1Watteau, Carpeaux, Beauneveu… Certains noms font, à Valenciennes, parfois quelque peu figure de formule magique. Ce sont, pour les Valenciennois, les artistes majeurs de la ville et de son école artistique. Aujourd’hui encore, Valenciennes, l’Athènes du Nord, se targue d’être la ville de naissance de ces grands artistes. Pour autant, il est facile de naître quelque part et cela ne créait pas obligatoirement un lien particulier. Certains Valenciennois affirment ainsi l’appartenance de Jean Clouet, le célèbre portraitiste, à cette catégorie des « artistes valenciennois », de par ses origines familiales. Cette catégorie va ainsi intégrer de nombreux noms, dont certains, comme Watteau et Carpeaux, vont particulièrement être mis en avant. Ceci interroge sur la sélection et possible construction mémorielle spécifique dont ils auraient fait l’objet.

2En effet, les figures anciennes ont parfois fait l’objet de constructions qui ont modifié la perception que nous pouvions en avoir. La méthode historico-critique invite à se replonger dans les sources contemporaines mais aussi dans les sources plus tardives pour séparer les strates de formation du récit. Cette approche permet ainsi de mieux comprendre la figure historique elle-même mais aussi ses processus de canonisation. Celle-ci est apparue à la fin du XIX^e siècle dans le monde de la recherche biblique pour se diffuser plus largement au XX^e siècle. Ces recherches ont permis de s’interroger sur une distinction entre un Jésus de l’histoire et un Jésus évangélique ou de découvrir l’importance, chez les Omeyyades, de la construction politique autour de la figure d’un prophète anonyme, surnommé a posteriori Muhammad. C’est, en effet, à ce domaine de l’islamologie, qu’est emprunté le terme de « pieux ancêtres » (Salaf), qui sert à désigner les premières générations de musulmans à qui est attribuée une autorité morale normative et dont les biographies montrent de telles constructions artificielles.

3Ainsi, il est possible de s’interroger sur l’existence d’une tradition interprétante qui a permis de forger une histoire officielle d’un certain nombre de figures même récentes¹. La place d’Antoine Watteau dans cette catégorie des artistes valenciennois semble montrer l’existence de telles constructions imposées sur la base de critères essentiellement mémoriels, au détriment d’une « autre histoire », plus proche des faits.

Watteau au XVIII^e siècle, entre oubli et construction

Un récit construit

4Le 18 juillet 1721, Watteau meurt à Nogent sur Marne. Il est alors enterré dans l'église Saint-Saturnin de cette même ville. De sa mort, elle-même, nous ne savons que peu de choses. Sa vie nous est connue par quelques documents d’archives mais surtout par les différentes « Vies » qui ont été écrites après sa mort par des personnes plus ou moins proches de l’artiste2.

5Selon Edme-François Gersaint, dans l'une des premières « Vies », Watteau serait mort soudainement après une longue maladie « dans ses bras »³. A l'inverse, le comte de Caylus décrit au moment de sa mort son travail sur la peinture d'un crucifix, ce qui lui permet d'associer, par la description même, les souffrances de Watteau et celles de Jésus sur la Croix⁴. La « Vie » d'Antoine Joseph Dezallier d'Argenville cite aussi l'épisode de sa mort : « Le curé du village qui l'exhortait à la mort lui présenta selon l'usage un crucifix ; Watteau qui le trouva très mal sculpté, le pria de le retirer en lui disant “Otez moi ce crucifix, il me fait pitié ; est-il possible qu'on ait si mal accommodé mon maître ?” »⁵. Cet épisode met en scène la mort de Watteau selon un topos bien connu puisque le même récit est cité, par Vasari, pour le sculpteur italien du XV^e siècle Nanni Grosso ou pour le peintre espagnol du XVII^e siècle Alonso Cano⁶. Au XIX^e siècle, Arsène Houssaye racontera la mort de Watteau sous un angle plus théâtral. Au moment de rendre son dernier souffle, celui-ci aurait levé son doigt comme pour peindre en l'air⁷. Encore une fois, est appliquée à Watteau une mort qui était déjà celle de Goethe, ce qui permet à ces auteurs d'inscrire Watteau dans une lignée artistique prestigieuse. Ces différents récits prouvent, par leurs contradictions, la volonté de construire un récit de l'Artiste selon l'idée des écrivains et non obligatoirement conforme à la réalité historique⁸.

6Si cette construction mémorielle impacte la dernière heure de Watteau, elle concerne aussi les premières années de sa vie, en particulier sa période valenciennoise qui est très mal documentée. Les sources sont parfois bien postérieures et peu fiables sur cette période⁹. On associe ainsi souvent à la formation de Watteau le peintre Jacques-Albert Gérin (1640-1702), qui domine alors la création à Valenciennes dans un contexte artistique marqué par les écoles du Nord¹⁰. De Gérin, seuls deux dessins et surtout deux tableaux, dont « Les miracles de saint Gilles » du musée de Valenciennes, sont connus ¹¹(Fig. 1).

Fig. 1. Jacques Albert Gérin, Les miracles de saint Gilles, 1691, coll. Musée de Valenciennes

7Or, ces œuvres permettent de soulever un questionnement qui ne peut être définitivement tranché. En effet, cet artiste possède une grande notoriété, il reçoit de nombreuses commandes, il est réputé pour être un des meilleurs peintres de Valenciennes¹². Or, les « vies » de Watteau parlent d'un maitre très médiocre (Leclerc)¹³, d'un assez mauvais peintre (Julienne)¹⁴... Seules deux solutions logiques permettent de s’extraire de cette incohérence : soit Gérin n’a pas été le maître de Watteau, soit celui-ci a été volontairement rabaissé par les auteurs, peut-être pour mieux mettre en valeur l’élève.

8La multiplication des témoignages caractérisés par de si grandes différences et contradictions tant dans le contenu que dans la forme¹⁵, ne peut s’expliquer par la seule subjectivité des témoins. Ainsi, il paraît évident, au regard de ces éléments, que Watteau a fait l’objet d’une construction mémorielle permettant la mise en place d’un récit magnifié. Il serait nécessaire de confronter les récits sur la vie de Watteau aux traces et attestations contemporaines. Si la question de sa date de naissance a fait longtemps débat à Valenciennes, un acte de baptême en 1684 semble en assurer l’année¹⁶. Ces recherches devraient se doubler d’une recherche synoptique et intertextuelle puisque certaines de ces « vies » s’inspirent des plus anciennes¹⁷.

Un oubli partiel

9Quelques années après la mort de Watteau, plusieurs textes lui rendent hommage. Ainsi, l’abbé Laurent Josse Leclerc publie en 1725 un hommage dans le Grand dictionnaire historique de Moreri. En 1726, Claude-François Fraguier écrit une épitaphe à « Watteau, peintre flamand »¹⁸¹⁹. Dans son ouvrage Vies anciennes de Watteau, Pierre Rosenberg cite ainsi de nombreux textes sur cet artiste et sur sa vie tout au long du XVIII^e et jusqu’au début du XIX^e siècle. Nous ne pouvons donc pas décrire Watteau selon ce récit normé de l’artiste complètement oublié puis redécouvert. Mais, pourtant, on va observer une certaine discrétion de cet artiste après sa mort.

10En 1782, à Valenciennes, le prévôt Alexandre Pujol de Mortry créait une académie sur le modèle montois. Celle-ci sera affiliée à l’Académie de Paris en 1785. Elle est formée d’artistes et d’amateurs d’art qui souhaitent revitaliser la production artistique à Valenciennes, alors que la confrérie Saint-Luc, qui était alors responsable de la formation des jeunes artistes, perd de l’importance. Un concours est lancé pour recruter ses premiers étudiants. L’avis évoque alors Valenciennes comme la « ville où sont nés les Gérin, les Watteau, les Pater, les Saly, les Eisen, etc. »²⁰. Watteau n’est donc cité qu’au milieu des autres artistes de Valenciennes. Louis Watteau et Olivier Le May sont les premiers à être reçus à l’Académie tandis que Jacques-François Momal et Jean-Baptiste Cadet de Beaupré deviennent les premiers professeurs de l’école de dessin. Cette académie²¹ va s’installer dans le collège des Jésuites, bâtiment du XVI^e siècle partiellement reconstruit au milieu du XVIII^e siècle. Devenu un bâtiment municipal en 1764, il devint rapidement le lieu pressenti pour ces académies.

11De ces premières années des Académies, ont été conservés les inventaires des ouvrages, estampes et dessins servant à l’enseignement artistique. Sur les 849 figures. Watteau semble absent, à la différence de Van Loo, de Boucher ou de Huet²². En 1786, un almanach, qui souhaitait démontrer que les académies de Valenciennes23 descendent d’une longue tradition artistique, est publié à Valenciennes²⁴. Celle-ci naît, pour les auteurs de ce texte, au XV^e siècle avec Otelin et Marmion. Antoine Watteau est ainsi cité « peintre… » de conversations dans le genre gracieux, […] naquît en cette ville en 1684, il fut de l’Académie Royale de peinture de Paris ; Ses tableaux et ses dessins seront recherchés des véritables amateurs, tant que le bon goût subsistera : le talent semble s’être perpétué dans sa famille. Cet artiste célèbre mourut à Nogent, près de Paris, le 18 juillet 1721 à l’âge de 37 ans. ». Ces quelques mots décrivent de manière succincte Watteau, qui n’est donc pas entièrement oublié. Pour autant, il est possible de remarquer que les textes décrivant Pater et Saly sont plus longs que celui consacré à Watteau.

12Watteau n’a donc pas encore, à cette époque, la place qu’il aura par la suite. Néanmoins, cet effacement n’est que partiel. Lorsque Pujol de Mortry prépare en 1782 les plans du théâtre de Valenciennes, qui sera construit à côté de l’Hôtel de Ville²⁵, il copie l’opéra du Palais Royal mais orne les décors de motifs directement inspirés de Watteau. Violoncelle, hautbois, cistre et cor rappellent les motifs décoratifs chers à Watteau. Plus encore, le motif central de la fontaine paraît extrait de sa peinture décorative, présente au musée des beaux-arts de Valenciennes grâce aux deux panneaux du décor de l’Hôtel de Nointel, où l’artiste mêle arabesques, motifs décoratifs, personnages mythologiques et saynètes amoureuses.

13Si le nom de Watteau reste connu et est apprécié par les amateurs comme Pujol de Mortry²⁶, la formation des artistes valenciennois montre que Watteau n’est pas une référence artistique importante. Les académies vont former plusieurs générations d’artistes et l’artiste–clef, professeur de Félix Auvray, d’Alexandre-Denis Abel de Pujol ou d’Henri Lemaire est Jacques-François Momal. Né à Lewarde en 1754, il devient professeur aux Académies de Valenciennes en 1785, soit presque cinquante ans après le début de ce que l’on appelle le néo-classicisme. Les œuvres de Momal comme Le temps dévoilant la Vérité de 1788 et plus encore L’union de la poésie et de la musique de 1805 montrent un retour à la noble simplicité de l’Antiquité. C’est ainsi que ce professeur va insuffler à Valenciennes un goût pour ce thème. En outre, les élèves comme Alexandre Abel de Pujol compléteront leur formation à Paris chez des maîtres comme Jacques-Louis David. Ce style antiquisant, entre néoclassicisme tardif et romantisme, ne s’inscrit donc pas dans la continuité de Watteau.

14Dans une époque où un certain nombre de penseurs, comme Lafont de Saint Yenne ou le Comte de Caylus, rejettent l’art de Watteau, jugé trop frivole, trop immoral²⁷, on observe donc un décalage entre un Watteau condamné par la théorie, collectionné par les amateurs²⁸ et ignoré par les artistes. Watteau n’est, à Valenciennes, qu’un ancêtre que l’on reconnaît, que l’on invoque parfois mais que l’on ignore souvent.

La naissance du « mythe Watteau » au XIXe siècle

Quelle redécouverte de Watteau ?

15La « redécouverte » de Watteau est traditionnellement attribuée à Edmond de Goncourt qui publie en 1875 un catalogue raisonné des œuvres de cet artiste. Dans cette lignée, Paul Foucart, avec un parti-pris régionaliste, publiera plusieurs écrits sur Watteau entre 1881 et 1892²⁹. Durant cette fin du XIX^e siècle, Watteau semble donc remis en lumière avec la peinture du XVIII^e siècle. Pourtant, si la publication d’Edmond de Goncourt a permis la diffusion de l’œuvre de Watteau, elle n’est pourtant pas la première puisqu’en 1867, Louis Cellier publiait une vie de Watteau accompagnée d’un catalogue. En 1866, Léon Dumont donnait une conférence sur Antoine Watteau à la Société des Incas³⁰. En 1845, Pierre Hédouin, déjà, publiait un catalogue de 146 numéros, ouvrage qui peut être qualifié de premier catalogue des œuvres de Watteau³¹ et en 1841, Arsène Houssaye publiait un article sur Watteau³². Plus anciennement encore, en 1834, Arthur Dinaux publiait une notice sur « Antoine Watteau de Valenciennes »³³. Ainsi, il est à remarquer que la « redécouverte » de Goncourt s’inscrit donc dans un courant dans lequel plusieurs auteurs ont déjà écrit sur Watteau ou catalogué ses œuvres. Parmi ceux-ci, plusieurs Valenciennois tiennent une place importante.

16Ces publications d’esthètes, d’historiens ou d’historiens d’art s’inscrivent dans un contexte où Watteau regagne de l’importance. En 1821, dans les Petites affiches de Valenciennes, Watteau et Froissart sont les deux noms majeurs associés à Valenciennes³⁴. En 1833, l’Echo de la Frontière écrit : « N’est-ce pas encore dans la patrie de Watteau que nous parlons ainsi ? de Watteau qui grandit chaque jour et auquel notre génération commence à rendre à si juste titre toute la réputation qu’il mérite »³⁵. En 1836, il est dit à l’occasion de l’acquisition par la ville d’un tableau de Watteau que celui-ci est un « illustre Valenciennois, créateur d’un genre de peinture qui semble aujourd’hui reprendre avec faveur »³⁶ et qu’il est « l’une des gloires les plus justement célèbres de Valenciennes »³⁷. En 1838, dans le même journal, Watteau n’est plus cité parmi les peintres valenciennois mais au côté de Rubens, de Van Dyck et de Velasquez³⁸.

17Valenciennes a donc tenu une place importante de par le rôle de ses historiens et de ses journaux dans la valorisation tout au long du XIX^e siècle de Watteau, peintre de Valenciennes. De même, il serait peu juste de citer la diffusion de l’œuvre de Watteau sans évoquer la place particulière de celui-ci chez les Valenciennois plus tardifs, comme chez Georges Huisman, qui est à la tête de la direction générale des Beaux-Arts à partir de 1934, l’année des 250 ans de la naissance de Watteau.

Le tombeau de Watteau, la création d’une image

18Cette mise en lumière de Watteau au cours du XIX^e siècle passe aussi par la mise en place d’un corpus d’images. À la Révolution, la tombe de Watteau est détruite. Dans la seconde partie du XIX^e siècle, la municipalité de Nogent-sur-Marne charge Louis Auvray, un Valenciennois, d’ériger un monument à Watteau en remplacement de son tombeau détruit. Il est inauguré le 15 octobre 1865³⁹. L’histoire du buste qui a été placé sur celui-ci est relativement complexe. Auvray lui-même écrit en 1882 que celui-ci a été exposé au Salon à Paris en 1859. Ce modèle aurait originellement été destiné au Louvre avant qu’une reproduction lui soit demandée par la princesse Mathilde, le 24 juillet 1863 pour ce monument de Nogent-sur-Marne⁴⁰…

19Or, Louis Auvray est connu au Salon pour deux bustes représentant Watteau, le premier ayant été présenté au Salon de 1846 (n° 2112) et le second à celui de 1859 (n° 3062). Le Musée des beaux-arts de Valenciennes possède un exemplaire de ces bustes, proche de celui finalement installé sur le monument de Nogent-sur-Marne mais marqué par quelques différences, en particulier dans la cravate. Pour Jean-Claude Poinsignon, l’exemplaire de Valenciennes serait donc un prototype d’une autre version de ce buste, prévue pour les niches de l’escalier de l’Hôtel de Ville. Cela correspondrait mieux au style moins ample que le buste du monument⁴¹. L’exemplaire conservé à Valenciennes provient possiblement de la Galerie historique de la Société d'Agriculture qui possédait un buste de Watteau par Louis Auvray. Déposé avec le reste de la collection au Musée des beaux-arts, cette œuvre a pu être conservée. Malheureusement, cette œuvre reste un des nombreux points de difficultés de la connaissance des collections du Musée des beaux-arts de Valenciennes, dues à une histoire complexe. D’autres éléments évoquent ce buste comme un envoi du Louvre de la version de 1846⁴².

20Le monument, dans sa version de 1865, présente un buste de Watteau posé sur une stèle qui sert de piédestal⁴³. La partie supérieure de celui-ci montre le motif du pinceau et de la palette. Sur la face se trouve l’inscription « À la mémoire d'Antoine Watteau / Membre de l'Académie royale de peinture / Né à Valenciennes en 1684 / Mort à Nogent-sur-Marne le 18 juillet 1721 ». L’origine valenciennoise d’Auvray n’est pas citée. À l’inverse, la Revue des Beaux-arts de France précise, à cette occasion, que Louis Auvray était valenciennois et que celui-ci était donc un compatriote de Watteau⁴⁴.

21Dans la notice historique⁴⁵ publiée à l’occasion de l’inauguration de ce monument, Watteau est enfin reconnu comme l’un des grands artistes de la peinture française et le rejet qu’il a pu connaître à la fin du XVIII^e siècle est vilipendé. Cette notice permet de connaître les principaux donateurs de la souscription dans lesquels on remarque la ville de Valenciennes, la société d’Agriculture, Sciences et Arts de Valenciennes mais aussi des personnalités valenciennoises comme l’avocat Foucard ou le docteur Lejeal. L’introduction précise que « Watteau a reconquis, pour ne plus la perdre, la place glorieuse qui lui appartient. Valenciennes, sa patrie, inscrit avec orgueil dans ses annales la date de sa naissance ; à Nogent, revenait le pieux devoir de graver sur le socle d’un monument funéraire la date de sa mort. »

Une mise en discours dans l’espace urbain valenciennois

22À Valenciennes aussi, Watteau connaît au cours du XIX^e siècle un retour en pleine lumière par une inscription dans l’espace urbain. Entre 1862 et 1864, la façade des Académies est refaite par Edmond Moursy. Par des motifs (palettes, pinceaux…), les arts y sont représentés. Au-dessus de médaillons représentant Michel-Ange, Raphaël, Palladio et Palestrina se trouvent quatre niches qui auraient dû recevoir des sculptures représentant Watteau, Pater, Saly et Abel de Pujol. De même, aux académies apparaissent des grandes plaques de marbre listant les Prix de Rome valenciennois. Il n’est pas possible de les dater précisément. Néanmoins, un changement dans la couleur et la forme de certaines lettres semblent indiquer que celles-ci ont été reprises vers 1880⁴⁶. Or, sur la plaque des peintres, Watteau est le premier nom qui apparaît, même si celui-ci n’a obtenu que la seconde place en 1709. Watteau est donc inscrit dans le marbre comme le premier peintre de Valenciennes (Fig. 2).

Fig. 2. Constant Moyaux, Inauguration du monument Watteau 1884 coll. Musée de Valenciennes

23L’œuvre qui va définitivement faire rentrer Watteau dans l’espace public est néanmoins sa statue sculptée par Carpeaux. Ce monument de grande ampleur, puisque la statue elle-même mesure 239 cm de haut, prend place dans le square longeant l’église Saint Géry, église paroissiale principale de Valenciennes exception faite de la basilique Notre-Dame-du-Saint-Cordon. Habillé d’une longue redingote et tenant à la main la palette et le pinceau, Watteau est représenté dans un style triomphant. Le piédestal de la sculpture est caractérisé par un décor dans le style de Watteau, donnant une grande importance à quatre jeunes personnages de la Commedia dell’arte tandis que le bassin est orné des cygnes et des armes de Valenciennes. Les versions plus anciennes de ce monument accentuent encore davantage cet aspect par la présence de vasques et de cartouches⁴⁷. Cette fontaine est, pour Carpeaux, un cadeau de remerciements à sa ville natale pour l’aide qu’il a reçue de sa part pour ses études. Il y travaillera de 1860 jusqu’à sa mort en 1875⁴⁸. Si la figure de Watteau est du maître, les quatre enfants furent sculptés d’après ses dessins et ses esquisses par Hiolle afin de respecter au mieux le travail de Carpeaux. Inaugurée pour le deuxième centenaire de sa naissance, l’inscription précise que ce monument a été construit « pour sa ville natale ». Cette inauguration s’accompagnera d’une plaque commémorative sur la maison de Watteau.

24La statue de Carpeaux est donc inaugurée en 1884⁴⁹ et Constant Moyaux fournit une image de cette cérémonie qui s’est déroulée sous une pluie battante⁵⁰. Au cœur de la ville de Valenciennes, entre les Académies et l’Hôtel de Ville, cette statue devient un marqueur fort. Les frais de construction sont couverts par l’État, par la ville et par une souscription populaire. Néanmoins, ceux-ci mirent du temps à être réunis et la statue de Watteau resta quelques années dans la cour de l’hôtel de ville en attendant que les fonds pour le piédestal soient réunis⁵¹.

Au-delà des frontières de Valenciennes

25La fin du XIX^e siècle est une période de développement pour la sculpture monumentale. Plusieurs œuvres vont ainsi être installées dans d’autres villes et participer à la création de la figure de Watteau. Bien qu’en dehors du périmètre de Valenciennes, elles sont les jalons de ce processus, par l’arrivée des modèles au musée. Cela a permis au musée de faire de Watteau un leitmotiv de ses salles alors que le musée lui-même n’en possède que très peu d’œuvres.

26Le « Monument à Watteau » de Gauquié est une statue en étain et marbre érigée en 1896 dans le jardin du Luxembourg⁵². Ce monument a été conçu par un artiste du Nord, en collaboration avec Henri Guillaume, un architecte valenciennois et avec l’aide du peintre Carolus Duran, de Lille. Le style de cette sculpture est influencé, comme pour le monument de Valenciennes, par le XVIII^e siècle. Mascarons, décors floraux, cartouches ornent une balustrade qui fait de ce monument une scène intime. Une jeune femme dans le style de Watteau lui rend hommage en déposant des fleurs devant son buste. Très marquée par son époque, la statue est polychrome puisque le buste est en étain et le socle en marbre, ce qui correspond bien au goût de Watteau pour la couleur. Le musée des beaux-arts de Valenciennes possède un modèle en plâtre. Cette œuvre intégra les collections du musée en 1948. Cette sculpture permet de présenter Watteau et, grâce à cette mise en abîme, de dévoiler son œuvre toute en légèreté, loin de la sacralisation propre à la sculpture monumentale. L’installation de cette œuvre au jardin du Luxembourg permet aussi d’inscrire Watteau dans une géographie « sacrée ». En effet, ce jardin n’est pas anodin puisqu’il aurait été un lieu dans lequel Watteau serait venu crayonner. L’inscription portée sur le monument est simple « À Watteau, 1681 – 1721 »⁵³.

27L’exemplaire de Valenciennes⁵⁴ porte, quant à lui, une inscription plus longue : « Hommage au Grand Valenciennois Antoine Watteau (1684-1721) / Maquette du Monument élevé au Jardin du Luxembourg (Paris) / exécuté par les Valenciennois : Henri Gauquié, Sculpteur. (1858-1927) / Henri Guillaume, Architecte (1868-1929) / Don du Peintre Grégoire-Nicolas FINEZ (1884-19..) Médaille d'or du Salon 1948/à la Ville de Valenciennes, pour son Musée ». Le don de cette œuvre a bien été perçu comme un hommage à Watteau et, étonnamment, le donateur a la faculté de donner le statut de « valenciennois » à un artiste né à Flers-lez-Lille et qui n’a fait que le début de ses études artistiques à Valenciennes dans l’atelier de René Fache.

28Le dernier monument important consacré à Watteau est l’œuvre d’Henry-Édouard Lombard. Cette œuvre est une commande pour le décor de la cour Napoléon du Louvre. Le modèle est arrêté en 1907. Néanmoins, sur les conseils de Dujardin-Beaumetz, des fleurs sont rajoutées au piédestal. Le marbre est commandé en 1908 avant d’être exposé au Salon. La statue est alors installée dans le Jardin du Carrousel avant d’être envoyé en 1933 à Valenciennes où elle orne actuellement la place verte, au pied du musée⁵⁵. Etrangement, cette œuvre a été installée par la municipalité sans l’avis de la commission du musée. En effet, elle est restée longtemps dans l’ombre, ce qui pourrait être lié à l’origine marseillaise de Lombard⁵⁶.

29Ces différentes œuvres ont donc modelé une image de Watteau à Valenciennes. Elles sont vues par les Valenciennois chaque jour et la statue de Watteau par Carpeaux va devenir un symbole fort. C’est elle qui apparaît sur de très nombreuses cartes postales⁵⁷ tout au long du XX^e siècle. En 1930, une telle carte montre les trois lieux principaux de la ville : l’église Saint-Géry, l’Hôtel de Ville et la fontaine Watteau⁵⁸ (Fig. 3).

Fig. 3.  Valenciennes, 1930 Médiathèque municipale de Valenciennes

30Cette inscription dans l’espace et donc dans le quotidien des Valenciennois se retrouve dès le début du siècle dans le nom donné à la portion nord-est du grand boulevard ceinturant Valenciennes à l’emplacement des anciennes fortifications de la ville. Ce boulevard est celui qui longe une place sur laquelle est prévue la construction du nouveau musée des beaux-arts.

Le rôle du Musée de Valenciennes et des artistes dans la construction du mythe « Watteau »

31Dès 1888, une commission d’étude pour la construction d’un nouveau musée à Valenciennes est créée. Neuf ans plus tard, un concours est lancé, ce qui mènera à sa construction puis à son inauguration le 27 juin 1909. Plusieurs projets sont connus par les plans et élévations conservés aux Archives municipales⁵⁹. Certains montrent, en façade, la présence de trophées très proches du style décoratif de Watteau. Sur les petits côtés du musée, des médaillons devaient présenter les portraits des artistes valenciennois avec au centre Watteau, entre Carpeaux et Saly.

32Ainsi, le musée a, à de nombreuses reprises, été associé à Watteau, qui est alors un des grands repères artistiques à Valenciennes, et le surnom « musée Watteau » lui a été donné jusque dans les documents officiels⁶⁰ peut-être en réaction au « musée Carpeaux », nom donné au sous-ensemble du Musée des beaux-arts provenant de la collection du sculpteur.

Historique de la collection d’œuvres de Watteau

33Watteau est paradoxalement peu présent dans les collections du musée. Le Faune et l’Enjôleur, les deux derniers éléments du décor de l’Hôtel de Nointel, sont deux œuvres décoratives de Watteau. Œuvres de jeunesse, elles n’ont été acquises qu’en 1999. La Vraie Gaieté a été acquise en 1974⁶¹. Le Portrait de Pater est le plus ancien Watteau des collections puisque son acquisition remonte à 1873. Son attribution s’appuie sur le testament de la fille de Pater daté de 1769 et donc sur l’appartenance de ce tableau à la famille même du sujet. Or, cette attribution est très fortement débattue⁶². La Chute d’eau est le dernier puisqu’il s’agit d’un dépôt du Louvre datant de 2015 et lié au don par Ariane et Lionel Sauvage à l’American Friends of the Louvre. Le musée des beaux-arts de Valenciennes possède donc peu de peintures de Watteau lui-même.

34Le musée possède quelques dessins de Watteau ou, en tout cas, qui lui sont attribués. Le Spadassin provient de la collection d’Édouard Fromentin, érudit ayant écrit une somme considérable sur les artistes valenciennois. Les Comédiens italiens sont d’origine inconnue même s’ils sont depuis le XIX^e dans les collections. La Servante de Watteau provient de la collection d’Auguste Meurice et a été donné au musée en 1841. Le Musée possède aussi un dessin provenant de la collection du Comte de Caylus (Deux personnages de fêtes galantes) et un dernier légué par Marcelle Marlière-Tavernier (Aqueduc à Arcueil). Le musée de Valenciennes a la chance de posséder quelques originaux de Watteau. Néanmoins, sans que cela ne remette en cause la qualité intrinsèque de ces œuvres, cela reste numériquement marginal. En revanche, le musée possède de nombreuses gravures d’après Watteau, particulièrement celles conservées dans le Recueil des Figures de différents caractères.

35Nous pouvons donc conclure que le Musée de Valenciennes ne possède que peu de Watteau et que le titre « musée Watteau » peut tromper le visiteur. Bien que peu présent, celui-ci reste une référence incontournable pour le musée. En 1978, un reportage de France Régions 3 sur le musée de Valenciennes montre le portrait de Pater par Watteau, « le premier dans la lignée des Valenciennois qui éclairèrent l’art français »⁶³.

Les expositions consacrées à Watteau

36Les expositions du Musée des Beaux-arts de Valenciennes ont été étudiées dans le cadre de la rédaction du Projet Scientifique et Culturel. Sur les 20 dernières années, il s’est avérée que Watteau et les peintres du XVIII^e siècle ont fait l’objet de 6 expositions (2000, 2001, 2004, 2006, 2009, 2015), dont certaines à des moments importants de l’histoire du musée comme Rêveries italiennes inaugurant la réouverture du musée après des travaux en 2015. Cette exposition permettait de présenter, grâce au travail de Martin Eidelberg, une approche particulière de la production de Watteau, c’est-à-dire ses productions de paysages italiens. De même, en 2006, le Musée de Valenciennes proposait dans le cadre de la manifestation Feuille à feuille. Estampes et images imprimées dans les collections des musées du Nord Pas-de-Calais une exposition consacrée au dessin gravé autour de Watteau et de Boucher et qui présentait la collection du baron Edmond de Rothschild. Dans le choix des expositions, Watteau et Carpeaux ont eu tendance à éclipser la richesse et la variété des collections. Lorsque Valenciennes fut en 2007 capitale de la culture, une exposition Nord Terre de Création présente la Vraie Gaité mais surtout la Fontaine Watteau de Carpeaux. Celui-ci est, encore une fois, le digne représentant de sa création.

37Ces expositions s’inscrivent dans une histoire. En 1921, l’exposition de quelques gravures autour du portrait de Pater a été projetée afin d’honorer Watteau « le plus grand peintre dont s’honore le pays » (séance du conseil municipal du 24 septembre 1920)⁶⁴ pour son bicentenaire. Cet accrochage devait être accompagné de conférences⁶⁵. En 1934, on trouve des traces d’une exposition consacrée à Watteau avec l’emprunt au Louvre de 12 œuvres à l’occasion du 250^e anniversaire de sa naissance. En 1962, par exemple, un accrochage de 18 œuvres était fait de « quelques œuvres du plus célèbre de tous les artistes nés dans notre ville » et un catalogue publié⁶⁶. Alors qu’au cours du XX^e siècle, la plupart des expositions temporaires concernent l’art moderne – ville d’Académie oblige –, Watteau reste une figure récurrente à Valenciennes.

38Ainsi, le musée a participé à la construction de la figure de Watteau comme premier artiste de Valenciennes. Cette figure a été récupérée par les Valenciennois, quitte à se retourner contre le musée. Ainsi, en 1984, l’association des « Amis des Arts » a organisé un concours en hommage à Watteau. Ce Prix Watteau devait permettre d’identifier le « Watteau de demain ». La ville n’ayant pas célébré cet anniversaire, le journaliste conclut « ce n’est probablement pas avec ce genre d’événement que l’année 1984 restera à jamais gravée comme l’année Watteau ! Le fils le plus célèbre de la capitale du Hainaut doit, dans sa tombe, avoir honte de ses concitoyens ; mais que voulez-vous, cher ancêtre, de plus en plus à Valenciennes, « la culture connaît pas », la mairie n’a plus de sous, etc. »⁶⁷ . Nulle mention dans cet article de la présence de l’archiviste municipal pour une communication sur Watteau à Valenciennes dans un grand colloque organisé au Grand-Palais et des recherches menées alors⁶⁸. Ainsi, la figure de Watteau comme « pieux ancêtre » a échappé, comme souvent dans le cas de telles constructions mémorielles, à ses créateurs.

Les successeurs de Watteau

39Ainsi, la construction mémorielle de Watteau dépasse le cadre de sa création au XIX^e et de sa perpétuation par les institutions comme le musée de Valenciennes. Repris par la population valenciennoise, elle le sera aussi par les artistes à cette époque où le mythe ne se créait plus mais où il se maintient et se diffuse⁶⁹.

40En 1909, Eugène Dété (1848-1922) grave pour la société septentrionale de gravure une vue du monument à Watteau du Jardin du Luxembourg. Quelques années plus tard, sa fille Jeanne-Flore Dété (1888-1932), créait des matrices en bois de bout reproduisant des dessins de Watteau et du tirage en deux couleurs de la « Jeune femme à la tête inclinée ». Watteau est donc devenu un sujet d’étude. On le copie, on s’en inspire… (Fig. 4).

Fig. 4. Lucien Jonas, Les artistes de Valenciennes 1913, Coll. Musée de Valenciennes

41Néanmoins, l’artiste par excellence rendant hommage à Watteau est Lucien Jonas. En 1922, celui-ci déclare : « Je me mets à la remorque de notre maître Watteau et préfère souvent mes dessins à la peinture » et considère que « le portrait de Pater est un pur chef-d'œuvre »⁷⁰. En 1913, il représente une cavalcade des Incas, sorte de carnaval valenciennois, dans laquelle un char porte les personnages issus des tableaux de Watteau. Un autre hommage à Watteau est la coupole d’entrée du Musée. Dans ces représentations d’artistes valenciennois, seul Watteau ne touche pas le sol. Il peint, au paradis de la peinture, tandis que sa toile est soutenue par des putti⁷¹. Enfin, une de ces œuvres porte ainsi le nom « À la mémoire d'Antoine Watteau membre de l'Académie de peinture »… Des personnages typiques du XVIII^e siècle entourent le buste de Watteau sculpté par Louis Auvray. Cette œuvre datée de 1921 est caractéristique de la reconnaissance de L. Jonas pour Watteau, tant par son iconographie que par sa technique de lithographie en trois couleurs, reprenant la technique des trois crayons, utilisée par Watteau.

42Enfin, Annie Bascoul (1958-…) s’est inspirée en 2003 de L'Enjôleur conservé au Musée de Valenciennes pour créer un livre d’artiste aux techniques variées. Jouant sur la transparence et sur des calques, l’artiste a pu rendre l’esprit de l’œuvre de Watteau, dans sa légèreté et sa finesse.

Conclusion

43Watteau a ainsi fait, en particulier à Valenciennes, l’objet d’une construction mémorielle et sa vie d’une « canonisation », terme qui désigne, dans le cadre des études historico-critiques, la formation d’un texte fondateur, « liée à des questions d’autodéfinition communautaire »⁷². Sa vie a été écrite pour correspondre à un récit type valorisant mais l’éloignant d’un degré qu’il est difficile à déterminer de la figure historique elle-même.

44De tels processus de construction mémorielle et de canonisation peuvent être observés à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Ils impliquent un élément qui va devenir canonique, une autorité qui va l’imposer comme norme et référent, (dans notre cas, les commandes publiques, en particulier de Valenciennes, et les artistes) et enfin une communauté qui va l’accepter. Tous ces éléments sont parfaitement visibles dans le cas de la construction mémorielle de Watteau à Valenciennes et ce processus a pu être mené à son terme.

45Il est donc aujourd’hui admis à Valenciennes, car Valenciennes a obtenu la première place dans ce récit, que Watteau est l’artiste valenciennois par excellence et qu’il est le « pieux ancêtre » de la création valenciennoise. Dans cette continuité s’inscrivent les réactions outrées de certains Valenciennois lorsque le musée a annoncé ne pas préparer d’exposition consacrée à Watteau pour 2021, car en faisant cela, le musée insultait Watteau, la ville de Valenciennes elle-même et tous ses habitants. Cela interroge sur le rôle du musée, qui est peut-être de réinterroger sans cesse nos certitudes et nos mythologies.