S’enrichir dans le nord de la France pendant l’occupation allemande : business as usual?
Texte intégral
1Pénurie, réquisitions et privations sont le quotidien des habitants des départements du Nord et du Pas-de-Calais pendant les quatre années d’occupation, plus encore dans les grandes villes du Nord passées à l’heure allemande et coupées du reste du pays par le rattachement à la Belgique. Brutalement privés de leurs matières premières, de leurs réseaux d’approvisionnement et de leurs débouchés traditionnels l’industrie comme l’artisanat et le commerce souffrent. L’emballement des commandes industrielles, lié à la préparation de la guerre puis à la guerre, retombe brusquement. Les inquiétudes suscitées par le conflit puis l’exode privent le commerce et l’artisanat régional de ses clients les plus aisés. La défaite, la formation du gouvernement de Vichy, l’armistice et le joug allemand renforcent les difficultés. Renouant avec les pratiques de la Première guerre mondiale, les autorités occupantes terrorisent une région que les bombardements, les destructions et les pillages achèvent de ruiner. À la Libération, tous les témoignages concordent : la situation alimentaire, l’état des infrastructures comme l’état physique des populations civiles de la région nord est catastrophique. Quatre années d’occupation ont augmenté les fortes inégalités antérieures. L’appauvrissement n’est pas général, certains se sont même enrichis profitant du chaos pour tirer profit des restrictions et s’adonner au marché noir ou bien produire des biens ou des services pour les Allemands en échange de profits important ; d’autres sont juste parvenus à maintenir leurs activités d’avant la guerre et à préserver quelques emplois. Tous ont répondu en priorité à la demande la plus solvable qui était allemande. La distinction entre les situations de collaboration (recherche active de contrats) et la simple volonté de préserver des emplois est souvent bien délicate à préciser. Le montant de l’enrichissement des producteurs est un critère. Alors que la majorité s’appauvrit, comment font-ils donc pour s’enrichir ? Moralement et politiquement répréhensible, leur performance doit être évaluée avec le plus grand soin. Or, à la Libération, personne ne se vante de s’être enrichi au cours des quatre années précédentes...
2Dans le Nord plus qu’ailleurs ou la présence allemande a été moins visible, les tensions entre les mercantis, les enrichis de guerre et les collaborateurs et ceux qui ont souffert menacent la paix civile. Les autorités de la Libération ne s’y trompent pas. Elles adoptent des mesures d’urgence pour apaiser ces tensions. Les mesures sont économiques, sur le ravitaillement des villes et la remise en route des principales infrastructures, démographiques pour stabiliser les mouvements de population. La restauration de l’ordre républicain passe également par une décision fiscale exceptionnelle : la taxation des profits illicites et la confiscation des enrichissements de guerre. Les archives résultant de l’application de cette mesure renseignent sur les modalités de l’enrichissement pendant l’occupation. Complétant les dossiers des entreprises et de l’épuration, ceux des profits illicites éclairent les pratiques de l’accommodation et des profiteurs de l’occupation allemande et de la pénurie. Elles permettent de reconstituer les stratégies des producteurs, boutiquiers, commerçants, artisans et industriels qui prolongent leur activité pendant l’occupation et qui parfois s’enrichissent, profitant du profond désordre des administrations françaises du contrôle économique et fiscal et de la forte demande des occupants.
3Le comportement économique des grandes entreprises et des principaux secteurs d’activité pendant l’occupation a, en grande partie, été étudié dans le cadre des colloques et publications du GDR sur les entreprises françaises sous l’Occupation (Hervé Joly et Philippe Verheyde, 2002-2009). Une ANR sur les occupations en Europe (Jean François Chanet), plusieurs journées d’études, colloques et publications ont précisé la situation des entreprises de la zone rattachée du nord de la France1. Il reste à éclairer le quotidien, à renseigner les pratiques individuelles en s’appuyant sur les dossiers des comités de confiscation des profits illicites pour en savoir plus sur les modalités de l’enrichissement économique pendant la guerre. Ces dossiers informent sur les motivations et les stratégies de ceux qui continuent à produire pendant l’occupation. Ils permettent aussi de préciser les réactions des autorités de la Libération face aux grandes inégalités qui en résultent.
4L’étude est partielle ; elle ouvre des pistes à approfondir en soulignant la richesse des informations disponibles. Elle s’appuie sur l’examen des fonds des Archives départementales du Nord (ADN- Lille), – ceux d’Arras pour le Pas-de-Calais restant à exploiter-ceux provenant du Commissariat de la République, des comités de confiscation des profits illicites et des services fiscaux du département. Les Archives nationales du monde du travail (ANMT-Roubaix) qui conservent les archives de nombreuses entreprises, ont également été consultées. Elles renseignent de l’intérieur, chez les producteurs, sur les effets de la taxation et des contentieux qu’elle a pu entrainer. Les lunettes des directions fiscales ont aussi été chaussées en consultant les fonds du Centre des archives économiques et financières de la France (CAEF-Savigny-le-Temple) pour préciser les modalités de la fabrication et de l’application de la mesure, pointer l’originalité du Nord–Pas-de-Calais et évoquer les contentieux qui sont traités à Paris. Croisant des échelles distinctes (nationales, régionales, locales et individuelles) ces archives reflètent l’activité économique de l’Occupation. Elles permettent de mieux comprendre comment certains s’enrichissent, d’analyser leurs motivations et de cerner la façon dont ils ont su profiter avec plus ou moins de succès de la présence allemande.
5Ce texte vise à répondre à quelques questions pendantes à la libération : ces enrichis ont-ils agi avec conscience, ont-ils cherché les commandes allemandes ? Quelles étaient leurs motivations : préserver les emplois, faire fonctionner les machines, s’enrichir ou simplement survivre ? Quels ont été les effets de leurs activités sur les conditions de l’Occupation, pour les Allemands dont ils ont facilité l’existence à Lille, pour leurs compatriotes dont l’activité et le salaire ont été maintenus, mais qui ont vu les restrictions s’accroitre du fait du détournement des richesses au profit des occupants ? Au bout du compte, France du Nord ou d’ailleurs, occupation allemande ou pas, il s’agit de savoir dans quelle mesure la règle du business as usual est inaltérable.
Taxer les profits illicites pour rétablir la légalité républicaine
6La confiscation des profits illicites (PI) vise à stopper l’épuration sauvage et à conforter la légitimité du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Elle est confiée à des comités départementaux de confiscation des profits illicites (CCPI) qui s’appuient sur les déclarations des assujettis, sur des dénonciations ou sur des signes extérieurs d’enrichissement. Les décisions des comités sont immédiatement exécutoires et n’excluent pas l’arbitraire. Ils doivent sanctionner rapidement pour permettre le redémarrage de l’activité économique sur des bases plus saines.
Propédeutique en Tunisie et en Corse
7La première application du principe de la confiscation est introduite en Tunisie par le décret du 12 août 1943. Des commissions administratives régionales présidées par le chef de région vont poursuivre les détenteurs des « fortunes anormales » obtenues pendant l’occupation de la Régence2. Les opérations effectuées avec « les sujets germano italiens ou leurs représentants » ainsi que les « opérations illicites non sanctionnées » sont passibles d’amendes, les bénéfices « exagérés » mais non « illicites » doivent être restitués. Les archives consultées n’informent pas davantage.
8Une procédure comparable est ensuite testée en Corse. L’ordonnance publiée le 8 mai 1944 prévoit la confiscation des enrichissements procurés par le commerce avec l’ennemi, par la réglementation qu’il a édictée ou qu’il a inspirée et par les infractions aux lois et règlements économiques entre le 1er janvier 1939 et le 1er janvier 19443. Pour Pierre Mendès-France, commissaire aux finances du GPRF, cette mesure, ajoutée à la taxe exceptionnelle sur les accroissements de fortune introduite en Corse le 12 juin 1944, va permettre de répartir équitablement les efforts et d’éliminer les « disponibilités monétaires excessives » héritées de la guerre4. L’expérience Corse est conçue comme la première étape avant la généralisation de ses principes et de ses dispositions à toute la France5. L’épuration « sauvage » oblige à accélérer le processus.
L’urgence
9Plusieurs rapports issus de directeurs départementaux des Contributions directes (CD) et de commissaires de la République réclament aux Pouvoirs publiques d’intervenir rapidement pour freiner les violences contre les profiteurs de guerre6. Les confiscations illégales et « sauvages » résultant de l’indignation suscitée par l’impunité des bénéficiaires de la collaboration et du marché noir menacent l’ordre public7. L’inquiétude est sérieuse chez certains commissaires de la République8. Pour y répondre, dès le 13 octobre 1944, le gouvernement s’engage à réviser « sans retard les fortunes scandaleuses qui ont été édifiées à la faveur de l’occupation ennemie ». Un premier projet d’ordonnance rédigé par la direction générale des Contributions directes (CD), le 29 août 1944, envisage de recourir provisoirement aux commissions d’enquêtes et de taxations instituées par la loi du 3 juillet 1943 pour entreprendre cette révision. Il aboutit à l’ordonnance du 18 octobre 1944 (JO du 19 et du 29 octobre 1944) qui précise les modalités de la confiscation des profits illicites9. La confiscation concerne tout enrichissement, « bénéfice, produit et revenu », résultant d’une activité tombant sous le coup des impôts cédulaires et tirant ses origines de la présence de l’ennemi sur le territoire10. Elle vise toutes « les personnes dont les actions ont été contraires à l’intérêt de la nation » et sanctionne une « série continue d’opérations qui ont eu pour conséquence directe ou indirecte d’aider l’ennemi » ainsi que la violation de la réglementation économique. Son article premier précise :
« Seront confisqués au bénéfice du Trésor public dans les conditions fixées par cette ordonnance les profits réalisés entre le 1er septembre 1939 et la date de cessation des hostilités lorsque ces profits proviennent :
1/ Soit d’opérations faites directement ou par intermédiaire avec les puissances ennemies [...] ou toute personne physique ou morale considérée comme ennemie au sens du décret du 1er septembre 1939 relatif aux interdictions et aux restrictions de rapports avec l’ennemi
2/ Soit d’opérations réalisées en violation de la réglementation des prix [...]
3/ Soit d’opérations lucratives réalisées en profitant soit de la réglementation édictée par l’ennemi ou sous son inspiration à l’encontre de certaines catégories de personnes, soit de répartition inéquitable de denrées [...] faites indûment par les groupements et CO ou organismes de répartition. »
10La totalité ou une partie des biens des personnes ayant « volontairement exercé une action contraire aux intérêts de la nation » sera confisquée. Des amendes pouvant atteindre le triple des profits confisqués frapperont les opérations soustraites aux impôts de droit commun et celles qui ont été réalisées volontairement avec l’ennemi11. Quelques cas particuliers sont envisagés. Les opérations réalisées sous la contrainte sont passibles de confiscation, mais elles ne sont pas assorties d’amende. Les opérations ayant « eu pour but et pour résultat de contrecarrer l’effort de guerre de l’ennemi » sont exemptées.
11Dans un premier temps, l’application de l’ordonnance est confiée aux commissions d’enquêtes et de taxations créées par Vichy en 1943 pour lutter contre la fraude et le marché noir constituées en CCPI. Ces commissions se composent de représentants des administrations fiscales auxquels sont ajoutés des membres des comités départementaux de libération (CDL) nommés par le préfet ou par le commissaire de la République12. Toutes les personnes citées devant ces commissions seront déférées de plein droit aux comités de confiscation dont Aimé Lepercq, ministre de l’Économie nationale, approuve la composition le 26 octobre 194413. Placés sous l’autorité du ministre des Finances, René Pleven, successeur de Lepercq, les CCPI sont composés du Trésorier payeur général et de cinq directeurs de l’administration des finances. L’épuration administrative ampute certains comités et oblige à réviser leur composition14. Les comités évaluent les profits à confisquer et fixent leur montant, ils peuvent organiser des enquêtes pour compléter les dossiers et décider de la mise sous séquestre au jour de la citation. Le transfert des dossiers entre les commissions de taxation et les comités est organisé dans les premières semaines de 194515.
12Les CCPI se mettent vite au travail. Ils disposent de pouvoirs importants puisqu’ils décident souverainement des motifs de la citation et des sanctions à appliquer. Ils peuvent se saisir eux-mêmes. Leurs présidents peuvent habiliter des agents ayant au moins le grade de contrôleur « à faire des visites à l’intérieur des habitations », après autorisation par un juge de paix et dans certaines conditions. Les agents doivent être assistés d’un officier de police judiciaire ou d’un officier municipal. Les visites ne peuvent pas se dérouler la nuit. La procédure est écrite et s’effectue sans ministère d’avocat. Le président notifie les citations et invite la personne concernée à retourner une déclaration détaillée de ses biens dans les dans les 30 jours suivant la réception de l’avis. La personne citée peut être invitée à comparaître si les deux tiers des membres du comité le réclament. Les affaires entachées de fraude et les actes volontaires de collaboration sont déclarés prioritaires. Les déclarations spontanées sont encouragées par des promesses de clémence. Les personnes citées disposent d’un mois pour faire appel de la décision du comité de confiscation devant un Conseil supérieur de confiscation des profits illicites (CSPI) créé par le décret du 13 juin 194516.
13Le CSPI est composé du président du Conseil d’État, de deux conseillers d’État et de directeurs de l’administration des finances et siège au ministère des Finances à Paris. Il statue sur mémoires. Le décret du 16 janvier 1946 et la loi du 5 avril 1946 précisent la procédure de recours. Ils prévoient un ultime appel dans des cas exceptionnels d’abus de pouvoir ou de vice de forme auprès du Conseil d’État.
14La confiscation des PI est plus ou moins sévère selon les régions et selon les époques17. La clémence s’accroit à mesure que l’on s’éloigne de l’occupation.
Application : l’arbitraire et le règlement en action
15La pression locale, la diversité des situations et l’imprécision des règles de calcul des profits illicites condamnent au pragmatisme. La complexité du principe même de la confiscation est soulignée dès septembre 194418. L’opération suppose en effet de confisquer les profits dissimulés, mais aussi l’ensemble des profits jugés illicites, ce qui ouvre toutes les discussions possibles sur le caractère licite ou non des profits concernés. L’évaluation des profits jugés illicites s’appuie sur la documentation héritée des contrôles de Vichy, sur la délation, sur les déclarations des contribuables, sur des faits de « notoriété publique » ou bien sur des « présomptions » ou encore sur de sources ministérielles ou provenant des CDL. L’arbitraire n’est pas écarté.
16L’ordonnance du 18 octobre 1944 clarifie d’autant moins les débats qu’elle avance une définition très générale du profit sans préciser son mode de calcul. La jurisprudence, plusieurs textes rectificatifs et toute une série de notes administratives devront trancher. Une ordonnance rectificative publiée le 6 janvier 1945, une instruction ministérielle du 30 juin 194519 et une trentaine de notes rédigées par le service de la coordination des administrations financières pour les comités de confiscation, entre 1945 et 1947, guident les décisions20. L’ordonnance du 6 janvier 1945 renforce les contraintes sur les personnes citées en réduisant à 20 jours le délai de déclaration et en supprimant la possibilité de se faire assister devant le CCPI. Elle ajoute explicitement les opérations de marché noir dans la liste des profits illicites et introduit des possibilités d’emprisonnement pour le coupable.
17Les opérations sont délicates. Il faut à la fois limiter l’arbitraire, respecter le caractère contradictoire de la procédure et ne pas « compromettre le crédit » des « entreprises utiles à l’économie du pays »21. Le caractère expéditif des procédures, l’ampleur des amendes infligées et la rareté des reports de paiement sont critiqués mais la condamnation unanime de la collaboration laisse peu de place à la contestation. L’organisation de la confiscation est stabilisée après le décret du 5 novembre 1948 qui augmente les effectifs du CSPI pour accélérer les travaux.
18Que nous apprennent ces dossiers de l’activité des producteurs du Nord et du Pas-de-Calais pendant l’occupation ?
Produire dans le Nord Pas-de-Calais pendant l’occupation
19À la libération, la région nord, l’une des zones économiques les plus riches et les plus industrialisées du pays est à reconstruire. La situation politique et sociale est rendue explosive par les tensions accumulées pendant quatre ans entre ceux qui se sont accommodés de l’occupation, se faisant parfois les porte-paroles des Allemands pour accélérer la production ou dénoncer leurs adversaires, et ceux qui s’y sont opposés. Francis-Louis Closon, gaulliste de la première heure, est nommé commissaire de la République de la région en septembre 1944 et il reste à ce poste jusqu’en mars 1946. Alors que la situation du bassin minier est insurrectionnelle, il assure progressivement le retour à l’ordre en introduisant des mesures draconiennes. La lutte contre les profiteurs de guerre et les profits illicites fait partie de ses priorités. L’urgence est déclarée. Deux CCPI sont installés à la préfecture à Lille pour le département du Nord et un est mis en place à la préfecture d’Arras pour le Pas-de-Calais. Comme ailleurs, ils se composent des chefs des services financiers et du contrôle économique ou de leurs représentants et de trois membres des CDL.
La gestion des profits illicites dans le Nord–Pas-de-Calais
20Dès le 18 décembre 1944, sans attendre les instructions gouvernementales, Closon prescrit aux présidents des comités d’examiner avant le 1er janvier 1945 toutes les déclarations qui font explicitement référence à des rapports économiques avec l’ennemi. La décision est insérée dans la presse. De nombreuses voix réclament des sanctions exemplaires. Le 19 avril 1945, plusieurs comités locaux de libération, comme les 37 de l’arrondissement de Cambrai (220 délégués), demandent d’accélérer les procédures et d’établir un cadastre des fortunes pour clarifier durablement la situation22. Le 26 mai 1946, le sous-préfet d’Avesnes soutient cette réclamation pour limiter les confiscations sauvages et les violences23.
21Le 11 avril 1945, Closon demande à tous ses services de transmettre aux présidents CCPI les états des individus « ayant fait l’objet d’un arrêté préfectoral d’internement pour motif économique pour la période du 1er janvier au 30 avril 1945 » pour qu’ils soient examinés24. La liste des entreprises ayant collaboré avec l’ennemi, qui résulte de cette initiative, est communiquée au ministre de l’Économie en juillet 1945. Les services fiscaux vont s’en emparer pour consolider leur mémoire fiscale.
22D’autres renseignements complètent les informations sur les activités économiques dans la région pendant l’occupation. Ceux de l’inspection générale des services du ministère de la Production industrielle par exemple, qui est régulièrement sollicitée par le président des CCPI. En juillet 1945, par exemple, l’inspection fournit au président du CCPI du Nord une liste des activités des personnes morales convoquées par le comité25. Le document comporte 5 rubriques et des commentaires, comme pour les établissements Biechers, producteurs de dentelle à Calais, par exemple :
« A. activité pendant l’occupation : normale au point de vue fabrication de dentelle. Possède également un rayon « lingerie » ayant travaillé uniquement pour le secteur civil et ont fait tous les efforts pour occuper un personnel de 150 ouvriers et ouvrières B. commandes ou marchés passés avec l’autorité allemande : aucun marché passé soit en dentelle soit en tulle moustiquaire aucune ; activité ayant un rapport quelconque avec la guerre : ont fait une fourniture importante de dentelles pour les théâtres allemands sur commande imposée. C. sanction encourue aucune. D. attitude vis à vis de l’occupant : n’ont eu aucune rapport avec l’occupant ».
23La délation est une autre source d’information. Elle est très prolixe. La dénonciation peut provenir de membres du Comité départemental de libération qui s’adressent alors directement au président du CCPI. Elle concerne souvent des auteurs de collaboration économique et résulte parfois d’un désaccord du CDL avec des décisions du CCPI jugées trop peu sévères. Ainsi, le 19 juin 1945, le CDL informe le président du CCPI du Nord de l’existence de 51 dossiers préparés par le comité de libération local et par le comité d’épuration de la commune de Baisieux « au sujet des agissements de fermiers négociants et d’autres en matière de marché noir et de ventes de produit de ferme pour l’exportation ». Il précise que certaines des personnes concernées sont « sans professions », « deux sont belges sans autre profession » (sic). D’autres lettres du même comité signalent 7 personnes susceptibles d’être citées. Une lettre du 21 septembre 1945 provenant du CDL et adressée au président du CCPI du Nord « signale la situation des personnes qui pendant l’occupation ont réalisé des bénéfices considérables »26. 5 personnes sont alors visées : un « laitier à Cuincy devenu archi- millionnaire » et qui « festoyait continuellement avec les officiers » ; un commerçant, qui s’est livré à « un gros trafic de denrées alimentaires » ; un industriel à Douai, récemment « arrêté puis relâché » ; deux industriels de Douai également « arrêtés puis relâchés ». Le CDL demande d’être tenu informé de la suite de ces affaires. Ces lettres, la rumeur publique et toute forme de délation sont prises très au sérieux par les présidents des CCPI qui disposent de peu de données et dont elles orientent les travaux27.
L’occupation : business as usual – big business if possible?
24Un dossier non daté des archives départementales du Nord recense les entreprises qui ont fait l’objet d’un contrôle pendant l’occupation28. Ses 10 pages présentent chaque entreprise classée suivant un numéro d’ordre, précisant son nom, son adresse, ses références, la nature de la collaboration effectuée et le montant des profits obtenus, parfois le chiffre d’affaires, un résumé des faits reprochés ainsi que des observations éventuelles. Ce tableau reflète l’enrichissement ordinaire, et par conséquent, celui des entreprises du Nord qui sont restées en activité sous l’occupation.
25Quelques exemples :
26- une collaboration contrainte ?
471 Société Galerie Gambetta, meubles, Lille. Commande importantes de meubles au titre des réquisitions allemandes pour 15 millions de francs, sur un chiffre d’affaires global de 19 millions de francs réalisé entre le 16 septembre 1941 et fin aout 1944. Noter que la société fait l’objet d’un procès-verbal d’octobre 1943 pour hausse illicite des prix.
472 Leynart, meubles, Lille, un chiffre d’affaires de 54 millions de francs obtenu avec les Allemands, la plupart des ventes étant faites sur réquisition de la préfecture, de la sous-préfecture ou de la mairie de l’arrondissement de Dunkerque. Dans sa séance du 15 décembre 1944, la commission de confiscation a décidé de citer ces états.
- une collaboration recherchée ?
473 Rouzet Ernest Lille, utilisation d’un système de fausses factures pour dissimuler l’encaissement de soultes occultes provenant de la vente de bois à la firme allemande Carl Branedlt, ; travaux publics à Lille, à des prix nettement supérieurs aux prix licites enregistrés en comptabilité ; a traité avec l’armée allemande pour son compte personnel en vendant pour 4 425 francs de bois de feu à la Luftwaffe.
474 Capliez Jules, restaurant à Cambrai, a demandé à l’administration d’adjoindre un restaurant à son café afin de « donner des repas aux soldats de l’armée allemande et aux civils qui pourraient le demander ». La clientèle n’était pas seulement allemande et le restaurateur s’est livré au marché noir pour se ravitailler, 2 procès-verbaux pour prix illicites en 1944. Sinistré par les bombardements, il a réclamé au préfet de lui retirer l’autorisation d’extension de commerce.
475 Werner Eugénie, « Au beffroi » à Lille, a étendu son commerce de débitante de boissons à celui de restaurant sans avoir obtenu l’autorisation préfectorale préalable. A été soutenue par les officiers allemands des services de l’OFK 670 et de la Gestapo. Les prix pratiqués étaient illicites.
476 Gilels Paul, ouvrier teinturier à Mons-en-Barœul, a installé avec l’appui du Capitaine Bauer une fabrique clandestine de savon. Les camions allemands lui apportent les matières premières et enlèvent le savon. A fait l’objet d’un procès-verbal en décembre 1942. Cesse son activité à Mons mais la reprend au château Dumont à Hazebrouck où est installé Bauer.
477 Ruyant J. Fabricant de caisses sur deux sites à Marcq-en-Barœul, a un dossier aux douanes. S’est livré, appuyé par les autorités occupantes, au marché noir ainsi qu’à des exportations frauduleuses de conserves, saisies le 5 avril 1943 et qui ont dû lui être remises, le 23 avril 1944, sur ordre du commissaire des douanes allemandes.
27- Des exportations vers l’Allemagne
478 Cima Wallut à Croix, dossier aux douanes. A exporté vers l’Allemagne pendant l’occupation 6095 tonnes de machines agricoles et de pièces de machines pour une valeur de 116 614 450 francs, renseignements fournis par le receveur des douanes comme pour les dossiers les suivants.
479 Roussel Mullie, à Tourcoing, a exporté vers l’Allemagne 7 420 kg de tissus cretonne pour une valeur de 1 371 900 francs.
480 Tissage Masurel à Roubaix a exporté vers l’Allemagne 128 619 kg de tissus de coton pour une valeur de 10 788 686 francs.
481 Coisne Lambert à Armentières a exporté vers l’Allemagne 13 757 kg de tissus pour une valeur de 1149 503 francs.
482 Établissements Bera, à Haspres, ont exporté vers l’Allemagne 12 791 kg de lin pour une valeur de 779 999 francs.
483 Usine métallurgiques de Marquise à Rinxent (Pas-de-Calais) a exporté vers l’Allemagne 119 982 kg de pièces machines vapeur pour une valeur de 2 039 964 francs.
484 Comptoir de vente des minerais de l’Ouest à Paris a exporté vers l’Allemagne 25 469 tonnes de minerais pour une valeur de 6 109 000 francs.
485 Société de gestion de l’azote a exporté vers l’Allemagne 40 tonnes de sulfonitrique pour une valeur de 1 618 520 francs.
486 Syndicat des négociants de laine à Tourcoing a exporté vers l’Allemagne 87 869 kg de déchets de laine pour une valeur de 2 287 620 francs.
488 AP Curchaux à Béthune (Pas-de-Calais) a exporté vers l’Allemagne 22195 kg de tissus pour une valeur de 2 384 187 francs, renseignements provenant du receveur des douanes de Tourcoing.
489 SA des levures à Roubaix a exporté vers l’Allemagne 153 277 kg d’alcool pour une valeur de 4 millions de francs.
490 Compagnie lilloise des moteurs a exporté 2 069 kg de pompes pour une valeur de 589 000 francs.
491 Établissements Faucheur à Lille ont exporté 15 475 kg de tissus pour une valeur d’1 million de francs.
492 Syndicat des Filateurs a exporté plus de 4 millions de fils de lin pour une valeur de près de 26 millions de francs.
493 Établissements Motte Bossut à Roubaix ont exporté 6 630 kg de tissus de coton pour une valeur de 848 223 francs.
494 Établissements Motte Bossut à Roubaix ont exporté 14 280 kg de tissus coton pour une valeur de 972 092 francs (deux dossiers distincts).
495 Compagnie des Phosphates a exporté 9945 tonnes de craie pour une valeur de 1,3 million de francs.
496 Établissements A Masurel à Roubaix a exporté 10 000 kg de tissus de coton pour une valeur de 632 144 francs.
497 Lorthiois – Leurent à Tourcoing a exporté 5 043 kg de tissus de coton pour une valeur de 747 821 francs.
La liste se prolonge qui servira de base aux CCPI.
28Ils sont tous là…
29- Ceux du textile
499 Filature Prouvost et Compagnie, Paris, 18 293 kg de fils de rayonne pour une valeur de 2,9 millions de francs.
500 Matal et L. Minge, Paris, 414 060 kg d’oléum pour une valeur de 0,5 millions de francs
501 Cotonnière de Saint Quentin, 6 630 kg de popelines pour une valeur de 2,3 millions de francs.
502 Union des Filateurs, Roubaix, exportation d’1,2 millions de kg de fils de laine pour une valeur de 5,2 millions de francs.
503 Établissements N. Ladreyt Cysoing, 7 286 kg de tissus pour une valeur de 1 million de francs.
504 Société Vatencourt, Boheries, Roubaix, 10 666 kg de tissus pour une valeur de 879 060 de francs.
506 Les Fils d’Alfred Motte, Roubaix, 9 717 kg de tissus pour une valeur de 1,5 millions de francs
507 J. Demestere à Halluin, 7050 kg de tissus pour une valeur de 678 546 francs.
508 Dumont et Compagnie, Roubaix, 22 800 kg de tissus pour une valeur de 3,1 millions de francs.
509 Établissements A. Huet, Lille, 44 011 kg de tissus de coton pour 4,4 millions de francs.
510 Établissements Toulemonde, Roubaix, 2 839 kg de fils de laine pour une valeur de 1,2 millions de francs.
511 A. Six, Tourcoing, 4 196 kg de fils pour une valeur de 4,5 millions de francs.
513 Établissements A. Follet, Tourcoing, 2 778 kg de fils pour une valeur de 1,5 millions de francs.
514 F. Masurel, Tourcoing, 4 278 kg de fils pour une valeur de 671 000 francs.
515 Paulet Jean Tinberghien, Tourcoing, 20 841 kg de laine pour une valeur de 2 millions de francs.
516 Paul Bonte, Roubaix, 5 883 kg de laine pour une valeur de 549 000 francs.
- Ceux de la mécanique et machines et de l’industrie lourde
521 Société mécanique Alsthom, Paris, 62 462 pièces de machine à vapeur pour une valeur de 10 millions de francs.
522 Accumulateur Tudor, Lille 1,2 millions de kg d’accus et pièces pour 28 millions de francs.
523 Comptoir de vente du minerai, Paris, minerai de fer pour 97 millions de francs.
524 Compagnie Massey-Harris Marquette, 250 745 kg de pièces machines pour une valeur de 4,7 millions de francs.
525 Aciérie de Haines-St-Pierre, Lesquin, 180 093 kg de nickel pour 2,4 millions de francs.
526 Aciérie d’Henin Lietard, 2 millions de kg de rail pour 10,9 millions de francs.
527 Groupement des filateurs, Roubaix, 753 700 kg fils de laine pour une valeur de 2,7 millions de francs
528 Firme Stein et Roubaix, Roubaix, 159 050 kg de fours et foyers pour une valeur de 2,2 millions de francs.
529 Sartaux et Cie, Paris, 1,3 millions de kg de roues pour une valeur de 9 millions de francs.
30- Et même le chocolat…
31Le registre des délibérations des réunions du conseil d’administration et des assemblées générales de la chambre syndicale des chocolatiers, confiseurs, biscuitiers et pain d’épiciers de la Région du Nord, déposé aux ANMT, témoigne de la persistance de l’activité et des difficultés rencontrées pendant l’occupation29. Les assemblées générales du syndicat reprennent à partir du 15 février 1941. Un nouveau bureau est formé qui désigne le secrétaire trésorier. Le syndicat défend ses membres au moment de la suppression du secteur libre des chocolateries, en juillet 1942. Les chocolatiers sont déjà rationnés, la confiserie de sucre est interdite et le beurre de cacao est en partie réservé pour fabriquer de la margarine. Il rencontre des représentants des autorités de l’occupation à Paris et obtient des clauses dérogatoires permettant de satisfaire les commandes allemandes qui vont être réparties entre tous les fabricants. À la libération le bureau du syndicat se réunit (5 septembre 1944) pour organiser la reprise de l’activité. Il incite le personnel à y contribuer :
« Depuis 1940, nous avons toujours été empêchés de payer des salaires convenables à nos ouvriers, les armées d’occupation et la fixation des prix en étaient responsables. Aujourd’hui les ouvriers peuvent compter sur nous et nous devons faire confiance au gouvernement qui fera en sorte que nous puissions augmenter les salaires prochainement. Mettons-nous tous au travail pour la plus grande prospérité du pays »
32L’assemblée générale du 5 octobre 1944 annonce que les Américains ont distribué 400 tonnes de chocolat à la population parisienne, en précisant que le geste ne sera pas renouvelé. On ne trouve aucune référence aux profits illicites dans ce dossier, à croire que les chocolatiers ont échappé aux enquêtes, qu’ils n’ont dégagé aucun bénéfice du fait de la répartition des commandes et du coût des matières premières, ou bien qu’ils ne se sont pas tournés vers leur syndicat lorsqu’ils ont été convoqués par les CCPI, ou bien encore qu’ils sont qualifiés de « confiseurs », et non pas de chocolatiers dans les dossiers des CCPI.
33D’autres archives d’entreprises déposées aux ANMT confirment la réorientation des commandes au profit de l’Allemagne à l’instar de la Compagnie de Fives-Lille, anciens établissements Cail, par exemple30, ou bien de Fives-Cail-Babcock31 ou encore de la SOPI32 étudiée par Jean-François Eck33, par exemple. Les sommes et les quantités évoquées par ces dossiers sont très conséquentes. Il est donc fort possible de s’enrichir, et même de s’enrichir beaucoup dans la région Nord pendant l’Occupation.
34La production pour les occupants concerne les activités économiques traditionnelles (textile), la construction, la restauration et le commerce. Elle peut être contrainte et peut aussi s’apparenter à des actes de pur banditisme. Le rôle des administrations en place, qu’il s’agisse des Douanes, du contrôle des prix, de la production industrielle ou de l’administration et de la justice ordinaire est décisif pour garder ces activités en mémoire et informer les CCPI. Les petits délits (marché noir quotidien) ne sont pas retenus.
35Malgré leur volume, ces sources ne sont pas exhaustives. Tous n’ont pas déclaré. Ceux qui ont pu échapper au CCPI l’ont fait et les plus gros trafiquants ne se sont pas présentés. Les dossiers des appels auprès de la CSPI conservés au CAEF ne comblent pas ces lacunes. De nombreux dossiers ont été perdus lors des transferts entre les CCPI et la CSPI… Les dossiers disponibles attestent néanmoins d’une réelle collaboration entre les administrations (préfectures, régies fiscales, productions industrielles, douanes), qui n’est pas si fréquente, et d’une bonne connaissance des entreprises régionales qui sera durablement mise au service des Contributions directes du Nord. Ces dossiers montrent aussi que le business as usual connaît quelques limites après la libération.
Les limites du business as usual : la rapidité au risque de l’iniquité
36Les limites à l’enrichissement de l’occupation interviennent ex-post. Elles sont soutenues pas les interventions du préfet qui prescrit les expropriations nécessaires lorsque les assujettis ne peuvent pas payer les amendes ou les taxations réclamées par le CCPI. Ainsi, en mai 1946, le préfet du Nord signe l’expropriation forcée d’un immeuble sis à Lille et appartenant à M Ovule François à Annequin (Pas-de-Calais) redevable d’une somme de 7 millions de francs au titre de la confiscation des profits illicites34. Ce dernier « ne voit aucun inconvénient à ce que les poursuites soient exercées ». Il en est de même de l’expropriation forcée de M. Lapeyre à La Madeleine dont l’immeuble, construit avant la guerre, est estimé à 6 millions de francs, ou de celle d’Yvonne de Wyndt de Marcq-en-Barœul qui est débitrice de 45 millions de francs.
37La confiscation des profits illicites conduit parfois aussi à des séquestres.
38- Les séquestres
39Une procédure de séquestre est intentée à la société de l’industrie du bois et du fer (IBEF) qui dispose d’une usine à Béthune et dont les archives sont conservées aux ANMT35 :
« Par ordonnance du 7 mai 1946 le président du tribunal civil de la Seine a placé sous séquestre les biens de la SA IBEF dont le siège social est à Paris ; la gestion est confiée aux Domaines. La mesure de séquestre a été prise en application de l’article 17 de l’ordonnance gouvernementale du 18 octobre 1944 tendant à confisquer les profits illicites, le deuxième comité de confiscation de la Seine ayant […] fixé le montant de la confiscation et de l’amende à une somme supérieure à 44 millions »
40La décision est indispensable, « malgré ses conséquences sociales. En effet, les Domaines ne disposent pas des crédits, ni du personnel suffisant pour continuer la gestion d’entreprises industrielles ». Dans ces conditions, « l’aliénation, la vente de mise sous séquestre puis la nomination d’un administrateur provisoire s’impose ». Elles permettent au Trésor de recevoir « dans les plus brefs délais toutes les ressources sur lesquelles il est en droit de compter, et notamment le produit des profits illicites confisqués et des amendes ». Les dossiers des entreprises sous séquestre dans la région du Nord sont conservés à la préfecture36. Ils contiennent beaucoup d’informations sur les entreprises concernées, et notamment une description précise des locaux et des machines, le nombre d’ouvriers... qui constituent des indicateurs intéressants sur l’état de l’industrie au sortir de l’Occupation. Ils montrent aussi la complexité des enquêtes à mener et les différences de méthode entre les comités de confiscation des profits illicites du Nord et du Pas-de-Calais37.
41- Des enquêtes complexes
42Si l’on en croit un inspecteur général de la Production industrielle en 1946 :
« […] les commissions respectives du Nord et du Pas-de-Calais ont des méthodes de travail totalement différentes. Le Nord ne m’a jamais posé de questions et paraît faire ses enquêtes lui-même (au besoin dans nos bureaux ou auprès de nos organismes). Le Pas-de-Calais au contraire envoie à l’inspecteur général de la Production industrielle les noms de toutes les entreprises du département au sujet desquelles il demande, en principe, qu’on lui fournisse les renseignements prévus par sa note du 3 janvier 1945 que je vous ai communiquée en son temps. Beaucoup de ces entreprises ne sont même pas du ressort de la Production industrielle.
J’ai pu personnellement me rendre compte que cette commission reste persuadée que la Production industrielle a exercé un contrôle serré sur toutes les entreprises, sur leurs marchés, sur leur comptabilité, qu’elle possède […] des dossiers et des archives qui peuvent suppléer avantageusement à la documentation propre des entreprises. D’où son mécontentement quand les réponses faites avec les pauvres moyens dont nous disposons sont sommaires et inexploitables [...] (nous ne disposons pas des renseignements réclamés) les dates, la nature, l’objet, le montant des marchés passés avec les Allemands […] qui nécessitent une enquête particulière auprès de chaque entreprise […] (qui serait sans doute) mieux faite par la commission de confiscation elle-même ».
43La qualité des informations produites dans ces conditions en pâtit :
« En dehors de telles enquêtes qu’ils sont unanimes à déclarer ne pas avoir les moyens d’exécuter, surtout lorsqu’il s’agit de toutes les entreprises d’un département, les représentants des directions n’ont pu fournir à la commission de confiscation que des rapports de valeur à peu près nulle, il faut en convenir »
44L’inspecteur général réclame qu’une « notification officielle » soit faite « aux commissions de confiscation qui, telles que celles de Pas-de-Calais, s’illusionnent sur le concours que nous pouvons leur apporter ».
45La direction de la Production industrielle de Lille fournit davantage de données, et en particulier les listes des personnes morales et physiques qui ont notoirement réalisé des profits provenant d’opérations faites directement ou par intermédiaire avec l’ennemi. Elle précise par exemple le montant des commandes notifiées par l’armée allemande ou par un organisme créé pour les besoins des troupes d’occupation à la société Saint Sauveur d’Arras ou aux établissements Paul Ridez de Boulogne-sur-Mer, en indiquant la date de commande, le donneur d’ordre, la nature de la commande et sa valeur. Le document se termine en général par une observation « commande soldée ». Même si elles sont très précises, ces informations restent lacunaires.
46- Des données lacunaires
47En marge des enquêtes, les informations les plus fiables proviennent des entreprises elles-mêmes, bien qu’elles soient partiales, surtout lorsqu’elles peuvent être croisées avec d’autres sources. C’est le cas du contentieux qui oppose les établissements Paindavoine de Lille à la CCPI après la libération. Les archives de l’entreprise conservées aux ANMT éclairent les procédures de confiscations telles qu’elles sont vécues par les assujettis38. Celles de la CCPI conservées aux ADN font parler l’administration39. Ce dossier permet aussi de distinguer la question des profits illicites de celle de la collaboration économique. En effet, l’entreprise paie sa contribution et verse une grosse amende au titre des profits illicites (chiffrés à 4 millions de francs) alors que le procès de collaboration économique (compte rendu de l’audience du 3 octobre 1946 à la Cour de justice de Lille) de Paindavoine fils et Menet, directeur administratif, conduit à un non-lieu. Selon une note de Menet40 :
« Personne ne nie l’évidence de commandes allemandes, -mais aucune initiative venant de Paindavoine n’a abouti et n’a jamais été renouvelée – inscrites dans le contexte particulier de l’année 1943 –des semblants d’initiatives menées dans le but de leurrer les Allemands, de ruser avec eux pour pouvoir poursuivre les commandes françaises ».
48Le risque de l’arbitraire n’est pas écarté par ces croisements de sources et il est souvent violemment dénoncé.
49- Excès de zèle et arbitraire ?
50En 1947, le président de la Confédération générale de l’agriculture dénonce au préfet l’intolérance du CCPI dont fait écho la fédération des exploitants agricoles du Nord41 :
« Nous avons l’honneur de soumettre à votre haute bienveillance la situation particulièrement difficile qui est faite à un certain nombre d’exploitants agricoles par les exigences du CCPI. Malgré l’appauvrissement certain des producteurs de lait, le comité a prononcé d’une manière presque générale une confiscation après des calculs très compliqués et cela pour permettre les modifications nécessaires pour arriver au but poursuivi…les remarques même les plus pertinentes que peuvent apporter les intéressés, ne sont pas prises en considération »
51Dans sa réponse au préfet, le président du CCPI « s’élève énergiquement contre les termes de la lettre » qu’il juge « injurieuse à l’égard des membres du comité ». Il affirme également que « la procédure actuelle donne aux contribuables cités toute facilité pour présenter une défense », puisque « le rapport de l’agent enquêteur leur est communiqué » et qu’ils « peuvent présenter des observations et déposer un recours un mois après la décision ». Le préfet lui donne raison et transmet cette réponse au président de la Confédération.
52Les sources mobilisées pour traquer les profits illicites ont leurs biais. Plaidoyers lorsqu’elles viennent d’entreprises accusées de collaboration économique, calomnies lorsqu’elles s’incarnent dans des lettres de dénonciation, rapport hâtif ou peu argumenté lorsqu’elles résultent de contrôles effectués par un personnel surchargé et mal informé, leur objectivité est loin d’être parfaite. Néanmoins, ces sources concordent toutes pour montrer que les activités économiques réalisées pendant l’occupation ont procuré des enrichissements conséquents. Malgré leurs limites, elles mettent à jour les comportements individuels ou collectifs qui ont fait le quotidien de l’Occupation dans la région Nord et ailleurs. C’est là un apport important puisque les témoignages dignes de foi sont rares au moment de la Libération, période non dénuée de règlements de compte, après des années très difficiles.
53Ces sources montrent que la collaboration a concerné toutes les activités économiques du Nord, qu’elles soient traditionnelles (textile) ou plus banales (construction et commerce – savon). Elles montrent aussi que les activités économiques qu’il a été possible de préserver ont souvent enrichi leurs auteurs et qu’un grand nombre a été sanctionné. Elles montrent enfin que la rapidité et la simplicité relative des procédures de la confiscation n’a pas complètement répondu aux attentes. Beaucoup ont échappé à la taxation et d’autres se sont cru injustement frappés.
54Loin des polémiques et des règlements de compte liés à la collaboration, les sources fiscales et celles des entreprises qui se soumettent aux demandes du fisc renvoient une image contrastée des attitudes des producteurs pendant l’Occupation. Elles attestent aussi de la débrouillardise de certains pour trouver des marchés, continuer à verser des salaires et faire tourner les machines et survivre. Elles pointent aussi la vénalité, la trahison et la compromission. Toutefois, ces sources n’éclairent pas le quotidien des salariés et elles ne s’arrêtent qu’aux montants élevés de profits qui supposent, ou au moins qui incitent à soupçonner, un débouché allemand…
55Une fois de plus, c’est la zone grise qui l’emporte, le comportement en mi- teinte, ni totalement collaborateur, ni résistant non plus, qui est en première ligne, ce que l’on nomme « l’accommodation ».
56Ce texte invite à un examen plus exhaustif des dossiers des CCPI et à l’élargissement de leur cadre géographique pour éclairer l’économie de la période sombre.
Notes de bas de page
1 Jean-François Eck, Jean-François Chanet, « Quelles stratégies pour les entreprises en situation d’occupation militaire en Europe Occidental » et Jean-François Eck, « Guerres, profits et entreprises en Europe à l’époque contemporaine », Entreprises et histoire, 2012/3 (n° 68), p. 109-126 ; Jean-François Chanet, Jean-François Eck, « Les entreprises en situation d’occupation militaire en Europe occidentale », p. 6-10 et Dirk Luyten, Mark Spoerer, Jean-François Eck, « Occupations militaires et économie en Europe à l’époque contemporaine : quelles relations ? », Entreprises et histoire, 2011/1 (n° 62), p. 118-127.
2 CAEF B 58865 Confiscation des profits illicites (PI). Décret du 12 août 1943, JO tunisien.
3 Id. Application de l’ordonnance du 8 mai 1944 : travaux préparatoires, instructions (1943-1944). Les dates retenues sont choisies par commodité puisqu’elles ne correspondent ni au début des hostilités (3 septembre 1939), ni à la libération de la Corse (4 octobre 1943).
4 Id. Textes, correspondances, travaux préparatoires (1944-1945). Contributions directes (CD), circulaire n° 720F/CD, Alger, 13 juin 1944.
5 Id. Instruction pour l’application de l’ordonnance du 6 mai 1944, commissariat aux Finances, direction du Budget, service des CD, Alger, 12 juin 1944.
6 CAEF B 58865 Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. Rapport du directeur des CD de Toulouse au sujet de la situation du service régional adressé au directeur général à Paris, 11 septembre 1944 ; Correspondance avec le commissaire de la République de Bordeaux au sujet des commissions d’enquête et de taxation, signée Jacques Certeux, chef du service de la coordination des administrations financières, 13 octobre 1944.
7 Ibidem Notes du directeur des CD des Côtes-du-Nord au directeur général, 2 août 1944, 30 août 1944, 20 septembre 1944.
8 CAEF B 58865. Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. Correspondance avec le commissaire de la République de Bordeaux au sujet des commissions d’enquêtes et de taxations, signée Certeux, 13 octobre 1944.
9 30 D 1 Confiscation des PI. Note du ministre des Finances pour les commissaires régionaux de la République. JO du 19 puis du 29 octobre 1944.
10 CAEF B 58865. Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. Note du ministre des Finances au ministre de la Production Industrielle (service des sanctions économiques), 6 février 1945.
11 Id Note au sujet de la commission d’enquête et de taxation adressée au directeur général de l’Enregistrement, mention « Très urgent », 5 septembre 1944.
12 Id Note sur les commissions d’enquêtes et de taxation, signé Certeux, 14 avril 1944 ; Notes du 4 janvier 1945 au sujet de l’application de l’ordonnance du 18 octobre 1944 et des modalités du passage du régime de la loi du 3 juillet 1943 à celui de la confiscation des PI.
13 CAEF B 43159 Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. Rapport sur l’ordonnance du 18 octobre 1944 et sur la formation de comités départementaux de confiscation, signé Certeux. Texte approuvé par Lepercq le 26 octobre 1944.
14 CAEF B 58865 Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. Note de Certeux, 9 novembre 1944.
15 Ibidem Note du 19 février 1945.
16 Id Le décret sur le fonctionnement du CSPI est modifié par celui du 5 novembre 1948 (JO du 22 novembre).
17 Marc Bergère, « Contribution à un premier bilan de la confiscation des profits illicites, 1944 années 1960 », in M.Bergère (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, PUR, 2008, p. 69-83.
18 Idem. Observations d’ensemble sur le projet d’ordonnance tendant à confisquer les profits illicites, 20 septembre 1944.
19 CAEF B 43159 Instruction pour l’application des ordonnances du 18 octobre 1944 et du 6 janvier 1945.
20 CAEF B 58865 Confiscation des profits illicites. Service de la coordination des administrations financières. La première note conservée au CAEF porte le n° 12. Elle est datée du 11 janvier 1945. La dernière du 19 mai 1947 porte le n° 33.
21 CAEF 30 D 2 Profits illicites. Divers. Note n° 22 du CSPI adressée au ministre des Affaires économiques (AE), 23 juillet 1945.
22 ADN 30W38773/19 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Note du 19 avril 1945 pour le préfet du Nord.
23 ADN 30W38773/19 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites
24 ADN 28W38408/10 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Note de Closon au préfet du Nord, cabinet, 11 avril 1945.
25 ADN 57W43635/7 et 8 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Production Industrielle, service de l’inspection générale, pour le président du CCPI, 17 juillet 1945 : « Réponse à votre lettre du 5 juin 1945 », une note sommaire concernant Établissements Biechers, fabrique de dentelle, Bd Lafayette à Calais signée par l’inspecteur Charles Jeanson.
26 ADN 33W38803/5 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Le CDL au président du CCPI, 21 septembre 1945.
27 ADN 30W38773/19 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Note du 4 avril 1946 d’A. M. Malafosse, président du premier CCPI, concernant les poursuites à engager contre Mouchard Georges de Ferrière la Grande soupçonné de trafic illicite avec les Allemands : la « rumeur publique de trafic clandestin qui aurait rapporté plusieurs millions ». Le président demande une enquête au préfet du Nord.
28 ADN 28W38408/10 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. « état des recherches sur la collaboration économique ».
29 ANMT 2017 000 03/1-2-3 Chambre syndicale des chocolatiers.
30 ANMT 1994 001 001-297 042 Compagnie de Fives-Lille, Société française de Constructions mécaniques, anciens établissements Cail-Sucreries, raffineries, cimenteries, ponts, locomotives, chantiers de construction, machines et équipement, ateliers...
31 ANMT 1994 016 0014 Fives-Cail-Babcock (FCB) fiche de commande (1943-1945).
32 ANMT 108 AQ 1995 045 SOPI (1926-1951).
33 Jean-François Eck, « Grandes entreprises allemandes et capitalisme français. Les affaires de la SOPI (1926-1939) » dans Olivier Feiertag (éd.), L’économie faite homme. Hommage à Alain Plessis. Genève, Librairie Droz, « Publications d’histoire économique et sociale internationale », 2010, p. 365-384.
34 ADN 30W38773/19 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Expropriations forcées, signées par le préfet du Nord, 22 mai 1946.
35 ANMT 2013 075 025 Société Industrie du bois et fer (IBEF). Le directeur de l’Enregistrement des domaines et du timbre de Périgueux au directeur général de l’Enregistrement à Paris, 25 septembre 1946.
36 ADN 57W43635/7 et 8 Préfecture du Nord. Renseignements sur les entreprises sous séquestre.
37 Id. L’inspecteur général Salmon, chef du service central de l’inspection générale de la production industrielle, Paris, 6 avril 1945.
38 ANMT Dossier 2016 072. Établissements Paindavoine.
39 ADN 28W38408/10 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. 498 Établissements Paindavoine Lille.
40 ANMT Dossier 2016 072. Paindavoine. Notes personnelles de Jean Menet et Compte rendu de visite de Menadier, contrôleur des bénéfices en 1945, 10 pages de manuscrit, 5 septembre 1945.
41 ADN 35W38823/1 Préfecture du Nord. Confiscation des profits illicites. Lettre du président de la Confédération générale de l’agriculture au préfet du Nord, Lille, 28 août 1947.
Auteur
IRHIS–UMR 8529, ULille
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