Peste des villes et peste des champs : les pratiques règlementaires de Lyon et son arrière-pays en temps d’épidémie pendant les guerres de religion
Résumés
En raison d’une faiblesse structurelle des États centraux en termes d’hommes et de moyens, c’est souvent aux pouvoirs locaux que revient la gestion extraordinaire de l’hygiène publique. Dans le cas lyonnais au xvie siècle, un ensemble de règlements est précocement pris pour préserver la santé de la ville. Associant une vision pragmatique des risques sanitaires et une expérimentation ancienne des moyens règlementaires, le corps de ville met en place une segmentation de l’espace urbain de plus en plus efficace dans les années 1580 via ses ordonnances, le contrôle exercé sur les comportements des habitants, et un personnel spécialisé. Cependant, on note au xvie siècle un souci croissant de contrôler l’arrière-pays lyonnais depuis la ville : des missions d’informations, menées avec le pouvoir royal, voient Lyon se constituer comme le centre d’un ensemble géographique vaste, excédant largement les frontières de la seule province du Lyonnais.
Because of a structural lack of human and financial resources, States could not handle the health crisis: local and mostly urban authorities had to put the exceptional administration of public health in place. In Lyon, an early set of regulations was put in place by the consulat to preserve urban health. Combining a pragmatic vision of health risks and an old experiment of regulatory levers, the town hall sets up a more and more effective segmentation of the urban space in the 1580s via its ordinances, the control exerted on the citizen behavior, and specialized medical experts. However, there is a growing concern to control the hinterland of Lyon from the city in the sixteenth century: information missions, conducted in concert with the royal power, allow Lyon to constitute the center of a vast territory, far beyond the borders of the single province of Lyonnais.
Entrées d’index
Mots-clés : Lyon, guerres de Religion, peste, police urbaine, administration sanitaire
Keywords : Lyon, French Wars of Religion, plague, urban police, health administration
Texte intégral
Introduction
1Les épisodes épidémiques constituent un moment intéressant de l’articulation entre la ville et ses abords, aussi bien les faubourgs que le plat-pays environnant. Faute de sources, l’étude règlementaire de la gestion épidémique par les autorités s’est principalement concentrée sur le fonctionnement intra muros de la police mais, on distingue en creux, dans les règlements sanitaires et les mesures prises, une concentration sur « l’univers régional » de la ville qui se déploie à plusieurs échelles. Les règlements adoptés visent d’abord à agir sur le tissu urbain, mais les rapports que Lyon entretient avec son arrière-pays sont également placés sous son contrôle direct. Plus généralement, le corps de ville récupère au cours du xvie siècle une partie des droits, notamment policiers, que l’établissement de la charte Sapaudine de 1320 ne lui avait pas reconnus.
2Il s’agit d’un espace à maîtriser, à garder sous contrôle pour empêcher la propagation de l’épidémie : l’arrière-pays, du fait d’un tissu policier plus restreint, paraît paradoxalement un espace de circulation, alors que la cité, elle, se replie dans ses murailles. Dans le contexte des guerres civiles de la seconde moitié du xvie siècle, ce souci permanent du contrôle des abords de la ville prend en compte tous les mouvements « suspects », qu’ils s’agissent de soldats, de pauvres ou de protestants sillonnant la campagne pour s’immiscer dans la ville. En somme, des suspects sociaux soupçonnés d’introduire, volontairement ou non, la contagion dans l’espace sacré des murailles. Les périphéries de Lyon constituent dès lors une pluralité d’espaces sur lesquels le corps de ville impose, souvent via la négociation car n’ayant pas toujours la juridiction sur ces lieux, des règlements visant à assurer l’intégrité sanitaire de la ville, par lesquels il s’agit moins d’instaurer des procédures de contrôle des corps que de maîtriser l’information. On s’attachera donc à comparer les mesures prises par le corps de ville entre l’intra muros et l’extra muros, et les logiques spatiales que celles-ci construisent.
La clôture de la ville
Le pouvoir règlementaire du consulat
3Les ordonnances de santé forment une partie importante de la littérature produite à l’occasion des crises sanitaires. Émanation des droits de police accordés par la monarchie au corps de ville, elles débutent habituellement par un rappel de cette délégation d’autorité, « De par le Roi », sanctionnée par la mention du gouverneur de la ville. Dans ce domaine, les ordonnances consulaires rappellent volontiers la collaboration avec les agents royaux. Celles publiées à Lyon n’ont rien d’exceptionnel : on peut voir des dispositions très similaires dans le règlement de Sedan, établi pour la première fois en 1580, étudié par Joël Coste1, à ceci près qu’on trouve des ordonnances de ce type dès le début des années 1560 à Lyon.
4D’un retour de peste à l’autre, ces ordonnances standardisées évoluent peu. Pour Sylvette Guilbert, le xve siècle est le temps de leur élaboration structurelle2. Le xvie siècle étant celui de la codification progressive des règlements de peste mais aussi, comme le souligne Jean-Noël Biraben, celui du souci croissant des administrations urbaines quant à la vérification des rumeurs en mettant en place de meilleurs organismes de contrôle3. Plusieurs thèmes récurrents sont identifiables et tendent à se structurer durant la période, notamment au cours de la décennie 15804 :
des clauses de police religieuse : interdiction du blasphème, injonction à suivre le service divin.
police des pauvres, de l’Aumône générale et de l’Hôtel-Dieu (dont les échevins sont les recteurs entre 1478 et 1583).
des restrictions à la circulation des marchandises, vers la ville ou dans la ville, et des personnes, passant par un accroissement du contrôle sur les auberges et aux portes de la ville.
des clauses spécifiques à la maladie : ordres aux personnels médicaux, sur la proximité entre malades et sains, etc.
des clauses de contrôle social : interdiction des assemblées, surveillance accrue de la ville.
5On constate un élargissement rapide de la perception de la ville, notamment à des espaces n’appartenant pas à la communauté urbaine. Le faubourg de la Guillotière relève ainsi théoriquement en appel du parlement de Dauphiné (et non celui de Paris) : tout au long du xvie siècle, les échevins tentent d’imposer progressivement leur autorité sur le faubourg (tout en lui laissant assumer seul les frais du logement des troupes de guerre dont la ville est exempte). Les ordonnances de santé insistent sur le rôle des faubourgs, première ligne de défense et « cordon sanitaire »5 de la communauté. Étant donné que les notables et la milice urbaine sont chargés du guet aux portes de la ville, on peut se demander comment le respect des ordonnances est assuré : il est possible qu’il soit délégué aux notables et habitants, mais aucun dispositif n’est précisé. En tout cas, en 1585, le consulat députe Claude de Rubys, procureur de la ville, pour décider des mesures à prendre avec les députés sur le fait de la santé : il s’agit d’interdire aux habitants de la Guillotière « l’entrée en cette dite ville à cause du grand danger de la maladie contagieuse qui s’est mise audit lieu de la Guillotiere »6. À cette occasion, le voyer municipal se voit libéré de la démolition de la forteresse Saint-Sébastien et se trouve chargé d’empêcher toute traversée par bateau du Rhône depuis la Guillotière.
Organisation spatiale et contrôle des corps
6Les logiques de l’organisation en temps de peste, à l’intérieur de la ville, relèvent essentiellement d’une volonté affirmée de différenciation spatiale en fonction de la condition sanitaire. Les ordonnances différencient trois types d’individus : les malades et infects, les sains soupçonnés d’avoir été infectés ainsi que les guéris et le reste des habitants de la cité.
7Les individus ayant déclarés la maladie et ayant été diagnostiqués comme tels par les médecins de la ville, sont conduits dans l’hôpital Saint-Laurent des Vignes. La structure est située sur la rive droite de la Saône, dans un territoire encore peu urbanisé, faisant pendant à l’abbaye d’Ainay. Les avantages d’une localisation éloignée du cœur de la ville, mais néanmoins facilement ralliée par voie d’eau7, sont mis en avant et déterminent la décision de son implantation, dès la fin du xve siècle. L’hôpital Saint-Laurent est l’objet de l’attention constante des échevins. Pons Murard, alors échevin, est chargé en 1575, alors que les premières rumeurs de la peste italienne ont atteint la ville, de réparer les murailles de l’hôpital8, afin d’assurer sa clôture.
8L’hôpital n’est pas toujours en activité : son ouverture est l’objet de débats au sein du corps de ville. Son entrée en fonction marque que la ville est vraiment touchée par l’épidémie et qu’il ne s’agit pas uniquement de quelques cas isolés rapportés de l’étranger9. En 1581, les échevins hésitent à officialiser la contagion qui règne dans la ville et à mettre en place l’hôpital, estimant que la maladie n’est pas encore assez importante : « l’on n’ose encores pour si peu de cas ouvrir l’hospital sainct laurent », afin de limiter les dépenses de la communauté10. Empêcher que la panique ne se déclare dans la ville est l’autre raison invoquée par le corps de ville « pour la crainte que l’on a de scandalyser et descrier la ville » ; déclarer l’ouverture serait en effet une mauvaise nouvelle pour le commerce lyonnais, les marchands étrangers risquant d’éviter la ville et l’arrière-pays de souffrir de l’interruption du commerce.
9Les « infectz » n’ayant pas déclaré la maladie sont menés dans des cabanes, dressées « pour loger ceulx qui se tiennent en la maison ou le mal survient »11. Une partie de ces cabanes est installée, et périodiquement remise en état lorsque la maladie resurgit, dans le Pré d’Ainay, soit cette partie non urbanisée située entre la place Bellecour et le sud de la presqu’île occupée par l’abbaye d’Ainay. La situation de ce dernier, en pendant de l’hôpital Saint-Laurent, permet le déplacement rapide des individus dont l’état passe « d’infect » à « malade », par les bateliers de la Saône12. Dès 1564, l’ambassadeur anglais en poste en France, Thomas Smith, rapporte qu’« autour de la ville, il y a les tentes des pestiférés »13. Lors du retour de peste de 1576, les échevins décident de pérenniser ces constructions et de les regrouper14. Un mois après avoir choisi les intendants de la santé, les consuls commettent le voyer de la ville pour qu’il prenne possession d’un jardin appartenant à Pons Murard afin de « faire des logis ou cabanes […] pour en icelles cabanes retenir ceulx qui auront este frappez et gueriz de la contagion »15. La position de ces cabanes dans un espace relégué de la ville, bien qu’elle procède d’un choix des échevins pour limiter les risques de contagion, n’est pas sans poser problème, puisqu’il s’agit souvent d’espaces non bâtis, parfois menacés par des crues du Rhône, comme en 157716.
10L’enjeu principal de ces cabanes est de fixer des populations suspectes, de contrôler leurs déplacements et les procédures de visite. Dès lors, ce qui compte est moins la localisation des cabanes que la partition qu’elles permettent de la société urbaine entre sains et malades. Une tranchée est construite autour du terrain où sont ces cabanes17 puis, en 1586, elle est doublée d’une muraille en pisé18. Des corps de garde sont érigés à l’entrée des enclos, chargés d’empêcher les contacts avec les infectés. Deux soldats sont recrutés en 1577 par le Bureau de la santé « pour empescher la negociation de ceulx de la ville avec les malades ». Gagés à hauteur de 15 livres par mois et mensuellement dotés d’une livre de poudre, ils sont donc habilités à tirer sur les contrevenants19.
11Pourtant, les moments de crise épidémique aigüe excèdent les capacités de la ville à loger ses malades. Dès lors, afin de protéger la ville des risques de contagion, les habitants sont enfermés dans leurs maisons et des cadenas posés aux portes afin de les empêcher d’en sortir. Le bureau de la santé passe régulièrement des mandements aux serruriers pour la fourniture de ferrures et de chaînes « pour fermer les maisons infectées »20. Surpris par la découverte de plusieurs maisons de ce type rue des Épices, alors que l’hôpital Saint-Laurent n’est toujours pas ouvert, le corps de ville ordonne que « les mallades et infectz y estans seront serrez à cadenatz », tandis que les valides sont transférés dans les cabanes21.
12La tendance générale semble avoir été d’isoler les individus suspects dans l’hôpital Saint-Laurent, les cabanes ou leurs maisons selon l’avancée de leurs symptômes et de leur permettre de rentrer chez eux, une fois la quarantaine effectuée, où ils doivent rester encore enfermés pendant quinze jours. Un pâtissier explique au Bureau que sa femme est restée un mois dans les cabanes de la Guillotière sans avoir déclaré la maladie : le Bureau accepte qu’elle rentre chez elle, en respectant une nouvelle quarantaine de quinze jours22. Si l’emplacement de ces cabanes dans les faubourgs de la ville n’est pas précisé dans les actes consulaires, il est possible que, comme dans le cas du terrain de Pons Murard, les échevins aient été obligés d’utiliser tous les espaces permettant l’isolement, que les particuliers leur proposaient.
13Les individus enfermés dans les maisons sont également interdits d’en sortir ou « aller faire quarantaine hors d’icelle » sans en demander la permission explicite aux députés de la santé, sous peine de fortes amendes : il s’agit par ce moyen d’éviter que la contagion ne se répande dans les environs de la ville, où les ordonnances de santé sont bien plus difficiles à faire appliquer23. Si les sources sont discrètes sur le sujet, il est certain que le climat de peur panique régnant dans la ville en état de peste, conduit à une méfiance généralisée des individus les uns envers les autres ; le rôle que les voisins jouaient dans les procédures d’élargissement n’y est pas étranger. Dès lors, les dénonciations étaient favorisées et même encouragées, à la fois par les responsables de la santé (pennons, chirurgiens), mais également par les particuliers24.
14La pratique systématique de la quarantaine par les autorités municipales vise à segmenter l’espace urbain en vue d’empêcher tout rassemblement susceptible de favoriser la contagion : on interdit la danse et les réunions publiques « pour quelque prétexte que ce soit »25. Les échevins cherchent surtout à limiter les rassemblements risquant de participer à la propagation de la maladie. La constitution, en 1587, d’une compagnie de 200 habitants pour qu’ils exercent le guet à la place des pennons de la cité est justifiée parce que « le meslange des penons pour faire ladicte garde pourroit apporter plus grande contagion »26. Mesure périodiquement réactivée en temps d’urgence, un couvre-feu est instauré en 1582, puis en 158527, à partir de huit heures du soir, qui se caractérise notamment par l’ampleur de son application : les contrevenants qui sont « trouvez parmi ladite Ville apres ladicte heure, n’ayans torches ou chandelles », sont emprisonnés et condamnés à de lourdes amendes28. Ces limitations à la circulation des individus et la ségrégation urbaine ne semblent pas toujours bien acceptées : une ordonnance de 1585 déplore même que des assemblées secrètes par la ville « courent sus pour les [les commis de la santé] battre & offencer »29. Le territoire urbain n’est donc en aucun cas un espace unifié, mais bien un espace composite, construit par les acteurs en fonction des besoins et dont l’hétérogénéité provient autant des pratiques que des conceptions spatiales sous-jacentes.
L’institution du bureau de la santé
15La principale originalité de cette période est l’apparition précoce à Lyon d’une magistrature chargée de régler les questions sanitaires en période d’épidémie. On le voit dans la manière dont la situation est traitée par le consulat et les notables urbains. Lors du principal épisode de peste du xvie siècle, en 1564, les échevins sont confrontés à une crise imprévue dont l’ampleur bouleverse complètement les modes de traitement habituels de l’hygiène publique. On compte près d’un tiers de la population touchée par la peste à l’occasion du Tour de France royal de Charles IX. Considérant la rapidité de la progression, le consulat délègue à des commissaires, choisis parmi les anciens échevins, l’organisation de la défense de la ville. En 1576, quatre « intendants sur le fait de la santé » sont choisis pour faire face à la menace30.
16En revanche, à partir de 1577, les retours de peste récurrents poussent le consulat à doter la ville d’une institution dédiée spécifiquement aux épisodes de peste, pour contrer l’avancée de la maladie sévissant en Italie. Suivant en cela l’exemple de la péninsule qui s’était dotée de magistratures de la santé dès la première moitié du xvie, le consulat constitue un Bureau de la santé, bénéficiant de fonds propres alimentés par les dons et les aumônes faites aux pauvres31, qui se réunit dès le 28 mars32. Cette institution, « informé[e] d’heure à heure ce qui succedoit »33, achève sa mission à la fin du mois de juillet 1577, lorsqu’il n’y a plus de malades en ville. L’annonce d’une peste sévissant à Paris, en Auvergne, dans le baillage de Thonon et dans le comté de Bourgogne en 1580 donne un second souffle à cette magistrature34. Cette fois, elle n’est pas uniquement chargée de la réaction urbaine face à une peste déjà présente, mais intervient dans un but préventif, afin de mettre en place des mesures empêchant l’arrivée de la maladie. De fait, l’établissement du bureau en 1580 lui permet de devenir une institution pérenne jusqu’en 1587 : la série des délibérations de celui-ci étant quasiment complète sur cette période.
17On constate donc un changement de paradigme de gouvernement au sujet des questions épidémiques sur notre période. Le consulat reste toujours largement investi dans la gestion de l’hygiène publique : les intendants du bureau de la santé sont des notables et comptent souvent dans leurs rangs d’anciens échevins35. De plus, le voyer, officier municipal à tout faire du consulat, est mis à la disposition du bureau de la santé pendant l’épidémie. Leurs prérogatives sont très larges : édiction des règlements, administration des amendes aux contrevenants et recrutement des personnels médicaux qui commencent à se constituer une véritable expertise dans ce domaine36.
18Les membres ne sont toutefois pas des équivalents des pest-meester bruxellois ou des physici epidemie italiens37. Certes, leurs membres sont « subordonnés au magistrat de la ville et plus particulierement aux trésoriers et aux receveurs » 38mais, loin d’être de simples consultants sur le fait de la santé, les députés du bureau sont les véritables acteurs de la préservation de celle-ci dans le cadre urbain. Édictant leurs propres ordonnances ces membres, issus des milieux familiaux consulaires, agissent comme une véritable magistrature parallèle, liée par des réseaux familiaux et d’intérêts au corps de ville. Plus que des experts en l’art médical, ils sont des administrateurs chargés de coordonner le recrutement d’agents spécialisés, du médecin au commis au nettoyage des maisons, et de penser une véritable stratégie agissant contre la propagation de la maladie.
L’épidémie, un moment de mise en contact des espaces
Lyon et le « trafficq »
19Les rapports de Lyon à son environnement sont de toute première importance pour le fonctionnement du carrefour commercial qu’est la cité. Les quatre foires annuelles apparues au xve siècle sont devenues, au fil du temps, les moteurs de sa vitalité économique. Dans un contexte sanitaire tendu, elles sont logiquement encadrées de manière très attentive puisqu’elles font circuler des hommes et des biens potentiellement contaminés.
20Les autorités font même un outil de communication politique des résolutions prises pour limiter les échanges et les circulations : en 1587, l’ordonnance de santé explique que la maladie ne se déclare pas à Lyon à cause de la corruption de l’air mais vient du « libre et facille acces que les estrangers y ont toujours eu et qui y ont apport le mal des lieux contagieux »39. Pour ce faire, des bans sont déclarés lorsque le corps de ville apprend l’existence d’un foyer de maladie. Ces règlements touchent essentiellement les régions proches de Lyon : son arrière-pays agricole (la Bourgogne), la Provence et le Dauphiné en raison de la voie de communication qu’est le Rhône. Les États du duc de Savoie, et plus généralement l’Italie du Nord, sont les principaux concernés par cette limitation du commerce. Des bullettes, ou passeports de peste, sont censées certifier l’origine des marchandises. L’entrave à la circulation se fait en deux points : dans la région d’origine, les autorités locales sont informées des bans, occasionnant des échanges épistolaires intenses avec les municipalités ou les institutions sanitaires locales ; mais également aux portes de Lyon, où la vérification de l’authenticité des bullettes est la charge principale des notables commis aux portes.
21Un véritable réseau d’information se déploie. Des lettres sont envoyées, des messagers, voire ponctuellement des agents municipaux, sont mandatés par Lyon pour s’informer de l’état sanitaire des pays environnants. Ainsi, en 1581, le voyer municipal Bertrand Castel est chargé par le consulat de vérifier les rumeurs d’un retour de peste dans les faubourgs de Chambéry : il est chargé de s’y rendre en poste pour « pourveoir plus aisement a la santé de ladite ville »40, et y porter un message aux officiers chambériens. Le mandement conservé dans les registres de compte, sanctionnant le paiement des 20 écus, ne mentionne pas la lettre : Bertrand Castel ne va pas à Chambéry en tant que messager mais comme expert chargé de vérifier les rumeurs41. Il semble qu’il ait poursuivi sur sa lancée en parcourant une partie de la Savoie afin de connaître l’état sanitaire des États ducaux, puisqu’un mandement de 33 écus et un tiers lui est adressé en récompense de « plusieurs voyaiges qu'il a faictz tant en la ville de Chambéry que autres endroits de la Savoye, […] qui estoyent lors affligés de contagion ». Le voyage semble bien avoir confirmé les soupçons des autorités lyonnaises, puisque des ordonnances interdisant l’importation de marchandises savoyardes sont prises à son retour42.
Dans le contexte des guerres de Religion, un espace à maîtriser
22Les marchandises ne sont bien entendu pas les seules à être suspectes. De fait, pour les autorités et les notables urbains, habitués au contrôle des marchandises, les moments épidémiques brouillent surtout les identités des individus : le rôle repoussoir de la figure du marginal est particulièrement réactivé durant ces moments de crise. Les mesures prises à l’encontre des « faict néantz » et vagabondz (opposés aux pauvres enregistrés à l’Aumône générale de la ville) ont été abondamment traitées par l’historiographie43 : pour préserver la santé dans la ville, il faut en exclure les possibles vecteurs de la maladie (les mendiants) mais aussi de l’ire divine. On lit dans les délibérations municipales une certaine méfiance à l’égard des environs de la ville, dont les habitants risquent de mettre en danger, volontairement ou non, la santé de la cité. Une mise au ban des villages d’Heyrieux en Dauphiné, de Brindas et Vaugneray en Lyonnais est décidée : l’interdiction ici cible des foyers épidémiques clairement identifiés, la mise au ban empêchant les habitants et les marchandises de rejoindre les marchés de la ville44. En 1582, le consulat demande au gouverneur d’interdire l’accès de la ville aux habitants de villages du Lyonnais (non précisés), qui « sous couleur de la foye », risquent de propager l’épidémie en se déplaçant aux festivités de la Saint-Jean45.
23La règlementation concernant les auberges, là aussi bien documentée dans d’autres espaces urbains, est systématique et fréquemment associée à l’interdiction du blasphème ou des jeux de hasard46. Il s’agit de rétablir la pureté spirituelle de la ville, afin de détourner la punition divine. Dans le contexte des guerres de Religion, il n’est pas surprenant que les très catholiques élites urbaines procèdent de même à l’encontre des protestants, simples suspects ou convertis compris. Ils incarnent pour les autorités toute l’ambiguïté des problématiques d’appartenance et de service durant cette période : refusant la religion du royaume, contestant le pouvoir royal, les protestants ne peuvent qu’être subversifs et cette subversion passe par la menace sur l’ordre de la ville.
24Ainsi, selon Claude de Rubys, les Calvinistes auraient fait entrer dans la ville des marchandises infectées via « certains [de] leurs partisantz qui se disent Grisons », « natifz d’Italie […] mais comme ilz ont renié la religion du lieu de leur naissance, aussy desadvouent ilz le lieu »47. L’accusation d’avoir contrevenu aux règlements édictés par le corps de ville sur l’importation des biens, se redouble de la convocation d’une figure qui n’est pas sans lien avec celle de l’apatride. Il fait écho à une sorte de mise en récit catholique faisant des protestants des pièces rapportées, extérieures au royaume : un bon régnicole ne saurait professer cette nouvelle opinion48. Le consulat partage ces angoisses : au moment de la reprise de la peste en 1576, les échevins sont avertis que « la pluspart des habitans catholicques d’icelle […] sortent pour cercher demeurance ailleurs et n’en sortent aulcuns de ceulx de la religion pretendue reformée ». Cette absence de réaction inquiète les échevins qui ordonnent aux pennons de procéder au dénombrement de tous les réformés « tant reduictz que autres »49. La situation épidémique en ville est étroitement liée à la situation politique du royaume : la convocation prochaine des États généraux de Blois, qui fournissent l’occasion, pour les Lyonnais, de contester vigoureusement l’application de l’édit de Beaulieu à Lyon50.
25La règlementation contre les protestants rejoint celle qui se maintient contre les « semeurs de peste »51. Figure de l’entre-deux géographique, l’engraisseur est également un vecteur de menace spirituelle, puisque se confondent métaphoriquement la santé de l’espace urbain et la pureté spirituelle des habitants. En 1571, alors que les retours de peste restent de faible importance, le gouverneur de Lyon, Mandelot, publie une ordonnance mettant en garde les pennons « que es environs de ladite ville courent plusieurs sorciers qui se meslent engresser les portes » 52. La collaboration entre les autorités savoyardes et lyonnaises sur la répression des « semeurs de peste » atteste de la circulation d’informations détaillées : le 11 septembre 1577, le consulat écrit aux syndics de Chambéry, car la contagion savoyarde disait avoir été provoquée par des engraisseurs. Le magistrat de la santé savoyard répond aux consuls pour leur dire que François Mondron, prisonnier pour ce fait, a déclaré avoir trois complices demeurant à Lyon sous l’identité de menuisiers. Malgré ses recherches, le consulat ne parvient pas à identifier ces trois hommes53.
La fuite à la campagne
26Malgré cette image négative associant l’extérieur de la cité à une menace contre celle-ci, on trouve également dans les comportements des individus des pratiques qui ne sont pas sans rappeler la Première Journée du Décaméron de Giovanni Boccace. Face à la maladie invisible et au « tumulte » urbain, où la promiscuité est le premier danger, la pratique du retrait à la campagne touche certaines couches sociales privilégiées. Ce retrait peut arriver très tôt. Claude de Rubys dans son Discours sur la contagion de peste laisse un instantané très vivant de la réaction de la population à l’annonce de l’approche de l’épidémie : « en peu de jours […] la place des changes sembloit une place de villaige en jour ouvrier et estoit desja l’herbe preste à y croistre »54. On limite ainsi les occasions d’une trop grande promiscuité favorable à une diffusion de la maladie. À la Toussaint 1581, les sermons sont rétablis après avoir été suspendus en août à cause de la peste. Les occupants des boutiques de la boucherie de la Lanterne, en 1564, après s’être vu signifier de devoir quitter leurs boutiques pour se celer chez eux, payent un lourd tribut à l’épidémie : on peut voir dans les comptes urbains que, sur les 51 bancs occupés, 21 sont vides lors des termes de Noël 1564 puis, de la Saint-Jean 156555.
27Les autorités municipales doivent lutter contre la désertion de la ville par ses notables, trop heureux de profiter de leurs possessions sises dans le plat-pays, loin du bruit et de la fureur de la ville empestée. Cet exode touche évidemment majoritairement les riches, mais pas exclusivement. En août 1577, il ne reste dans la ville que les artisans « qui n’avaient lieu pour se retirer »56 : l’année suivante, le fermier du poids des farines expose au consulat que « la pluspart des habitans d’icelle se seroient retirez aux champs si bien qu’il n’a que bien peu retiré du droict dudit poidz des farmes »57 et que, à cause de la mise au ban de la ville de Venise et des marchandises venant de cette ville, « il auroit souffert une grandissime perte ». La même année, le consulat estime qu’il y a en ville entre 700 et 800 maisons « deshabitées ». Les revenus de l’Aumône générale de Lyon ne rapportent à Pâques que le quart de ce qu’elle reçoit habituellement58. Lors de son voyage de retour de Notre-Dame-de-Lorette, Montaigne passe par Lyon et ses environs : au village de Saint Rambert, il rencontre Francesco Cenami, banquier lyonnais, qui s’est retiré dans ses possessions à cause de la peste qui sévit en ville59. Les élites ecclésiastiques sont également touchées : en 1564, les chanoines comtes de Lyon se retirent dans leurs possessions à Saint-Symphorien-sur-Coise, l’une des villes les mieux fortifiées du Lyonnais (à mi-chemin entre Lyon et Saint-Étienne). En 1581, ce sont les custodes de Sainte Croix qui s’y réfugient60.
28Dans les appels des séances consulaires, on note une participation fluctuante des conseillers. En moyenne, un tiers des conseillers sont absents en période de peste, une moyenne légèrement supérieure à celle que l’on constate en temps normal, mais avec des pics (en 1564, au début de la peste, les intendants sur le fait de la santé se plaignent de ne pas avoir d’interlocuteur officiel demeuré à l’hôtel-de-ville ; en 1576, seuls deux échevins sont présents61). Là encore, les années 1580 marquent une inflexion. Le fréquent rappel de la dignité attachée à la fonction consulaire, du devoir d’exemplarité du personnel politique, détenteur de la réputation de la ville, se généralise. Le corps de ville récompense ainsi largement les personnels restés sur place, au nom de l’intérêt public. En 1583, deux officiers du consulat reçoivent chacun 16 écus deux tiers pour être restés à leur poste « au peril et hazar de leurs vies », alors que l’hôtel commun était infesté, préservant « la reputation de ladite ville »62. Il n’est pas surprenant de ce fait que l’absence des conseillers soit combattue sinon plus efficacement, du moins plus officiellement. Une lettre du consulat est ainsi envoyée le 25 août 1581 à Jacques d’Aveyne, un des conseillers en charge alors parti à la campagne, lui demandant de se présenter au plus vite à l’hôtel commun sous peine d’être démis de ses fonctions. Cependant, il ne semble pas que le consulat ait poussé la menace à exécution : Jacques d’Aveyne met du temps à rentrer et son collègue, Guyot de Masso, ne reprend ses fonctions que le 10 octobre.
Contrôler l’espace régional
Les récits d’informations
29Comme cela a été précédemment évoqué, la maîtrise de l’information est de toute première importance afin de contrôler l’arrivée de la maladie en ville. À cet effet, la municipalité de Lyon déploie des efforts conséquents pour informer les environs de la ville des règlements pris par le bureau de la santé, mais également pour s’informer de la réalité de la situation sur place. Ces échanges d’informations peuvent prendre deux formes majeures : l’envoi de lettres, notamment à des pôles urbains dotés de représentants, ou l’envoi direct de messagers, stipendiés aux frais de Lyon.
30Quand des messagers sont envoyés, l’échange d’informations se fait avec les notables locaux (les plus « apparents ») ou, encore plus fréquemment, avec les curés des espaces traversés. En 1565, pour informer les communautés villageoises de la mise en place de billets à faire signer pour pouvoir entrer en ville, le consulat envoie trois représentants sillonner l’arrière-pays : Étienne Glas est envoyé dans le nord du Lyonnais jusqu’à Tarare ; Martin Noyer dans le Dauphiné ; Simon Céraille en Dombes et en Bresse, soit un rayon d’action moyen d’une vingtaine de kilomètres depuis Lyon63. Cette mission est avant tout un signe de la prise en main des mécanismes de diffusion de l’information par le consulat, dont les représentants dûment identifiés et authentifiés par lettres qu’ils transportent, portent la parole officielle : ces procédures sont, du reste, renouvelées en 1566 et en 157164. En 1576, le voyer de la ville, accompagné de Thévenon, commis au greffe de la Sénéchaussée, « s’est nagueres transporté es lieux de Villefranche, Belleville et Beaujeu » pour « s’informer de l’estat de la santé desdits lieux ». Il les trouve « en fort maulvais ordre, principalement ausdits lieux de Villefranche et Beaujeu, parce que encores que la contagion de peste y pululle et soyt bien grande comme y l’a veu de ses propres yeux […] ceulx de ladite ville [de Villefranche] en tiennent si peu de compte qu’ilz ne s’en soucient du tout poinct, pouveu que les malades soyent mis hors ladite ville ». Cette mise à l’état des malades est précisément ce que les échevins redoutent et tentent d’empêcher, car en agissant ainsi, leurs homologues de Villefranche font « que le pays circonvoisin s’infecte peu à peu »65. Les échevins de Lyon décident, grâce aux informations recueillies par leur expert, de promulguer une ordonnance défendant toute importation de Villefranche, Beaujeu et leurs environs, ainsi que du Milanais.
31La pratique semble avoir été relativement stable au cours de la période, à la notable exception des années 1586 et 158766, durant lesquelles de véritables voyages, d’une ampleur et d’une durée exceptionnelles, sont organisés. En 1586, Jacques Bigaud, crieur juré du roi ; Louis de la Chassaigne, député de la santé et Jean Glatard, l’une des trompettes de Lyon, sont chargés par le bureau de santé de la ville d’une véritable ambassade dans les environs de Lyon. Le but est d’informer, là encore, des précautions à prendre concernant la tenue des passeports sanitaires demandés par les autorités consulaires, mais il s’agit également de s’enquérir de la santé des lieux visités. Le contrôle du territoire, et surtout l’intérêt porté à la prévention de la diffusion de la maladie, sont au cœur de l’expédition. Ils sont également chargés de distribuer des copies imprimées de l’ordonnance de la santé pris par le gouverneur du Lyonnais et le bureau de la santé (placardée sur les portes des églises), ainsi que des exemplaires vierges des bullettes67. En 10 jours, ce sont près de 52 localités qui sont visitées (fig. 1).
32En 1587, le voyage est d’une ampleur similaire : une soixantaine de localités sont parcourues et la visite donne lieu à un véritable inventaire sanitaire des environs de Lyon. Celle-ci englobe la province du Lyonnais, mais dépasse aussi largement l’aire d’influence administrative de la ville, englobant tout le gouvernement jusqu’au Forez et au Beaujolais. Si, en 1586, la visite se déroule dans des communes dont le corps de ville sait qu’elles sont touchées par la maladie (attestant ainsi l’existence de réseaux d’information efficaces), en 1587, il s’agit d’identifier les localités infectées pour leur signifier un ban (fig. 2).
33Cependant, ces voyages sont des paroxysmes. De fait, il semble que, pragmatiques, les échevins aient eu également recours en parallèle à des solutions moins coûteuses en temps et en argent, bien que moins fortes symboliquement. En 158868, sur les remontrances du voyer municipal, le corps de ville décide de demander au gouverneur de la ville de rafraichir les ordonnances de santé, en raison de cas suspects à Vimy, Fontaines et quelques villages du Lyonnais, de la Bresse et de Savoie. L’interdiction d’entrée est rappelée, mais rien n’est précisé sur l’organisation : il n’est du reste même pas certain qu’un messager ait été envoyé, malgré la proximité de la menace (Fontaines est à 4 km au nord de Lyon). Cela montre également la capacité du corps de ville à s’adapter aux exigences et à l’urgence de la situation, en fonction de la gravité de l’épidémie69.
34Cette maîtrise de l’arrière-pays permet ainsi aux autorités lyonnaises de mettre en place des restrictions de circulation aux habitants du plat pays. En mai 1581, des foyers de peste se déclarent à Tarare et près d’Amplepuis70 : il est décidé d’interdire toute entrée dans la ville du côté de Roanne à moins que les marchandises ou les personnes n’aient une bullette délivrée à Saint-Symphorien ou Saint-Clément sur Valsonne71. Des postes avancés de la sûreté sanitaire sont donc établis, formant une sorte de cordon à quelques kilomètres de Lyon. L’année précédente, le secrétaire de la ville avait été chargé de dresser un rôle des marchandises venant de Marseille : il s’établit pour cela à Sainte-Colombe, à 10 km au sud de Lyon pour rédiger un registre, de près de 50 folios, des ballots de marchandises devant faire l’objet d’une quarantaine sur place. Parmi les propriétaires, on peut noter de nombreux membres des familles consulaires investis dans le commerce (les Gallands, César Gros…)72. La peste n’interrompt donc pas toujours le commerce : dans le cas sévillan, Kristy Wilson Bowers voit même émerger une nouvelle définition de l’hygiène publique, conciliant intérêts individuels et collectifs73.
La négociation entre les pouvoirs
35Alors que les rapports de Lyon avec la monarchie sont délicats, mêlant protestations de fidélités et négociations serrées pour garder leurs privilèges, on ne peut qu’être frappé par les bénéfices que tire le corps de ville de la coopération avec les pouvoirs royaux. Les ordonnances de santé sont en effet toujours prises par ordre du gouverneur. Ce dernier joue un rôle clé dans les prises de décision à l’échelle locale et constitue l’interface majeure entre les différentes institutions. Le ressort de son administration est considérable. Les ordonnances de santé qu’il prend insistent sur le rôle polarisant de la ville de Lyon dans la province. En effet, les règlements sont adoptés par lui, mais la mise en application concrète et leur exécution relève exclusivement du corps de ville de Lyon. Ce n’est pas une surprise : l’État de la Renaissance n’a pas les moyens de gérer une crise sanitaire aussi loin du centre de décision et n’a surtout pas les ressources pour gérer le problème localement. Cela permet à l’autorité communale (au sens large de corps de ville et bureau de la santé) de récupérer l’exercice de fait du pouvoir règlementaire. Si les ordonnances royales et les privilèges de Lyon reconnaissaient depuis 1556 à la ville le droit de gérer la santé dans l’enceinte des murailles, l’absence d’administration royale dédiée au maintien de l’hygiène publique à l’échelle de la province fait de Lyon un centre majeur des mécanismes de prise de décision. Certes, les villes conséquentes de la province, que ce soit Villefranche, Mâcon ou même plus loin Grenoble, mettent en place des politiques de gestion de la crise très similaires dans l’enceinte de leurs murailles. Mais le poids économique, le rôle polarisant des flux de personnes et de marchandises, et également le lieu de résidence du gouverneur de la province accentuent les fonctions de commandement de Lyon.
36En somme, la règlementation en période de peste, parce qu’elle émane du gouverneur, permet au consulat de se doter d’un surcroit de légitimité dans la mise en place de procédures ne relevant que de lui, tout en lui permettant de toucher une aire d’influence très large, faisant de Lyon une véritable métropole régionale74. Les voyages de peste montrent bien la conjonction d’intérêts existant entre le pouvoir royal et les institutions consulaires. Lors du voyage de 1586, les pouvoirs consulaires et royaux sont unis par le biais de représentants officiels : le crieur juré du roi et la trompette de la ville. La présence de ces deux institutions fonctionnant main dans la main témoigne du caractère officiel de la transmission du pouvoir règlementaire75. D’ailleurs, les codes utilisés pour la communication des résolutions des ordonnances sont significatifs : la démarche rappelle la proclamation des ordonnances royales en ville (qui se fait par ailleurs avec les mêmes acteurs), permettant un accroissement de la légitimité de Lyon comme lieu d’origine de la juridiction.
37Cette coopération joue bien entendu lorsque les acteurs auxquels elle est confrontée sont en situation d’asymétrie. Les syndics de Fontaines ne peuvent, par exemple, pas grand-chose face aux prétentions lyonnaises à prendre la tête de la police sanitaire de la province. En revanche, la petite ville de Crémieu interdit, en 1577, toute importation de marchandises lyonnaises76. La situation est bien entendu différente lorsque l’asymétrie des pouvoirs est moins évidente, notamment dans le cas d’interactions avec d’autres villes. Cependant, force est de constater que ce rôle de commandement de Lyon est reconnu par ses interlocuteurs. Les députés sur le fait de la santé du duché de Savoie s’informent ainsi régulièrement de la situation sanitaire de la ville, mais également de la province, renforçant la place de Lyon comme lieu de concentration de l’information.
Conclusion
38Les moments de crise épidémique sont l’occasion pour le consulat lyonnais de déployer un dispositif règlementaire qui s’étoffe véritablement au tournant des années 1570 et 1580. S’ils visent intra-muros à instaurer un contrôle des corps et une mise en ordre de l’espace urbain, les échevins de Lyon ont, consciemment ou non, utilisé ces ressources pour étendre leur sphère d’influence et leurs réseaux d’informations suivant des logiques spatiales différenciées. Elles entérinent une très forte partition de l’espace entre l’intérieur des murs et l’extérieur : relevant à la fois de logiques religieuses (les murs délimitent la Jérusalem terrestre) et conjoncturelles (la peur obsidionale dans laquelle vivent les élites catholiques de la ville), cette différenciation se lit également au travers des pratiques règlementaires mises en place.
39Refuges pour le corps de ville et les notables, ressources pour assurer l’intégrité de la ville, le plat-pays et les environs de la cité sont mis à contribution. Une conception concentrique de l’espace se lit dans les règlements pris par le consulat et le bureau de santé. La ville, formant le cœur, est l’espace privilégié à protéger. Un premier cercle de quelques kilomètres, comprenant les faubourgs de la ville et les localités environnantes, constitue une sorte de no man’s land dans lequel la circulation des hommes et des marchandises est strictement règlementée, mais qui sert également d’espace de relégation pour gérer le trop plein urbain (de marginaux comme de pestiférés excédant les capacités d’accueil des structures sanitaires). Un deuxième cercle couvre ensuite la plus grande partie du Lyonnais, jusqu’à la Bresse et le Dauphiné. Cet espace constitue l’aire d’influence des institutions lyonnaises. Ne disposant d’aucune commune suffisamment grande pour contester l’exercice du pouvoir règlementaire de Lyon, c’est l’espace dans lequel la coopération entre le corps de ville et le pouvoir royal est la plus explicite. Le contrôle de ce territoire passe essentiellement par la maîtrise de l’information, quadrillé par les messagers, les imprimés venant de Lyon. Le corps de ville informe les populations des décisions prises à Lyon, de la santé qui règne dans les localités, mais utilise également cet espace comme un lieu de contrôle des flux de personnes et de marchandises. Enfin un troisième cercle, qui est plutôt un réseau de relations épistolaires couvrant l’ensemble des communautés urbaines, des provinces du royaume voire même de territoires non-régnicoles, contribue à caractériser ce que Gautier Mingous a pu appeler une « diplomatie sanitaire »77. Les échanges ici se font d’égaux à égaux, avec des logiques d’interdépendance économique fortes entre les différents acteurs, que ce soient Marseille, Grenoble, mais également les États du duc de Savoie.
40Pendant les guerres de Religion, le consulat profite d’une relative autonomie pour négocier, en position de force, avec les pouvoirs d’autres communautés, urbaines ou villageoises. Il s’est également largement appuyé sur la légitimité conférée par le gouverneur de la province, permettant aux échevins dans ce jeu de négociation d’assumer un rôle de commandement de l’espace entourant la ville que ses prérogatives juridiques ne lui assuraient pas de facto.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Coste 2007, p. 426.
2 Guilbert 1968, p. 1285.
3 Biraben 1975, t. 1, p. 85.
4 La plus aboutie est celle de 1587 (Archives municipales de Lyon, BB 119, fol. 155v°), résultat de près d’un demi-siècle d’expérimentations règlementaires.
5 Jambon 2017, p. 46.
6 Archives municipales de Lyon, BB 115, fol. 169r°, 17 juin 1585.
7 Archives municipales de Lyon, BB 24, fol. 7v°, 10 juillet 1496.
8 Archives municipales de Lyon, BB 93, fol. 75v°.
9 Archives municipales de Lyon, BB 96, fol. 54v° et fol 59v° : déclaration d’ouverture de l’hôpital, la garnison de la forteresse lors de la même délibération est consignée dans ses quartiers ; ce n’est pas une précaution nouvelle : Catherine de Médicis en 1564 demande au gouverneur de la forteresse d’empêcher tout contact entre la garnison et la ville touchée par la maladie (Archives Départementales de Dordogne, 2E 1836/60, p. 25, 2 septembre 1564).
10 Archives municipales de Lyon, BB 107, fol. 124v°, 19 juin 1581 : « pour obvier aux fraiz et despens […] qui ne seroient petitz ».
11 Archives municipales de Lyon, AA 137, fol. 38v°. Claude de Rubys précise : « comme en une mesme maison il y a quelques fois sept ou huict mesnages, si tost que en quelque maison il se descouvroit un malade, tous les habitans de la maison & tous ceux qui les avoyent frequenté, leurs femmes, enfans & familles estoiyent tenuz pour suspectz, conduictz es cabannes ou fermez dans les maisons » (De Rubys 1577, p. 22).
12 De Rubys 1577, p. 18.
13 Boutier et al. 1984, p. 146.
14 Archives municipales de Lyon, BB 96, fol. 74v°.
15 Archives municipales de Lyon, BB 98, fol. 93v°.
16 Archives municipales de Lyon, BB 98, fol. 132v°, 4 juillet 1577.
17 Ibid.
18 Archives municipales de Lyon, BB 117, fol. 200v° : « laquelle terre sera fermée d’une part et d’autre d’une muraille de pizay ».
19 Archives municipales de Lyon, 3 GG 15, fol. 27r°, 15 mai 1577.
20 Archives municipales de Lyon, 3 GG 15, fol. 26r° : 9 livres 1 sou pour Georges Dreset pour des « happes et ferementz ».
21 Archives municipales de Lyon, BB 108, fol. 125v°.
22 Archives municipales de Lyon, 3 GG 15, folio 23v°.
23 Archives municipales de Lyon, 3 GG 14, pièce n° 31, fol. 3v°.
24 En 1576, la femme d’un chirurgien est bannie de la ville pour avoir contrevenu aux bans (Archives municipales de Lyon, Hospices Civils de Lyon, Hôtel-Dieu, p. 41, 17 août 1576). Un hôtelier est condamné à payer 300 écus en 1587 pour avoir caché une femme de chambre malade (Archives municipales de Lyon, 3 GG 17, fol. 9r°).
25 Archives municipales de Lyon, 3 GG 14, pièce 31, fol. 4r°.
26 Archives municipales de Lyon, BB 117, fol. 217v°.
27 Archives municipales de Lyon, 3 GG 14, pièce n° 11.
28 Archives municipales de Lyon, 3 GG 14, pièce n° 10.
29 Archives municipales de Lyon, 3 GG 14, pièce n° 11.
30 Archives municipales de Lyon, BB 94, fol. 207v°-208r° : ce sont tous d’anciens échevins.
31 Archives municipales de Lyon, BB 96, fol. 45v°, 4 mars 1577.
32 Archives municipales de Lyon, 3 GG, fol. 1r°.
33 De Rubys 1577, p. 20.
34 Archives municipales de Lyon, BB 105, fol. 173r°.
35 Archives municipales de Lyon, 3 GG 16, fol. 11v°: les quatre nominés ont été ou seront échevins.
36 Voir par exemple le parcours de Pierre Tollet, médecin durant l’épidémie de 1564, et régulièrement convoqué par le consulat puis le Bureau de la santé. En 1582, il est chargé par le consulat de dresser un règlement pour procéder au recrutement de nouveaux chirurgiens.
37 Jacques Charlier dans le cas bruxellois insiste sur le partage du pouvoir entre les autorités échevinales et ces spécialistes de la santé (Charlier 1969, p. 90, cité in Cipolla 1992, p. 17).
38 Cipolla 1992, p. 14.
39 Archives municipales de Lyon, BB 119, fol. 155v°, 28 juillet 1587.
40 Archives municipales de Lyon, BB 101, fol. 69r°.
41 Archives municipales de Lyon, CC 1263, fol. 8r° : les échevins se disent particulièrement inquiets que « ceulx de ladite ville ne portassent ladite contagion audict Lyon pour le libre acces qu’ilz avoient audit Lyon ».
42 Archives municipales de Lyon, CC 1272, 1578-79, pièce non numérotée. Voir l’ordre du mandement (Archives municipales de Lyon, BB 101, fol. 265v°).
43 Dans le cas lyonnais, l’étude de Jean-Pierre Gutton fait toujours figure de référence.
44 Archives municipales de Lyon, BB 113, fol. 80v°, 17 avril 1584.
45 Archives municipales de Lyon, BB 109, fol. 124v°, 7 juin 1582.
46 Archives municipales de Lyon, BB 103, fol. 54r° : « Ceulx qui blasphemeront le nom de Dieu en garde […] seront prins et chastiez par lesdits cappitaines penons ».
47 De Rubys 1577, p. 34.
48 T. Wanegffelen a pu souligner que cette xénophobie latente peut être liée aux violentes campagnes menées contre Catherine de Médicis : en tant que femme et qu’étrangère, la reine mère est accusée de tous les maux (Wanegffelen 2005, p. 157 et sq.).
49 Archives municipales de Lyon, BB 96, fol. 66r°.
50 L’édit de Beaulieu du 6 mai 1576 conclut la cinquième guerre de Religion. Très libéral, il réhabilite les victimes de la Saint-Barthélémy, prévoit des dédommagements aux familles spoliées et autorise le culte protestant dans le royaume, notamment à Lyon. Les articles sont très violemment contestés par les autorités lyonnaises dans les cahiers de doléance des États généraux de Blois (Archives municipales de Lyon, BB94, 1576, fol. 192r°) qui voient dans cette autorisation du culte dans la ville-frontière qu’est Lyon une menace accrue sur son maintien sous l’autorité du roi.
51 Pour reprendre l’heureuse formule de Yves-Marie Berce (Berce 1998) ; voir également l’ouvrage classique de Delumeau, 1978.
52 Archives municipales de Lyon, BB 89, fol. 105v°.
53 Voir le même phénomène en 1588 (Archives municipales de Lyon, BB 121, fol. 197v°, 22 septembre 1588).
54 De Rubys 1577, p. 23.
55 Archives municipales de Lyon, CC 1128, p. 3.
56 Archives municipales de Lyon, BB 98, fol. 168r°, 8 août 1577.
57 Archives municipales de Lyon, BB 101, fol. 9v°, 1er janvier 1578.
58 Archives municipales de Lyon, BB 98, fol. 95r°-97r°, 30 avril 1577 ; fol. 108r°, 24 mai 1577.
59 Montaigne 1962, p. 1338 : Journal de voyage en Italie.
60 Pericaud 1843, t. 6, p. 74.
61 « Lesdits sieurs frere et dufour ont attendu jusques sur les dix heures […] ung des aultres sieurs eschevins qui avoyent este mandez et priez de se trouver par Mathieu Ollier l’ung des mandeurs ordinaires » (Archives municipales de Lyon, BB 94, fol. 197r°, 1er décembre 1576).
62 Archives municipales de Lyon, BB 111, fol. 23r°.
63 Archives municipales de Lyon, BB 84, fol. 35r°, 30 avril 1565.
64 Archives municipales de Lyon, BB 86, fol. 23r°, 23 avril 1566 ; BB 89, fol. 85r°, 3 avril 1571.
65 Archives municipales de Lyon, BB 94, fol.159v°.
66 Archives municipales de Lyon, 3 GG 4, p. 29 et 33.
67 Le bureau de la santé a payé 5 écus, 40 sols tournois à Jean Pillehotte, successeur de Michel Jove, « pour l’impression en placcard qu’il a faict faire des ordonnances nagueres publiées [...] en cettedite ville et gouvernement de Lyonnois pour le faict et police de la santé », ainsi que « d’une rame de bullettes » (Archives municipales de Lyon, 3 GG 17, fol. 16v°, 4 juillet 1587).
68 Archives municipales de Lyon, BB 121, fol. 74r°, 7 avril 1588.
69 En 1586, le consulat compte plus de 1200 malades à l’hôpital Saint Laurent (Archives municipales de Lyon, BB 117, fol. 218v°-21r°, 9 septembre 1586).
70 Situé à environ 15 km au nord-ouest de Lyon.
71 Archives municipales de Lyon, BB 107, fol. 110v°, 11 mai 1581.
72 Archives municipales de Lyon, 3 GG 38, pièce non numérotée.
73 Wilson-Bowers 2013, p. 156.
74 Rossiaud 2012, p. 14.
75 Dolan 1990, p. 66.
76 Archives municipales de Lyon, 4 E 96/4, 12 mars 1577.
77 Mingous 2019, p. 141.
Auteur
Agrégé d’histoire, doctorant en histoire moderne, Pléiade (EA 7338)
aurelien.roulet@gmail.com
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