purement et simplement remplacé le cours préparatoire de Dar el Beïda. La réorganisation d'Azrou fut programmée, avec pour mission de fournir à l'École de Dar el Beïda dès la rentrée d'octobre 1949 des élèves de seconde moderne. Mais le projet n'aboutit pas, et Dar el Beïda garda jusqu'à son terme sa double structure d'avant-guerre.

50L'École fut en fin de compte réformée par instruction résidentielle du 15 mars 1949, avec l'objectif de diversifier les débouchés offerts aux élèves officiers. On instaura pour les élèves officiers un enseignement proche de celui du second cycle des lycées ; mais l'École devait aussi comprendre une classe préparatoire à certaines Grandes Écoles françaises (notamment l'École spéciale militaire interarmes de Coët-Quidan), ainsi qu'une autre à l'École marocaine d'administration (qui fut ouverte en octobre 1950). Là comme dans le secondaire, l'administration montrait son empressement à orienter les jeunes Marocains vers des débouchés diversifiés...

51L'École sous sa nouvelle forme connut un vif succès. L'examen prévu pour l'année 1952 attira 400 candidats pour une quarantaine de places. Le recrutement était désormais quasiment réservé aux jeunes ruraux. Les 102 élèves de l'École (dont 17 au peloton) à la date du 6 mars 1952 se décomposaient comme suit : 46 fils de notables, 19 fils de petits fonctionnaires, 14 fils de petits cultivateurs ou artisans et 23 fils d'anciens combattants. Les boursiers étaient 44 (demi-boursiers), ce qui traduit une très nette inflexion par rapport à l'avant-guerre où cette catégorie était très minoritaire. Les fils de notables ne composaient plus en 1953 que 30 % de l'effectif total de l'École. Il est donc probable que l'on assiste à une certaine démocratisation de Dar el Beïda par le biais des anciens combattants et de leurs fils. Enfin, la répartition entre Berbères et Arabes ruraux restait favorable à ces derniers dans une proportion de 3 contre 2.

52Cette relative démocratisation se déroula dans un contexte de forte croissance des effectifs qui étaient passés de 55 élèves en octobre 1949 à 153 en octobre 1955. En 1955, le recrutement avait achevé de se modifier : les fils de notables comptaient pour moins de la moitié des candidats reçus cette année-là, alors que les fils d'artisans et commerçants, de paysans et d'ouvriers en représentaient plus de la moitié. Les boursiers complets ou partiels dépassaient 85 % de l'effectif cette année-là.

53La même année, Dar el Beïda avait obtenu d'excellents résultats au plan scolaire : 3 reçus au baccalauréat et 19 au brevet. L'École était devenue à la fin du protectorat, et comme malgré elle, pourrait-on dire, un établissement d'enseignement secondaire au service des jeunes ruraux. Les objectifs politiques qui lui avaient été assignés au lendemain de la guerre avaient profondément modifié sa physionomie. Cette École d'exception avait subi en définitive une évolution commune aux autres établissements du protectorat au moins sur deux points capitaux : une relative démocratisation provenant de l'accroissement des effectifs, et une polarisation vers le baccalauréat que rien ne semblait pouvoir arrêter.

4. Recrues et débouchés des ENA

54La création des deux écoles d'administration des protectorats au tournant des années cinquante répondait à plusieurs objectifs. Elle visait d'une part à rendre effectives les dispositions de la réforme administrative qui voulait ouvrir les cadres supérieurs de l'administration aux musulmans : or, l'équivalence à la licence accordée par la réforme à certains diplômes locaux restait lettre morte si une préparation spécifique ne venait pas préparer les candidats aux concours administratifs. Lors de son allocution à l'inauguration officielle de l'EMA, en présence du Grand vizir el Mokri, le général Juin invoqua en effet la mission dévolue au protectorat, dans la droite ligne de laquelle se plaçait la création de cette École : « Amener [le Maroc] à la capacité de s'administrer lui-même ».

55À la différence de l'ENA française, ces écoles d'Administration n'étaient pas des écoles de recrutement : elles visaient à préparer leurs élèves à passer des concours de recrutement après leur sortie de l'École. C'est dire que le succès de ces nouveaux établissements allait dépendre de l'offre proposée aux élèves à l'issue de leur scolarité. Mais la création de ces écoles avait aussi des motivations plus spécifiques. Il s'agissait de retenir une partie des étudiants sur place à un moment, depuis la Libération, où ceux-ci se destinaient en nombre croissant à des études en métropole. Cela est vrai en particulier pour le Maroc, l'administration continuant de déplorer l'orientation prioritaire des bacheliers vers les études supérieures juridiques et médicales, et leur mépris pour les fonctions administratives.

56En Tunisie, la motivation était différente puisqu'il semble que la création de l'ETA ait répondu au désir de mêler en son sein divers groupes d'étudiants aux parcours très divers : français, israélites, musulmans, mais aussi parmi ces derniers, lycéens, Sadikiens et Zitouniens. Tel est le sens que l'on peut donner à la création d'une section arabe aux côtés de la section française. La motivation politique ayant présidé à la création de l'ETA est expliquée dans une note de 1952. Il s'agissait « d'apaiser certaines critiques tunisiennes contre une inégalité de fait qui aurait existé entre candidats français et tunisiens » (aux candidats des concours supérieurs de l'administration et donc titulaires d'une licence), les études de licence étant « non ouvertes aux titulaires de titres secondaires purement tunisiens » (diplôme de fin d'études de Sadiki et tahcîl de la Zitouna). L'ETA pouvait dès lors être considérée, après la Khaldounia, comme

« la seule institution à contribuer à réintroduire dans le circuit de la vie moderne les jeunes Tunisiens issus de l'enseignement traditionnel ».

57L'ETA visait donc théoriquement à conduire ces derniers au niveau de la licence pour leur permettre de rivaliser avec les licenciés.

58Mais la note précédemment évoquée de novembre 1952 montre que l'objectif demeurait assez théorique en effet : la section française accueillait les étudiants de « formation occidentale convenable », et « dont les meilleurs devaient accéder aux emplois supérieurs de l'administration », tandis que la section arabe, « en principe exacte reproduction de la première », avait montré dès le début ses limites, sur lesquelles nous allons revenir.

59La création de ces deux écoles fut accueillie dans les protectorats avec une « grande faveur » comme le soulignent les rapports dont nous disposons. L'inauguration solennelle de l'EMA dans l'amphithéâtre d'honneur de l'IHEM en présence des plus hautes autorités du protectorat est éloquente à ce sujet. De même, l'afflux de candidats au sein de la première promotion des deux écoles en 1949 témoigne d'un certain engouement : 57 jeunes musulmans agréés par le Palais suivirent les cours de la première année de l'EMA à Rabat (sur 92 candidats au départ), tandis que 127 élèves et auditeurs (dont 101 tunisiens) se pressaient à l'ETA. Ces deux écoles devaient cependant rapidement montrer leur insuffisance et les limites de l'engagement des protectorats.

60Au Maroc tout d'abord, il fallut se contenter pendant plusieurs années du seul « cycle moyen » dont la durée des études n'excédait pas une année. Recrutant au niveau du baccalauréat ou des diplômes marocains assimilés, il permettait l'obtention d'un « brevet » donnant droit à ses titulaires de postuler à un emploi du cadre principal. Ce n'est qu'en novembre 1953 que fut institué le « cycle des études supérieures », recrutant au niveau de la licence, ou des diplômes marocains assimilés. Il permettait l'obtention d'un « diplôme » et donnait le droit de postuler aux postes de magistrat des tribunaux Makhzen ou à un emploi des cadres supérieurs.

61Les quatre premières promotions furent donc limitées au cycle moyen. L'origine sociale des candidats montre que l'École recrutait dans le petit vivier des familles Makhzen. Les candidats étaient ou bien fonctionnaires ou bien étudiants encore non pourvus d'un poste. La liste des élèves de cette première promotion témoigne de l'engagement du Makhzen dans cette nouvelle formation : s'y côtoient en effet les fils des grandes familles du royaume : Kettani (secrétaire au Makhzen central), Moulay Ali el Alaoui (idem), Driss Hassar, Mohammed Ben Larbi (capitaine), Ben Driss Filali, ainsi que les étudiants des familles Bennani, el Fassi, el Jaï, Laraqui, Tazi, Ouazzani, Slaoui, Bargach... Les Fassis dominaient largement le groupe.

62Mais derrière ce paravent social, il faut constater que très peu de diplômés de l'enseignement secondaire firent le choix de l'EMA. Parmi les quatre premières promotions de l'École, seuls 14 bacheliers complets et 29 titulaires de la première partie du baccalauréat furent agréés par le Makhzen. Or parmi ces derniers, on relève respectivement 7 et 8 démissionnaires. De ce fait, parmi les 78 brevetés des quatre premières promotions, on ne relève que 4 bacheliers complets et 9 titulaires de la première partie du baccalauréat. Pour finir, ajoutons que 2 seulement des 4 bacheliers étaient étudiants. Les responsables de l'EMA durent rapidement déplorer que les « bacheliers marocains s'orient[aient] de préférence vers des études supérieures en France », et que ces derniers n'avaient pas « encore une juste appréciation des emplois qui leur [étaient] offerts par l'administration ». De ce fait, les fonctionnaires furent toujours plus nombreux que les étudiants : 52 contre 26 au sein des 78 premiers brevetés.

63Bien qu'appartenant souvent à de grandes familles, ces jeunes gens n'avaient guère suivi un cursus moderne, et ils souffraient « d'une insuffisance de leur instruction de base ». De plus, ils avaient des niveaux peu homogènes, ce qui rendait cette année de formation problématique, et n'autorisa en conséquence que des « résultats modestes ». Les échecs étaient nombreux : ainsi, la première année, il y eut seulement 18 reçus sur 55 candidats, et la deuxième année, 21 sur 51. Mais là ne s'arrêtent pas les déconvenues des élèves et de la direction de l'École.

64Ces élèves souvent peu formés (plusieurs fonctionnaires n'avaient aucun diplôme secondaire), après une scolarité courte, ne purent être placés à des postes élevés. Les premiers brevetés manifestèrent leur « déception » à l'égard des postes qui leur étaient offerts, « les estimant très inférieurs à ceux qu'ils espéraient ». Car au faible niveau des brevetés s'ajoutait le fait que l'administration réduisit la liste des emplois réservés aux Marocains (en 1950), et que le Makhzen ajouta des conditions de grade et de diplôme à celles qui étaient initialement prévues (en 1951). Bref, les premiers brevetés se virent fermer les portes dont ils attendaient qu'elles leur soient ouvertes. En 1951, 271 Marocains furent recrutés dans les cadres mixtes de l'administration, dont 10 dans le cadre supérieur (niveau licence) et 60 dans le cadre principal : c'est dans ce dernier que trouvèrent place une vingtaine de brevetés de l'EMA.

65Le sort réservé aux deux premières promotions entraîna aussitôt une baisse des candidatures qui tombèrent de 61 en 1949 à 31 en 1951. L'administration déplorait cette situation, et ajouta 3 à 4 000 FF par mois aux bourses de la DIP qui s'élevaient à plus de 13 000 FF. Dès 1952, l'administration évoquait le « préjugé défavorable » vis-à-vis de l'EMA chez les jeunes Marocains. À la décharge des bacheliers, l'administration reconnaissait que la plupart des emplois des cadres principaux auxquels préparait l'EMA étaient directement accessibles aux bacheliers (grâce au dahir du 5 mai 1948), ce qui ôtait tout intérêt au brevet de l'École. Mais bien sûr, c'est d'abord les études supérieures à l'université qui attiraient la masse des bacheliers.

66Devant cette évolution, les autorités administratives décidèrent d'entreprendre une réforme de la jeune École. Son principe fut admis dès le mois de décembre 1951. Elle consistait d'une part dans le doublement de la scolarité du « cycle moyen », la seconde année devant être réservée à la culture intéressant le Maroc. Il s'agissait d'autre part d'organiser le « cycle supérieur » prévu par le décret de création de l'École ; il devait former des candidats postulant aux cadres supérieurs. Son recrutement devait être mixte et s'étendre aux fonctionnaires comme aux étudiants ; parmi ces derniers, on prévit de recruter des licenciés, des diplômés de l'IHEM et les meilleurs des brevetés de l'École. Enfin, le montant des bourses fut doublé. Ce projet qui devait rénover l'EMA fut mis en application au cours de l'année 1953-1954.

67Cette année-là, l'EMA fonctionna avec la première année du « cycle moyen » et celle du « cycle supérieur ». Elle comprenait 74 élèves, dont 27 du deuxième cycle : parmi eux, on ne comptait que deux étudiants (licenciés en droit). En « cycle moyen », après l'abandon des 4 bacheliers demeurèrent 18 étudiants face à 28 fonctionnaires : encore leur niveau de formation était-il particulièrement bas : 4 brevets du premier cycle, 12 certificats et 5 brevets d'arabe classique. L'année suivante confirma la prééminence des fonctionnaires (60 sur 81 élèves au total) : le « cycle supérieur » avait pratiquement cessé de recruter à l'extérieur : 9 élèves sur 13 étaient des brevetés du « cycle moyen ».

68Le protectorat avait donc échoué dans son désir de créer une filière administrative élitaire apte à séduire les jeunes Marocains ambitieux. La structure même du protectorat décourageait certainement les meilleures volontés, et le Makhzen compliqua la tâche en n'offrant aucun débouché dans ses propres administrations ; pourtant, une occasion avait été manquée, qui entraîna un discrédit durable sur cette École qui, par-delà l'indépendance, fut toujours considérée comme une École de fonctionnaires moyens, avec tout le discrédit que cela comporte aux yeux des jeunes notables marocains.

69En Tunisie aussi, la création de l'ETA avait été accueillie avec une « grande faveur ». Il fallut néanmoins constater dès la première année que les Français avaient « boudé » cette École. Parmi les premiers inscrits, il n'y avait aucun jeune étudiant français, « contrairement à ce qui avait été voulu », mais seulement des fonctionnaires en exercice. Autre problème, plus des deux tiers des étudiants tunisiens (69 sur 101) provenaient de la Zitouna. Les autres étaient titulaires du diplôme de fin d'études de Sadiki, ou étaient fonctionnaires (et avaient donc le statut d'auditeur).

70L'extrême faiblesse du niveau des Zitouniens apparut d'entrée comme un grave handicap. La lettre précédemment citée évoque la question du « monolinguisme arabe » de ces étudiants, qui semble poser problème, en dépit de leur inscription à la section arabe. Sur 69 étudiants zitouniens, l'administration en considérait dès la première année 49 comme « irrécupérables », et une vingtaine comme « brillants » (dont 15 qui étaient passés par les écoles franco-arabes). La scolarité de l'ETA durant trois années, l'administration concluait au sujet de ces 20 Zitouniens dès le printemps 1950 :

« Il semble raisonnable de penser qu'au terme des trois années d'enseignement, ils seront tout juste en mesure d'aborder dans les conditions acceptables des concours administratifs en concurrence avec les Sadikiens ».

71C'est dire que l'ETA ne pouvait contribuer « que pour une part très faible à régler le douloureux problème de rendre les Zitouniens aptes à trouver des débouchés », à un moment où la Zitouna délivrait de 500 à 600 tahcîl par an.

72D'entrée, le recrutement de l'ETA s'avérait décevant puisque pratiquement aucun bachelier, tunisien et a fortiori français, n'avait cru bon de s'y inscrire. À un moment où il était assez aisé dans la Régence de suivre des études supérieures, l'ETA dut se contenter de recruter parmi les laissés-pour-compte de l'enseignement secondaire (Zitouniens ou Sadikiens ayant échoué au baccalauréat). Étant donné l'aire sociologique de recrutement de ces établissements au lendemain de la guerre, il est donc certain, même en l'absence d'analyse sociologique précise, que l'ETA ne recruta pas d'entrée, à la différence du Maroc, parmi les familles influentes. Mais les choses allèrent en s'aggravant, puisque même dans sa catégorie de recrutement, le succès de l'ETA fut vite déclinant.

73Cette évolution tient à plusieurs facteurs. D'une part, le taux de rendement interne de l'institution s'avéra vite très faible, ce qui devait décourager d'emblée un certain nombre de candidatures. Ainsi, la première promotion compta-t-elle dans un premier temps 179 inscriptions : 127 étudiants et auditeurs restaient présents au second trimestre de l'année 1949-1950, et 102 au troisième. Enfin, au terme des trois années d'études, il y eut en fin de compte moins d'une quinzaine de diplômés (10 à la session de juin 1952 et 3 ou 4 en octobre). Certes, les auditeurs fonctionnaires non-titulaires d'un diplôme d'enseignement secondaire (ou d'une équivalence tunisienne) ne pouvaient l'obtenir, mais il reste que ce pourcentage infime de réussite (8 % pour la section arabe) n'était pas fait pour susciter des vocations.

74Pire, l'ETA qui avait été créée pour préparer des candidats aux concours administratifs, dut survivre alors que très peu de concours étaient organisés. Le diplôme supérieur d'études administratives tunisiennes était en effet équivalent à la licence de l'enseignement supérieur pour la présentation aux concours administratifs. L'annexe 4 de la note de novembre 1952 constatait « l'arrêt depuis plusieurs années de tout recrutement administratif régulier, au moins pour les emplois supérieurs ». De fait, les recrutements dans l'administration se limitaient à des emplois temporaires ou contractuels sans examen. Cette situation ne fut pas sans influer le recrutement de l'ETA. Alors qu'en 1950, année où fut annoncé un concours de recrutement de secrétaires d'administration, plus de 250 auditeurs se pressèrent à l'ETA, la non-promulgation des textes de recrutement entraîna le départ de nombreux auditeurs. Dès 1952, il fallait constater que l'ETA était « paralysée » devant l'absence de débouchés, qui entraînait un tarissement de son recrutement (Zitouniens mis à part).

75Il fallut attendre le 15 décembre 1952 pour que soit publié le « décret beylical sur le recrutement des administrateurs du gouvernement tunisien », annoncé depuis 1949. À nouveau, les auditeurs, tant français que tunisiens (respectivement 72 et 52), revinrent à l'ETA qui présenta finalement 69 candidats pour une trentaine de postes en juin 1953 (mais seuls furent reçus 8 Tunisiens alors que 15 places leur étaient offertes).

76Une lettre de décembre 1952 du Résident général dresse un bilan du fonctionnement de l'ETA. La section française de l'École était d'abord, dans les faits, un centre de préparation aux concours administratifs où l'on trouvait essentiellement des auditeurs. Ses effectifs variaient en fonction des places offertes aux concours. La section de langue arabe en revanche accueillait des « élèves désireux d'obtenir le diplôme ». Plus régulièrement fréquentée que la section française, elle était d'abord alimentée par les diplômés de la Zitouna ; « il en est toujours un certain nombre pour s'inscrire dans les rares institutions qui leur sont ouvertes », commentait le Résident général.

77Il fallait toutefois s'interroger sur leur placement. Dans cette même lettre, le Résident général considère comme « illusoire » de « penser que de jeunes zitouniens, même sélectionnés et formés pendant trois ans, puissent occuper avec efficacité des emplois modernes ». Ils pouvaient, d'après lui, être considérés comme un « appoint précieux pour le corps caïdal ou l'administration des habous ». En attendant, la plupart des premiers diplômés avaient été « recrutés comme temporaires grâce à la bienveillance de certains chefs d'administration, tous sauf un dans des conditions très modestes » (alors que leur diplôme était « expressément assimilé à la licence »...).

78Le jour où Pierre Mendès-France annonça l'autonomie interne en Tunisie, le 30 juillet 1954, le Résident général écrivait à son ministre de tutelle qu'il songeait à une réforme de l'ETA, institution qui n'avait en réalité jamais réellement trouvé sa voie. En avril 1955, le directeur de l'ETA, M. Châtelain, exposa au Conseil de perfectionnement de l'ETA, en présence du Premier ministre tunisien, ses recommandations pour une amélioration du fonctionnement de l'École et une élévation de son niveau de recrutement. Mais les réponses à ces questions ne dépendaient plus des autorités françaises.

79Les deux écoles d'administration des protectorats, qui furent appelées à perdurer après les indépendances, n'avaient guère trouvé leur voie en cette période de fin d'empire. Après les espoirs levés par leur création, elles apparurent vite comme des voies de formation secondaires, si ce n'est pour les fonctionnaires déjà en poste. En réalité, rien, aux yeux des jeunes bacheliers musulmans, ne put concurrencer l'enseignement supérieur de type universitaire.

5. Jusqu'en Amérique

80La Seconde Guerre mondiale avait permis aux États-Unis de mettre un pied en Afrique du Nord, et de prendre langue avec les représentants de la population musulmane, du sultan marocain aux leaders nationalistes tunisiens. Les promesses et la propagande des agents américains (le consul Doolittle en Tunisie ou l'agent Walter Cline au Maroc) s'exercèrent aux dépens de l'autorité coloniale française qui n'en pouvait mais. « Il est de notoriété publique que les agents diplomatiques américains se sont toujours faits en Afrique du Nord les avocats des nationalistes les plus intransigeants », devait écrire le général Juin. Ces relations tumultueuses sont maintenant assez bien connues.

81Pour le domaine qui nous intéresse, les agents américains allèrent jusqu'à promettre la création d'une université américaine au Maroc, à l'image de celles du Caire ou d'Istanbul. Mais les autorités françaises veillaient, et une fois les troupes américaines parties, elles se chargèrent d'éviter que les contacts ainsi noués ne se resserrent. Cela est particulièrement vrai dans le domaine des échanges universitaires, domaine jugé très sensible. Il semble, d'après nos archives, que les autorités françaises réussirent tant bien que mal à limiter au maximum les départs d'étudiants marocains ou tunisiens vers les États-Unis. L'attrait exercé par la puissance américaine et les idées anticoloniales dont elle usa pendant la guerre, avaient en effet suscité des vocations au départ.

82Ainsi, une lettre du 13 novembre 1944 du Résident général de Tunisie à son ministre de tutelle évoque les demandes d'étudiants tunisiens auprès du consulat général des États-Unis à Tunis, qui « désirent poursuivre leurs études dans les universités américaines. Il s'agit notamment d'étudiants en médecine ». Et le Résident d'ajouter laconiquement son appréciation : « J'estime qu'il n'est pas opportun dans les circonstances présentes de favoriser ces voyages... »

83Au Maroc, ce furent des initiatives personnelles qui aboutirent à l'envoi d'étudiants aux États-Unis ou en Angleterre, contournant ainsi l'imprimatur colonial. Le cas le plus connu est celui de Mehdi el Manjra et de sa famille, qui étudièrent aux États-Unis sur l'initiative du père de Mehdi, M'hammed el Manjra. Ce dernier, homme d'affaires fassi, s'intéressa très tôt aux questions d'éducation. Il fut l'un des premiers conseillers marocains de Lyautey dans ce domaine. Dans les affaires immobilières à Casablanca et Rabat, il commerçait avec le Sénégal, Berlin et Manchester. Autodidacte, parlant 5 ou 6 langues, il était convaincu du rôle des études modernes et des langues.

84C'est pourquoi, éprouvant des difficultés à faire inscrire son fils aîné dans un lycée français, il l'envoya vers 1935, à l'instar des Bennouna, à l'École de commerce de Neufchâtel en Suisse. Son jeune fils Mehdi, né en 1933, bénéficia du contexte plus favorable d'après-guerre et fut inscrit au lycée Lyautey de 1944 à 1948. À cette date, il partit pour l'été aux États-Unis, où il resta pour poursuivre ses études. Cela avec la bénédiction de son père, nationaliste aigri face à l'attitude des Français au Maroc, qui fit même venir le reste de sa famille aux États-Unis en 1951, où elle devait rester jusqu'en 1956. Le frère et la sœur de Mehdi ainsi que deux cousins étudièrent ainsi aux États-Unis. Mehdi el Manjra, premier étudiant nord-africain aux États-Unis, termina son secondaire à Putney School dans le Vermont de 1948 à 1950, puis prépara sa licence à Cornell University de 1950 à 1954, outre un B.A. de sciences politiques. Il partit enfin à Londres de 1954 à 1957 faire un Ph. D d'économie. Il fut de ce fait aussi le premier Marocain dans une université britannique et, semble-t-il, le premier Marocain titulaire d'un doctorat, fut-il britannique.

85Le départ de Mehdi el Manjra aux États-Unis s'était fait sans l'accord des autorités protectorales qui auraient refusé un visa pour études. Les archives nous apprennent ainsi qu'en 1948, l'étudiant marocain Abd el Malek Benjelloun se vit refuser un visa pour étudier au Hanover College dans le New Hampshire ; le prétexte invoqué fut son « attitude anti-française », mais il fut cependant autorisé à se rendre en France pour des études commerciales. Dans un courrier du 25 janvier 1949 du Résident Puaux de Tunis, ce dernier, qui répond probablement à une interrogation de Rabat sur les études aux États-Unis, précise :

« J'estime que l'organisation d'échanges universitaires ne pourrait se faire que dans le cadre d'un accord entre le gouvernement du protectorat et les représentants des États-Unis ».

86Le tournant des années cinquante fut aussi l'époque à laquelle le parti de l'Istiqlâl songea à installer un bureau permanent aux États-Unis, siège des Nations-unies. Le docteur Mehdi Benaboud, fraîchement diplômé de l'université de Paris, et qui venait de rentrer à Casablanca où il ouvrit un cabinet pour quelques mois, fut chargé par l'Istiqlâl de cette mission. Il obtint un visa du consul américain par l'intermédiaire d'Allal el Fassi en novembre 1951 et partit à Washington ouvrir un Bureau d'information et de documentation de l'Istiqlâl. Il fut seul, au départ, les autorités françaises ayant empêché l'étudiant nationaliste en France Abderrahman Youssoufi de le rejoindre (son passeport lui fut vraisemblablement confisqué et il fut expulsé de métropole à la demande du général Juin).

87Seul Marocain au départ à Washington, le docteur Benaboud était en mission auprès du Congrès américain. Puis il fut rejoint par plusieurs compatriotes, le riche Larzaoui, Abdelali, N'Guaï et d'autres. Balafrej fit plusieurs séjours aux États-Unis en liaison avec ce bureau. Pour se rapprocher de l'ONU, le bureau fut transféré à New York en 1952-1953. Mehdi Benaboud en profita pour passer deux années comme interne en dermatologie à l'Hôpital Bellevue à New York, première avenue. Ce bureau, alors fréquenté par Mehdi el Manjra, fut dirigé par Mehdi Benaboud jusqu'en 1955, quand il rentra au Maroc pour rejoindre la résistance. À l'indépendance, Benaboud devint logiquement le premier ambassadeur du Maroc aux États-Unis.

88L'expérience d'étudiants nord-africains aux États-Unis fut donc extrêmement ténue, et n'est pas dissociable de la lutte nationaliste. Les autorités françaises l'avaient trop bien compris et essayèrent de limiter au maximum les départs vers ce pays, si ce n'est pour quelques individus dans le cadre d'échanges dûment encadrés. Ce précédent ne fut toutefois pas vain, qui servit de prémisse à l'envoi d'étudiants tunisiens et marocains dans ce pays une fois l'indépendance acquise.