Pour obvier aux inconveniens qui aviengnent en ceste ville. Encadrement de la prostitution et renforcement de l’ordre public à la fin du Moyen Âge, (Amiens, xive-xvie siècles)
Résumés
Si les études consacrées au fait prostitutionnel se sont multipliées au cours des dernières décennies, force est de constater que la France septentrionale reste à l’heure actuelle encore en marge des recherches, notamment en raison d’une « institutionnalisation » moins poussée de la prostitution médiévale. Pourtant, il ne faut pas voir dans l’apparition tardive de bordels au nord de l’Europe le signe d’une moindre vitalité du fait prostitutionnel, bien au contraire. La diversité des statuts accordés aux femmes publiques tient en partie à une variation des demandes selon les cultures et milieux étudiés. À ce titre, il semble que les villes de l’espace picard-wallon constituent un terrain d’analyse privilégié pour la question. Rappelons également que nous nous situons alors à un moment charnière dans l’histoire du fait urbain. La restructuration de l’espace public, suscitant la mise en place d’un tissu planifié contre les accaparements privés, est la grande affaire des derniers siècles du Moyen Âge. Ainsi, il s’agira de voir dans quelle mesure, usant de contraintes tant spatiales que sociales, la municipalité amiénoise parvient à encadrer l’activité prostitutionnelle à l’intérieur et à l’extérieur des murs de la ville.
This article focuses on the regulation of prostitution in the cities of medieval northern France, notably in Amiens. Prostitution was not restricted to towns, but like any other service industry it was concentrated where peoples were concentrated. First, the city seemed to be quite tolerant regarding street prostitution, albeit that it also created a public nuisance. But gradually, the regulation evolved into repression with the emergence of brothels and more measures against prostitutes’ attitude inside the walls of the city.
Entrées d’index
Mots-clés : prostitution de rue, prostitubulum publicum, filles de joie, étuves, marginalité
Keywords : street prostitution, prostitutes, brothels, bathhouse, marginality
Texte intégral
Introduction
1En introduction à son ouvrage Amours vénales : la prostitution en Occident (xiie-xive siècles), paru en 2010, Jacques Rossiaud soulignait combien l’historiographie consacrée au fait prostitutionnel avait progressée depuis les premiers travaux qu’il mena sur la question à la fin des années 19701. Toutefois, il émettait un regret quant au délaissement des recherches empiriques, archivistiques, au profit d’une histoire des représentations et des discours. Il invitait donc le chercheur à se concentrer sur les structures de la sexualité vénale, afin de toujours mettre en exergue la pluralité des pratiques, le statut des personnes et la place sociale de la vénalité, qui varient du tout au tout selon l’univers référentiel. De fait, on ne peut que constater à la lecture des travaux consacrés à la question un déséquilibre quantitatif quant aux études consacrées au nord vis-à-vis du sud de l’Europe2. En effet, si les synthèses régionales abondent concernant l’espace méditerranéen3, les travaux manquent pour l’espace nord-européen. Certes, les recherches de James Brundage4, ceux de Peter et Beate Schuster5 sont venues en partie pallier ce manque, mais ces dernières se concentrent respectivement sur les espaces anglais et allemand. Toutefois, la France septentrionale reste encore à l’heure actuelle en marge des recherches, notamment en raison d’une « institutionnalisation » moins poussée de la prostitution médiévale.
2Pourtant, il ne faut pas voir dans l’apparition tardive de bordels au nord de l’Europe le signe d’une moindre vitalité du fait prostitutionnel, bien au contraire. Comme le souligne Alain Corbin, en introduction à son ouvrage consacré aux filles de noces, les divers statuts de la femme publique tiennent en partie à une variation des demandes selon les cultures et milieux étudiés6. Or, il semble que les villes de l’espace picard-wallon, et Amiens en particulier, constituent un terrain d’analyse privilégié pour la question en raison de la richesse de leurs archives. Les registres de la municipalité amiénoises, en particulier les registres aux délibérations et les comptes de la ville, nous éclairent sur les dispositions mises en œuvre par les échevins pour limiter la propagation de la prostitution ainsi que son institutionnalisation progressive. Rappelons également que nous nous situons alors à un moment charnière dans l’histoire du fait urbain. La restructuration de l’espace public, suscitant la mise en place d’un tissu planifié contre les accaparements privés, est la grande affaire des derniers siècles du Moyen Âge. Ainsi, il s’agira de voir dans quelle mesure, usant de contraintes tant spatiales que sociales, la municipalité amiénoise parvient à encadrer l’activité prostitutionnelle.
Ribauds et filles de vie dissolue : les acteurs de la vénalité
Les entrepreneurs de la débauche : souteneurs et mères maquerelles
3Le proxénétisme se définit par le partage des produits de la prostitution d’autrui, ou la réception de ses subsides, grâce à l’ascendant exercé sur les personnes qui se livrent à cette pratique. Mais, plus largement, la ville considère que toute personne autorisant la prostitution sous son toit peut être considérée comme souteneur. Le souteneur est donc un personnage aux « multiples visages »7. Une ordonnance de l’échevinage d’Abbeville sur divers objets de police, établie le 11 octobre 1452, précise ceci :
« Item, en enssuivant les anchiens eddis, deffendons à tous hostelliers et aultres gens quelconques que d’ores en avant ilz ne soubstiengnent en leurs hosteux houlliers ne houllieres, maquereaulx, maquerelles, ne jueurs de dez ne de quartes, sur paine d’estre banis nuit et jour de le dite ville et d’autre telle amende arbitraire qu’i plaira aus dis maire et eshcevins »8.
4Selon le dictionnaire de Frédéric Godefroy, le terme « houilliers »9 désigne de manière globale des personnes libertines, vivant dans l’impudicité10 et exerçant souvent la fonction de tavernier ou d’hostellier. Quant au terme « maquereaulx », il est attesté dès le xiiie siècle et serait issu du hollandais « makelaer » qui désigne au premier chef le courtier commercial11. Le terme prend en terre picarde la forme de « maistrelle » : une femme est ainsi désignée dans nos archives 1425. Il s’agit de « Jehennette Maistrelle, dite Sourdas ». C’est la seule fois où elle apparaît prénommée « Jehennette » et non « Jehanne », ce qui semble alors indiquer son jeune âge. On la retrouve mentionnée à plusieurs reprises jusqu’en 1458 pour l’achat de maisons. Enfin, elle apparaît une dernière fois en 1464 auprès de l’échevinage comme une figure tutélaire des filles de joies amiénoises, alors qu’elle est âgée d’au moins cinquante an d’après nos estimations12.
5Le maquerellage constitue-t-il une activité particulièrement féminine ? Si les ordonnances dénoncent la présence « houliers », seule une minorité des femmes obéissent à un souteneur. Sur les 83 affaires de « bordelages privées » étudiés à Dijon par Jacques Rossiaud, 75 sont tenus par des femmes13. Enfin, d’après les relevés de Guy Dupont, 85% des tenanciers de bordels sont à Bruges des femmes14. Ainsi, comme dans le cas de Sourdas, la prostitution engendre souvent la prostitution : ce sont la plupart du temps d’anciennes femmes de débauche qui se livrent au proxénétisme.
La figure de la prostituée : essai d’analyse sociologique
6Si la prostitution n’apparaît pas alors comme un réseau organisé, avec ses geôliers et souteneurs, comment devient-on prostituée à Amiens aux xive et xve siècles ? La documentation peine à nous éclairer sur les causes qui font entrer ces filles dans la prostitution. Les sources nous permettent rarement de remonter le chemin qui les a menées jusqu’à la vénalité. Leurs surnoms tendent davantage à nous renseigner sur leurs spécialités et des attentes de certains clients. Il en est ainsi des plus cocasses, tel celui d’Agnès Dufour dite Broie-fesses15 ou de Phelippotte Proidefemme16. Ces surnoms peuvent être également interprétés comme un moyen de garantir leur anonymat. En effet, les migrations semblent jouer un rôle important ici et la prostitution doit être replacée sous le sceau de la mobilité. Afin de préserver leur renommée, ou du moins celle de leur entourage, les filles exercent leur commerce loin de chez elles. On sait par ailleurs que les pays du Nord ont fourni de nombreuses prostituées aux régions plus méridionales. Jacques Rossiaud a pu identifier à Dijon des femmes venues d’Arras, de Liège, d’Amiens ou Tournai et que l’on retrouve en Bourgogne après avoir exercé dans trois ou quatre villes différentes17. Le vagabondage constitue également un facteur d’explication souvent avancé par les spécialistes de la question. La perte d’un emploi ou d’un proche qui les aidait à survivre peut expliquer que des femmes s’engagent dans la prostitution pour « passer l’hiver », gagner assez d’argent avant de changer de ville pour espérer regagner une certaine stabilité18. Ainsi, Pero Tafur rapporte l’exemple d’une mère poussée au maquerellage en raison de la grande famine qui sévit à Bruges en 1436-1437. Il rencontre dans la principale église du quartier de l’Écluse une femme qui, pour se procurer de quoi acheter un peu de nourriture, lui propose l’une de ses deux filles. Tafur refuse l’offre, mais donne à la femme six ducats vénitiens19.
7Par ailleurs, de nombreux soupçons pèsent également sur la domesticité, secteur d’embauche pour de nombreuses femmes seules, ce que Marianne Danneel a mis en évidence20. De fait, le terme de « meschinette », qui désigne la servante, caractérise également des femmes aux mœurs légères. Le 21 juillet 1485, les échevins de la ville d’Amiens ordonnent aux habitants qui « tiennent meschines de vie dissolute », de les mettre à la porte et de les envoyer demeurer « au lieu et rue publique d’anchienneté que on dist les Blanches Mains, auprès du pont à fillettes ou es rues de derrière le don, derrière le lieu de l’Escorcherie et le rue des Poullies »21. Enfin, comme le constate Élisabeth Crouzet-Pavan dans son étude sur la prostitution vénitienne, de nombreuses victimes de viol figurent probablement parmi ces cohortes de femmes poussées à la prostitution22.
8Or, le client est longtemps resté le grand inconnu du système prostitutionnel. Pourtant, c’est parce que l’homme aurait des désirs irrépressibles, susceptibles de menacer l’ordre public, que la ville organise le commerce sexuel en le soumettant à un contrôle particulier.
Compagnons mariés ou à marier ? Les clients de la prostitution
9Les comptes de la municipalité amiénoise regorgent d’amendes à l’encontre de ces hommes surpris dans la rue des fillettes alors que la nuit est tombée23. Ces épopées nocturnes réunissent des hommes de toutes conditions :
« Une nommée Moteron laquele tenoit cabaret de jones filles auquel cabaret venoient et arrivoient chacune nuit plusieurs des filles de joyes de ladite ville et y couchoient avec elles les compaignons, genz mariez, genz déglise et toutes autres gens qui y venir y voloient mesmes estoient chacun jour assises lesdites femmes de deshonneste vies a luuys de ladite Moteron en grant nombre »24.
10Cet extrait du douzième registre aux délibérations de la ville évoque tout d’abord des « compagnons » qu’il faut entendre comme « à marier » et qui se déplacent la nuit tombée en bandes. Le rôle de la prostitution parmi les sociétés de jeunes a bien été bien mis en évidence par Jacques Rossiaud25. Entre 1436 et 1486, 125 cas de viols sont connus pour Avignon, dont 80% sont des attaques collectives commises en soirée par de deux à quinze individus. La majorité des assaillants sont de « jeunes fils » et compagnons à marier qui ont entre 18 et 24 ans. L’auteur note par ailleurs que cette agressivité n’est pas liée aux fêtes ou aux mois d’été, mais s’étale régulièrement tout au long l’année26. Toutefois, les hommes mariés sont également présents en nombre dans les inculpations relevées27. Nous l’avons dit, l’Église invite à limiter au maximum les échanges sexuels entre conjoints. Ainsi, saint Augustin encourage certaines femmes à envoyer leurs maris vers les prostituées pour leur éviter des pratiques sexuelles trop régulières et dégradantes28.
11 Toutefois, les ecclésiastiques – eux-mêmes – constituent une part importante de la clientèle des prostituées. Le nombre étonnamment élevé de membres du clergé parmi les clients de la prostitution apparaît comme fait avéré dans de nombreuses villes au cours de notre période. On estime à près de 20% la part des ecclésiastiques parmi les clients des étuves dijonnaises29. Les exemples des cités de York30 et d’Avignon31 témoignent d’une consommation sexuelle non négligeable de la part des membres du clergé. Ainsi, le chroniqueur officiel du Concile de Constance donne le chiffre de plus 700 prostituées réunies dans la ville, entre 1414 et 1418, en grande partie semble-t-il pour l’occasion32. Par leur part, les échevins amiénois semblent mal tolérer la vie dissolue de nombreux membres du clergé et instruisent pour cette raison, en 1488, une enquête qui révèle l’étendue de leur pratique prostitutionnelle dans la ville33. Par ailleurs, selon Ruth M. Karras, l’argument démographique explique en grande partie le succès des maisons de prostitution. En effet, le nombre élevé de jeunes non mariés et de prêtres contrariés par le célibat peut expliquer en partie cette forte demande sexuelle34. N’oublions pas toutefois que la région picarde est également parcourue par de nombreux marchands35 et gens de guerre36 qui constituent une clientèle privilégiée pour les prostituées.
12Enfin, la figure du client est également essentielle pour saisir les logiques de la localisation intra-urbaine de la prostitution. La géographie du commerce sexuel dépend des facilités de rencontres entre les prostituées et leurs clients et est marqué par la présence de populations masculines en mouvement.
Prostituées en situation37 : la diffusion spatiale du fait prostitutionnel et les difficultés de son cantonnement
13À la différence de l’espace méditerranéen, le nord de l’Europe n’accueille donc aucun bordel public avant le début de l’époque moderne. En conséquence, les lieux de vergognes sont nombreux et répondent à des logiques multi-scalaires.
Pour une approche quantitative de la prostitution médiévale
14Selon un recensement effectué par l’échevinage en 145338, 50 prostituées vivraient alors à Amiens « du plaisir de leur corps ». Tel est du moins, le chiffre des prostituées dénombrées : il est probable que de nombreuses filles exercent leur commerce de manière clandestine. On peut donc supposer que les effectifs sont en réalité bien plus élevés, considéré le nombre d’habitants que l’on estime pour la période entre 15 et 25 000 individus39. Selon Jacques Rossiaud, des villes comme Amiens, Reims, Strasbourg ou Bruges comptent 150 à 200 filles parmi leur population au xve siècle40. La ville de Cambrai semble également héberger alors un nombre impressionnant de filles de joie. Un document, non daté mais rédigé entre 1394 et 1409, offre une liste de recensement des prostituées cambrésiennes sujettes à une taxe payable au receveur de l’officialité de l’évêché41. Le nombre de filles s’élève alors à 174, mais l’ajout d’autres documents permet d’augmenter l’effectif à plus de 300 individus. Selon les estimations de Walter Prevenier, la ville renfermant alors une population estimée à 10 000 habitants, cela donnerait une fille pour 36,5 Cambrésiens, soit une fille pour neuf adultes masculins.
Les quartiers du vice : topographie du fait prostibulaire
15La référence au divertissement masculin constitue un élément essentiel pour expliquer la concentration des lieux de prostitution (fig. 1). À un premier niveau, nous trouvons les prostituées dans les « cabares de cervoises et en pluiseurs meschans hosteux », dont les ordonnances nous disent qu’ils accueillent « pluiseurs hommes tant mariez que à marier dont viennent souvent grans noises et débas »42. En 1401, d’après les estimations de Robert Fossier, on compte à Amiens 134 tavernes de vente au broc et une quarantaine de vente en tonneaux43. Si l’on y ajoute les hôtels, on arrive à plus de 200 établissements dans les années 142044. Ces établissements se concentrent d’abord dans l’espace intra-muros mais dont la diffusion progresse au cours de la période le long des axes qui structurent les faubourgs : rue de Beauvais, rue des Rabuissons et chemin de la Hotoie45.
Fig. 1. Les quartiers du vice : approches spatiales de la prostitution amiénoise au xve siècle

© Julie Pilorget et Mathieu Béghin
16Il est alors fréquent que des particuliers soient incriminés pour soutenir ou héberger les ébats des filles et de leurs clients. À la fin du xive siècle à Abbeville, une ordonnance défend aux « houliers » et « houlières », sous peine d’une forte amende, d’héberger des filles de vie dissolue en leurs maisons46. Ce terme semble également qualifier les responsables et propriétaires de bains publics que l’on nomme étuves. Ces bains, qui se multiplient en intérieur et extérieur à partir du xiiie siècle47, ne constituent pas la base des lieux destinés expressément à la prostitution. Très vite toutefois, des « bains-bordels » se distinguent des bains convenables48. À Abbeville, une ordonnance du 11 octobre 1452 défend ainsi aux « estuviers » de loger des « filles de joyes » et leur impose de n’employer au bain que des femmes âgées d’au moins cinquante ans. Les contrevenants encourent le bannissement et une forte amende49.
17Les filles racolent également en pleine ville, sur le ruban, comme il sera dit plus tard. La rue constitue donc un troisième niveau de prostitution qui comprend par extension de petits bordels privés, où des maquerelles placent quelques filles à la disposition de leurs clients. Nombreuses sont les prostituées qui reçoivent à domicile. Elles sont dites « en chambre », pièce qu’elles louent pour l’occasion ou à l’année et dont elles sont parfois propriétaires. À Amiens, Sourdas, hôtesse de la Lamproie, achète en 1431 des droits sur huit petites maisons « de présent estans en grant ryune et désolation, [situées] en la rue des Filles que on nomme de présent les Blanques Mains ou Malhaittie, accostants par derrière à l’eaue deschendans au molin à pappier »50. L’année suivante, elle procède à l’achat d’une nouvelle maison ayant appartenue à Jean Lesueur, sise rue de la Malhaitie51. Or, Jehanne Maistrelle n’investit pas dans ces maisons au hasard. Elle achète au cœur du quartier « chaud » d’Amiens, là où se concentre la prostitution, probablement pour louer par la suite ces chambres à d’autres prostituées.
18Associées aux étuves et tavernes évoquées plus haut, la situation de ces chambrettes détermine des quartiers de prédilection pour le déploiement des sociabilités vénales. Les rencontres entre prostituées et clients apparaissent principalement organisées selon un axe Nord-Sud/Est-Ouest qui suit les principaux axes de circulation de la ville médiévale. Mais c’est plus particulièrement au nord de la ville, parcouru par les lacets de la Somme, que se concentre l’activité des filles de joie amiénoises. Selon Phil Hubbard, les espaces de tolérance sont souvent associés à des quartiers où se mêlent fonctions industrielles (textile et cuir) et résidentielles52. Or, le quartier de Saint-Leu, industrieux, se prête parfaitement à l’exercice de ce commerce interlope. On observe les mêmes logiques de concentration du fait prostitutionnel à Valenciennes, dans le quartier le plus industriel de la ville, l’échevinage de la Tannerie53.
19La toponymie du quartier marécageux rappelle, à Amiens, la nature du commerce qu’il abrite, ainsi de la rue des Blanques-mains, appelée par la suite rue des Filles, puis de la Conception et du Bordeau, située au centre-est de la ville. Attenantes, la rue des Poulies, celle de la Mauhaitie (la mal habitée), la rue du Moulin de Happetante et l’ensemble du quartier Saint-Sulpice et de l’Hôtel-Dieu, constituent autant de lieux propices à la sédentarisation de la vénalité. Le quartier Saint-Leu apparaît ainsi comme un « quartier chaud », au sens contemporain du terme.
20Toutefois, la lecture des registres de délibérations renfermant les nombreuses plaintes déposées par les habitants à l’encontre des filles de joie, laisse entrevoir la présence sporadique de prostituées au sud de la Cité : ainsi des rues du Don, de la rue Pavée et celle de l’Ecorcherie. Enfin, d’autres déclarations, plus éparses évoquent la présence à la fin du Moyen Âge de filles de joie jusqu’aux abords de la rue de Beauvais, bien plus au sud de la ville.
Les prémices d’une politique répressive
Encadrer les déplacements des filles de joie
21Comme dans de nombreuses autres villes54, la législation amiénoise à l’égard de la prostitution est constituée de multiples textes, ponctuée de sanctions jamais ou peu appliquées et d’interdits dont le fréquent renouvellement atteste suffisamment l’inefficacité. Cette législation ne suggère pas un clair refus de voir s’exercer la prostitution en ville mais plutôt une tentative de « repérage », afin de limiter, autant que faire se peut, son étendue. Si le sociologue Everett Hughes qualifie en sens la prostitution d’« institution bâtarde »55, Stéphanie Pryen parle quant à elle de « licence en creux »56 pour désigner une activité qui n’est pas proscrite malgré son illégalité, c’est-à-dire tolérée et condamnée dans un même mouvement. Un référé des échevins de Mons au Comte de Hainaut, daté du 6 novembre 1389, illustre parfaitement cette ambiguïté57. À la question posée, qui est de savoir si les prostituées sont considérées comme hors la loi, il leur est répondu que « ne doivent point entendre que de telles folles femmes soient hors loy »58. Il faut comprendre alors qu’en tant que victimes d’un crime, elles bénéficient de la protection de la justice. La défense de l’ordre social suppose de sacrifier une partie de la population pour en sauver une autre, faisant apparaître de la sorte des inégalités intra-catégorielles : les femmes non-mariées doivent subir la violence masculine pour que soit préservé statut des bonnes et proeudes femmes de ladite ville.
22Par une ordonnance de décembre 1254, Louis IX ordonne l’expulsion de toutes les prostituées de Paris et confisque tous leurs biens, jusqu’à leurs vêtements59. Cette première ordonnance est suivie d’une seconde en 1256 appliquée à tout le royaume. Le terrain des amours vénales va donc se déplacer alors dans les environs immédiats de la ville, ses remparts et fossés, les prés et jardins. Ce rejet de la prostitution dans les faubourgs s’observe dans de nombreuses villes, au sud comme au nord du royaume, avec les exemples d’Arras et de Mons60. Les prostituées vivent en dehors de la cité, avec les marginaux, « séparées mais toujours accessibles », comme l’écrit Beate Schuster61. Toutefois, Amiens semble faire exception. Si quelques prostituées sont mentionnées aux environs de la rue de Beauvais dans le faubourg de Saint-Rémi, lui-même clos d’une enceinte, il ne semble pas que l’on puisse parler pour autant de marginalité spatiale de la prostitution. En réalité, à défaut de les chasser de la ville, les échevins vont leur imposer des signes distinctifs.
23À la fin de l’année 1484, les autorités amiénoises décident d’imposer aux filles une tenue réglementaire. L’ordonnance datée du 9 décembre stipule « icelles quand elles iront avant icelle ville, une aiguillette rouge […] sur le bras dextre […] sans ce qu’elles puissent avoir ni porter mantellas ou foulars pour courir enseigne »62. Toutefois, dès le mois de juillet 1485, les autorités amiénoises estiment devoir renouveler l’ordonnance63. En sus de l’aiguillette rouge, ils ordonnent cette fois le port obligatoire « d’une pièce de drap jaune de la largeur de trois doits ou environ cousue à ladite manche ou sera pendue ladite aiguillette »64. Dans l’Occident médiéval, le jaune est la couleur que l’on apprécie le moins, cité en dernier rang dans l’ordre des préférences (après le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir). C’est la couleur de l’ostracisme65.
24Or, un individu bien particulier est chargé à Amiens de la surveillance des filles de joie et de vérifier le port de l’aiguillette : il s’agit du roi des ribauds, dont les couleurs de la robe – à moitié verte et jaune66 – rappellent le statut également marginal. Outre ses fonctions de Maître de Haute-Justice, le roi des ribauds est également en charge dans de nombreuses villes de la surveillance des lépreux et des prostitutions67. Rappelons qu’une idée circule alors selon laquelle la lèpre serait une maladie sexuellement transmissible et que les malades seraient des êtres particulièrement voraces sexuellement68. En conséquence, de nombreux soupçons pèsent sur les prostituées69. À la fin du xve siècle, Jean Flameng, docteur en médecine, et Nicole Chevalier, chirurgien, sont rémunérés par la ville de Laon « pour avoir à plusieurs et diverses journées visité et expérimenté les corps de Jeannette de Germes, filles de joie, de Mariette Dufour et de Marie Valentane », que l’on soupçonnait à tort « entichié de la maladie lépreuse »70. La fonction du roi des ribauds est donc notamment de s’informer sur l’état de santé des prostituées mais aussi de vérifier aussi qu’elles ne sont pas mariées ou en concubinage. À Guise, il doit distinguer dans ce travail les « femme de jolie vie » exerçant en chambrée de celles qui racolent au bois71. Enfin, outre le fait qu’il doive s’assurer qu'elles ne divaguent pas de par les rues de la ville après l'heure du couvre-feu, le « roi » doit également veiller à ce qu'elles remplissent les obligations auxquelles elles sont astreintes en cas « d'effroy », c’est-à-dire d’incendie. Un arrêté du 8 décembre 1472 concernant la police des incendies stipule ainsi « que toutes les femmes de joye [en cas d’incendie] portent des sceaulx plain d'eaue à icelluy feu »72. Comment expliquer une telle mesure ? Il semble que l’apparition de corps de « pompiers salariés » soit très tardive. Un des premières villes à mettre sur pied une compagnie de « francs des cinq offices du feu », est Valenciennes, en 133673. La plupart du temps, dans les autres villes, ce sont des ouvriers du bâtiment, les artisans et compagnons, ou des membres des unités de la milice qui sont appelés pour lutter contre les sinistres74. Elles contribuent ainsi aux charges citoyennes, en échange de la tolérance dont elles bénéficient.
25Tout au long du xve siècle, des mesures sont prises pour limiter les déplacements des filles de joies. La répétition des ordonnances révèle l’échec de cette politique d’encadrement et conduit progressivement les autorités vers la solution du bordel public.
La municipalisation de la prostitution à l’aube des temps modernes
26Les juristes distinguent trois grandes tendances historiques en matière de réglementation de la prostitution : le prohibitionnisme, le réglementarisme et l’abolitionnisme. Partant du principe que la prostitution est un mal nécessaire, le réglementarisme se fond sur la création de lieux clos qu’il justifie par la volonté d’instaurer un contrôle sanitaire des prostituées75. Ces maisons publiques ou bordels participent à l’élaboration d’une géographie morale de la ville qui fixe les limites entre l’acceptable et le répréhensible, ce que Phil Hubbard désigne sous le terme de « législation géographique »76.
27L’évolution des structures sociales et religieuses de la ville conduit les échevins à renforcer leur système de « tolérance-surveillance »77. Comme l’indique Élisabeth Crouzet-Pavan à propos de l’exemple vénitien, c’est moins alors la prostitution que la ville cherche à réfréner que les conséquences de la fréquentation par les filles de lieux tels que les tavernes et étuves. C’est parce qu’elles sont la cause de tapages, d’agitations et de rixes qu’il faut limiter leur présence78. Déjà, en 1435, un mur de terre est élevé afin de « faire closture a une masure appartenans à laditte ville d’Amiens, séant sus froc de rue en le rue Mauhaittie où sont les filles de joie, et aboute et tient d’un costé à ung molin à pappier et à la rivière courant et qui deschent audit molin »79. Dix ans plus tard, en 1445, un carpentier est rémunéré par la ville pour « avoir refait le barrière tournant de le rue aux Filles de joye, laquelle barriere avoir été rompue et abastue par terre »80. On parle désormais de la « rue des Filles »81 et du « Pont aux Fillettes » attenant. On cherche donc à recentrer le commerce prostibulaire sur le nord du quartier Saint-Leu, sans que la ville investisse toutefois dans l’achat de maisons sises en ces rues. Ainsi, en octobre 1464, M. Hacquin de Bergues, maistre de la Haulte Justice, est sommé de faire « demourer les dites filles en la dite rue publique sans les plus laissier demourer ès dites rues et selles n'y veulent aller, [et] il les y menera et feront tellement, messieurs, que la dite rue sera habitée des filles comme elle soulait être au temps passé »82.
28Toutefois, il faut attendre 1523 pour que l’échevinage décide de « faire un bordeau à retirer les filles de vye dissolute estant en divers lieux avant ladicte ville, l’on achettera les maisons estans en la rue que on dist la Barrière, auquel lieu soloit estre le bordeau »83. Ce bordel est par la suite entretenu sur les frais de la municipalité qui entreprend par ailleurs l’achat de nombreuses autres maisons situées « en la rue que on dist aux Fillettes »84 . Cette décision marque un tournant dans la politique dans la cité et une progressive institutionnalisation de la prostitution à l’intérieur des murs de la ville. La municipalisation de la prostitution au cours du xvie siècle, s’accompagne également d’un renforcement de la répression à son encontre. Toutefois, déjà au Moyen Âge, les prostituées étaient considérées comme des criminelles en puissance, si ce n’est pas nature. S’il est clair que les filles publiques constituent une part non négligeable de la population criminelle, il est difficile de dire si leur présence dépasse celle des femmes dites « de bien ». Les études récentes tendent à remettre en question la pertinence du concept de marginalité pour parler des prostituées, car si la prostituée apparaît isolée de la communauté, au sein familial du terme, elle est très intégrée dans le tissu urbain (réseaux commérages, témoins en justice, …). Ainsi, les prostituées ne constituent pas tant des « outsiders » que des « deviant insiders », selon les termes de Mary Elisabeth Perry85, qui invite par ce prisme à repenser leur place dans la société.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Rossiaud 2010, p. 13.
2 Gilfoyle 1999.
3 Trexler 1981 ; Otis 1985.
4 Brundage 1987.
5 Schuster 1992 ; Schuster 1995.
6 Corbin 1982.
7 Ibid., p. 230.
8 Thierry 1850, p. 259.
9 Archives municipales d’Amiens, AA 12, fol. 38v°, 1428.
10 Godefroy 1888, p. 486.
11 Bloch, Meillet et Von Wartburg 1950, p. 370.
12 Archives municipales d’Amiens, BB 9, fol. 166v°, 1464.
13 Rossiaud 1988, p. 44.
14 Dupont 1996, p. 108, n° 3.
15 Roy 1983, p. 71 (1478).
16 Ibid., 1981, p. 120-121 (1425).
17 Rossiaud 1988, p. 47, n° 16.
18 Goldberg 1992, p. 149.
19 Van Der Linden 1914, p. 227.
20 Danneel 1986.
21 Dubois 1860, p. 18.
22 Crouzet-Pavan 1980, p. 259.
23 Crouzet-Pavan 1991.
24 Archives municipales d’Amiens, BB 12, fol. 55r°, 13 août 1476.
25 Rossiaud 1976, p. 293.
26 Ibid., p. 294.
27 Dubois 1860, p. 16.
28 Elliott 2007, p. 61-62.
29 Rossiaud 1976, p. 307.
30 Goldberg 1999, p. 176.
31 Rossiaud 1988.
32 Von Richenthal 1962, p. 215.
33 Rossiaud 2010, p. 311, n. 54.
34 Karras 1996, p. 248.
35 Prevenier 2011.
36 Sur la question de la violence en temps de guerre, voir Philippe Contamine et Olivier Guyotjeannin (Contamine et Guyotjeannin 1996).
37 Je reprends ici une expression suggérée par Christine Bard et Christelle Taraud en introduction à un numéro de Clio consacré aux prostituées (Bard et Taraud 2003).
38 Delannoy 1943, p. 6.
39 Béghin 2016, vol. 2, p. 324.
40 Rossiaud 2010, p. 139.
41 Archives départementales du Nord, 5 G 19.
42 Archives municipales d’Amiens, BB 10, fol. 20r°, 1465.
43 Fossier 1997, p. 104.
44 Ces chiffres correspondent à la période de 1386-1422 étudiée par Édouard Maugis (Maugis 1899, p. 157-158).
45 Béghin 2016, vol. 2, p. 76, fig. 92 : « Localisation des débitants de boissons (1386-1448) ».
46 Thierry 1850, p. 210, n° 4.
47 Boisseuil 2002.
48 Karras 1989, 408 ; Coomas et Geltner 2013, p. 69-70.
49 Thierry 1850, p. 259, n° 1.
50 Roy 1981, p. 110 sq.
51 En 1432, Jehan Lesueur a une amende « pour les ventes fourchellées en vendant par lui à Jehenne Maistrelle, dite Sourdas, plusieurs séans en le rue Malhaitie », Ibid.
52 Hubbard 1997, p. 133.
53 Laroye 2000.
54 Crouzet-Pavan 1980, p. 247.
55 Hughes 1996.
56 Pryen 1999, p. 52.
57 Bronislaw Geremeck qualifie l’attitude de la société médiévale à l’encontre des prostituées comme fondamentalement ambiguë (Geremeck 1976, p. 278).
58 Heupgen 1925-1927, p. 203.
59 Jourdan, Decrusy, Isambert et Taillandier 1821, p. 273, art. 34.
60 Sur l’organisation générale de la prostitution médiévale à Arras, voir Edmond (Lecesne 1880, p. 278-279). Pour Mons, se reporter aux travaux de Paul Heupgen (Heupgen 1925-1927).
61 Schuster 1995, p. 76.
62 Archives municipales d’Amiens, BB 14, fol. 170r°, 1484 : « lesquelles filles ont porte et portent chacun jour, aucuns mantellas chaintures dores et dargent, bones robes, foulard ou fourrures et autres vestement ».
63 BMAM, AA 12, fol. 94v°, 1484.
64 Ibid.
65 Pastoureau 1983.
66 Ibid., p. 17.
67 Terroine 1978.
68 Goldberg 1999, p. 173.
69 Kawahara 1992.
70 Archives municipales d’Amiens, CC 30, 1491-1494.
71 Bibliothèque nationale de France, Clairambault 1057, fol. 53v°, sans date : Des dons de la terre et châtellenie de Guise. La royauté des ribaux en la foire.
72 Cet arrêté reprendrait un arrêt royal de Louis XI, daté du 8 décembre 1472, qui obligent les prostitutées à porter des seaux lors des incendies, sous peine d’être punies et bannies de la ville.
73 À noter cependant, dès 1336, qu’un corps de pompiers salariés est signalé à Valenciennes (Nicholas 1997, p. 330).
74 Leguay 2005, p. 113.
75 Séchet 2009.
76 Hubbard 2002, p. 358.
77 Corbin 1982.
78 Crouzet-Pavan 1980, p. 244.
79 Archives municipales d’Amiens, CC 27, fol. 71v°, 1435.
80 Archives municipales d’Amiens, CC 33, fol. 119r°, 1445.
81 Archives municipales d’Amiens, BB 9, fol. 166v°, 1464.
82 Ibid.
83 Archives municipales d’Amiens, BB 22, fol. 103r°, 1523.
84 Archives municipales d’Amiens, BB 22, fol. 153r°, 1525.
85 Perry 1985.
Auteur
Agrégée d’histoire, docteur en histoire médiévale, Centre Roland Mousnier (UMR 8596)
pilorget.julie@wanadoo.fr
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