1. Introduction

1Cambrai, ancienne métropole d’une petite principauté ecclésiastique, renforce ses remparts, comme bon nombre d’autres villes de l’Europe du Nord-Ouest, en y adjoignant d’abord des boulevards et des bastions, puis une citadelle au milieu du XVI^e siècle, œuvre des ingénieurs italiens Thomaso di Boni, puis Giovanni Olgiati.

2La ville est prise par Louis XIV en 1677 et son rattachement à la couronne de France confirmé par le traité de Nimègue l’année suivante. Le plan de la ville figure dans l’Atlas Louis XIV, datant des années 1683-16881, et l’on y distingue les évolutions des défenses et les projets en cours (ouvrage à cornes de la porte Saint-Sépulcre) (fig. 1).

Fig. 1. Plan de Cambrai aux XVII^e siècle

3Jusqu’en 1710, les abords sont améliorés par l’aménagement de chemins couverts. Quelques redoutes détachées sont édifiées. Puis, dans le courant du XVIII^e siècle, on complète le réseau de demi-lunes défendant le front nord et des flèches sont ajoutées aux abords de la citadelle et du côté de la porte de Cantimpré.

2. Le rempart : un élément remarquable du patrimoine architectural de Cambrai

4Le plan de 1847, dressé par Aimé Robiquet, agent voyer, montre que la mise en défense de cette ville de seconde ligne n’a guère évolué. Un élément notable est à relever : les éléments remarquables du rempart figurent parmi les monuments représentatifs du patrimoine architectural de Cambrai (fig. 2).

Fig. 2. Plan de la ville et des environs de Cambrai en 1847

5De même, vers 1900, la maison Casiez-Bourgeois, fabricant de chicorée nouvelle, à Cambrai, fait paraître une série de vignettes intitulée « Le vieux Cambrai » où figurent les principaux éléments du rempart cambrésien. Mais une mention attire l’attention : sur certaines de ces cartes figure l’annotation « détruite en 1894-1898 » (fig. 3). Que s’est-il donc passé ? C’est l’objet du présent article.

Fig. 3. Série de vignettes éditées par le fabricant de chicorée Casiez-Bourgeois à Cambrai et ayant pour thème : « Le vieux Cambrai », vers 1900

3. Cambrai aspire à se débarrasser de son corset de fortifications

6Cambrai, comme beaucoup de villes du Nord qui connaissent un certain développement en cette fin du XIX^e siècle, aspire à se débarrasser de son corset de fortifications qui est vécu comme une contrainte insupportable à son essor. En effet, l'emprise des fortifications représente une superficie non négligeable d'environ 115 ha enserrant une ville qui ne fait pas plus de 95 ha. Ainsi, dès le Second Empire, la ville demande le déclassement de ses fortifications à l’autorité militaire.

7Mais ce n'est que le 4 août 1893 que la cause est entendue et qu'est pris un décret qui précise les conditions de ces travaux autorisés par la loi de déclassement du 27 mai 1889. La ville de Cambrai émet alors un emprunt de 2 millions et demi de francs afin de financer les travaux. La municipalité constitue une commission du démantèlement composée des commissions des finances et des travaux réunies.

8Le 3 novembre 1893, le conseil municipal décide la vente des 1 720 arbres. L’ensemble est mis à prix pour la somme de 3251,95 francs. Le 18 décembre 1893, on procède à l'adjudication du premier lot des travaux de démantèlement (dégagement et nivellement depuis la porte Notre-Dame jusqu’à la porte Saint-Georges). L’entrepreneur lillois Lys-Tancré est déclaré adjudicataire. Il était déjà en charge des travaux de démantèlement pour les places de Saint-Omer et de Bouchain.

9Il convient de noter, à Cambrai, la présence de sociétés savantes locales qui vont jouer un rôle important dans la conservation de certains éléments des anciennes fortifications, en particulier la Société d’Émulation de Cambrai, dont le président d’honneur, Alfred Brunel-Pamart, n'est autre que le maire de Cambrai, et le président de la société, Alexandre Ronnelle, son premier adjoint, conseiller général et architecte qui définira, par ailleurs, les grands principes de la restructuration urbaine issue du démantèlement.

4. Une conservation de certains éléments des remparts au nom de la science et de l'art 

10Le 1^er février 1894, L’Indépendant publie le nouveau plan de Cambrai démantelé (fig. 4). Il s’agit en fait du projet de voirie dressé sous la direction de la commission du démantèlement par l’architecte Alexandre Ronnelle :

« Les lecteurs peuvent se rendre compte d’un simple coup d’œil de ce que sera la ville quand sera tombée l’enceinte fortifiée »2.

11On peut remarquer que s’y trouvent également indiqués les éléments de l’ancienne fortification qu’on souhaite conserver.

Fig. 4. Plan de Cambrai en 1893 – Projet de voirie

12En 1892, la Commission historique du Nord visite les fortifications de Cambrai et, dans un compte-rendu de sa visite qu'elle a adressé au préfet, elle demande « au nom de la science et de l'art » que, lors du démantèlement des ouvrages suivants, soient conservés comme monuments historiques : le château de Selles, la porte Saint-Sépulcre (porte de Paris), la porte Notre-Dame et la tour d'Abancourt. La Société d'Émulation de Cambrai y ajoute la porte de la citadelle et la tour des Arquets. La commission nommée au début de l'année 1894 pour la surveillance des fouilles demande l'ajout de la tour des Sottes. Le château de Selles est conservé par le génie militaire pour y laisser l'hôpital.

5. Une appréciation mitigée de la valeur patrimoniale des vestiges

13En 1893, un monumental ouvrage est publié à l’occasion du démantèlement pour en perpétuer le souvenir : il est l’œuvre d’Édouard Gautier, bibliothécaire de la ville. Tout au long de l’ouvrage, on discerne un net parti pris pour les vestiges les plus anciens, et, en particulier, pour les éléments dont la charge symbolique est la plus forte, les portes :

« Parmi les grandes portes de la ville, il n’en est que deux qui méritent de retenir l’attention du lecteur, la porte de Paris et la porte Notre-Dame ».

14La porte de Paris fait l’objet de toutes les attentions. Par contre, la porte Notre-Dame ne trouve pas grâce aux yeux de notre archiviste :

« La porte Notre-Dame, dont la façade en majeure partie date du commencement du XVII^e siècle, est construite et décorée dans le goût de la Renaissance. Mais il convient de remarquer que ce n’est plus la belle époque de la Renaissance et que nous sommes dans une période de décadence. Quant aux autres portes, elles sont de peu d’importance au point de vue archéologique ».

15Les travaux de démantèlement débutent le 12 février 1894. On commence à enlever les grès de soubassement des courtines et ceux formant les marches des nombreux escaliers. Les matériaux du démantèlement seront réservés pour les travaux de voirie (fig. 5).

Fig. 5. Plan de Cambrai en 1887 – Avant-projet de démantèlement

6. À la faveur des travaux, des vestiges sont mis au jour

16Le démantèlement est aussi l’occasion de redécouvrir d’anciens vestiges des fortifications médiévales qui, contre toute attente, suscitent un réel intérêt archéologique. Ainsi, le 10 avril 1895, les terrassiers occupés dans les tranchées voisines de l’ancienne porte de Berlaimont mettent à nu le sommet d’une niche ogivale : ce sont les vestiges de la porte Saint-Ladre, construite vers 1400 et disparue dans les terrassements de la citadelle en 1545, porte par laquelle les princes-évêques de Cambrai faisaient leur entrée officielle dans la cité, charge hautement symbolique pour le passé glorieux de la principauté (fig. 6).

Fig. 6. Vue des vestiges de l’ancienne porte Saint-Ladre en 1935

17La démolition du bastion Robert met également au jour des éléments de l’ancienne porte Robert qui aurait été bâtie, à ses frais, par Robert Coillet, seigneur de Villers-Plouich, aux alentours de 1266 (fig. 7). On se penche aussi sur la disparition de quelques plantes intéressantes des fortifications de Cambrai à la suite des travaux de démantèlement.

Fig. 7. Ruines de l'ancienne porte Robert en 1897

7. Les débats houleux autour de la sélection des vestiges à préserver

18Le 2 mars 1894, le conseil municipal se réunit en une séance houleuse. La Commission historique du Nord demande que soient préservés et conservés : le château de Selles, la porte de Paris, la Porte Notre-Dame et la tour d’Abancourt. La Société d’Émulation de Cambrai demande également grâce pour la porte de la citadelle et la tour des Arquets. La commission mixte dite « des fouilles » sollicite la conservation de la tour des Sottes. M. Ramette émet le vœu que soit conservée également la porte Robert. M. Lallemand ironise en déclarant que ces vieilles pierres constitueraient un arc de triomphe fort joli. La motion de M. Ramette est rejetée par la majorité du conseil.

19Qu'en a-t-il été de ces souhaits de conservation dans la réalité des travaux de démantèlement et quelles ont été les fortunes variées de ces divers monuments ? Nous allons voir que dans l'ensemble les vœux exprimés pour la conservation sont pour la plupart respectés, mais que, dans certaines circonstances, les impératifs d'aménagements urbains ont pris le dessus sur les considérations esthétiques et patrimoniales et que, par ailleurs, certains vestiges qui n'avaient pas fait l'objet de demande de protection particulière sont parvenus jusqu'à nous.

20Ainsi en est-il de la tour du Caudron (construite à la fin du XIV^e siècle, de même que tout le front sud de Cambrai), située au sud-ouest de la ville : le 19 février 1894, le chef du génie d’Agnicourt assure que la tour du Caudron, située à l’angle ouest de la caserne Renel, sera conservée pour être transformée en salle de réunion pour les officiers. Elle ne sera inscrite à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques que le 1^er décembre 1997, soit un siècle après la fin du démantèlement. La tour des Arquets (début du XV^e siècle) est également incluse dans le domaine militaire et se trouvera, de ce fait, conservée. Elle sera classée le 10 juillet 1942.

8. Le singulier destin du front des Amoureux

21À l’ouest de la ville, le front de Bèvres constitue une curiosité. En 1865, il fait l’objet d’un projet de restauration de la « vieille enceinte à tourelles » de la part de la direction du Génie.

22Ce front, qui longe l’Escaut, appelé aussi « front des Amoureux », sans doute du fait de son caractère pittoresque propre à échanger de fervents serments, semble, cependant, avoir été sacrifié lors des travaux du démantèlement. En 2013, il a fait l’objet d’une opération d’archéologie préventive sous la direction de Christine Cercy (Inrap).

23L’équipe archéologique a pu observer que les ouvrages portaient un large coup de pinceau rouge appliqué environ à la côte 45 m qui a déterminé le niveau de dérasement des maçonneries (fig. 8).

Fig. 8. Vue du front de Bèvres dégagé au cours du diagnostic archéologique préventif de l’inrap en 2013

24Quel est le motif de ce dérasement particulier ? Souci de ne pas détruire irrémédiablement ces ouvrages militaires en les préservant partiellement ? Volonté d’une mise en valeur ultérieure ? Exécution des travaux de dérasement a minima, dans la mesure où il ne s’agit pas de récupérer les matériaux ?

9. La citadelle disparue

25Dans le secteur de la citadelle, les rapports de l'architecte voyer font état des difficultés rencontrées lors du démantèlement :

« Les premières études qui viennent d'être faites des rues figurées sur l'avant-projet dans cette partie du plan ont révélé des difficultés exceptionnelles dues à la forte déclivité du terrain. Certaines parties des voies à ouvrir se trouveraient assez fortement en déblai, et on a songé, pour remédier à cette situation, à un abaissement général du plan de dérasement » (fig. 9).

Fig. 9. La citadelle de Cambrai. Croquis du plan des nouvelles voiries

26Dans ce secteur, se trouvait la porte de Berlaimont (1574-1576). Construite aux frais de l'évêque Louis de Berlaimont pour rétablir l'accès à la route du Cateau, elle fut close au moment des travaux de Vauban et servit de poudrière jusqu'à sa destruction lors du démantèlement. Bien que d'un intérêt architectural évident, elle ne paraît, à aucun moment, avoir suscité des velléités de protection. Ceci peut s'expliquer en partie par une certaine défection de l'opinion à l'égard des monuments issus de la Renaissance au profit de ceux du Moyen Âge, qui incarnaient sans doute mieux, aux yeux des contemporains, la grandeur de la ville.

27Mais ce secteur est surtout occupé par la citadelle érigée par Charles Quint à partir de 1545, probablement sur les plans de Thomaso di Boni, neveu de Donato, auteur de la citadelle de Gand, bâtie en 1540. Pourtant occupés par l'armée, ses principaux ouvrages en seront, malgré tout, démantelés pour faire place à de nouvelles voiries et seule la porte Royale avec ses courtines attenantes en sont conservées, vestiges quelque peu modestes de cette citadelle qui, avec celles de Gand et d'Anvers (1567), constituait sans conteste un des fleurons majeurs de l'architecture militaire de la Renaissance dans les Pays-Bas espagnols.

28Le 22 mars 1894, l'adjudication du deuxième lot est attribuée à l’entrepreneur Lys-Tancré :

« Les travaux de la citadelle doivent être terminés en 2 ans et pour lequel on n'aura pas de trop de tout ce délai ».

29Le 21 juin 1894, un détachement du 4^e régiment de cuirassiers procède à une expérience à l’aide de charges explosives. Il essaie de faire sauter des pans de murs des vestiges du petit fortin de la citadelle. Vingt cartouches sont utilisées. Le résultat est mitigé : trois carreaux sont brisés à la buvette des ouvriers et une chèvre, qui broutait sur les talus, est atteinte aux membres postérieurs.

30La porte de la citadelle (porte Royale) et les courtines attenantes sont conservées, mais le fossé en est, en grande partie, remblayé.

10. Le bastion Robert à l’aspect d’autant plus triste qu’il se trouve à l’entrée de la ville

31Au nord de la citadelle, se situait le bastion Robert (1553-1558) qui assurait la liaison entre cette dernière et les fortifications de la ville. À son sujet, on peut simplement constater que le rapport de l'architecte voyer Véret, en date du 1^er juillet 1893, est sans appel :

« Le conseil municipal de Cambrai a décidé l'ouverture de l'avenue de la Gare. Le public est soumis à un détour important pour faire usage de la voie ferrée et la montée de la porte Robert étant très raide, les chevaux la franchissent difficilement, l'hiver surtout, en temps de neige et de verglas. Entre la gare et les jardins publics, entre l'avenue projetée et la porte Robert (construite en 1864) se trouve le bastion 56 dit bastion Robert dont l'aspect est d'autant plus triste que sa masse se trouve à l'entrée principale de la ville. Le dérasement de cet ouvrage s'impose donc et comme il en résultera un terrain assez vaste qui doit servir en grande partie de place publique et que la place au bois n'est pas suffisante pour loger tous les forains en temps de fête, il est utile d'exécuter ces travaux sans tarder, alors que les entrepreneurs auront sur place leur outillage et leur personnel ».

11. La porte Notre-Dame : une conservation à l’arraché

32Le 25 avril 1895, les restes de la voûte en grès, côté ville, de la porte Notre-Dame (1622-1623) sont jetés bas :

« Le plein ciel existe désormais pour cette traversée qui, pendant tant de siècles, était resté dans l’ombre. Le derrière de la façade monumentale extérieure se dessine maintenant fièrement dans la perspective de la rue Sadi Carnot ».

33En ce qui concerne le devenir de la porte, le conseil municipal envisage trois solutions : la conservation de la porte en son emplacement actuel en la restaurant ; la démolition de la porte avec reconstruction à un emplacement plus favorable ; la démolition pure et simple de la porte sous réserve de la réunion et du classement des matériaux actuels qui pourraient être conservés pour en faire la mise en dépôt. Le conseil municipal demande le classement comme monument historique de la porte Notre-Dame.

34Les frais à prévoir pour la porte Notre-Dame sont estimés à :

« 20 000 francs pour la restauration de la porte à l'emplacement actuel et 41 000 francs pour la démolition et la reconstruction suivant l'axe de la route nationale de Valenciennes rectifiée avec façade nouvelle côté ville (…) et nous vous faisons remarquer l'inconvénient qui résulterait pour la circulation de la conservation de la porte Notre-Dame. Nous ajoutons que, placée comme elle est aujourd'hui et dégagée de ses hautes murailles voisines, elle ne serait visible qu'à de faibles distances et sous de mauvaises conditions ne formant plus perspective réelle que du côté campagne et encore dans un angle aigu ».

35Les commissions mises en présence des prix prévus pour la restauration se sont prononcées pour la démolition pure et simple, mais, en raison du petit nombre de membres présents à la séance, la décision est remise et les commissaires sont revenus sur cet avis : une sous-commission est nommée pour étudier la question.

36Le 6 juillet 1895, un courrier émanant de l'administration des Beaux-Arts semble ramener nos élus à des décisions moins radicales :

« M. le Préfet, la commission des monuments historiques vient d'appeler mon attention sur l'intérêt que présente la porte Notre-Dame à Cambrai et elle m'a proposé d'en prononcer le classement au nombre des monuments historiques... Je vous prie d'inviter le conseil municipal de Cambrai à faire connaître s'il y a quelque objection à opposer à ce classement ».

37La sous-commission donne un avis favorable à la proposition de classement de la porte au nombre des monuments historiques, à la condition que la participation de la ville dans le montant de la dépense à faire ne dépasse pas 25 %, le reste étant à la charge complète de l'État (fig. 10).

Fig. 10. Vue de la porte Notre-Dame de Cambrai

12. Les potagers militaires : une occasion manquée de préserver le front sud de l’enceinte

38Un écueil majeur se présente sur la voie du démantèlement du front sud en la présence des potagers militaires dévolus à la subsistance de la garnison. Les services de l'intendance y étaient très attachés et on se prend à songer à leur maintien qui aurait permis de sauvegarder en l'état ce front de l'enceinte de Cambrai : au terme du XIX^e siècle, celui-ci était parvenu dans un exceptionnel état d'homogénéité et il aurait, sans conteste, constitué un témoignage unique d'architecture militaire pour le Nord de la France.

39Malheureusement pour le patrimoine militaire, la ville et l'administration militaire trouvent un terrain d'entente :

« La ville doit fournir au département de la guerre indépendamment d'un champ de manœuvres de 30 ha, des jardins potagers contenant ensemble 4 ha et destinés à la garnison. Le jardin sera livré nivelé, labouré, fumé et prêt à être ensemencé ».

13. La porte de Paris : sauvée à une tourelle près !

40Le 22 mai 1895, les travaux de démantèlement commencent à isoler la porte de Paris (cette ancienne porte-châtelet de la fin du XIV^e siècle est l’œuvre de l’architecte saint-quentinois Gilles Largent) :

« Les ouvriers dégagent des terres et rendent au jour un précieux spécimen d’architecture militaire du Moyen-âge dont personne ne soupçonnait l’existence ».

41Cependant, la conservation de certains vestiges ne s'accommode pas toujours bien des contraintes d'aménagements urbains et les considérations esthétiques servent parfois d'alibis à l'architecte voyer pour procéder à des démolitions sélectives :

« On a simplement mis à découvert une sorte de tourelle en pierre blanche en assez mauvais état et qui est très vraisemblablement de construction moins ancienne que la porte de Paris, car elle est simplement accolée à la tour, sans aucune liaison des maçonneries et les matériaux dont elle est composée ne sont pas de même nature que ceux des deux grosses tours. Faut-il conserver cette tourelle ou la démolir ? Telle est la question sur laquelle votre commission de démantèlement a été appelée à donner son avis. Si on se place au point de vue archéologique, on doit reconnaître qu'elle ne présente qu'un médiocre intérêt, car elle n'a pas un caractère architectural bien remarquable. Il devait en exister une semblable accolée à la tour ouest, mais elle a disparu et il n'en reste plus que de vagues vestiges. La conservation de la seule qui existe donnerait à l'ensemble de l'édifice un aspect absolument irrégulier et des plus disgracieux ».

42Autre argument sans appel : l'architecte voyer a besoin d'un espace de 11 m pour le passage de la voirie et du tramway, la tourelle en question fait une saillie de 2,95 m sur le contrefort et restreint d'autant le passage. De fait, elle ne sera pas conservée (fig. 11).

Fig. 11. Vue de la porte de Paris au début du XX^e siècle

14. La tour d’Abancourt, détruite en prévision de l'implantation du « Radio-Circus »

43La tour d'Abancourt, qui appartenait au front sud de l'enceinte urbaine de la fin du XIV^e siècle, avait été inscrite à l'inventaire supplémentaire le 4 octobre 1932 (elle en est rayée le 29 mai 1948). Le bordereau de visite de l'administration des Beaux-Arts indique pourtant un bon état de conservation avec, cependant, des réparations à prévoir d'urgence (fig. 12).

Fig. 12. Restitution de la tour d'Abancourt au XIV^e siècle

44Le 16 mars 1954, la délibération du conseil municipal stipule dans ces termes :

« Un projet de restauration a bien été présenté à la municipalité, mais vos commissions ont estimé que la dépense qui en résulterait – soit plusieurs millions – serait hors de proportion avec l'intérêt qu'on y attache. Il reste trois tours à proximité (Caudron, Arquets, les Sottes). En conséquence, il subsistera assez de vestiges pour marquer l'enceinte médiévale de la ville. La démolition de cette tour, en dehors des dangers qu'elle supprimera, permettra au moins l'utilisation de la place dont elle porte le nom, pour l'intensification des marchés agricoles et pour toutes les fêtes foraines ».

45L'adjudication pour les travaux de démolition jusqu'à 20 cm au-dessous du niveau du sol est notifiée le 7 janvier 1955 à l'entreprise Lemaire et Langevin pour la somme de 275 000 francs. L’on demande expressément à l'entrepreneur de faire place nette pour le mois suivant en prévision de l'implantation du « Radio-Circus » en tournée dans la ville. Cet argumentaire récurrent fondé sur la nécessité d'accueillir des foires et des cirques s'avère décidément sans appel et force est de constater qu'à Cambrai, si l'on veut venir à bout d'un ouvrage fortifié, mieux vaut avoir recours aux clowns qu'aux canons.

46On peut noter, en tous cas, une certaine cohérence dans la dévolution des lieux, puisque, à l'emplacement de la défunte tour et de sa latrine de flanc, on rebâtit une vespasienne. On y construit aussi, plus tard, un central téléphonique reprenant curieusement dans son parti pris architectural un élément central semi-cylindrique qui n'est pas sans évoquer le souvenir de la défunte tour. Il est curieux de constater cette propension qu'ont les architectes iconoclastes à se parer des dépouilles de leurs victimes.

15. La tour des Sottes conservée, bien que non protégée : aux innocents, les mains pleines !

47La tour Saint-Fiacre ou tour des Sottes (fin du XIV^e siècle), sa voisine, qui ne bénéficiait pourtant d'aucune protection ne sera, pour sa part, nullement inquiétée et sera inscrite à l'inventaire supplémentaire le 1^er décembre 1997 : elle ne constituait pas un enjeu prioritaire de développement urbain.

48Les travaux de démantèlement s’achèvent à la fin du premier semestre de 1897. Ce démantèlement aura suscité, en tous cas, des vocations inattendues : le 16 octobre 1895, l’ingénieur des ponts et chaussées, directeur des travaux de démantèlement, adresse à la municipalité une lettre annonçant qu’il démissionne de son poste et qu’il entre en religion au couvent des bénédictins de Solesmes.

16. Le centre-ville incendié à la fin de la Première Guerre mondiale, puis reconstruit au lendemain

49Au cours de la Première Guerre mondiale, la ville de Cambrai sera occupée par les troupes allemandes. La destruction de la majeure partie du centre ancien en 1918, du fait d’un incendie provoqué par les troupes allemandes en retraite, va donner l’occasion de compléter de manière très opportune la rénovation urbaine initiée avec le démantèlement des années 1894-1898 (fig. 13).

Fig. 13. Plan de rénovation du centre-ville de Cambrai en 1922

50Le projet de l’architecte Pierre Leprince-Ringuet est retenu et le remodelage du centre-ville est amorcé en 1922. L’avenue de la Victoire est percée entre la porte de Paris et la Grand-Place et le mail Saint-Martin est rebâti en style néo-flamand – Art déco. Sur la Grand-Place, on rebâtit dans un style néo-classique l’hôtel de ville qui est inauguré en 1932.

17. Bilan d’une restructuration urbaine

51Au terme de 40 ans de restructuration urbaine, quels sont les éléments forts qui en ressortent (fig. 14) ?

• Les deux portes de la ville nord (Notre-Dame) et sud (de Paris) ont été conservées et intégrées dans le schéma directeur de la ville ;

• Les vestiges conservés des éléments d'architecture militaire apparaissent au bout du compte très disséminés, sans lien organique entre eux et sans intégration dans le plan général d'urbanisme ;

• L'élément fort du nouvel urbanisme est sans conteste la création de la Grand-Place nouvelle issue de la reconstruction des années 1920 ;

• Un grand axe reliant la porte de Paris à la Grand-Place est percé, l’avenue de la Victoire, et deux autres rues, les rues Sadi-Carnot (anciennement rue de l'Arbre-à-Poires) et d’Alger, accèdent à la porte Notre-Dame et à la route de Valenciennes ;

• Le boulevard circulaire qui entoure la ville conserve, cependant, la mémoire de l'enceinte urbaine disparue.

• L'entrée principale de la ville que constituait la place de la Gare dans l'esprit des contemporains à l'origine de sa création est scandée par une série de voiries rayonnantes en patte d'oie dont le tracé ignore totalement les anciens accès de ville.

Fig. 14. Report des tours et portes médiévales de Cambrai sur fond cadastral contemporain

52De nos jours, force est de constater que l'accès à Cambrai par le chemin de fer s'avère très secondaire et c'est en fait toujours par les deux entrées historiques principales de la ville que s'effectue l'essentiel du flux automobile vers le cœur de la vieille cité des Princes-évêques de Cambrai.