Première partie. Introduction

1La Tunisie et le Maroc ont traversé la période coloniale sous le régime du protectorat. Ce régime fut imposé à la Tunisie en 1881 et au Maroc en 1912. À partir de la fin du XX^e siècle, il n'était plus concevable en effet, pour des raisons internationales liées aux rivalités européennes, au Congrès de Berlin, puis à la Conférence d'Algésiras dans le cas du Maroc, de traiter un pays de la manière dont avait été soumise l'Algérie à partir de 1830. Pour autant, il y eut loin de la théorie à la pratique.

2Le cas de la Régence de Tunis avait été exemplaire dès la fin du siècle passé. La puissance protectrice avait maintenu au pouvoir le Bey, et s'était donnée pour mission de réformer la politique de la Régence en respectant son administration ancienne. Le Résident général de la France à Tunis devait conseiller le Bey toujours souverain. Or une « algérianisation » de la politique coloniale française s'accomplit presque immédiatement. Venus pour une bonne part d'Algérie, les colons et militaires français en importèrent les méthodes coloniales d'administration directe. Le Résident s'arrogea très vite la réalité du pouvoir tandis qu'un colonat européen accaparait l'économie du pays. Le régime du protectorat avait été trahi par ceux-là mêmes qui devaient le servir. Et l'on sait que les « Prépondérants » aspirèrent très vite au statut juridique de leurs cousins d'Algérie.

3Constatant cette faillite, Lyautey était bien décidé à couper le Maroc des influences extérieures. L'idéal du protectorat devait trouver sa terre d'élection dans l'Empire chérifien ; la puissance protectrice devait se charger de contrôler l'administration du pays toujours aux mains du Makhzen, et ce pour une période limitée. Les cadres traditionnels de la société rompus aux méthodes modernes d'administration devaient hériter d'un Maroc pacifié et à nouveau indépendant. Mais « le contrôle était incompatible avec les structures impérialistes, qu'elles fussent financières ou administratives », pour reprendre une formule de Charles-André Julien. Lyautey décria bien vite la « fiction » du protectorat, mais ne put que constater son impuissance à renverser le cours des choses. Le point le plus grave lui sembla très rapidement être le devenir de la jeunesse marocaine, que le développement d'une administration directe laissait en déshérence.

4« À défaut des débouchés que notre administration leur donne si maigrement et dans des conditions si subalternes, [cette jeunesse] cherchera sa voie ailleurs », écrivit Lyautey en 1920. Le protectorat imaginé par Lyautey devait en effet réserver les postes de direction aux jeunes notables, après une formation moderne et rapide. L'échec de ce projet n'empêcha pas la mise sur pied d'une politique de formation basée sur l'apprentissage du français en direction des jeunes notables.

5Cette mise en contact des jeunes Marocains avec le nouveau système éducatif allait provoquer un profond bouleversement dans une frange de la jeunesse marocaine. Comme leurs jeunes alter ego tunisiens, ces derniers cherchèrent vite à accéder aux sommets du cursus honorum scolaire dont la République avait essayé de les écarter. Ne trouvant pas dans les débouchés administratifs naturels que leur offraient les protectorats de quoi satisfaire leurs ambitions, ces jeunes gens s'évertuèrent à conquérir des places à leur portée. Les professions libérales furent ainsi le débouché naturel de ces pionniers. Les familles y trouvaient un placement opportun dans le cadre de la division patrimoniale des placements, alors que ces jeunes gens pourraient entamer une carrière politique, à l'abri des pressions administratives, à l'instar d'un Ferhat Abbas en Algérie.