2.1. L’enceinte des XIII^e-XV^e siècles

3La troisième enceinte de Valenciennes, ville principale du comté de Hainaut, insére les différents pôles de peuplement antérieurs, le Castrum, le Grand-Bourg, le Neuf-Bourg et de nouveaux quartiers en cours d'urbanisation, ceux de la Tannerie, de la Couture, des Près Notre-Dame (fig. 2). Cette construction est entreprise entre 1121 et 1144, date de la mention des premiers éléments fortifiés, à l’initiative du comte de Hainaut Baudouin IV (1121-1171). À sa mort en 1171, comme la totalité des portes de la ville occupe leur nouvel emplacement, l’enceinte est donc réalisée dans son tracé.

Fig. 2. Plan de Valenciennes vers 1500

4La guerre de Cent Ans voit évidemment la multiplication des travaux réalisés aux fortifications : reconstruction et surhaussement des courtines et des portes de ville, création de nouveaux flanquements, adaptation des ouvrages à l’artillerie à feu. À la fin du XV^e siècle, l’enceinte est précédée, en outre, de boulevards de terre qui sont reconstruits en maçonnerie quelques décennies plus tard : celui de la porte Cardon est retrouvé lors du démantèlement et son plan est relevé.

2.2. La fortification renaissante

5Charles Quint (1506-1555) ayant réuni sous un même sceptre, outre les territoires issus de l'ancien duché de Bourgogne, les royaumes d'Espagne, de Bavière et d'Autriche-Hongrie, est élu empereur des Romains en 1519. La première moitié du XVI^e siècle est marquée par les incessants conflits qui opposent François 1^er (1515-1547) et Henri II (1547-1559) aux souverains successifs des Pays-Bas, Charles-Quint et Philippe II (1557-1598). Par trois fois, en 1521, en 1543 et en 1554, le Hainaut est envahi par les armées françaises, les courses incessantes des partis ennemis ravageant entre-temps le plat-pays, brûlant et pillant villages et campagnes.

6À partir des années 1520, les travaux de modernisation des fortifications sont incessants – Valenciennes devenant un des pivots de la frontière contre la France –, et continus jusqu’aux années 1550 et le début des troubles religieux. Les tours médiévales sont arasées et leur sommet mis à hauteur des courtines du corps de place, à la fois pour assurer la continuité de la circulation sur le rempart et pour empêcher que leur partie supérieure, prise pour cible par l'artillerie adverse, ne s'écroule dans les fossés et facilite le passage de l’assaillant. Si un certain nombre de tours sont détruites – la saillie qu'elles peuvent faire sur l'alignement des courtines gênant les tirs rasant des organes de flanquement – la plupart sont conservées intactes jusqu’au XVIII^e siècle. Les courtines du corps de place, avec leurs beaux parements de grès, gardent, cependant, leurs mâchicoulis, même si leur parapet en est repris : c’est le cas, en particulier, sur le front de la Couture, entre les portes Cardon et de Cambrai. Les nouveaux bastions construits, celui de Cardon en 1532 et celui dit « Montois » en 1547, entraînent, néanmoins, le report de la muraille comme le montre, par exemple, le plan de Guicciardin, au XVI^e siècle, l'intervalle entre les deux murailles étant alors en grande partie remparé (fig. 3). À propos du bastion Royal (n° 41 du plan Mariage : il est alors dit « National »), qualifié de « bien terrassé avec un bon cavallier », l’ingénieur relève, en 1716, que « la vieille enceinte de la ville derrière le rempars règne tout au long de la gorge »4.

Fig. 3. Détail du plan de Louis Guicciardin (1567) : la muraille médiévale est doublée jusqu’à la porte de Mons par les courtines et le bastion Montois construits à partir de 1547

2.3. Les modifications des XVII^e et XVIII^e siècles

7Si au cours de la seconde moitié du XVII^e siècle, sous le règne de Philippe III (1598-1621) et le gouvernement des archiducs Albert et Isabelle, les travaux sur les fortifications ne cessent pas, leur rythme est encore accéléré sous le règne de Philippe IV (1621-1654), conséquence immédiate de l'entrée de la France, en 1636, dans le conflit européen de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

8Une première campagne de modernisation est réalisée entre 1620 et 1677 sous la direction des ingénieurs nommés par le roi d'Espagne. Elle concerne les ouvrages extérieurs, tels que demi-lunes et ouvrages à cornes, mais modifie également, sur quelques points, le tracé du corps de place, particulièrement sur les fronts de la citadelle et du Bas-Escaut.

9Ayant victorieusement résisté, en 1656, au siège que mettent, devant ses murs, les armées françaises, Valenciennes tombe, néanmoins, en 1677, par trahison, aux mains de Louis XIV qui, tout aussitôt, confie à Vauban le soin d'améliorer les fortifications existantes.

10De 1677 à 1700, Vauban ne remet pas fondamentalement en cause le schéma défensif établi lors des siècles précédents : tout au plus se contente-t-il de le perfectionner. C'est ainsi qu'il rase le boulevard Cambrésien, pourtant reconstruit au début du XVI^e siècle, et le remplace par deux bastions à orillons (fig. 1, bastions n° 49 et 57). Il agrandit encore le bastion Cardon (fig. 1, bastion n° 43). Ces bastions, caractéristiques du style de Vauban, adoptent un plan polygonal au saillant orienté vers la campagne et dont les flancs sont protégés, à leur rencontre avec les courtines, par des orillons, massifs de maçonnerie semi-circulaires en plan : ces orillons protègent les défenseurs des tirs de l’artillerie adverse, assurant la défense du corps de place.

11À l'extrémité sud-ouest de l'enceinte, il implante une citadelle (fig. 1), sur l’Entre-Deux-Ponts d'Anzin (emplacement occupé, autrefois, en partie par le château des comtes de Hainaut, dit « Château-le-Comte », et, en 1577, par une redoute construite par le duc d'Albe). Entre le front intérieur de la citadelle et la ville, est créé un glacis (ou une esplanade) susceptible d'être aisément balayé par le feu des canons, ce qui nécessite la destruction de 118 maisons du quartier riverain dit « du Neuf-Bourg »5.

12Le XVIII^e siècle assure, non seulement, l'entretien de ce vaste ensemble fortifié, mais le perfectionne sur de nombreux points, en ajoutant des ouvrages externes, contregardes, demi-lunes et lunettes, mais qui ne modifient le corps de place que sur les fronts de Tournai et Notre-Dame.

13En 1755, le directeur des fortifications de Valenciennes, l'ingénieur Filley de la Barre, présente un projet général d’amélioration des fronts de Tournai, accepté en 1756 et réalisé de 1756 à 1771. Le projet entraîne la destruction d'une partie des courtines médiévales qui avaient été restaurées au XVII^e siècle (fig. 1 et 4). Sont construits le redan (n° 85) (l’ensemble porte alors le nom de « bastion Ferrand ») et, de part et d’autre de la porte de Tournai (n° 83), deux demi-bastions et une contregarde (n° 84) à partir de 17596. La demi-lune de la porte de Tournai (n° 19) est intégrée au nouveau flanquement. La muraille médiévale, déjà reprise au XVII^e siècle, n’est conservée que très partiellement : elle est représentée sous forme d’un tireté sur le plan de 1774 (fig. 4). Ces nouvelles dispositions entraînent l’exhaussement du sol de la rue de Lille et, par conséquent, du niveau de sol de la porte de Tournai7.

Fig. 4. Détail d’un plan de Valenciennes en 1774 : de gauche à droite, la contregarde A, le redan n° 85, le demi-bastion n° 84, la porte de Tournai (ou de Lille) n° 83 et la demi-lune n° 19 ; la tour Périlleuse n° 24 et les deux demi-bastions projetés figurent en jaune ; le redan D, par contre, n’a pas été exécuté

14Deux demi-bastions sont également créés en intégrant la tour Périlleuse (n° 24) et en reliant l’ensemble à la demi-lune (n° 23) qui la précède. Enfin, deux demi-lunes (n° 18 et 91) protègent les intervalles entre ces bastions8. Par contre, le redan D ne sera jamais construit.

15En 1774, un nouveau projet prévoit la reconstruction de la courtine du front Notre-Dame, un peu en avant de l’emplacement qui était le sien au Moyen Âge et jusqu’au flanc droit du bastion dit « de Sainte-Catherine » (fig. 1, n° 57 et 99). Deux tours, peut-être deux échauguettes, existaient encore sur ce front : la première à 62 m vers le bastion Sainte-Catherine et la seconde à une trentaine de mètres. Approuvée la même année, la reconstruction commence dès 1776 : elle est achevée en 1780. Dans le même temps, on élève un demi-bastion devant la porte Notre-Dame, ce qui nécessite le report de cette porte à hauteur de la face du nouveau bastion et la destruction en 1782 de la porte médiévale9.

16Ces modifications du tracé des courtines médiévales au XVIII^e siècle expliquent : les découvertes, lors du démantèlement, de murs enfouis dans l’épaisseur des nouveaux remparts ; les nombreux documents conservés, principalement aux Archives municipales de Valenciennes, ainsi que des carnets de croquis relevant soigneusement les vestiges des maçonneries découvertes, leurs dimensions, les côtes de niveau et celles du dérasement ; ou, encore, les fragments de muraille ou des tours conservés dans les remparts, comme, par exemple, la tour n° 11 dite « à la poudre » au XVII^e siècle, relevée lors du démantèlement du front du Bas-Escaut (fig. 5 et 6)10.

Fig. 5. Démantèlement du front du Bas-Escaut (n° 25-71 du plan Mariage) : on peut voir, au premier plan, l'extrémité gauche de la porte de sortie des eaux et les arrachements des tours 11 et 12 ; à l'arrière-plan, les casernes de Poterne (appelées, à partir de 1887, Ronzier en l'honneur d'un général valenciennois de la Révolution et de l'Empire, Pierre-François-Gabriel Ronzier – 1764-1814) et la Manutention de Siège

Fig. 6. Une ancienne tour médiévale (tour 11) réapparaît dans l’épaisseur du rempart : la rectification du tracé (le gros mur à contrefort) a réduit la saillie sur la tour et ses restes ont été conservés à l’intérieur du rempart lors des travaux du front du Bas-Escaut vers les années 1760 

2.4. Le XIX^e siècle

17Si ce n’est la création du fort Dampierre, érigé au sommet du mont d’Anzin de 1845 à 1850, le XIX^e siècle n'apporte pas de modifications radicales à l'enceinte, mais se contente d'entretenir le patrimoine antérieur, en lui apportant des retouches de détail (modification du profil général du rempart, percement ou élargissement des portes, etc.). Néanmoins, un certain nombre d'inventions de la seconde moitié du XIX^e siècle amènent une profonde réflexion sur l'art de la fortification qui voit naître de nouvelles conceptions défensives. Au nombre de ces inventions, figure celle de l'artillerie rayée qui, en remplaçant les boulets par des projectiles cylindro-coniques glissant dans les rayures hélicoïdales de l'âme du canon, permet de donner à ces derniers une portée de plus d'un kilomètre et des effets destructeurs beaucoup plus grands.

18Deux solutions étaient envisageables, soit moderniser les anciennes fortifications à la Vauban dont on reconnaissait encore les principes valables, soit les remplacer par des forts détachés, l'intervalle entre eux étant couvert par les pièces d'artillerie à longue portée.

19Une solution en quelque sorte mixte est choisie pour Valenciennes : alors que le système bastionné classique du corps de place est conservé, on commence, à partir des années 1880, la construction d'une série de forts détachés autour de la ville, en suivant les préceptes du système dit « de Séré de Rivières ». Valenciennes devient ainsi le pivot d'un nouveau système défensif établi entre la Sambre et le confluent de la Scarpe et de l'Escaut, tirant fortement parti des défenses naturelles que constituent ces fleuves et les grandes forêts de Mormal et Saint-Amand. Sont alors créés les forts de Curgies, à l'est de Valenciennes, et de Flines et Maulde au confluent de la Scarpe et de l’Escaut. Dans le même temps, les villes de Lille et Maubeuge s'entourent de systèmes fortifiés comparables. Cet effort ne s’est pas limité à la frontière du Nord, mais s’est étendu à toute la France (166 forts ont été construits en 1885) égalant, selon le colonel Pierre Rocolle, l’œuvre de Vauban11.

20Dans les années 1880, des projets d’agrandissement de l’enceinte de Valenciennes doivent voir le jour à la demande de la ville, désireuse d’intégrer les faubourgs environnants, en suivant l’exemple de la ville de Lille où une telle opération est en cours depuis 1882. Le ministre de la guerre souligne dans un courrier du 4 août 1886 adressé au conseil municipal de Valenciennes que le ministère a, antérieurement, « indéfiniment » ajourné la construction d’ouvrages avancés autour de la ville « en raison de la solidité de l’enceinte actuelle et de ses dehors qui défient toute attaque ». De toute façon, la ville renonce à cette idée en raison du coût de la construction de la nouvelle enceinte et de ses forts, estimé à 12 millions, dépense qui doit lui revenir exclusivement. L’année suivante, dans un courrier du 20 mai 1887 au conseil municipal, le ministre de la guerre évoque, cependant, « certaines modifications dans le système général de défense des frontières » à la suite des « conditions nouvelles imposées à la défense par les récents progrès de l’artillerie »12.

2.5. La fin de la fortification bastionnée

21Cependant, l'invention en 1885 d'un nouvel explosif brisant, la mélinite, vient remettre en cause les principes de construction des ouvrages de fortification permanente. Les forts du type Séré de Rivières, constitués d'une épaisseur de terre protégeant des murs de brique ou de pierre, ne sont alors plus capables, comme on s’en rend compte par différents essais, de résister à ces projectiles.

22Le commandement se trouve alors placé devant l'alternative suivante, soit moderniser les anciens forts ou en construire de nouveaux (mais avec des cuirassements de béton et de fer), soit abandonner les anciennes places fortifiées. La première solution est retenue pour Lille, autour de laquelle on établit, à partir de 1890, des ouvrages fortifiés d'un type intermédiaire, et pour Maubeuge. Cependant, pour les autres places qui ont, autrefois, formé le Pré Carré, c’est la seconde solution qui est choisie (si ce n'est pour les places de Lille, Maubeuge, Calais et Dunkerque ; Condé-sur-l’Escaut et Le Quesnoy ne sont, par contre, déclassées qu'en 1901 et 1921, et Bergues en 1941).

3.1. Les adjudications

23L'adjudication des travaux du démantèlement de Valenciennes se fait le 8 janvier 1891 devant une commission composée d’Amédée Bultot (1818-1892), maire de la ville, de Debaralle, adjoint aux travaux, de Lestoille et de Doutriaux, membres du conseil municipal, de Veilhan, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, directeur des travaux du démantèlement, et d’un dénommé Tulou, receveur municipal.

24Les travaux sont fractionnés en quatre lots accordés à des entreprises différentes :

• le premier est adjugé à un entrepreneur de Paris, Pierre Briffaut : démantèlement et arasement des ouvrages entre la Rhonelle et le Vieil-Escaut13 par les portes de Mons et du Quesnoy et construction de l’aqueduc de décharge de la Rhonelle ;

• le second aux entrepreneurs Convers et Rangears : démantèlement et arasement des ouvrages compris entre la Citadelle, le Vieil-Escaut et la Rhonelle en passant par les portes de Paris et de Famars ;

• le troisième à Murat de Lille : le fort Dampierre et autres ouvrages de la rive gauche de l'Escaut navigable ;

• le quatrième lot à Violette : démantèlement et arasement des ouvrages entre la Citadelle et le Vieil-Escaut en passant par les portes Ferrand et de Lille, sauf la demi-lune n° 18, les chemins couverts entre la citadelle et le bastion n° 23.

25Le coût des travaux est estimé à 2 053 000 francs. Pour les financer, la ville doit recourir à l'emprunt : 2 500 000 francs sont accordés par la Caisse industrielle du Nord, à un taux de 3,70 %, qui doivent être remboursés en 29 ans à partir de 190214. Commencé le 2 février 1891, le démantèlement est pratiquement achevé au début de l'année 1893.

3.2. Les procédures de démantèlement

26Les travaux se déroulent suivant une procédure minutieuse fixée par les devis et cahiers de charge des adjudications. Ces cahiers fixent les délais impartis au démantèlement, les profils selon lesquels les ouvrages doivent être nivelés, la liste des matériaux qu'il importe de récupérer (grés de parement ou des cordons des escarpes, marches d'escalier, etc.). La hauteur de dérasement des ouvrages varie ainsi d'un point à l'autre de la ville : en moyenne pour les courtines du corps de place à 5 ou 6 m du fond des fossés, c'est-à-dire qu'en tout état de cause – sauf travaux d'urbanisme postérieurs – elles ont été conservées sur une élévation moyenne de 5 ou 6 m à partir du niveau de fondation. D'autre part, à cause du commandement des ouvrages intérieurs sur ceux extérieurs, ces derniers ont été proportionnellement moins dérasés que les fortifications du corps de place15.

27Après le piquetage des niveaux de déblais, réalisé par les agents de la ville, l'entrepreneur installe son chantier. Les ouvriers sont d’abord employés à déchausser les pierres des murailles, à les trier et à les classer. À la fin de l'opération, ne subsistent plus que le rempart et, à l’intérieur des terres de ces derniers, les contreforts qui les retiennent. Parfois encore apparaissent, en retrait, d’énormes blocages qui correspondent aux enceintes antérieures enfouies dans le rempart. Une ou plusieurs brèches ouvertes dans cette masse de terre et remblais divers permettent les travaux de déblai effectués à la pioche, au pic et à la pelle par les ouvriers comme nous le montrent les photographies anciennes (fig. 7). On pratique aussi, semble-t-il, des « goulottes » dans ce rempart pour évacuer plus facilement les matériaux pondéreux dans des wagonnets disposés à leur pied (fig. 8). Les terres sont ensuite transportées dans des wagonnets sur rails, puis déversées dans les fossés voisins selon les côtes de niveau préalablement réglées. Finalement, la partie des murailles subsistantes entre la partie dérasée et celle remblayée est détruite à l'explosif.

Fig. 7. Démantèlement du front de la Couture, Capucins-Cardon ou courtine n° 35-41 (correspondant à l’actuel boulevard Watteau) : les escarpes ont été détruites et les ouvriers sont en train de procéder à l’arasement des fossés

Fig. 8. Démantèlement de la courtine du front de la Couture : à droite, le flanc droit de la tour Saint-Nicolas ; on remarquera la « goulotte » pratiquée dans le rempart pour évacuer les terres dans un wagonnet ; devant celui-ci, un contremaître des travaux tend une pièce d’or à un ouvrier, à la suite, peut-être, d’une découverte archéologique

28L'entrepreneur est payé selon les mètres cubes des terrassements et destructions des maçonneries, évalués d'après les côtes de profil et les dessins des cahiers d'adjudication. Ceux-ci, cependant, n'ont pas prévu la découverte de vestiges de murailles dans l’épaisseur du massif du rempart, de même que la consistance réelle de ce rempart, ou encore de tours (fig. 7 et 8).

29Ces raisons amènent les entrepreneurs des différents lots à réclamer des indemnités supplémentaires et, devant le refus de la ville de Valenciennes de les accorder, à déposer l'affaire devant le Conseil de Préfecture du Nord (article 24 de la loi du 22 juillet 1889). Le Conseil de Préfecture nomme alors un expert, en l'occurrence l'architecte lillois, Henri Cannissié (1843-1907)16, qui, après avoir prêté serment devant le juge de paix du canton sud de Valenciennes, écoute les explications contradictoires des deux parties. Une seconde expertise, menée par d'autres experts, fixe les indemnités auxquelles les entrepreneurs peuvent prétendre. Ceux-ci obtiennent toujours gain de cause, si ce n'est sur le montant des sommes demandées, tout au moins sur les chefs de réclamation.

30Prenons l'exemple de l'entrepreneur du premier lot : Pierre Briffaut. L'adjudication du démantèlement de cette partie des fortifications, comprise entre la Rhonelle et le Vieil-Escaut par les portes de Mons et de Cardon, a lieu le 8 janvier 1891 et la réception définitive des travaux le 17 août 1893 pour la partie A (démantèlement proprement dit) et le 1^er février 1894 pour la partie B (construction de l'aqueduc de décharge de la Rhonelle). Il reçoit 740 001,90 francs et 310 309,91 francs respectivement pour celles-ci, mais réclame le 29 juillet 1893 la somme de 548 808,30 francs, puis de 487 123 francs dans un second temps. Outre les déblais imprévus rencontrés au cours du chantier, il invoque la gêne que la conservation, dans un premier temps, de l'ensemble Cardon a constitué pour lui. Un premier constat, en mai 1891, par l'architecte Cannissié et un second, en 1893, admettent, effectivement, que l'entrepreneur a été confronté à des difficultés imprévues. En conséquence de quoi, la ville de Valenciennes est condamnée en 1898 à lui verser la somme de 415 514,18 francs17.

31Dans quelle mesure le démantèlement a-t-il été, sur le plan financier, équilibré ? Le raisonnement du départ était simple : les terrains de la fortification représentaient une superficie de 158 ha, 85 a et 40 ca ; 43 ha, 34 a et 99 ca étant réservés pour diverses raisons ; la ville pouvait disposer de 115 ha, 5 a et 41 ca. Les frais de démantèlement étant estimés à 10 200 francs l'hectare et les terrains nivelés à 15 000 francs l'hectare, la ville, théoriquement, devait réaliser un bénéfice de plus de 500 000 francs. En fait, ce calcul s’est avéré faux. Non seulement, les frais du démantèlement ont été plus importants – on peut les évaluer à près de trois millions – mais l'avant-projet d'acte administratif prévoyait l'aménagement par la ville d'un certain nombre de terrains militaires et le versement de la somme de 225 000 francs pour la reconstruction des bâtiments militaires abandonnés18. D'autre part, sur les 115 ha libérés, une partie, réservée pour les espaces publics et la voirie nouvelle, ne pouvait être urbanisée, ce qui a réduit très fortement les profits escomptés par la ville de la vente des anciens terrains des fortifications19.

3.3. Les fortifications de Valenciennes : un sujet d'inspiration pour les artistes du XIX^e siècle

32C'est uniquement au début du XIX^e siècle que les fortifications de Valenciennes deviennent un sujet d'inspiration pour les artistes de l'École valenciennoise : le renouveau d'intérêt pour l'histoire locale, le goût du pittoresque manifesté par les peintres de cette époque, puis, bientôt, l'annonce de la disparition prochaine de ces fortifications contribuent à la découverte de ce thème d'inspiration.

33Les peintres Adrien Albert Joseph Coliez (1754-1824) et Jacques François Momal (1754-1832) nous ont laissé les premières vues des portes de la ville. Entre 1846 et 1875, l'historien local Louis Cellier (1827-1877) rassemble en trois volumes une série de dessins au crayon sur les monuments de Valenciennes et de sa région, parmi lesquels se trouvent les fortifications20 : vue de la Dodenne, la porte de Mons en 1871, etc.

34Lors de l’exposition organisée du 14 septembre au 12 octobre 1890 dans les salons de l’hôtel de ville, l'architecte départemental Jules Bernard (1837-1896) expose deux œuvres, vraisemblablement deux aquarelles, représentant le Pas-de-Cheval et le moulin de la Citadelle21. Aux cimaises de cette même exposition, l'architecte Émile Dutouquet (1862-1896) accroche 17 aquarelles des remparts, dont une restitution de la porte de Tournai qui figure en tête de l'ouvrage d’Édouard Mariage sur Les fortifications de Valenciennes (fig. 9), deux autres étant conservées à la Bibliothèque municipale22.

Fig. 9. Frontispice de l’ouvrage d’Édouard Mariage, Les fortifications de Valenciennes, 1891-1895 : sont figurés, à gauche, deux monuments valenciennois, la porte de Tournai, définitivement détruite quelques années plus tôt, et le beffroi ; au premier plan, la représentation d’un canonnier sédentaire ; à droite, à l’arrière-plan, évocation du démantèlement avec l’abattage des arbres et la destruction des maçonneries

35En 1891, Le Courrier du Nord du 3 janvier annonce qu’Henri Ferdinand Sirot (1869-1951), architecte et aquarelliste, a également réalisé une série de vues sur les fortifications et qu'on peut les découvrir rue du Quesnoy, à la vitrine du magasin que tient Charles César Boulanger (1827-1893), un sculpteur sur bois, auteur de nombreux chemins de croix des églises des environs23. En relevant qu’Henri Sirot est le fils d’un artisan menuisier, on comprend aussi les liens qu’il peut entretenir, de surcroît, avec ce sculpteur. Architecte à Douai à partir de 1900, puis architecte agréé des Communes et des Établissements publics du département du Nord à partir de 1900, architecte de la Ville de Douai de 1902 à 1927, il est l’auteur, dans cette dernière ville, de nombreux édifices : Banque de France en 1903, hippodrome ou cirque en 1904, écoles, hôtels particuliers, villas et magasins, etc. Au Salon des artistes français à Paris, il expose, en 1892, Souvenirs des fortifications de Valenciennes et, en 1893, Anciennes maisons des XV^e et XVI^e siècles, à Valenciennes24.

36À partir de 1890, Dominique Gambier (1829-1913) donne régulièrement des peintures sur les fortifications, notamment consacrées aux portes de la ville, dont trois sont au Musée de Valenciennes (portes d'eau de Poterne ou porte de sortie des eaux du Vieil-Escaut, de Famars, de Paris), les autres dans des collections particulières (deux tableaux de la porte de Mons, un autre de la tour de la Rhonelle, la porte de Tournai). En 1891, Jean-Baptiste Delvigne, ancien élève de l’École des Beaux-Arts, dont la carrière est assez mal connue, expose une aquarelle de la porte de Lille.

37Signalons encore, dans une collection privée, trois panneaux de vitraux à l'intérieur desquels sont dessinées, dans des médaillons rectangulaires (37 x 26 cm), les portes de Tournai, de Paris et de Mons, ou encore, de Jean-Baptiste Renée, entre autres, une peinture de la tour de la Dodenne. Dans un autre domaine, on peut citer le sculpteur Henri-Désiré Gauquié (1858-1927) qui relève les anciennes sculptures de la porte de Famars, en collaboration avec le sculpteur Edmond Louis Brocheton (1846-1888) pour Les fortifications de Valenciennes, l’architecte Constant Moyaux (1835-1898) qui dessine le frontispice de cet ouvrage et les photographes Claude Rouault (1855- ?) et Jules Delsart (1844-1913) qui multiplient les prises de vue des ouvrages existants ou en cours de démantèlement. Comme Édouard Mariage, ce dernier appartient aux Canonniers sédentaires de Valenciennes, bataillon de trois compagnies qui a la charge de participer à la défense de la place et dont les origines remontent à la fin du XIV^e siècle. Elle est supprimée en 1891 et les membres non libérés des obligations militaires sont reversés dans un régiment d'artillerie territoriale consacré à la défense des places du Nord25.

3.4. Une première commission archéologique

38Le jeudi 13 novembre 1890, une délégation de la Commission historique du département du Nord26, composée d’Hyppolyte Verly (1838-1916), écrivain et historien lillois27, de Jules Finot (1842-1908), directeur des Archives départementales du Nord depuis 188328, de Louis Quarré-Reybourbon (1824-1906), libraire et érudit lillois, d’Édouard Van Hende, vice-président, et du chanoine Chrétien Dehaisnes, ancien directeur des Archives départementales du Nord (1871-1882), nommé président, en compagnie des Valenciennois Paul Foucart (1848-1902)29, Auguste Losset, Jules Bernard, Émile Dutouquet, Édouard Mariage, Maurice Hénault (archiviste de Valenciennes de 1890 à 1935), Jules Delsart, Alfred Mathieu Giard (1846-1906), zoologiste, député de Valenciennes entre 1882 et 1885, etc., visite les fortifications de Valenciennes, rejointe par plusieurs autres membres de la même commission, résidant à Valenciennes, et des « archéologues » de la même ville.

39Le 3 décembre 1890, Paul Foucart annonce que le rapport de la commission est entre les mains du préfet du Nord Vel-Durand qui avait promis son appui pour obtenir la sauvegarde d'un certain nombre d’éléments de ces fortifications : parmi ceux-ci, on trouve l’ancienne porte Cardon, tout juste relevée en plan par Émile Dutouquet, et dans laquelle on se propose alors de faire :

« une galerie archéologique (qui) concentrerait tous les objets intéressants et dignes d'attention que l'on espère recueillir dans les travaux du démantèlement, auxquels on joindrait ceux disséminés dans les propriétés communales »30.

40Le 16 janvier 1891, le rapport de la Commission historique du département du Nord est publié par voie de presse : la commission souhaite d’abord la conservation de l'ancienne porte Cardon du XIII^e siècle et de son avant-porte, récemment découvertes dans les remblais du rempart du bastion Cardon, en relevant que « le corps de garde et l'escalier, avec leurs murs en pierre, leurs voûtes d'arête, leurs portes, leurs meurtrières sont encore aujourd'hui en très bon état… ». En outre, elle entend que soient sauvegardés « les murs à meurtrières, construits par ordre de Charles-Quint »31 : ces « murs en meurtrières » sont, en fait, les casemates du bastion de 1532 et la tour de la Rhonelle ou de la Dodenne. Par contre, elle accepte la démolition des autres portes, dont la porte de Famars, jugée « sans intérêt », mais pourtant un très bel édifice du XVII^e siècle, probablement construit sur un dessin de l’architecte Jules Hardouin Mansart (1640-1708)32.

41Le 17 janvier 1891, Maurice Hénault, dans un article du Courrier du Nord, préconise la création d'une commission archéologique chargée de surveiller les travaux du démantèlement. Le maire de Valenciennes, Amédée Bultot, acquiesce à cette demande et, par un arrêté du 12 février de la même année, crée cette commission qui se doit aussi de recueillir les objets précieux, objets qui devront être portés au bureau du démantèlement à l’hôtel de ville, leur inventeur étant alors gratifié d’une prime33. La commission comprend Julien Dècle, peintre et conservateur du Musée des Beaux-Arts, nommé président, Julien Lecat, Émile Dusart, Émile Dutouquet, Paul Foucart, Édouard Mariage, Georges Veilhan, directeur des travaux du démantèlement, Édouard Fromentin (1833-1927), peintre et érudit valenciennois34. Émile Dutouquet et Édouard Mariage sont chargés de surveiller la zone comprise entre le Vieil-Escaut et la Rhonelle, et Julien Dècle et Paul Foucart celle entre la Rhonelle et la citadelle ; Julien Lecat et Édouard Fromentin (1833-1927) ont la responsabilité du secteur situé entre la citadelle et le Vieil-Escaut35. Des réunions se passent le premier vendredi de chaque mois à l’hôtel de ville de Valenciennes.

42Les membres de cette commission présentent ensuite un rapport dans lequel ils insistent sur la sauvegarde, en particulier, du châtelet de la porte Cardon (fig. 10) :

« À droite et à gauche se trouvent les deux corps de garde, en excellent état de conservation, avec leurs voûtes d'arête, leurs portes, leurs meurtrières. Le corps de garde de gauche possède même une jolie cheminée tout à fait intacte, et celui de droite, un bel escalier en pierre qui permet de gagner le haut du châtelet »36.

43De nombreux défenseurs du patrimoine valenciennois s'efforcent alors d'en obtenir la protection : une pétition de janvier 1891 démontre qu'il suffit de reculer de 1 ou 2 m l'alignement de la rue du Quesnoy, prévu par les plans d'urbanisme, pour englober ces restes dans un square archéologique37.

Fig. 10. Cette photographie de Claude Rouault représente, de gauche à droite : la porte du Quesnoy (A) percée dans la face droite du bastion Cardon (n° 43 du plan Mariage), mais reconstruite au XIX^e siècle en partie, les contreforts du bastion renaissant après destruction de l’escarpe (B), le châtelet de la porte Cardon du XIII^e siècle (C), les courtines du front de la Couture après destruction des escarpes de la Renaissance (D) et l’avant-porte Cardon (E)

44Si le bastion de Charles Quint est irrémédiablement détruit, l'ordre de service 52, signé Veilhan, directeur des travaux du démantèlement, prescrit le 22 mars 1892 la conservation de la porte Cardon et de son avant-porte. Les tours de l'avant-porte, enfouies depuis 350 ans sous l'épaisseur des terres du bastion, sont réapparues dans un état relativement satisfaisant : cependant, son dégagement est réalisé avec peu de soin par un entrepreneur soucieux avant tout de se débarrasser de ces encombrants vestiges. Dans une lettre du 11 août 1891, ce dernier présente les arguments suivants pour se dédouaner :

« Les fissures qui se produisent à cet édifice sont dues au mauvais état des maçonneries qui sont en grande partie déparementées et qui font nécessairement un mouvement au fur et à mesure du déblai par suite de ce qu'elles ont été comprimées par les terres pendant deux siècles »38.

45Exposé aux intempéries et aux dégradations les plus diverses, le châtelet subsiste quelques années encore après le démantèlement. En février 1896, la Commission des Monuments Historiques envoie l'architecte Boeswillwald (1815-1896) l'inspecter, mais celui-ci ne le juge pas digne d’être conservé39. L'avant-porte subit finalement le sort qui avait déjà auparavant été réservé à la porte : elle est totalement détruite.

46La commission valenciennoise demande encore la conservation de la porte d’Anzin (n° 87 du plan de Mariage) et du parados du bastion (n° 41 du plan de Mariage) de la place Verte, car ils offrent des vues étendues sur les environs, et de quelques pierres du pâté d'Anzin (n° 12 du plan de Mariage) pour permettre l'érection d'une pyramide commémorative de la prise de Valenciennes par Louis XIV40. Elle donne, ensuite, une liste de 50 « vues à prendre en héliogravure », photographies des ouvrages ou panoramiques de ceux-ci41.

47Cette commission archéologique, une des premières peut-être de ce type, joue, néanmoins, un rôle actif de surveillance et de défense du patrimoine découvert au cours du démantèlement, mais ses vues se sont heurtées aux intérêts financiers des entrepreneurs et de la ville. Finalement, en créant cette commission, le maire de Valenciennes réussit à se garder des attaques dont la ville avait été l'objet quelques années auparavant lors de la démolition de la porte de Tournai (dite « de Lille »), mais il n'entendait nullement que celle-ci, par ses investigations, retarde, d'une manière ou d'une autre, le processus du démantèlement.