Révéler les imaginaires de la médiation derrière les écrans. Bilan d’une décennie d’analyse de dispositifs numériques de médiation des patrimoines
Résumés
Cet article propose de revenir, sous forme de bilan, sur plus d’une dizaine de projets de recherche menés en une décennie autour de dispositifs de médiation des patrimoines. La multiplicité des situations rencontrées a conduit à construire, progressivement, une approche réflexive et critique du déploiement des projets. À l’aide d’un triptyque méthodologique (étude des publics, sémiotique des écritures numériques, analyse de discours d’escorte) apparaissent ainsi les multiples médiations à l’œuvre dans la conception de ces dispositifs. Cette posture enjoint alors, à rebours de l’argument de l’innovation permanente, à penser ces processus dans un temps long.
In the form of an assessment, this article proposes to expose more than ten research projects carried out over a decade about heritage mediation systems. The multiplicity of situations encountered led to the gradual construction of a reflective and critical approach to the deployment of these projects. Using a methodological triptych (study of audiences, semiotics of digital writing, analysis of escort discourse) the multiple mediations at work in the design of these devices appear. This position requires, contrary to the argument of permanent innovation, to think about these processes over a long period of time.
Entrées d’index
Mots-clés : dispositifs numériques, médiation des patrimoines, étude des publics, sémiotique des écritures numériques, discours d’escorte
Keywords : digital devices, mediation of heritage, audiences, semiotics of digital writing, escort discourse
Texte intégral
1Dans une volonté de renouveler leur public et de rénover leurs dispositifs de médiation culturelle, les musées et monuments déploient depuis les années 1980, en s’appuyant sur le mouvement de numérisation des patrimoines, un ensemble d’outils numériques d’aide à l’interprétation (borne multimédia, CD rom culturel, cartel numérique, application mobile de visite, etc.). Cette expansion répond à différentes injonctions de leurs tutelles tout en s’appuyant sur une prétendue attente des publics à cet endroit1. Le déploiement de cette panoplie s’accompagne de besoins en termes d’évaluation qui se traduisent par une multiplication d’études de réception autour de ces dispositifs. Les agences spécialisées, voire les laboratoires de recherche, sont ainsi invités à produire un ensemble de travaux qui présentent des résultats sur les effets de ces outils sur la visite et les visiteurs.
2C’est dans ce contexte que, depuis une dizaine d'années, nous avons été régulièrement sollicités, voire avons nous-mêmes été à l’initiative de recherches en collaboration avec des institutions patrimoniales. Qu’il s’agisse de commandes ou de partenariats à visée scientifique et/ou pédagogique, ces travaux nous ont permis d’obtenir un certain nombre de résultats qui nuancent quelque peu les espoirs énoncés sur les effets de ces outils2. Mais ils nous ont surtout progressivement amenés à appréhender autrement cette situation. Quels regards autres que la seule question de l’impact ou de l’effet, le chercheur est-il susceptible de porter sur ces dispositifs numériques de médiation des patrimoines ? Comment peut-il dépasser les logiques évaluatives ? En somme, en quoi se distancier de la seule question des effets peut-il être le moyen de révéler l’épaisseur des logiques, des « médiations » à l'œuvre ? Ce questionnement est, au cours de ces dix années de recherches, devenu essentiel car heuristique pour appréhender le déploiement des outils numériques de médiation des patrimoines de façon transversale. En effet, les différentes études que nous avons réalisées nous permettent de postuler l'existence d'une multiplication de « médiations », entendues ici non plus dans une perspective uniquement professionnelle (c’est-à-dire qualifiant des activités de médiation culturelle ou de médiation patrimoniale telles que les visites guidées ou les ateliers pédagogiques) mais en tant que processus communicationnel3.
3C’est par un regard réflexif porté à une décennie de recherche autour de dispositifs numériques de médiation que nous répondons ici à ces interrogations. Il s’agira tout d’abord de revenir sur le décalage de l’attention du chercheur face au leitmotiv de la question des effets sur les publics. Malgré les apports des travaux en sociologie des usages montrant la complexité des processus d'appropriation, l’interrogation sur l’impact de l’outil de médiation sur la fréquentation et les profils des publics est depuis plus de vingt ans une question systématique et incontournable pour les institutions patrimoniales. Travailler à se défaire de cette approche déterministe technique (ou à tout le moins à s’y ajuster) a constitué un point de vigilance épistémologique à l’origine de la construction et de l’évolution de notre démarche. Une fois cette posture explicitée, nous nous attarderons sur les apports de l’élargissement méthodologique pour dépasser les réponses opérationnelles. Enfin, nous évoquerons en quoi l’approche que nous avons progressivement développée est à nos yeux un moyen pour saisir la manière dont est convoqué un ensemble de médiations, dépassant celles concernant uniquement la relation public/patrimoine.
Dix-sept projets de recherche pour saisir une panoplie d’objets (et de situations)
4Depuis 2010, nous avons piloté ou participé à dix-sept projets de recherche ayant pour objet d’étude des dispositifs numériques de médiation des patrimoines, avec un accroissement en nombre depuis 2018. Ces projets ne sont absolument pas homogènes. Leurs problématique et visée sont de natures différentes : il peut s’agir d’expérimentation, d’évaluation voire de pédagogie de recherche ; le regard peut s’attacher à des questions liées à la réception et aux usages ou viser davantage la compréhension des logiques de production et des caractéristiques des écritures de la médiation. Les modalités de collaboration avec les partenaires des institutions culturelles varient également : allant de la commande (logique opérationnelle) à l’appréhension comme terrain de recherche (logique scientifique). Enfin la nature des lieux patrimoniaux (lieu ouvert ou fermé sur l’environnement, musée ou monument, patrimoine urbain, architectural, ethnographique ou historique) et les dispositifs numériques concernés (mobile ou fixe, usage in situ ou à distance, petit ou grand écran) font état de l’hétérogénéité des objets étudiés. Pendant plus de dix ans, nous avons donc investigué des terrains autour d’applications mobiles de visite sur téléphone ou tablette, de cartels numériques, de tables interactives ou multimédias, d’expositions en ligne. De manière à faciliter une vision d’ensemble, nous avons réalisé un tableau situé en annexe présentant l’ensemble des projets de recherche réalisés en précisant pour chacun leur contexte et objectif ainsi que la méthodologie mise en œuvre.
Tableau de synthèse des projets de recherche réalisés depuis 2010


5Cette synthèse appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, la question des effets de ces dispositifs de médiation (qu’ils soient fixes ou portables) sur les publics constitue une problématique récurrente dans ces projets de recherche. L’intérêt est ici d’indiquer que ce questionnement a progressivement changé de statut sur le plan scientifique : d’objectif principal des études, il est devenu de plus en plus secondaire dans le regard porté sur le terrain. Dans une certaine mesure, l’on peut même se risquer à le considérer ces dernières années comme une sorte d’argument prétexte facilitant l’accès au terrain. La question de l’impact présente en effet l’avantage à la fois de traduire les attentes des partenaires, de promettre des résultats exploitables vis-à-vis des tutelles au moment du montage des projets de recherche, et de faire valoir une compétence acquise par les étudiants (savoir mesurer les effets des dispositifs numériques de médiation des patrimoines). Ensuite, le déplacement de posture que nous avons opéré provient d’une part d’une redondance des constats sur les pratiques des publics sur différents terrains, et d’autre part de découvertes liées aux investigations (entretiens avec les parties prenantes, accès aux documents de conception, etc.). En effet, après avoir effectué des constats similaires lors d’observations des pratiques des visiteurs dans différents projets (décalage entre usage escomptés et usages effectifs, implication corporelle, surcharge cognitive, place de la médiation technique dans les pratiques de visites4), d’autres focales sont apparues des points qui méritaient investigation. Ainsi, analyser la phase d'élaboration de projets numériques patrimoniaux5, les relations entre les acteurs en présence, voire le rôle des tutelles, est devenu progressivement un objectif de recherche majeur dans le regard portés sur les terrains investigués. À la fois conditionnant la forme prise par le dispositif numérique et permettant d’envisager ce dernier comme un objet-frontière6, la conception et ses coulisses constituent un processus permettant de révéler les enjeux politico-économiques sous-jacents.
6En ce sens, la question des effets de ces dispositifs sur la visite et les visiteurs est à considérer comme une partie du discours d’escorte ou d’accompagnement7 auquel participent les chercheurs en sciences humaines et sociales. En d’autres termes, en fournissant des études d’usages, les laboratoires – c'est-à-dire nous chercheurs – sans forcément le faire intentionnellement, créditons et légitimons l’idée, pour le moins empreinte de déterminisme technique, selon laquelle les dispositifs numériques de visite impactent nécessairement les pratiques. En évaluant ces outils, nous confirmons l’importance de mesurer leurs effets et donc supputons leur pouvoir. Or, en même temps, les projets numériques patrimoniaux sont au cœur de forts enjeux institutionnels masqués par l’importance accordée aux effets bénéfiques supposés. C’est au cours de l’année 2019 que nous avons pris la mesure des enjeux politiques et communicationnels de tels projets. Le projet POLI-APP et la mobilisation de chercheurs en sciences politiques nous ont amenés à étudier les terrains sous le prisme des politiques publiques et culturelles, et à les appréhender comme des espaces de rencontres entre organisations (institutions patrimoniales / entreprises du numérique / tutelle / chercheur). Considérer les rôles des acteurs (chercheurs inclus), leurs intérêts dans la construction (et la promotion) de ces objets-frontières et leurs modalités de collaboration a transformé notre approche de ces terrains.
7Enfin, en avançant dans nos réflexions autour de ces dispositifs d’aide à l’interprétation patrimoniale, nous constations d’une part la force des injonctions médiatiques et des tutelles8 et d’autre part les incertitudes et doutes des professionnels du patrimoine quant au solutionnisme technologique9. Ainsi, se placer au plus près des acteurs, de leurs expériences vécues, observer les espaces de négociations est le moyen de saisir les points aveugles, les non-dits mais aussi et surtout les modalités de confrontation des imaginaires de la médiation des patrimoines. C’est notamment le positionnement adopté dans le projet CO-NUM, débuté en 2021 et qui entre dans sa phase de finalisation. À travers ce projet, et par le biais de focus group avec des professionnels des musées et des monuments, nous avons pu constater d’une part l’aspiration pour de grands projets numériques menés par des institutions modèles (Le Louvre, Versailles, etc.) et d’autre part un ensemble de difficultés et d’incertitudes quant au déploiement d’outils numériques de médiations des patrimoines (problématiques de contractualisation, de maintenance, d’obsolescence, d’empreinte écologique, de substitution aux médiations existantes, etc.). Loin des images promotionnelles circulant dans les salons professionnels10, l’étude de la conception permet de faire apparaître des relations de pouvoir, des ajustements et des négociations entre des cultures professionnelles et des approches des médiations patrimoniales parfois difficilement conciliables.
Une combinaison de méthodes pour dépasser l’approche évaluative
8Dans le mouvement de déplacement du questionnement décrit précédemment, allant de l’appropriation vers la conception, notre méthodologie a elle aussi évolué. Nous avons fonctionné par paliers. Partant de méthodes inspirées de la sociologie des usages, un premier élargissement méthodologique a reposé sur le recours à la sémiotique des outils numériques (considérés alors comme des médias informatisés) permettant de travailler le design et la mise en forme des savoirs. En 2019, l’ouverture aux méthodes de recueil et d’analyse des sciences politiques a permis de mettre à l’épreuve une modélisation des entités impliquées dans des projets numériques et la chronologie de leurs relations (élaboration de timelines et de cartographies d’acteurs). L’intégration d’une analyse de discours promotionnels et médiatiques circulant autour des projets s’est aussi systématisée dès cette période. Petit à petit, c’est une combinaison de méthodologies qui a été élaborée. Cette combinatoire paraît être une condition nécessaire pour réussir à se dégager de la focale des effets et des études de publics, et ainsi saisir la nature sociopolitique de ces projets.
9La fabrication de cette mosaïque méthodologique repose sur un temps long de recherche confronté à des terrains variés et sur la volonté de construire une autre approche de ces projets. Toutefois deux partis-pris ont structuré notre réflexion dès les débuts et ont certainement préfiguré ce besoin d’élargissement : d’une part, l’importance d’appréhender les outils numériques étudiés de manière diachronique et d’autre part, la prise en compte de la dimension composite des terrains.
10Prenant acte des travaux sur les discours promotionnels autour du numérique11, et de façon à ne pas sombrer dans l’idéologie de la rupture, dans le bluff technologique12, notre démarche dès 2014 visait à resituer ces outils dans une archéologie à la fois d’autres outils, médias et usages qui les ont précédés. En d’autres termes, la sociologie des usages ayant souligné la généalogie des usages ou l’effet diligence13, nous tenions à éviter d’être pris dans l’argumentaire commercial visant à convaincre d’un caractère profondément et ontologiquement novateur de ce qui est présenté à chaque mise au point logiciel. Les médias informatisés opèrent en effet davantage par des processus de rénovation que d’innovation14. Il est en outre essentiel d’envisager ces outils numériques comme des « projets », c’est-à-dire des objets non figés mais processuels dont l’élaboration s’inscrit dans différentes temporalités : celles des politiques institutionnelles, des pratiques culturelles, des logiques industrielles et des stratégies politiques.
11En outre, considérer l’approche des outils par la théorie des composites15 implique de les appréhender comme des dispositifs socio-techniques inscrits dans des logiques professionnelles multiples. Il s’agit de les envisager dans la pluralité de leurs expressions : des objets techniques, des formes d’écritures, des discours mais aussi des sujets de discours, de pratiques sociales qui en retour les configurent. Cette conception nous a amenés à être attentifs à tout ce qui pouvait être recueilli et ne pas se limiter à l’outil et ses usages. L’ensemble des documents, des échanges et des traces méritaient aussi d’être pris en compte.
12À l’issue de ces dix années de projet, nous considérons que l’outil méthodologique construit peut être présenté comme se déclinant à travers un triptyque : étude des publics, sémiotique des écritures numériques, analyse de discours d’escorte. L’étude des publics travaille à partir d’entretiens ou de questionnaires en amont, pendant ou à l’issue de la visite. Elle se base aussi sur l’observation des publics, de leurs parcours et de leurs gestes permettant de caractériser les implications corporelles des dispositifs in situ (cf. fig. 1).
Fig. 1 : exemple de restitution de parcours de visiteurs observés au Palais des papes

© A. Guiraud
13Le recueil de données numériques collectées à travers les usages est aussi pris en compte sans jamais en faire une source exclusive et fiable (dans la mesure où les indicateurs résultent d’une construction). L’analyse des tableaux de bords et autre rapports statistiques informatisés (billetterie par exemple) est à ce niveau particulièrement éloquente quant à la mise en forme d’enregistrement des actions des visiteurs-usagers sous un format apparent de scientificité16.
14Concernant les écritures numériques des outils, l’analyse porte sur la nature des signes mobilisés dans les interfaces ou écrits d’écran (linguistiques, iconiques et plastiques), leur agencement spatial, la nature des informations (patrimoniales, utilitaires, techniques, etc.) et les processus de rhétorique mobilisés. Cette analyse intègre aussi un travail sur le back office (étude des architextes) et des contraintes associées tout comme une prise en compte de l’articulation aux contextes des pratiques (relations aux autres outils de médiation par exemple). La disposition matérielle dans l’espace patrimonial, la forme (taille, poids, mode d’interaction) des outils sont aussi pris en considération ; point d’attention permettant d’éviter d’extraire, autant que faire se peut, les pratiques d’écriture-lecture de leur contexte.
15Enfin, l’analyse de discours d’escorte et d’accompagnement s’effectue à partir d’un travail de récolte de données par recueil documentaire (documents techniques, promotionnels et médiatiques existants) et par entretiens individuels et/ou collectifs auprès des producteurs et professionnels du patrimoine. L’étude de ce corpus documentaire est ainsi le moyen de retracer les récits, de rendre compte des régimes de valeur, des controverses et consensus qui se constituent et sont mobilisés par les acteurs et permettent ensemble de composer une biographie des projets numériques. C’est aussi par l’observation d’espaces d’interactions (salons, réunions, journée d’études) qu’il est possible d’identifier des stratégies discursives et de repérer les imaginaires de la médiation des différentes parties prenantes.
16En tenant ensemble ce triptyque, il devient possible de ne pas seulement mesurer les effets des outils numériques de médiation mais de saisir des processus socio-symboliques plus globaux : textualisation de pratiques culturelles et sociales, relations entre les projets numériques patrimoniaux, réactualisation d’imaginaires, instrumentalisation politique et économique des projets.
Révéler les médiations
17Cette décennie de projets de recherche au cœur des dispositifs numériques nous a donc permis de progressivement mettre au jour les multiples processus à l’œuvre contribuant à leur conception et aux représentations imaginées ou fantasmées de leur réception. Au-delà de la seule prétention à reconfigurer les relations entre les patrimoines et les publics, argument fréquemment mobilisé par les prestataires des entreprises du numérique, il s’est agi dès lors de construire une posture critique de recherche vis-à-vis de ces outils et des discours les accompagnant. Surgissent alors aux yeux du chercheur les multiples médiations qui se jouent dans un déroulé diachronique des projets. Entendues comme processus communicationnels, ces dernières rendent compte des opérativités symboliques et sociales orchestrées par les dispositifs numériques de médiation patrimoniale.
18La première de ces médiations est celle explicitant la relation construite entre l’institution et le public. Envisagée d’une manière opérationnelle à travers la notion de visite17, elle décrit traditionnellement une présence physique d’un individu dans un lieu patrimonial, le passage d’un seuil, la déambulation dans les différents espaces, etc. Les dispositifs numériques (pré)tendent à distendre cette relation dans un au-delà de l’entrée dans le monument ou le musée : la visite est « augmentée » par un temps de préparation en ligne en amont (consultation du site internet et des réseaux sociaux institutionnels, etc.) et un temps de diffusion en aval (publication sur les réseaux sociaux personnels, consultation a posteriori des contenus en ligne, etc.). Pourtant, les travaux en muséologie ont déjà montré que cette relation doit être par nature considérée dans cette extension, notamment dans une relation de confiance construite entre un visiteur et un musée18. De ce fait, c’est bien une dimension institutionnelle qui se révèle centrale, soit une configuration par le musée, par le monument, par le patrimoine, de normes et de pratiques appropriées de manière multiple par les individus. Envisager de manière transversale la visite comme une posture singulière, une modalité de rapport symbolique et social à un certain régime de valeurs permet de repositionner les outils numériques dans une chaîne de médiations qui participent de cette circulation sociale des valeurs patrimoniales.
19Les modalités matérielles et techniques de cette circulation constituent alors une condition importante de leur efficience. Autrement dit, les dispositifs numériques s’appuient sur des formes de rationalités, au sens de la « raison graphique » de Goody19, qui leur préexistent. Une perspective diachronique, dans le temps long, permet d’en rendre compte notamment en termes d’écritures numériques du patrimoine et de leurs configurations successives. Parmi celles-ci, il est important de saisir la construction sociale du regard20 qui influe sur les modalités de fabrication des outils, et spécifiquement des images qu’ils diffusent : les dispositifs de réalité virtuelle existent grâce à des logiques préalables, historiques, de reconstitutions produites et diffusées dans les méthodologies de l’archéologie depuis plusieurs siècles (depuis le dessin, la gravure jusqu’à la modélisation en 3D). La notion de « rénovation »21 permet d’envisager cette circulation, cette reprise des modalités de représentations au cœur des écritures numériques. Les médiations propres à celles-ci sont alors à considérer comme des formes de bricolages qui s’opèrent entre diverses modalités d’écriture : imagerie scientifique, jeux vidéo, etc.
20Un dispositif numérique, dès qu’exploité dans un contexte patrimonial, enchevêtre des savoirs multiples : il s’intègre ainsi aux dynamiques de médiation des savoirs opérées dans les institutions patrimoniales et complète une panoplie de médiations déjà nombreuses. Considérés dans leur complexité, les dispositifs numériques acquièrent une densité du point de vue de l’analyse qui conduit à envisager l’ensemble des composantes (documents, pratiques, savoirs, etc.) contribuant à leur existence. Pour autant, l’analyse rend compte également d’une économie des savoirs œuvrant à sa conception plus aisément considérée comme multiple. En effet, l’apport des prestataires externes aux institutions, détenteurs d’un savoir « technique » spécifique dans le champ du numérique, apparaît au premier abord comme singulier. Pourtant, c’est par la dynamique d’externalisation des services et fonctions muséales et patrimoniales, qui n’est pas spécifique au champ du numérique, qu’est nécessairement introduite la prise en compte de nouveaux savoirs, et qui en retour intègre les logiques institutionnelles. Il nous semble alors particulièrement heuristique d’envisager ces dispositifs comme des objets-frontières22. En effet, pour parvenir à réaliser, concevoir, développer ces dispositifs, il devient nécessaire de mettre en place des processus de dialogue, d’échange, de négociation.
Pour une recherche sur le temps long
21L'effervescence autour du déploiement d’outils numériques de médiation des patrimoines donne l’impression d’un renouvellement constant de ce qui est proposé aux visiteurs. Pourtant, si les dispositifs se sont transformés, si les formats médiatiques se sont rénovés, la question de l’impact sur les publics revient tel un leitmotiv qui paraît difficile à dépasser. Or, changer de focale et combiner les méthodes permet de regarder autrement ce qui se produit lors du déploiement de ces projets numériques patrimoniaux. L’institution muséale, les entreprises du numérique, les savoirs et leurs écritures sont profondément affectés par ce déploiement. L’ensemble de ces implications méritent l’attention du chercheur mais pour les saisir encore faut-il prendre le temps d’être au plus près du terrain, de confronter les expériences et ne pas viser la simple opérationnalité à court terme.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1Lucie Alexis, Sébastien Appiotti, Eva Sandri (dir.), « Les injonctions dans les institutions culturelles ». Les Enjeux de l'information et de la communication, 2019, n° 19 (3).
2Allison Guiraud, Lise Renaud, « Former à l’étude des usages des outils numériques de médiation des patrimoines : de l’expertise à la remédiation », Colloque RESEED, 5 juin 2023.
3Jean Davallon, « La médiation, la communication en procès ? », MEI, n°19, 2004, p. 37-58.
4Lise Renaud, « Manifeste pour étudier les outils numériques de médiation patrimoniale », ITEMS, La revue des musées de la ville de Strasbourg, à paraître en 2024.
5Ce constat d’une pertinence de l’étude de la conception est aussi effectué par d’autres chercheurs en muséologie. Voir notamment Caroline Creton, Arnaud Jooris, Julie Pasquer-Jeanne, « Coopérer autour des dispositifs de médiation culturelle numérique au musée : acteurs, ajustements et contenus », Les Enjeux de l'information et de la communication, à paraître en 2024.
6Pascale Trompette, Dominique Vinck, « Retour sur la notion d’objet-frontière », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 3.1, n° 1, 2009, p. 5-27.
7Le discours d’escorte se définit dans la théorie des écrits d’écran comme un discours qui encourage et prescrit l’usage des dispositifs numériques. Emmanuel Souchier, Étienne Candel, Gustavo Gomez-Meija, Valérie Jeanne-Perrier, Le numérique comme écriture : Théories et méthodes d'analyse, Paris, Armand Colin, 2019.
8Nolwenn Pianezza, Nicolas Navarro, Lise Renaud, « Pour une archéologie de l’injonction : leitmotivs dans la presse autour des projets numériques patrimoniaux », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2019, vol. 19, n° 3A (S1), p. 27-38.
9Éva Sandri, Les imaginaires numériques au musée ? Débats sur les injonctions à l’innovation. Paris, MkF Éditions, 2020.
10Sur l’analyse de cette imagerie, voir Allison Guiraud, « Promotion, promesses et prophétie de la visite virtuelle au musée », Les Enjeux de l'information et de la communication, à paraître en 2024.
11Lise Renaud, Dix ans de discours sur le téléphone mobile, Thèse de doctorat en SIC, sous la dir. de Jean-François Tétu, Université Lumière Lyon 2, 2007.
12Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
13L’étude de l’appropriation des machines à communiquer souligne le rôle des pratiques antérieures dans l’appropriation d’un nouvel outil. Voir notamment sur l’effet diligence : Jacques Perriault, L’accès au savoir en ligne, Paris, Odile Jacob, 2002, et sur la généalogie des usages : Josiane Jouët, « Retour critique sur la sociologie des usages », Réseaux, n° 100, 2000, p. 487-521.
14Caroline Ange et Lise Renaud, 2012, « Les écritures émergentes des objets communicationnels. De la rénovation » in Communication et Langages, n° 174. 2012.
15Joëlle Le Marec, Ce que le « terrain » fait aux concepts. Vers une théorie des composites, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris 7 Denis Diderot, 2002.
16Nicolas Navarro, Lise Renaud, « “Vos publics derrière la donnée” : une nouvelle économie de l'évaluation », RFSIC, n °27 “Les publics des musées et institutions culturelles à l’ère du numérique”, 2023.
17Catherine Bertho-Lavenir, La visite du Monument, Clermont, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004.
18Joëlle Le Marec, Publics et Musées. La confiance éprouvée, Paris, L’Harmattan, 2007.
19Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
20Monique Sicard, La Fabrique du regard, Paris, Odile Jacob, 1998.
21Caroline Ange et Lise Renaud, « Les écritures émergentes des objets communicationnels. De la rénovation » op.cit., p. 35-39.
22Pascale Trompette, Dominique Vinck, « Retour sur la notion d’objet-frontière », op.cit., p. 5-27.
Auteurs
-
Nicolas Navarro
Université de Liège
nicolas.navarro@uliege.be
-
Lise Renaud
Centre Norbert Elias, Avignon Université
lise.renaud@univ-avignon.fr
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