1L’auteur tient tout d’abord à préciser que ce texte est la reprise partielle d’une question abordée dans son livre Peinture et plaisir : les goûts des collectionneurs parisiens au XVIII^e siècle (Rennes, PUR, 2010) et que la présente contribution à ce colloque doit beaucoup à l’habilitation de Guillaume Glorieux « Dans le goût de Watteau ». La peinture de fête galante en France au XVIII^e siècle. Invention, réception, diffusion, soutenue brillamment en 2008 et plus particulièrement au chapitre intitulé « La fête galante à l’épreuve des Lumières ».

2Dès 1726, Jean de Jullienne rendait compte du succès de Watteau auprès des amateurs en ces termes : « On peut dire que jamais peintre n’a eu plus de réputation que luy, aussi bien pendant sa vie qu’après sa mort ; ses tableaux, qui sont montés à un très haut prix, sont encore recherchés aujourd’hui avec beaucoup d’empressement ; on en voit en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, en Prusse, en Italie, et dans beaucoup d’endroits de la France, surtout à Paris »¹. Un succès dont se fait également l’écho le Mercure de France du mois de novembre 1726 annonçant la parution des Figures de différens caractères…par Antoine Watteau où l’on pouvait lire que les œuvres de Watteau étaient recherchées « de plus en plus avec une grande avidité »². De fait ses œuvres sont alors présentes dans la plupart des cabinets contemporains. Toutefois, essayer de rendre compte à la fois du succès de Watteau et des raisons de ce succès, ne relève pas de notre propos. Nous renvoyons le lecteur aux catalogues des expositions consacrées à l’artiste en 1984-1985 sous la direction de Pierre Rosenberg et de Margaret Morgan Grasselli, au catalogue de l’exposition de Valenciennes Watteau et la fête galante de 2004 sous la direction de Patrick Ramade et de Martin Eidelberg et aux ouvrages de nos collègues Christian Michel et Guillaume Glorieux³ notamment. Nous nous intéresserons ici uniquement à la permanence de ce goût au cours de la seconde moitié du XVIII^e siècle et au retournement qui marque les premières décennies du XIX^e siècle. Ce qui revient à se poser deux questions : la peinture de « fêtes galantes » correspond-elle à un goût dépassé dans la France de cette période ? hors de son environnement de création, le contexte de la Régence. S’agit-il d’une peinture pour l’exportation ? Une étude du plus grand intérêt serait en effet à mener sur la fortune de Watteau et de ses « satellites », Lancret, Pater et d’autres au cours du XVIII^e siècle.

3Pierre-Jean Mariette, l’un des plus fervents défenseurs de l’artiste et merveilleux connaisseur, écrit à son propos : « Le gracieux et élégant peintre, dont nous annonçons la mort, étoit fort distingué dans sa profession, et sa mémoire sera toujours chère aux vrais amateurs de la peinture. Rien ne le prouve mieux que le prix excessif auquel sont aujourd’hui ses tableaux de chevalet en petites figures. Il n’en a fait que de cette espèce, dans le goût flamand, mais dont le coloris approche fort de celui de Rubens. Il avoit beaucoup étudié cette école⁴. » À lire ce témoignage, on peut se demander en effet si le succès de Watteau auprès de ses contemporains, ne tenait pas en grande partie – comme d’ailleurs celui d’un certain nombre de ses suiveurs – à son assimilation avec le goût flamand si fort à la mode au XVIII^e siècle ? D’autant que, comme l’écrit Guillaume Glorieux « la fête galante fut sans surprise soutenue par des marchands qui, comme Gersaint, ont contribué à la vogue de la peinture de cabinet hollandaise et flamande dès les années 1720⁵. » Le stock du célèbre marchand du Pont Notre-Dame, étudié par cet auteur, nous en fournit un exemple. En 1725, nous y trouvons neuf copies d’après Watteau alors que dans son inventaire après décès, en 1750, sont mentionnés « quatre tableaux d’après Watteau peints sur toile prisés quarante livres ». De fait, certains peintres-marchands s’étaient faits, dans la première moitié du siècle, une véritable spécialité de ce que nous serions tentés d’appeler les « Watteauseries », signe incontestable d’une demande soutenue en la matière⁶. Le stock d’Étienne Desrais, maître peintre et ancien directeur de l’Académie de Saint-Luc, mais surtout marchand sur le pont Notre-Dame, inventorié en juillet 1740, révèle qu’il était un grand fournisseur de tableaux désignés par le commissaire sous le titre significatif « des Watteau ». Il s’agissait en fait, de copies ou d’imitations de fêtes galantes. De même, les scellés apposés chez le marchand André Tramblin, en 1742, révèlent une véritable fabrique de copies d’après Watteau et Lancret.

4Mais un tel succès des copies d’après Watteau ne s’explique pas sans une demande forte sur un marché en pleine expansion. Or, qu’en était-il du public de Watteau ? Christian Michel a consacré un chapitre de son livre à cette question essentielle⁷. Il y met bien en évidence que les premiers clients de Watteau furent des marchands et un petit cercle d’amateurs, parmi lesquels le comte de Morville et Chauvelin. Il divise en gros les principaux détenteurs d’œuvres de Watteau durant le premier tiers du siècle, en deux groupes, celui des proches de Jean de Jullienne dont l’action fut, comme on le sait, déterminante dans la promotion de l’artiste (Jean Glucq de Saint-Port, la comtesse de Verrue, Leriget de la Faye, La Roque), « tous grands amateurs de peinture flamande » et celui « des artistes dont la liste est longue ». Mais qui sont les admirateurs de Watteau dans la seconde moitié du siècle ? Un premier constat s’impose ; si le cercle des détenteurs des œuvres de Watteau s’élargit, le regard porté sur l’artiste évolue dans le même temps.

5Vingt-sept ans après la mort du peintre, le comte de Caylus souligne dans sa Conférence sur la vie d’Antoine Watteau, que « les ouvrages de Watteau plaisaient à tout le monde indifféremment ; étant à la mode, cela n’est pas étonnant »⁸. De fait, vers 1750-1760, si l’on considère encore que Watteau est « un des plus agréables peintres qui ait existé », on déplore déjà en revanche, la faiblesse de sa technique, responsable de la ruine d’un bon nombre de ses tableaux⁹, qui fait que les collectionneurs qui plaçaient les Flamands au-dessus de tous les autres pour la qualité supérieure de leur technique picturale, ne pouvaient admettre une telle faiblesse chez un peintre. Point déjà souligné par La Font de Saint Yenne qui écrivait dans ses Réflexions sur quelques causes de l’État présent de la peinture en France… de 1746 : « Quels sont aujourd’hui la plupart de ses tableaux ? Un assemblage informe de couleurs qui détonnent toutes, et qui ne laissent aux figures ni vie ni vraisemblance »¹⁰. Dès les années 1760, les avis divergent. Ainsi, Ulla Tessin, la femme de Carl Gustav Tessin, homme politique suédois, et grand amateur d’art, qui rangeait « ...les Gillot, les Pater, les Watteau, les Lancret... », parmi ce qu’elle appelle les « ornemens d’un cabinet de toilette », écrivait en connaisseuse, à propos de Watteau que : « Son coloris se fade et se détruit : les demi-teintes, qu’il entendait d’ailleurs parfaitement, en souffrent d’une façon irréparable »¹¹. Et elle poursuivait en ces termes : « De son vivant, ses tableaux étaient prisés plus qu’ils ne le sont aujourd’hui : l’enseigne de la boutique, peinte par Watteau, pour Gersaint, brocanteur et marchand de tableaux, fut vendue, si je ne me trompe, 3 ou 4 000 francs : c’est qu’elle était plus vigoureusement peinte, et mieux empâtée, que le commun de ses ouvrages »¹². Le prix en était certes exceptionnel, du fait même de son acheteur, le roi de Prusse Frédéric II. Il ne saurait donc servir d’étalon de mesure. Les dessins de Watteau semblent avoir mieux résisté aux critiques que ses tableaux, ce dont témoigne Gersaint lorsqu’il dit : « Ceux mêmes qui sont les plus opposés au genre que Watteau avait embrassé, et qui critiquent le plus ses tableaux, conviennent aisément qu’il est admirable dans ses dessins. [...] On voit assez le cas qu’on en fait, par les prix où on les pousse dans les ventes, quand ils sont de son bon temps »¹³. Le groupe le plus important de ses dessins conservés par un collectionneur est sans surprise celui qu’avait réuni l’un de ses protecteurs, Jean de Jullienne qui détenait plus de 400 feuilles de Watteau qui furent vendues le plus souvent en lots et dont les plus chères obtinrent 210 livres (lot 771 : Huit têtes de femmes et d’hommes et des demi-figures de femmes et trois bustes d’hommes « toutes de caractère de théâtre »). Dans la même vente, deux dessins à la sanguine, représentant un Rémouleur et une Savoyarde assise se vendirent 30 livres et deux autres dessins également à la sanguine, représentant un Frère Carme et « un homme portant une hotte et une armoire à marmotte » obtinrent 25 livres 2 sols. C’est toutefois à la vente Mariette, en 1775, un des sommets des ventes aux enchères du XVIII^e siècle, que les dessins de Watteau recueillirent sans surprise les prix les plus élevés : Un Rémouleur, dessin à la sanguine et à la pierre noire fut adjugé à un autre grand collectionneur de dessins Lempereur, pour 480 livres 2 sols, ce qui établit sans doute un record en la matière et une feuille « sur laquelle sont dessinées trois Têtes de Nègres (Musée du Louvre), pierre noire et rehauts de sanguine, qualifiée « d’une vérité frappante faites aux crayons rouge & noir » fut adjugée à un autre grand amateur de dessins, Servat, pour 299 livres 19 sols. Malgré ces quelques bons résultats le succès de Watteau en ce domaine fut sans commune mesure avec celui des dessins achevés d’un Boucher ou d’un Greuze qui emportaient alors les suffrages des collectionneurs

Watteau et ses satellites dans les ventes publiques

6Le plus souvent, malheureusement, on ne dispose, pour connaître le cours des œuvres d’un artiste, que des prix du « second marché », la vente publique. Il en est ainsi de Watteau. Le nombre de ses œuvres présentées dans les ventes aux enchères ne fait que croître durant la seconde moitié du siècle : alors qu’il reste stable entre 1751 et 1760 (vingt à vingt et une mentions), il fait plus que doubler entre 1771-1780, ce qui ne constitue pas pour autant une preuve de la réception favorable de l’artiste par les amateurs français. Seuls les prix obtenus constituent un indice relativement fiable. De cette liste il ressort que vingt-quatre tableaux sur quarante et un se sont vendus au-dessous de 600 livres et dix-sept au-dessus de cette somme. Il est particulièrement intéressant d’envisager l’accueil réservé à l’artiste au travers des œuvres qui appartinrent à Jean de Jullienne, l’un de ses protecteurs et admirateurs fervents. Parmi les sept Watteau mis en vente en 1767, lors de la dispersion de ce célèbre cabinet, le tableau connu sous le titre de Fêtes vénitiennes obtient l’enchère la plus élevée, soit 2 615 livres, suivi par le tableau gravé sous le titre de la Sérénade italienne (Stockholm, Nationalmuseum) avec 1 051 livres. Tous deux furent achetés par le financier Randon de Boisset. Un Paysage enrichi de fabriques avec un groupe de paysannes assises et un berger debout revient à Madame de Jullienne pour 900 livres, le Mezzetin (New York, Metropolitan Museum), obtint 800 livres, et l’Amour désarmé 499 livres 19 sols. Quant au Portrait de Watteau par lui-même, il fut emporté pour 24 livres seulement. Il est intéressant de comparer ces prix avec ceux obtenus dix ans plus tard, à l’occasion de la dispersion du cabinet Randon de Boisset, par les deux œuvres achetées par cet amateur à la vente Jullienne. Les Fêtes vénitiennes sont adjugées alors 2.999 livres 19 sols et la Sérénade italienne, 2 600 livres. Ces deux variations de prix figurent d’ailleurs dans le Répertoire de Tableaux, dessins et estampes de Joullain publié en 1783. C’est néanmoins le tableau connu sous le titre Les Champs-Élysées (Londres, Wallace Collection) de la collection Blondel de Gagny, qui atteignit le prix le plus élevé pour une œuvre de Watteau, 6 505 livres, en 1776. Ces résultats, montrent que s’agissant d’œuvres de qualité, Watteau conservait toujours des admirateurs vers la fin des années 1770. On était bien loin des 60 et 200 livres versés par Sirois à Watteau, vers 1709-1710, pour deux de ses tableaux ainsi que des 200 livres payés par le duc d’Arenberg, pour deux autres tableaux en 1717.

7La fréquence avec laquelle son nom revient au cours de la dernière décennie de référence s’explique sans doute par la dispersion des collections formées durant la première moitié du siècle, soit à un moment où la faveur de l’artiste était à son zénith. Qu’en est-il maintenant des œuvres des artistes communément désignés sous le nom de satellites de Watteau ?

8Que faut-il penser du jugement sévère de Mariette lorsqu’il écrit : « Pater est aujourd’hui presqu’oublié, et c’est ce qui arrivera à tous ceux qui, comme lui, seront des imitateurs serviles de la manière de leur maître [...] »¹⁴. Il marquait ainsi une nette démarcation entre le génie et l’imitation. Notons que cette appréciation est à tempérer à la lumière des prix obtenus par les œuvres de ce suiveur de Watteau dans certaines ventes du temps. Les tableaux de Pater et de Lancret sont en effet tout autant, voire davantage recherchés par les collectionneurs que ceux de Watteau. Dezallier d’Argenville constate ainsi à propos de Lancret que « Ses ouvrages sont répandus de tous côtés, & il en est passé beaucoup chez les étrangers qui font un grand cas de ses compositions [...] », allusion à la cour de Prusse et aux collectionneurs anglais. Il est fréquent que leurs œuvres côtoient celles du maître, dans les grands cabinets ; il en est ainsi chez Blondel de Gagny. De même, les collectionneurs payent souvent davantage l’œuvre de l’un de ses suiveurs que les œuvres du maître lui-même, ce qui peut paraître surprenant. Le caractère aimable du sujet, le format attrayant, l’emportant sur le nom de l’auteur. Mais il n’est pas impossible que leur qualité technique soit également à prendre en considération. Dezallier d’Argenville insiste en effet sur ce point à propos des tableaux de Lancret : « comme ils sont – dit-il – peints avec amour & avec une grande pureté, ils se défendront beaucoup mieux de l’injure du tems, que les tableaux de Wateau, qui sont aujourd’hui presque méconnoissables »¹⁵. Ainsi, à la vente Beringhen, en 1770 les prix des tableaux de Lancret s’échelonnent entre 300 et 956 livres, prix obtenus par les Quatre Éléments et pour un Repas au retour de la chasse. Chez Blondel de Gagny, le Bal de Pater, l’un de ses tableaux les plus importants, atteint 2 000 livres. Cependant, on est bien loin des 10 000 livres que le prince de Carignan aurait donné à Lancret pour obtenir deux fêtes galantes, selon le témoignage du comte de Rothenburg.

9Doit-on considérer les prix obtenus par les œuvres de Watteau et de ses suiveurs durant la seconde moitié du XVIII^e siècle comme exceptionnels ? Sans doute, car comme le constate Mariette, cette demande semble se ralentir quelque peu après 1750, c’est-à-dire presque conjointement au repli du marché de Frédéric II, qui avait été comme on le sait, un grand acheteur d’œuvres de Watteau et de ses satellites, comme l’a montré notamment Christophe Voghter. Ce qui révèle que le cours des œuvres de Watteau – et par voie de conséquence celui des œuvres de ses imitateurs – était en grande partie soutenu par la demande prussienne. Pourtant, le peintre conserva des admirateurs fervents pendant la plus grande partie du siècle et le jugement de certains amateurs lui restera favorable vers la fin du siècle. Gabriel Bouquier artiste peintre et poète avant de devenir un homme politique français (1739-1810) dont les « Papiers » sont conservés aux archives de l’assistance publique à Paris, juge : « les ouvrages de Watteau d’un goût exquis. Ce peintre charmant n’a traité que des sujets gais et riants. Ses têtes sont touchées avec tant de finesse et de légèreté, qu’elles paraissent comme créées par le souffle du génie. Ses figures sont si simples, si agréables qu’elles semblent avoir été peintes d’après les grâces mêmes. En considérant les tableaux de ce maître, on se croit transporté dans un siècle de bonheur dont les poètes nous ont donné des idées séduisantes ». Et d’après lui, « les vrais connaisseurs en font un grand cas et mettent ce peintre au nombre de ceux qui ont porté leur genre à un degré de perfection peu commun »¹⁶. Nous en trouvons la preuve dans le prix obtenu par certaines de ses œuvres vers 1780. Les Champs-Élysées (Londres, Wallace Collection) sont revendus chez Blondel d’Azincourt, en 1783, pour 8.000 livres, réalisant ainsi une plus-value de 1 495 livres en sept ans. Ce tableau était regardé alors « comme l’ouvrage le plus parfait de cet aimable Peintre ; on sait qu’il fut dans son genre le Rubens de notre école ». Il réunissait d’ailleurs toutes les qualités appréciées alors chez cet artiste : « tout à la fois sa touche la plus vigoureuse & la plus spirituelle, les grâces de ses plus agréables compositions, & cet ensemble flatteur & séduisant qui caractérise vraiment les chefs d’œuvre »¹⁷. De même, lorsque la Direction des Bâtiments du Roi envisagea l’acquisition des tableaux du marquis de Marigny, en 1782, Watteau figurait sur la liste proposée, avec ce jugement : « ce maître estimé est coloriste et ses ouvrages deviennent assés rares [...] »¹⁸. Le seul argument retenu alors contre les deux tableaux proposés¹⁹, outre qu’on les jugeait « un peu trop récurés, un peu vus de près », fut leurs modestes dimensions qui n’en faisaient pas des objets dignes d’un cabinet de « grande curiosité » comme l’était celui du Roi.

10Le maître des Fêtes galantes, disparu prématurément, connut donc une fortune posthume infiniment plus durable que celle de François Boucher peintre dont la réputation ne se maintint pas après sa mort. Cela ne l’empêcha pas pour autant d’entrer progressivement dans une phase de désaffection qui le conduira à un quasi oubli. Fin observateur du marché, Charles-François Joullain enregistrait ce glissement dès 1783 dans son Répertoire des variations du goût et des prix lorsqu’il écrivait : « Dans l’intervalle du temps écoulé depuis les premiers cabinets jusqu’à la formation de ceux qui fixent actuellement l’admiration, combien de fois l’objet précieux, qui était susceptible de plaire généralement, a-t-il changé de maître et éprouvé des révolutions dans sa valeur ? »²⁰. Parmi les exemples cités figure une œuvre de Watteau La Sérénade italienne, adjugée pour 2 600 livres à la vente Randon de Boisset et qui fut cédée pour 2 100 livres lors d’une vente « Mad.e Le Brun » en 1778 et n’en obtint plus que 1.300 lors d’une autre vente en décembre de la même année. L’état des œuvres n’était sans doute pas étranger à ce repli.

11Jean-Baptiste Denis Lempereur collectionneur et graveur amateur, auteur d’un Dictionnaire général des artistes anciens et modernes, peintres, architectes, graveurs…qui ont exercé les arts, manuscrit inédit datant de 1795 (Paris, BNF, Département des estampes) explique ce discrédit essentiellement par deux facteurs : le goût de Watteau pour les travestissements « bizarres », qui soumit ses tableaux aux caprices de la mode, et sa négligence en matière de technique, qui « a perdu plusieurs de ses tableaux »²¹. On voit ici réapparaître « l’inquiétude récurrente concernant l’état de conservation des œuvres »²². S’agissant maintenant de la place de l’artiste sur le marché de l’art durant la Révolution, Glorieux a montré que « tout au long de cette période, certains collectionneurs français continuèrent « à acquérir des tableaux peints par Watteau et ses suiveurs, qui circulaient en grand nombre sur le marché ». Il faut en effet se garder d’un cliché facile : le marché de l’art fut très actif pendant la Révolution. Comme l’écrit Glorieux : « Le dépouillement des catalogues des ventes organisées à Paris entre 1789 et 1799 fait apparaître la persistance d’un goût certain pour la fête galante »²³ comme s’ils incarnaient une certaine nostalgie de l’Ancien Régime. Entre 1790 et 1799 selon les calculs de cet auteur, 138 fêtes galantes furent vendues ou proposées à la vente, soit un peu moins qu’entre 1770 et 1779 (179) et qu’entre 1780 et 1789 (184). Dans ce groupe les œuvres attribuées à Watteau étaient au nombre de 52, suivies de celles attribuées à Pater (40) et à Lancret (38)²⁴. Durant cette période, toujours d’après Glorieux, les prix moyens obtenus en vente sont de 663 livres pour Watteau, 524 livres pour Pater et 254 livres pour Lancret, alors même que les tableaux nordiques du XVII^e siècle continuent à dominer les ventes comme ils l’avaient fait avant la Révolution. Lors de la dispersion de la collection Choiseul Praslin au mois de février 1793, la Chasse à la pipée et la Danse dans un parc de Lancret (aujoud’hui à Londres Wallace Collection) sont adjugés 300 livres et deux sujets par Pater pour 400 livres alors que l’Intérieur d’une épicerie de Gérard Dou (aujourd’hui dans les collections royales anglaises) établissait un record à 34 850 livres, une somme considérable. C’est seulement vers 1794 que les œuvres de Watteau et de ses satellites enregistrent un net fléchissement en ventes publiques. Il est cependant difficile d’y voir un signe de désaffection pour l’œuvre de cet artiste dans la mesure où c’est l’ensemble du marché de l’art qui a connu un fort ralentissement durant les premières années du Directoire comme l’ont montré Burton Fredericksen et Benjamin Perronet²⁵. Quoiqu’il en soit le prix de ses œuvres en vente publique enregistra une baisse indéniable. Dans une vente du cabinet du marchand Jean-Baptiste Pierre Le Brun en 1791, où ne figuraient pas moins de 11 tableaux de Watteau, deux demeurèrent invendus et les prix des autres tableaux s’échelonnèrent entre 71 livres (« une petite femme vue à mi-corps cherchant une puce ») et 260 livres pour « un intérieur de jardin », composition à 6 figures ». Ce constat rejoint celui de Christian Michel lorsqu’il écrit que « le discrédit de Watteau à la fin du XVIII^e siècle a très largement été surévalué comme l’attestent les notices consacrées à l’artiste » dans les ouvrages de Lévesque et Watelet ²⁶, de Jean-Joseph Taillasson (1802), et de Gault de Saint Germain (en 1808). Mais un mouvement s’amorce et comme l’écrivent Fredericksen et Perronet : « C’est dans la peinture française des trois premiers quarts du XVIII^e siècle que la chute des prix par rapport aux grandes ventes du XVIII^e siècle fut la plus remarquable »²⁷. Ces auteurs citant en exemple le Jugement de Pâris de Watteau aujourd’hui au Louvre, qui ne fut vendu que 16 francs en janvier 1803, sans doute en raison de son caractère d’esquisse. Certains tableaux de Fragonard figurant dans la même vente connurent un même échec. Sa célèbre Liseuse (Washington, National Gallery of Art) ne se vendit que 24 francs lors de la dispersion de la collection de Louis-Casimir Duquesnoy de Moussy en mars 1803. Comme l’ont souligné ces deux auteurs, ces tableaux ne correspondaient plus à l’exigence de « fini » qui l’emportait désormais auprès des collectionneurs. « Les artistes le plus souvent représentés en ventes publiques et que les amateurs se disputaient principalement, étaient pour la plupart largement influencés par l’art hollandais »²⁸ : Van Spaendonck, Van Dael, Bruandet, De Marne, Sénave…

12De plus en plus boudées par une nouvelle génération d’amateurs adeptes du « tout flamand », les œuvres de Watteau ne suscitèrent pas davantage l’intérêt des autorités du nouveau Muséum et ce n’est qu’à la faveur des confiscations révolutionnaires (et donc par accident !) que certaines œuvres de Watteau et de ses suiveurs entrèrent dans des collections publiques tel que L’enchanteur qui venait de la collection du surintendant des Bâtiments Orry qui intégrera un peu plus tard les collections du musée des Beaux-Arts de Troyes ou la Danse de noces de Nicolas Lancret de la collection Livois qui rejoindra les collections du musée d’Angers alors que dans le même temps le Pèlerinage à l’île de Cythère entrera au Louvre à l’issue de la confiscation des collections de l’ancienne Académie Royale de peinture et de sculpture en 1795.

13Cette baisse de l’intérêt des amateurs est donc conforme à ce qu’écrivait Taillasson en 1807 qu’« Après avoir fait beaucoup d’ouvrages, épuisé par son génie et par les plaisirs qu’il avoit peints, Watteau mourut jeune, laissant une grande réputation qui, depuis quelques années, a perdu une partie de l’éclat dont elle avoit brillé, et que lui rendront sans doute un jour nos neveux reconnoissans »²⁹. On rencontre un autre signe de cette profonde désaffection pour l’œuvre de Watteau dans Les Trois siècles de la peinture en France de Gault de Saint-Germain (1808). Selon cet auteur : « Le mérite de Watteau est presque perdu pour nous. On ne le considère que comme le peintre des petits-maîtres et des merveilleuses de son temps, aussi ridicule pour nous que le bon genre du jour le sera dans l’avenir »³⁰. Il poursuit en ces termes : « On regrette de lui voir l’espèce d’affectation qui accompagne sa touche vive et spirituelle ; elle gâte ses compositions ingénieuses, remplies d’heureux contrastes, pittoresques dans l’ensemble, les masses, et toujours ornées de beaux paysages… »³¹. Dans le même volume, Nicolas Lancret fait l’objet d’une notice fort critique disant que l’« on trouvait de la grâce dans ses figures, si toutefois la grâce peut se rencontrer avec la tournure guindée des attitudes et des ajustements bizarres qui caractérisent les poupées et les pantins de Lancret »³². Vingt ans plus tard, et ce sera notre dernière pièce à charge, Charles-Louis François Lecarpentier présentait ainsi l’artiste dans sa Galerie des Peintres célèbres : « Ses tableaux sont d’une étonnante facilité, mais ils ont un peu perdu de leur valeur parce que le goût a changé, surtout depuis que l’apparition des tableaux flamands et hollandais a fixé le goût des amateurs, et que les maîtres de ces deux écoles ont pris place exclusivement sur ceux même de l’école française, dans la majeure partie des riches collections. Le temps qui dévore tout, a aussi porté ses ravages sur les ouvrages de Watteau, avant qu’ils aient acquis l’état de maturité ; ils ont pour la plupart un peu noirci de bonne heure, d’autres sont devenus gercés ou fendillés, ce que l’on peut attribuer à l’abus de l’huile siccative pour faire sécher plus promptement ses tableaux » (…)³³. On retrouve donc ici les deux critères récurrents du rejet des œuvres de Watteau : d’une part les variations du goût et de la mode ; d’autre part le mauvais état de conservation de ses œuvres. Lecarpentier conclut ainsi sa présentation : « Les ouvrages de Watteau seront toujours estimés des gens de goût, malgré les changements de mode, car elle domine tout, et comme ils deviennent plus rares de jour en jour, j’engage les amateurs qui en possèdent à les conserver précieusement… »³⁴. Fort heureusement, il devait être entendu par un groupe d’amateurs. En effet, comme l’a rappelé Carole Blumenfeld dans le catalogue de l’exposition La Collection Lacaze. Chefs-d’oeuvre des peintures des XVII^e et XVIII^e siècles : « À une heure où la peinture du XVIII^e siècle français n’était plus à la mode, bien avant les Goncourt, une génération d’amateurs (plusieurs dizaines) a su redécouvrir les chefs-d’œuvre de ce siècle »³⁵, et parmi ceux-ci les œuvres de Watteau. Cette redécouverte est confirmée par l’appréciation portée par Théodore Lejeune dans son Guide théorique et pratique de l’amateur de tableaux, de 1864 où cet auteur constate que : « Les ouvrages de ce peintre ont repris aujourd’hui en France toute la faveur qu’ils méritent, et tout permet d’espérer qu’elle se perpétuera d’âge en âge »³⁶.