1Nous abordons ici un aspect essentiel de ce travail, car c'est dans l'entre-deux-guerres que se constitua la « nouvelle élite » intellectuelle des protectorats qui allait devenir la classe dirigeante de l'indépendance. Ces pionniers de l'enseignement supérieur moderne sont issus de l'infime minorité des bacheliers, même si en Tunisie, ils sont plus nombreux qu'au Maroc. Nous avons vu que le public musulman des collèges musulmans et des lycées français était encore peu ouvert socialement, si l'on excepte l'inflexion donnée à Sadiki à partir de la Première Guerre mondiale. Or, c'est parmi ce public très sélectionné que l'on trouve la fine fleur des leaders qui allaient mener leurs pays à l'indépendance avant de prendre en main les appareils d'État : Habib Bourguiba, Hassan el Ouazzani, Mongi Slim, Mohammed Lyazidi, Mahmoud Materi, Ahmed Balafrej, Mahmoud Messaadi, Mohammed el Fassi...

2Le nationalisme fut une issue naturelle pour ces jeunes gens ambitieux qui se voyaient fermer l'accès aux plus hautes carrières à cause de l'essence même des protectorats. Nous allons tenter ici d'estimer cette population, sa répartition entre Paris, Alger, le Proche-Orient ou les protectorats, puis nous tenterons de comprendre les choix qui présidèrent aux différents cursus. Enfin nous rassemblerons quelques données sociologiques et politiques caractérisant cette communauté étudiante.

3Nous voudrions d'abord mentionner pour mémoire le cas des premiers étudiants tunisiens en France, qui, dès la fin du XIX^e siècle, annoncent l'avènement prochain de la communauté étudiante nord-africaine en métropole. Une première tentative infructueuse avait pris corps avant l'instauration du protectorat avec l'envoi de huit Sadikiens au collège Saint-Louis (ancêtre du lycée Saint-Charles), dont Béchir Sfar, membre fondateur de la Khaldounia. Après les réformes entreprises à Sadiki en 1882 et 1883, une poignée d'élèves munis du certificat d'études élémentaires fut envoyée aux frais du collège en 1884. Tel fut le cas de Mustapha Dinguizli et Mohamed Lasram qui poursuivirent des études à l'École normale de Versailles. Ils réussirent tous deux en octobre 1887 leur certificat d'études élémentaires et passèrent « d'autres diplômes qui devaient leur permettre d'occuper des postes importants dans l'administration tunisienne ». Mustapha Dinguizli passa notamment le brevet supérieur à l'École normale supérieure de Saint-Cloud. L'exemple de ce dernier devenu professeur à Sadiki puis caïd devait faire des émules prestigieux.

4Les Tunisiens musulmans qui ont entrepris des études supérieures avant la Première Guerre mondiale sont estimés à une vingtaine par Adel Ben Youssef, ce chiffre étant d'une dizaine pendant la guerre. Ces étudiants sont recrutés parmi le petit groupe des bacheliers (nous avons vu qu'au début du siècle, l'administration avait fermé les portes du lycée aux Tunisiens). Certains sont néanmoins devenus célèbres et ils ont joué un rôle déterminant dans la propagation de l'enseignement ; ils ne manquèrent pas enfin de mettre leur compétence au service du mouvement des Jeunes Tunisiens qui vit le jour au début du siècle. Parmi eux, on trouve les premiers avocats et médecins tunisiens.

5Dans sa thèse sur Sadiki, N. Sraïeb présente les membres musulmans du Conseil de perfectionnement du collège Sadiki tel qu'il fut constitué en 1906. Parmi ces 6 membres, 3 avaient suivi des études supérieures, outre Béchir Sfar qui était passé par le lycée Saint-Louis : Mohamed Lasram, Ali Bach Hamba et Abdeljelil Zaouch. Le premier, né en 1858, fut nommé à son retour de France enseignant au collège Alaoui puis directeur de la ghâba (« forêt ») à la direction de l'Agriculture. Il fut par la suite président de la Khaldounia. Le second, né en 1876, devint avocat après avoir obtenu sa licence en droit en 1906, et fut surtout leader du mouvement Jeunes Tunisiens. Le troisième, né en 1873, suivit des études au lycée Saint-Charles avant de faire son droit à Paris ; il devint l'un des premiers avocats tunisiens. Tous appartenaient à des grandes familles de la Régence et la plupart d'entre eux firent une brillante carrière, à l'image d'Abdeljelil Zaouch qui devint ministre de la Justice de 1936 à 1943.

6C'est aussi dans cette période que furent formés les premiers médecins tunisiens musulmans. Le premier d'entre eux fut Béchir Dinguizli, né en 1869 à Tunis, qui soutint sa thèse de médecine à Bordeaux en 1897. Il exerça dès 1894 en Tunisie. Le second fut Hassen Bouhajeb, né à Tunis en 1872 et qui soutint sa thèse à Bordeaux en 1902, date de son retour en Tunisie. Le troisième médecin formé avant la guerre fut enfin Ahmed Chérif, né en 1878 à Moknine, qui soutint sa thèse à Bordeaux en 1908, avant de rentrer en Tunisie et de partir au Levant. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, trois étudiants en médecine musulmans étaient en cours de formation à Paris, Istanbul et Lyon.

7À travers ces quelques exemples, nous avons voulu montrer qu'une première génération d'étudiants avait été formée dès l'avant-guerre, qui était parvenue à échapper au destin promis aux musulmans par l'administration coloniale. C'est cependant à une tout autre échelle que se poursuivit ce mouvement au lendemain de la Grande Guerre, tout au moins pour les Tunisiens, les Marocains n'en étant qu'à ce stade expérimental.

1. Une petite communauté

Quelques dizaines de musulmans au Quartier latin

8Concernant les étudiants tunisiens en France, Adel Ben Youssef estime qu'ils furent environ 420 dans l'entre-deux-guerres, et même plus de 500 si l'on compte les lycéens. En affinant ces données, on observe que cette petite communauté s'est étoffée au cours de ces deux décennies. Ils passèrent d'une dizaine pendant la guerre à 119 en 1931-1932, 126 en 1933 et environ 300 (lycéens compris) à la fin des années trente. Ce groupe, qui est le principal parmi les étudiants nord-africains en France, constitue donc une véritable communauté. Ce sont ses membres les plus actifs qui allaient constituer le gros des militants de l'AEMNAF.

9Les Marocains quant à eux étaient beaucoup moins nombreux puisqu'il fallut attendre les années trente pour voir les premiers Marocains reçus au baccalauréat. Une étude du Haut Comité méditerranéen datant de mars 1937, citée par Ch.-R. Ageron, révèle qu'à cette date, une cinquantaine de Marocains avait réussi à la première partie du baccalauréat, mais seulement 22 à la seconde. C'est assez dire que dans les années trente, les étudiants marocains en France ne sont qu'une poignée. Leur rôle politique n'en fut pas moins capital.

10Nous voudrions pour l'heure tenter d'évaluer cette petite communauté qui déborde le seul cadre parisien pour essaimer jusqu'au Proche-Orient. Charles-André Julien a déjà éclairé la répartition de ces étudiants dans les années trente. Comme nous l'avons indiqué, c'est à partir de 1926 que furent envoyés - sur fonds propres - les premiers étudiants marocains en France. Ils étaient 15 en 1928, dont 2 étudiants dans le supérieur, et 33 en 1933, dont 13 dans le supérieur (les autres se répartissant entre le secondaire public pour 11 d'entre eux et 9 dans le privé). En 1933-1934, 16 Marocains étaient inscrits dans le supérieur. Par la suite cependant, ces chiffres diminuèrent jusqu'à la guerre, car la DIP avait décidé d'admettre les lycéens musulmans dans les lycées français du Maroc, et parce que, confrontée à l'activisme politique des étudiants en métropole, elle décida de ne plus délivrer de visa aux étudiants. Cette disparition des étudiants marocains en France à la fin des années trente peut se lire dans la composition du bureau de l'AEMNAF. Celle-ci, par souci de représentativité des différents pays d'Afrique du Nord, avait dès sa fondation, à laquelle avait participé Balafrej, fait la part belle aux Marocains pourtant peu nombreux. Or dès 1935-1936, le bureau ne compte plus de Marocain parmi ses 10 membres. Un dernier Marocain, semble-t-il, Boubakeur Kabbaj, fut membre du bureau en 1937-1938.

11Ce petit groupe de Marocains est extrêmement actif. C'est l'un des piliers d'une nébuleuse qui est répartie entre Rabat, Paris, Le Caire et Damas. Ces étudiants, qui allaient fournir l'essentiel de l'armature du nationalisme marocain, sont en effet très mobiles, et circulent entre ces différentes capitales, sans oublier Genève ou Tanger où certains d'entre eux, comme Ahmed Balafrej, Mekki Naciri ou Mohammed Bel Hassan el Ouazzani, rencontrent l'émir syrien Chekib Arslan. Ch.-A. Julien a répertorié les étudiants marocains des années trente parmi 41 dirigeants du mouvement nationaliste jusqu'en 1944 : quelques-uns étaient passés par l'IHEM (3, dont Mohammed Lyazidi), 6 passèrent par des lycées parisiens (comme Abdelkader Benjelloun, mais aussi Balafrej et Hassan el Ouazzani qui venaient de Gouraud), 8 entreprirent des études supérieures à Paris tandis qu'Omar Abdeljelil passa par Grignon. D'autres, enfin, acquirent une formation arabe au Proche-Orient : à l'université Fouad du Caire comme M'hammed Bennouna, à el-Azhar comme Hassan Bou'ayad, au collège de Damas ou encore à l'université de Naplouse. Certains suivirent même une double formation, qui les conduisit au Caire, après des études supérieures à la Sorbonne : tel fut le cas de Balafrej, Mekki Naciri et Abdelkader Torres.

12Pour les étudiants musulmans des protectorats, il aurait pu paraître logique de s'inscrire à l'université d'Alger, d'autant que le baccalauréat qui y était organisé l'était sous l'égide de l'Académie d'Alger. Or, la quasi-totalité d'entre eux sont inscrits dans les universités de métropole. L'expérience de quelques-uns d'entre eux dans cette capitale coloniale dissuada en effet bien vite les candidats. C'est que les effectifs d'étudiants musulmans à Alger, majoritairement algériens, étaient très faibles : d'après les chiffres fournis par Guy Pervillé, ils n'excédaient pas 5 % des effectifs dans l'entre-deux-guerres, passant d'une quarantaine au début des années vingt à une centaine à la fin des années trente. Les étudiants musulmans algériens eux-mêmes vinrent de plus en plus nombreux en métropole pour suivre des études supérieures, jusqu'à la décision de 1933 de ne plus y envoyer que des étudiants boursiers suivant des cursus inexistants en Algérie.

13C'est dire si les Tunisiens et Marocains avaient de bonnes raisons de chercher des cieux plus hospitaliers. Ce ne fut qu'à la faveur de la Seconde Guerre mondiale qu'un certain nombre d'étudiants issus des protectorats furent obligés de se rendre à Alger. Leurs appréhensions furent alors confirmées. Ahmed Abdessalam nous a confirmé l'atmosphère de ségrégation et l'esprit colonialiste qui prédominaient alors à Alger, en dépit des bonnes relations que purent avoir ces étudiants avec leurs homologues musulmans algériens. À ces raisons qui détournaient les étudiants musulmans d'Alger s'ajoutaient l'attrait exercé par la métropole, son atmosphère de liberté, le relâchement de la surveillance qui était omniprésente en situation coloniale et une véritable fascination pour Paris.

14Ch.-R. Ageron a évoqué cet attrait propre de la capitale française sur les jeunes étudiants musulmans, et constate que 70 à 80 % des étudiants nord-africains s'inscrivaient alors à Paris. Quant à Adel Ben Youssef, il a tenté, dans son DEA, à partir des archives et des témoignages qu'il a recueillis, de faire un exposé assez exhaustif sur les motivations des étudiants tunisiens à s'inscrire en métropole, et plus particulièrement à Paris. Sur 200 étudiants tunisiens, il constate que 68 % étaient inscrits à Paris, 19,5 % dans les grandes villes universitaires du Sud, et une minorité dans d'autres villes du centre de la France.

15Les motivations sont assez individuelles, car jusqu'à la guerre, il n'y a pas en métropole de foyer d'accueil réservé aux étudiants nord-africains, ni de pavillon spécifique à la cité universitaire de Paris. Un projet de « Maison des Nord-Africains » à la cité universitaire de Paris a bien été élaboré en 1935, mais n'a pas abouti. Ce sont donc aux étudiants et à leurs familles qu'il revient de choisir, sauf quand il s'agit d'une école particulière ou que l'administration coloniale intervient. Tel fut le cas du Marocain Omar Abdeljelil que le chef du service de l'Enseignement des indigènes, Louis Brunot, dissuada de faire son droit à Paris pour l'orienter vers des études de technicien agricole à Montpellier ; ce n'est que parce qu'il y « excella », nous dit Ch.-A. Julien, qu'il put devenir ingénieur agronome et lauréat de Grignon.

16Pour le reste, tandis que les familles musulmanes préféraient que leurs fils poursuivent des études dans les grandes villes du sud de la France, au climat plus clément, au coût de vie moins élevé et à l'atmosphère plus apaisée, les jeunes musulmans préféraient la capitale jugée plus exaltante et libérale. Les motivations sont cependant plus complexes comme le révèle Adel Ben Youssef ; c'est aussi parce que Paris comporte la plus grande partie de la communauté tunisienne en France que les étudiants peuvent recevoir un accueil plus convivial. Paris attirait aussi ces jeunes gens à cause de la réputation de ses professeurs qui avait franchi la Méditerranée. Le mythe du « Quartier latin » et de ses institutions renommées d'enseignement secondaire et supérieur commençait à faire sentir ses effets jusqu'en Afrique du Nord (les professeurs français des collèges et lycées en étaient en partie responsables).

17Si les parents pensaient pouvoir subvenir plus facilement aux études de leurs enfants en province, les étudiants nord-africains comprirent vite que Paris offrait davantage de possibilités pour trouver de petits boulots à même de leur permettre de financer ces mêmes études. Un certain nombre d'étudiants se rendent d'ailleurs compte de cette situation une fois en métropole, et s'inscrivent alors dans une nouvelle université. Dans un contexte d'assez grande mobilité, des lieux d'hébergement comme des universités d'inscription, Adel Ben Youssef relève que nombre d'étudiants quittent leur ville de province pour venir ensuite à Paris : tels furent les cas d'Ahmed Ben Milad, de Mahmoud el Materi ou de Habib Thameur.

18Paris continuait d'attirer en effet ces étudiants au même titre que les étudiants français ; la préparation des concours ou des thèses y était plus facile ; mais c'est aussi parce que Paris comprenait le siège des organisations politiques et syndicales, une vie culturelle ouverte sur le monde que ces jeunes gens très épris de politique pouvaient plus facilement satisfaire leurs aspirations. La présence de la seule Association des étudiants musulmans nord-africains à partir de sa création en 1927 était à elle seule une motivation importante (sans parler des bourses qu'elle dispensait...).

Droit et médecine à l'honneur

19Il peut sembler secondaire de s'intéresser aux cursus suivis par ces étudiants, eu égard à leur rôle politique qui fut fondamental. Tel est le point de vue de Ch.-R. Ageron au sujet des étudiants de l'AEMNAF. Il nous semble néanmoins que les choix opérés par ces étudiants révèlent un certain nombre de contingences et d'aspirations sur lesquelles il est utile de s'interroger. C'est qu'en effet, comme le souligne Adel Ben Youssef, le choix d'une filière d'études ne relève en rien du hasard.

20Ce que l'on peut d'emblée remarquer, c'est la nette prédominance des études juridiques et médicales. Pour l'ensemble des étudiants maghrébins, Ch.-R. Ageron annonce la répartition suivante : près de la moitié se prépare aux carrières de pharmacien et de médecin, le quart suit des études juridiques et un cinquième est inscrit en lettres. Puis il affine ces données générales en s'intéressant aux études suivies par les seuls membres des bureaux successifs de l'AEMNAF. Cela donne les pourcentages suivants ; médecine : 27,5 % ; pharmacie : 15 % ; droit (y compris sciences politiques) : 27,5 % ; lettres : 20 % ; sciences (universités et écoles) : 15 %.

21Ces données sont confirmées par Adel Ben Youssef pour les seuls étudiants tunisiens de l'entre-deux-guerres. Ce dernier a pu identifier les cursus suivis par 216 étudiants sur les 420 qui composent cette population. Là encore, les études médicales et juridiques dépassent les deux tiers de l'ensemble, mais avec un net avantage pour la médecine : 55,5 % (pour médecine, pharmacie, dentaire) contre 12,03 % pour le droit. Pour le reste, les cursus se répartissent entre les sciences (10,64 %), les lettres (10,18 %), les études d'ingénieur et d'art (8,06 %) et autres (3,54 %).

22Pour ce qui est des étudiants marocains, nous ne disposons pas d'un comptage aussi précis ; celui réalisé par John P. Halstead ne prend en compte que les dirigeants politiques nationalistes. Sur cet échantillon, on relève essentiellement des juristes et des littéraires. Parmi les littéraires passés par la Sorbonne se trouvaient Balafrej, Mohammed el Fassi (passé aussi par l'École des langues orientales), Mekki Naciri (passé aussi par l'Institut des hautes études islamiques), Abdelkader Torrès, soit 4 étudiants (auxquels il faut ajouter Abdellatif Sbihi, un des premiers licenciés marocains). Parmi les juristes se trouvent Abdelkader Benjelloun (faculté de droit et sciences politiques) et Hassan el Ouazzani (sciences politiques). À ces étudiants, il faudrait ajouter Omar Abdejelil qui est devenu ingénieur agronome à Grignon ; il n'est d'ailleurs pas le premier. Le premier ingénieur marocain semble avoir été Mohamed Sbihi, diplômé de l'École des Travaux publics Eole ; d'autres ingénieurs agronomes ont été diplômés dès l'avant-guerre : Thami Mokri, Thami Bennani, Abdallah Sbihi. Manquent les « carabins » qui devaient être une poignée eux aussi, à l'instar du fassi Abdelmalek Faraj.

23Cette liste n'est pas exhaustive (13 étudiants) mais elle comprend la majeure partie des étudiants marocains qui sont passés par l'enseignement supérieur avant la Seconde Guerre mondiale. Les trois quarts des 43 bacheliers musulmans marocains antérieurs à 1940 ayant été reçus à leur examen après 1934, ils n'ont pas pu entreprendre des études avant la guerre. D'une part parce que l'administration ne permettait pratiquement plus de départs en France, d'autre part parce qu'ils n'en eurent matériellement pas le temps (par exemple Lakdar Ghaal, bachelier en 1938, qui devint officier pendant la guerre, et reprit ses études après-guerre, ou Mehdi H., bachelier en 1940, qui commença ses études de médecine à Montpellier en 1942).

24D'une manière générale, nous avons vu que les études les plus prisées étaient celles qui menaient aux professions libérales, la médecine et le droit. Même dans le cas du Maroc, où notre échantillon semble faire la part belle aux études d'ingénieur agronome et aux littéraires, il ne faut pas se méprendre sur les intentions réelles des lycéens et collégiens. Dès le mois de mai 1922, G. Hardy constatait dans une note administrative sur « l'enseignement indigène secondaire et supérieur » :

« Si nous n'accordions pas d'équivalence, si notre enseignement ne peut conduire ni au droit ni à la médecine, nos collèges musulmans se videront ».

25Et l'auteur de conclure qu'il fallait « accorder l'équivalence [...] et encourager les jeunes gens, par des bourses et par une préparation spéciale, à se diriger vers des carrières moins aléatoires pour eux que droit ou médecine ». Ainsi, conclut-il, « nous arriverions à avoir seulement une proportion normale de médecins et d'avocats indigènes ».

26Ces appréhensions de l'administration allaient être suivies d'effets, et toute la politique de la DIP du Maroc tendait à décourager les étudiants de s'engager dans des études juridiques ou médicales (cf. cas de Omar Abdeljelil). Dans sa thèse sur le collège Moulay Idriss, M. Merrouni nous montre qu'en cet entre-deux-guerres, les collégiens aspirent de plus en plus à faire des études supérieures débouchant sur une profession libérale ou technique. Ce désir passe, d'après les enquêtes de l'administration, de 15,38 % en 1925 à 21,21 % en 1935 et à 45,34 % en 1939. À l'intérieur de ces pourcentages, il faut constater que la médecine tient la première place, loin devant le droit. Cette tendance n'allait faire que se confirmer après la Seconde Guerre mondiale, les élèves se détournant de plus en plus des carrières administratives (auxquelles les destinait l'administration) vers les professions libérales et techniques ; cela est particulièrement vrai pour le Maroc.

Devenir avocat ou médecin

27Les motivations qui poussent ces étudiants vers les principales filières que sont la médecine, le droit et les lettres relèvent de plusieurs facteurs explicatifs. Pour ce qui concerne tout d'abord les études littéraires au sens large, c'est-à-dire les lettres à proprement parler, y compris les langues, ainsi que le droit, il faut certainement invoquer la tradition du haut enseignement musulman. À la Quaraouiyne comme à la Zitouna, les études traditionnelles étaient essentiellement tournées vers l'étude de la langue arabe, l'exégèse coranique et le droit musulman. Dès lors, il peut sembler naturel aux jeunes musulmans, dont les familles sont pétries de cette culture traditionnelle, de se tourner d'abord vers ce genre d'études, comme par inertie culturelle. Et ce d'autant plus que le renouvellement de ces enseignements par les méthodes en cours au sein de l'université française leur confère un nouvel attrait. Les méthodes pédagogiques dans l'enseignement de la grammaire, de la linguistique ou de la philologie, sont séduisantes pour ces jeunes musulmans qui en ont découvert les charmes dès le collège. Cette tendance est certainement renforcée par la répugnance des autorités coloniales à orienter les musulmans vers des études scientifiques ; dans un premier temps, les enseignements littéraires ont été délibérément privilégiés, et rarissimes sont les jeunes musulmans qui passent leur bac « mathélem » avant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, une sorte de hiérarchie est de toute manière établie dès le lycée « classique ».

28Tout cela explique que la grande majorité des étudiants marocains de l'entre-deux-guerres aient entrepris des études littéraires, et l'on a vu que ces études concernaient près du quart des étudiants tunisiens - non comptés les inscrits du CEJ de Tunis -, proportion qui doit être sensiblement plus élevée parmi les Sadikiens que parmi les Carnotins. Mais ce qui saute aux yeux, c'est aussi le grand nombre d'étudiants tunisiens qui se tournent vers les études médicales au sens large. Il nous faut ici invoquer le mythe que représentent les professions libérales pour ces jeunes gens et leurs familles. Alors que l'administration coloniale avait prévu de faire des jeunes collégiens des fonctionnaires de second rang, ces derniers découvrent que certaines études leur permettent d'accéder à une position sociale enviable tout en échappant au contrôle et aux foudres éventuelles des autorités coloniales. La liberté et le prestige dont jouissent les premiers avocats ou médecins musulmans fait grosse impression sur ces jeunes gens.

29Alors que les premiers ingénieurs qui rentrent au pays après leurs études rencontrent toutes sortes de difficultés dans l'administration, et que les fonctionnaires sont délibérément contenus à de modestes tâches, sauf pour les fonctions traditionnelles, les premiers avocats et médecins musulmans s'installent et sont autorisés à entrer dans les ordres professionnels nouvellement créés. Condamnés à travailler à titre privé - jusqu'à la Seconde Guerre mondiale par exemple, les médecins musulmans tunisiens ne pouvaient pas travailler à l'hôpital -, un certain nombre d'entre eux put se livrer, du fait même de leur indépendance, à des activités politiques qui ne firent qu'accroître leur prestige.

30Le médecin nationaliste Mohamed Tlatli (septième médecin tunisien dès 1922) fut ainsi président fondateur de « La Société des Amis de l'Étudiant ». Sans parler du rôle joué par les jeunes nationalistes tunisiens lors de la fondation du Néo-Destour en 1934, comme son premier président, le docteur Mahmoud el Materi (onzième médecin tunisien), Ahmed Ben Milad (vingt-deuxième médecin) ou les jeunes avocats Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef... Au Maroc, bien qu'étant plus secondaire, le rôle des jeunes avocats n'en est pas moins important, à l'image d'Abdelkader Benjelloun qui, en 1934, plaide pour les nationalistes victimes de la répression. Cette liberté acquise par ces jeunes gens indépendants agace l'administration coloniale qui fustige ces « avocats sans causes » ou « chômeurs intellectuels »... À l'inverse, les professions libérales attirent un nombre croissant de jeunes bacheliers, comme allait le montrer la croissance des effectifs des disciplines juridiques et médicales après-guerre au Maroc. Tous les auteurs conviennent de l'attrait exercé par les professions libérales sur les jeunes musulmans, que ce soit Guy Pervillé à propos des Algériens ou Adel Ben Youssef pour les Tunisiens.

31Cette attirance des professions libérales nouvellement instituées n'est pas fortuite. Jusqu'à l'installation des protectorats, les fonctions exercées par les médecins et par certains juristes ('adouls et oukils) « ne bénéficiaient ni du prestige, ni de l'indépendance, ni d'un statut juridique spécifique et privilégié qui caractérisent la profession libérale occidentale » (Omar Azziman). Or ces professions acquièrent très rapidement un statut beaucoup plus enviable après l'avènement des protectorats, sur le modèle européen. Omar Azziman a finement analysé le statut de ces professions libérales en Europe, qui « met en avant la suppression de l'aristocratie et des charges héréditaires et leur remplacement par une méritocratie fondée sur la capacité, la récompense des études et l'effort personnel ». L'engouement des jeunes notables pour ces professions nous introduit donc au cœur de notre problématique. L'avènement d'une méritocratie fondée sur le savoir et la science, mais peut-être avant tout sur le capital familial, est très vite perçu comme un défi à relever pour les jeunes notables dépossédés des fonctions de leurs pères, et bientôt des nouveaux promus de l'enseignement.

32De ce fait, il ne faut pas négliger, comme le rappelle Adel Ben Youssef, l'influence du milieu familial. Devenir médecin ou pharmacien est en effet, pour un jeune notable tunisien, le moyen de conserver un rang social comme peu de professions accessibles pouvaient en donner l'occasion. Et nous verrons que les « fils de familles » sont nombreux parmi les titulaires de professions libérales. Cette influence familiale ne fit que se renforcer par la suite, ces diplômés désirant que leurs fils suivent la même voie qu'eux-mêmes (le fils de Bourguiba, Farid, devint ainsi avocat à son tour). Ainsi put s'installer une véritable méritocratie patrimoniale sur le modèle réalisé dans la France des notables du XIX^e siècle.

33Pour ce qui concerne les études juridiques, leur succès dépasse l'aspect purement professionnel comme celui de la reconnaissance sociale. Dans une étude qu'il a menée à propos des étudiants hongrois à la fin de l'Ancien Régime, Victor Karady a montré la fonction essentielle de cette discipline dans l'appropriation de l'appareil d'État. Dans la perspective de la lutte pour l'indépendance, et dans un contexte où se développe une économie moderne, la maîtrise du droit est certainement un outil de première importance. Cette maîtrise allait permettre aux jeunes nationalistes de ferrailler avec des armes qui étaient celles des autorités coloniales en place.

34On ne doit donc point s'étonner du succès des études juridiques que les étudiants marocains et tunisiens sont nombreux à suivre, et ce d'autant plus que des centres de formation juridique furent très tôt créés dans les protectorats ; mais par là même, le prestige en était moins grand que pour la médecine beaucoup moins accessible. Cette situation explique le poids des juristes dans les mouvements nationalistes en constitution, que ce soient Hassan el Ouazzani, Benjelloun ou Torrès au Maroc, Tahar Sfar, Habib Bourguiba, puis Hédi Nouira et Mongi Slim en Tunisie. « La petite et moyenne noblesse hongroise, aux revenus fonciers déclinants, utilise cette formation pour accaparer les postes de l'appareil d'État. À la fin du siècle, elle subit la concurrence des roturiers... », écrit Christophe Charle à propos de la Hongrie. Cette citation pourrait être appliquée à peu de choses près à la situation des protectorats du premier XX^e siècle. Il n'est bien sûr pas fortuit que les indépendances installèrent à la tête des deux États deux juristes formés à l'université française, Habib Bourguiba, puis Hassan II après la mort de son père.

35Les autorités coloniales ne restèrent pas immobiles devant cette évolution qu'elles ne pouvaient que pressentir. Nous avons déjà parlé des restrictions mises en œuvre par les autorités du protectorat marocain à rencontre des étudiants qui se destinaient à la métropole dès le milieu des années trente. Quant à la Tunisie, les autorités coloniales eurent une attitude moins systématique, mais qui n'en est que plus explicite. Adel Ben Youssef nous rapporte les nombreuses entorses élaborées à rencontre des étudiants tunisiens, et en particulier des juristes. Tous ceux qui sont soupçonnés d'agiter des « idées subversives » sont d'ailleurs, à un moment ou à un autre, dans la ligne de mire, à l'instar des littéraires, historiens et philosophes que l'on interdit d'enseignement (arrêté du 18 novembre 1935). Ces restrictions, comme celle interdisant jusqu'en 1937 aux Tunisiens et Marocains de passer l'agrégation d'arabe ou d'histoire, expliquent aussi a fortiori le succès des études médicales.

36Ces études médicales, ouvertes aux bacheliers de philosophie, sont enfin un substitut à la frustration de ne pouvoir suivre des études scientifiques. Car les études scientifiques ne sont en réalité pas délaissées par mépris, mais parce qu'elles exigent un baccalauréat « mathélem » que bien peu de titulaires peuvent exhiber. À cet égard, les autorités coloniales font preuve de contradiction puisqu'elles sont d'abord hostiles aux études scientifiques pour les musulmans puis, finalement, se rendant compte des implications politiques des études juridiques et littéraires, se prennent à regretter que davantage d'étudiants musulmans ne s'orientent pas vers les sciences. Étant donné, bien entendu, que pour les autorités coloniales, les seules études scientifiques nécessaires, dans des pays largement agricoles, sont les études agronomiques. Nous avons vu comment Omar Abdeljelil avait transformé sa vocation contrariée en brillante réussite.

Des études scientifiques marginales

37Dans l'entre-deux-guerres, la grande masse des scientifiques est constituée par les médecins qui peuvent légitimement invoquer l'importance de leur savoir dans le processus de renaissance du Maghreb. Pour autant, les étudiants purement scientifiques, les ingénieurs en particulier, attirent en partie l'attention d'une frange des « évolués ». La prise de conscience de la supériorité matérielle des Européens s'accompagne chez ces « jeunes » nationalistes de l'importance de l'acquisition d'un savoir technologique et scientifique. Les autorités coloniales résistant dans un premier temps à ce désir, il revient à certains « évolués » de se battre pour convaincre leurs jeunes émules d'entamer des études scientifiques. Telle est l'action d'un des premiers licenciés de droit tunisien, Abdeljelil Zaouch, qui tente, d'après une anecdote rapportée par Adel Ben Youssef, de susciter des vocations de professeurs de sciences et d'ingénieurs pour répondre aux « besoins du pays », au nom d'une « participation à sa renaissance économique ». De même, les étudiants de l'AEMNAF ont montré, au travers de leur Bulletin, qu'ils étaient conscients de cette nécessité. Cette situation explique l'accueil réservé au jeune Mehdi Ben Barka lorsqu'il obtient son baccalauréat « mathélem » mention « très bien » avec félicitations du jury en 1938 : il est d'abord reçu au Palais, insigne honneur ; on parle de lui dans la presse, et les autorités françaises s'empressent de l'honorer en l'invitant à un voyage en France pour mieux récupérer cet individu brillant.

38Au total, ce sont peut-être une quarantaine d'étudiants tunisiens qui ont suivi des études scientifiques dans l'entre-deux-guerres (dont un tiers en écoles d'ingénieurs), et 5 marocains devenus ingénieurs agronomes. Pour les titulaires d'une licence de mathématiques ou de physique, il est vraisemblable qu'ils aient réussi à leur retour à s'employer comme professeurs, ce qui allait leur permettre de susciter de nouvelles vocations qui devaient germer après-guerre. Pour ce qui est des ingénieurs en revanche, de nombreux témoignages concordent pour constater les embûches administratives dressées devant eux lors de leur retour au pays.

39Le cas du Maroc est à ce sujet emblématique puisque le protectorat ne se donne même pas la peine d'embaucher ses premiers ingénieurs agronomes musulmans, tant il est vrai que les cadres techniques de l'administration étaient jalousement aux mains des seuls Européens. Omar Abdeljelil, destiné par L. Brunot à devenir technicien agricole, devint un « ingénieur sans emploi » à son retour au Maroc. Abdallah Sbihi, qui rentra au Maroc en 1939, s'occupa des terres de son père près de Salé, mais fut quand même embauché dans l'administration comme « technicien de l'agriculture » (inspecteur adjoint), où il retrouva Thami Mokri (mais l'administration pouvait-elle faire moins pour le fils du pacha de Salé et celui du Premier ministre ?).

40Le cas de la Tunisie confirme ces appréhensions coloniales. Sans parler de l'ingénieur Anouar Kort, évoqué par Adel Ben Youssef, qui après sa sortie d'une École d'ingénieurs de Grenoble se retrouva au chômage et finit par être « cireur de chaussures », il suffit d'évoquer les vicissitudes de la carrière du premier polytechnicien tunisien, M'hamed Ali el Annabi. Venu de Sadiki puis de Carnot où il présenta un double bac (philosophie et « mathélem »), il fit sa « math. spé » au lycée Saint-Louis, entra à Centrale pour un an puis réussit à Polytechnique en 1929, au titre d'élève étranger. Sa nationalité tunisienne l'empêche de passer à sa sortie par l'École d'application de Fontainebleau. Il entre alors aux Mines pour un an, passe une licence de lettre et une licence ès sciences math, obtient le diplôme de sciences po’ (avec un prix spécial). Étant donné ce cursus brillant, il obtint à son retour à Tunis un poste de directeur adjoint du Service des Mines à la direction des Travaux publics. Mais il demanda peu après à être relevé de ses fonctions en raison des difficultés qu'il rencontra auprès de ses chefs et de son personnel... européens.

41Toute la saveur de la lettre envoyée par le Résident général à Tunis au Commissaire aux Affaires étrangères à Alger le 8 décembre 1943 doit être appréciée à cette aune :

« Certains emplois techniques comme ceux d'ingénieur en chef des TP, d'ingénieur des ponts et chaussées, des Mines, d'officier des forêts, par exemple, ne peuvent être confiés, dans la Régence, aux Tunisiens parce que l'accès aux Grandes Écoles leur est interdit en raison de leur nationalité... »

42Cette politique désastreuse vis-à-vis des ingénieurs, qui n'avaient guère la ressource du privé comme les professions libérales, n'était pas faite pour encourager les vocations. Elle laissait cependant à ces jeunes gens qui le désiraient le loisir d'épauler les mouvements nationalistes, ce que ne manquèrent pas de faire, forts de leurs diplômes, el Annabi à la tête de l'Association des anciens de Sadiki, et surtout Omar Abdeljelil, membre de ce que Ch.-A. Julien appelle le « quintette nationaliste ». C'est peut-être cette situation qui poussa le gouvernement tunisien à faire supprimer les bourses des Chambres de commerce de Tunisie destinées aux étudiants poursuivant un enseignement technique en 1936.

2. De jeunes notables nationalistes

43La clientèle musulmane des lycées et des collèges musulmans des protectorats était l'héritière des familles de notables de la période précoloniale. Nous avons cependant souligné que le public du collège Sadiki à Tunis amorçait sa « démocratisation » pendant l'entre-deux-guerres, au profit des fils de la « classe moyenne » sahélienne ou tunisoise principalement. Cette évolution ne fut pas sans répercussion sur la composition des classes de philosophie du lycée Carnot, où l'on constate cette ouverture sociale à la fin des années trente. Analyser la composition sociologique de la population étudiante de l'entre-deux-guerres devrait confirmer ces hypothèses puisque les étudiants proviennent des classes de terminale...

44Cette analyse n'est pas simple à mener, en particulier dans le cas des étudiants tunisiens, beaucoup plus nombreux que les marocains. Pour ces derniers, les choses sont assez simples. Comme les étudiants tunisiens d'avant 1914 qui appartenaient aux grandes familles makhzen ou de grands propriétaires terriens de Tunis ou de Sousse, ces étudiants marocains de l'entre-deux-guerres appartiennent manifestement à la classe dirigeante de la société traditionnelle. Un rapide pointage suffit à le prouver : Hassan el Ouazzani est fils d'un gros propriétaire terrien de Fès ; Ahmed Balafrej, issu d'une famille notable de Rabat, a été élevé (parce qu'orphelin) par son oncle fortuné, el Hadj Mohammed Ben Mustapha Guessous, avec qui il fonda la célèbre école libre dite « Guessous » à Rabat ; Omar Abdejelil était l'héritier d'une longue lignée de hauts fonctionnaires fassis ; Mekki Naciri, né à Rabat, était le frère du qâdi de Sidi Slimane, mais aussi parent du qâdi de Port-Lyautey, et cousin du président de la Chambre (Majliss) criminelle et de deux membres du Tribunal d'appel du Chra' ; Abdelkader Benjelloun était le fils d'un gros commerçant fassi, ancien ministre des Imams de Tanger, président de la Chambre de Commerce de Fès et premier khalifa du pacha de la ville ; Mohammed el Fassi, cousin d'Allai el Fassi, venait d'une grande famille de ulémas fassis, et devint lui-même recteur de la Quaraouiyne ; les Sbihi, Abdellatif et Abdallah, appartiennent à une grande famille slaouie, et sont respectivement neveux et fils du pacha de Salé.

45Les étudiants du Nord appartenaient aussi aux grandes familles de la région : les Bennouna envoyés au Proche-Orient étaient les fils d'Abdessalam, ex-vizir auprès de khalifa de la zone espagnole, dont Ch.-A. Julien dit qu'il était « de formation traditionnelle et de rare prestige » ; Abdelkhalek Torrès, quant à lui issu d'une grande famille bourgeoise de souche andalouse de Tétouan, était fils du pacha de la ville et petit-fils du délégué (nâib) du sultan à Tanger. Et que dire des étudiants de l’IHEM restés au Maroc... Mustapha Ben Mohammed Ben Larbi el Alaoui né en 1920 à Fès, fils de l'ancien vizir de la Justice, semble en être le digne représentant, qui obtint son certificat d'études juridiques et administratives de l'IHEM. Une exception toutefois dans ce groupe, relevée en son temps par Ch.-A. Julien : Mohammed Lyazidi, fils de chaouch, et néanmoins diplômé d'arabe de l'IHEM. Ce dernier, nationaliste de la première heure, est un cas particulier. Passé par Moulay Youssef, il doit sa réussite à son seul talent, mais ne put toutefois passer le baccalauréat ni partir à l'étranger. Là est peut-être l'explication de ce cas particulier, car dans la mesure où aucune bourse ni système officiel n'existait pour financer les études des jeunes Marocains à l'étranger, seuls pouvaient partir ceux dont la famille pouvait subvenir aux besoins, sans parler de l'entregent nécessaire pour faire inscrire un fils ou un neveu dans un lycée français... Les étudiants marocains de l'avant-guerre appartiennent sans équivoque au milieu des notables traditionnels.

46Pour autant, cet aperçu ne nous dédouane pas d'un certain nombre de questions relatives à cette classe des notables traditionnels. Il faut d'abord avouer la difficulté à déterminer la teneur du rapport qui lie la fonction des pères ou des oncles au niveau de leur revenu. Il n'y a là ni règle ni rémunération fixe qui permette d'attester le niveau de fortune d'un titulaire et de sa famille au vu de l'exercice d'une fonction. En réalité, c'est davantage en prenant en compte les familles au sens large, c'est-à-dire en mettant à jour les alliances, que nous pourrons le mieux approcher la réalité sociale d'une famille. C'est ce que nous tenterons de faire en présentant quelques cas de familles emblématiques.

47Pour ce qui est des Tunisiens, le problème se pose différemment. Un pointage comme celui que nous venons de faire serait inopérant car les effectifs étudiants sont beaucoup plus conséquents. D'autre part, les aides publiques ou privées en faveur des étudiants se multiplient dans l'entre-deux-guerres : 1930 doit être retenue comme année symbolique puisqu'elle voit l'institution des « prêts d'honneur » accordés aux étudiants pour la durée de leurs études, sous le contrôle d'une commission consultative franco-marocaine. Cela confirma vraisemblablement une inflexion sociologique du recrutement des étudiants tunisiens, dans le sens d'une plus grande ouverture sociale : ainsi, le public étudiant des Tunisiens musulmans se serait modifié entre le début des années vingt et la fin des années trente.

48Il n'est pas en notre mesure d'analyser dans le détail cette évolution. Nous nous contenterons donc de préciser les choses en ce qui concerne les bourses accordées à ces étudiants, puis nous procéderons à une analyse globale de cette population étudiante, à partir des travaux déjà réalisés.

49Pour ce qui concerne les aides accordées aux étudiants, Adel Ben Youssef a montré dans son DEA leur multiplicité. Ce chercheur distingue, outre les aides familiales, trois grands types de subventions : celle du gouvernement, celles des Chambres de Commerce et celles des multiples partis politiques et associations. Ce sont au total près d'une vingtaine d'organismes qui subventionnent plus ou moins les étudiants, à l'image de l'Association des anciens de Sadiki ou de l'Association des amis de l'étudiant. Dès le début des années vingt, les étudiants tunisiens ont pu bénéficier de certaines de ces aides qui allèrent en s'intensifiant. Dès le milieu des années vingt, certaines formes d'aides gouvernementales furent instituées pour aider les étudiants tunisiens : c'est ainsi qu'en 1923-1924, 8 étudiants musulmans tunisiens bénéficiaient de subventions pour suivre des études médicales en France, ainsi qu'un étudiant passant un diplôme d'enseignement (l'année suivante, ils étaient le même nombre, plus deux juristes, à bénéficier de ces aides). Ces subventions étaient toutefois des plus limitées, comme en convient le directeur de la DIP dans une lettre du 25 mai 1925 au Résident général.

50L'institution la plus solide en ce domaine fut toutefois celle des « prêts d'honneurs », institués par le décret du 26 mars 1930. Ces prêts étaient destinés aux étudiants originaires de Tunisie et « poursuivant en France ou en Algérie des études supérieures : scientifiques, artistiques ou littéraires ». Dans un premier temps, ce furent essentiellement les étudiants français qui en bénéficièrent ; toutefois, ce dispositif, qui est loin d'épuiser la nécessité des autres aides financières aux étudiants, s'installe dans la durée. C'est véritablement après la Seconde Guerre mondiale qu'il couvrit la majeure partie des besoins des étudiants tunisiens. Le nombre de prêts accordés aux étudiants musulmans stagna dans les années trente, pour passer de 26 en 1930 à 32 en 1938, retomba pendant la guerre (13 prêts en 1943), mais connut par la suite une forte croissance (114 en 1949).

51Dans les années trente, ces prêts furent donc limités en nombre, mais aussi par leur montant. Par une lettre du 23 octobre 1936, Mongi Slim, président de l'AEMNAF, s'adressait au Résident général à Tunis pour déplorer le faible montant des prêts et réclamer leur augmentation.

« Depuis quelques années, les jeunes Tunisiens se sont dirigés en nombre de plus en plus important vers les facultés et les grandes écoles de France. Ils arrivaient tant bien que mal durant des années de prospérité à faire leurs études grâce aux lourds sacrifices que s'imposaient leurs parents, mais l'année dernière, la crise a failli obliger un bon nombre d'entre eux à interrompre le cours de leurs études ».

52Et de déplorer le faible niveau des prêts d'honneurs : leur maximum depuis 1930 est fixé à 5 000 FF, tandis que la majorité des Tunisiens ne reçoivent que 2 500 ou 1 500 FF. Mongi Slim qualifie ce niveau « d'aide dérisoire », et réclame une substantielle augmentation, car selon lui ce sont 10 000 FF qui sont nécessaires pour couvrir la totalité des frais de voyage, de logement, de nourriture, de scolarité et de livres. Il précise d'ailleurs que les gouvernements de Perse, d'Égypte et de Syrie accordaient à leurs étudiants de 10 000 à 15 000 FF de subvention annuelle.

53Alors que Mongi Slim demandait que le montant des prêts d'honneur, qui s'élevait à 270 000 FF en 1936, soit porté à 600 000 FF, le Grand Conseil de Tunis se contenta de voter 100 000 FF de nouveaux crédits. On le comprend, les étudiants tunisiens de l'entre-deux-guerres, en dépit de multiples aides, restèrent plus ou moins dans la dépendance d'un financement familial. Il y avait certes la possibilité de travailler à côté des études, mais la crise des années trente ne facilita pas cette solution. Il n'est donc pas étonnant que cette population estudiantine en France reste globalement favorisée.

54Pour établir un profil sociologique de ces étudiants, nous disposons d'une analyse croisée qui résulte des travaux d’H. de Montéty et de A. Ben Youssef. Le premier s'intéresse à la proportion d'avocats ou de médecins dans les couches supérieures de la société, classées selon les catégories traditionnelles (familles aristocratiques mamelouk ou makhzen, caste des ulémas, bourgeoisie citadine d'origine beldie, familles provinciales enrichies). Le second étudie l'origine sociale des étudiants en rapport avec les trois grandes classes sociales, supérieure, moyenne et basse : ce classement renvoie d'abord aux professions et aux revenus tels qu'ils structurent la nouvelle hiérarchie à l'époque coloniale (les titulaires des professions libérales, modernes comme avocat ou anciennes comme oukil, appartiennent ainsi à la classe moyenne) ; ce qui est prépondérant est ici le revenu et non le milieu d'origine.

55En recoupant ces deux séries de données, on en arrive à des conclusions relativement analogues, à savoir que les étudiants des années vingt et trente appartiennent très majoritairement aux classes supérieures de la société. Cette appartenance n'est toutefois pas exclusive comme dans le cas du Maroc : on peut déceler une inflexion en faveur de la classe moyenne et même de la classe inférieure. Cette évolution est redevable aux différentes aides mises en place en faveur des étudiants, et témoigne d'une évolution qui se fit surtout sentir après-guerre.

56Ainsi, H. de Montéty, qui s'intéresse aux titulaires des professions libérales en exercice à la fin des années trente, relève une forte prédominance des héritiers des « vieilles familles ». Les Tunisiens musulmans titulaires de professions libérales nouvelles en 1939 étaient encore peu nombreux : 30 avocats, 40 médecins et 14 pharmaciens. Les héritiers des vieilles familles représentent respectivement 75, 50 et 45 % de ces effectifs. H. de Montéty détaille la classe supérieure traditionnelle, et constate que l'ancienne classe dirigeante (mamelouk et makhzen), participe à ce mouvement (20 % des avocats, 25 % des médecins et 14 % des pharmaciens), tandis que la caste des ulémas en reste plutôt à l'écart (1 avocat et 3 médecins). La bourgeoisie d'origine beldie participe en revanche largement du mouvement : ses descendants constituent 30 % des avocats, 25 % des médecins et 30 % des pharmaciens. Il en va d'ailleurs de même des vieilles familles provinciales enrichies.

57C'est dire qu'au-delà de leur prépondérance presque naturelle dans les postes « représentatifs » (conseillers municipaux, membres des Chambres économiques et du Grand Conseil), de leur domination dans le premier organe du nationalisme tunisien (le Vieux Destour) et dans tous les postes de l'administration (en particulier les fonctions d'autorité), les vieilles familles ont compris l'intérêt représenté par les nouvelles professions libérales. Dans ce secteur qui nous intéresse plus particulièrement, l'ancienne classe dirigeante est toutefois en concurrence avec de nouveaux promus du système éducatif.

58Les travaux de A. Ben Youssef sont de ce point de vue précieux. Ils concernent non plus les seuls titulaires de professions libérales de l'avant-guerre, mais les étudiants de cette période, c'est-à-dire qu'ils prennent davantage en compte les étudiants des années trente, qui ont davantage bénéficié des aides diverses. Cette étude est malheureusement partielle, car elle ne porte que sur 127 étudiants. Néanmoins, ses résultats sont intéressants : ils confirment d'une part les données recueillies chez H. de Montéty (45,46 % appartiennent à la classe supérieure) ; mais ils nous apprennent aussi que l'ouverture sociale est assez importante dès cette période. La classe moyenne compte pour 33,07 % de l'effectif ; il faut cependant se méfier, car elle recouvre un certain nombre de professions à revenus intermédiaires, dont les titulaires proviennent en grande partie de l'ancienne classe dominante alors liée à la fonction plus qu'à la fortune (fonctionnaires, membres des professions libérales, mais aussi propriétaires, commerçants et artisans à revenus moyens qui ont été déclassés par la colonisation).

59Aussi faut-il davantage s'intéresser aux 20,47 % qui proviennent de la classe la plus pauvre, et dont les membres sont fils de petits paysans ou d'artisans, de domestiques ou même d'ouvriers agricoles. Cette catégorie est probablement surévaluée, mais son existence témoigne cependant d'une dynamique qui dépasse la seule classe moyenne.

60L'origine géographique des étudiants, elle aussi analysée par A. Ben Youssef, serait plus pertinente si elle opposait les ruraux aux urbains ; or l'auteur a privilégié un découpage régional qui gomme cet aspect. La prépondérance de Tunis et du Sahel (respectivement 46,25 % et 22,25 %) est dans l'ordre des choses, mais il faut noter que les autres régions comptent pour près du tiers des effectifs. Cette ouverture encore relative vient confirmer au plan géographique les données sociologiques, et témoigne du rôle effectif des écoles franco-arabes dans la sélection des nouvelles « élites ».

61Nous voudrions ici insister sur le rôle moteur joué par la période de formation à l'étranger dans l'émergence de la nouvelle « élite » politique nationaliste. Cet aspect capital a été longtemps sous-estimé par les chercheurs. Les travaux de Ch.-A. Julien dans le cas du Maroc l'ont toutefois mis en évidence. Pour la Tunisie, la thèse d'A. Ben Youssef reviendra largement sur les aspects politiques de la formation et de l'engagement des étudiants tunisiens en France sous le protectorat. Nous nous contentons donc ici de rappeler quelques faits significatifs quant au rôle déterminant des études supérieures dans l'activisme politique des jeunes nationalistes maghrébins.

62Dans son article sur l'AEMNAF, Ch.-R. Ageron rappelle la fonction essentielle de cette association née en 1927, et qui représenta près des trois quarts des étudiants nord-africains en France avant-guerre. Créée dans la mouvance du Parti Communiste et de l'Étoile Nord-Africaine, cette association vit le jour dans une « perspective purement politique ». Il n'est donc point besoin de s'étonner sur son activisme politique, ni sur son rôle « d'école » de formation du nationalisme auprès des étudiants nord-africains en France. Ch.-R. Ageron relève avec justesse que citer le nom des étudiants qui ont milité à l'AEMNAF jusqu'en 1939 revient à « feuilleter [...] le Gotha du nationalisme maghrébin ».

63L'expatriation ouvrait de nouveaux horizons à ces jeunes intellectuels soudain libérés de la tutelle coloniale. La fréquentation de milieux politiques anticolonialistes, l'apprentissage des règles du jeu républicain, l'ouverture aux étudiants d'autres pays coloniaux ou dominés, tout incitait ces jeunes hommes à une réflexion politique intense. Les étudiants exilés au Proche-Orient qui se frottaient au nationalisme arabe connurent une expérience tout aussi stimulante. Les contacts entre les différents rameaux de l'émigration estudiantine étaient d'ailleurs assurés par quelques zélateurs du nationalisme arabe, à l'image de l'émir Chekib Arslan. Ce dernier rencontra ainsi tour à tour Balafrej et el Ouazzani, qui firent le voyage de Genève au début des années trente.

64De cette situation, les autorités coloniales étaient parfaitement conscientes, et ce serait les sous-estimer que de croire le contraire. Plusieurs rapports témoignent de ces angoisses coloniales. Ainsi, dans une note confidentielle de 1933, intitulée Le nationalisme marocain, la direction des Affaires indigènes conclut au sujet de la minorité activiste :

« Les voici devenus de véritables chômeurs intellectuels, des doctrinaires verbeux n'ayant plus souci que de parler, d'écrire, de professer en réaction contre l'œuvre française au Maroc et pour développer, dans ce sens, la contagion mentale des classes instruites ».

65Dans cet autre rapport rédigé en 1935 par une sous-commission créée par le ministre de l'Intérieur et composée de MM. Coulet, Massignon et Augustin Bernard, on trouve par ailleurs une analyse lucide des enjeux liés à la communauté formée par les premiers diplômés du supérieur :

« Le problème est de première importance, et l'on ne saurait en méconnaître la gravité. Il s'agit de savoir dans quel sens s'orientera l'élite intellectuelle indigène actuellement en voie de formation en Algérie et dans les protectorats nord-africains. Il n'est pas exagéré de dire que nous conserverons ou perdrons l'Afrique du Nord suivant que nous saurons nous attacher ou non cette élite [...]. Ces intellectuels sont l'État-major des insurrections futures. Le péril est très grave, il faut y parer sans retard ».

66Alors que s'étaient constituées dans les années trente, au Maroc comme en Tunisie, des organisations politiques à l'initiative des jeunes diplômés (CAM et Néo-Destour), il n'était que trop temps de réaliser qu'une nouvelle ère venait de commencer. Les mesures prises après-guerre pour endiguer la vague montante et désarticuler (ou encadrer) la mouvance étudiante et ses organisations, furent un combat d'arrière-garde.