L’expérience des dispositifs numériques dans deux musées de la ville de Lille
Au travers de l’œuvre d’art augmentée, le numérique au service de l’expérience de visite avec deux principaux cas d’études au Palais des Beaux-Arts de Lille : les Gigapixels et la modélisation du plan-relief de Lille et au travers des dispositifs numériques au sein d’un musée de ville : croisement des enjeux de pertinence et d’expérimentation au sein du Musée de l’Hospice Comtesse de Lille
Résumés
Aujourd’hui, l’image numérisée et les nouvelles technologies offrent des possibilités infinies en termes de valorisation, d’exploration, de recherche et d’interprétation de l’œuvre d’art. 1. Au Palais des Beaux-Arts, la médiation numérique passe avant tout par l’émotion, le rapport d’étonnement et d’émerveillement, avant le discours didactique ou pédagogique. Pour autant, les images ont un sens, qui n’est pas toujours immédiatement perçu. Le sens qui est donné aux images est bien de la responsabilité de l’institution. C’est la compréhension du sens donné aux images qui devient ensuite, au-delà du plaisir esthétique, le socle du souvenir que le visiteur gardera de sa visite et la garantie de son sentiment d’appartenance à un patrimoine commun. À ce titre, l’espace Gigapixels est un dispositif de médiation numérique qui a prouvé sa force d’attraction et de séduction. De son côté, la modèle 3D du plan-relief de Lille permet au visiteur de combler sa frustration de ne pouvoir approcher un objet d’une grande minutie, maintenu à distance derrière une vitrine. Grâce à un dispositif de navigation sur table tactile, le visiteur explore le modèle 3 D et donc la ville qu’il connait aujourd’hui telle qu’elle existait au XVIIIe siècle. Explorons dans un premier temps les dessous de la réalisation de ces deux principaux dispositifs, et dans un second temps, l’impact produit sur l’expérience de visite. 2. Le Musée de l’Hospice de Comtesse, musée d’art et d’histoire de la ville de Lille, connaît à l’heure actuelle une étape importante de son développement avec l’écriture de son Projet Scientifique et Culturel. La stratégique numérique s’y inscrira à l’aune d’une approche globale plus participative et sera guidée par des lignes directrices fortes : l’implication accrue des publics de visiteurs au profit d’une meilleure expérience de visite et d’une appropriation renouvelée des contenus proposés. Plusieurs outils sont d’ores et déjà en cours d’expérimentation : cartels numériques, parcours de visite physique, visites virtuelles, mise à disposition de modèles 3D d’exploration. La présente communication s’attache à décrire les dernières initiatives réalisées dans le cadre du projet e-thesaurus (Université de Lille, Université de Liège, Université polytechnique des Hauts-de-France, Holusion), qui portent notamment sur la numérisation des Globes dit de Coronelli - l’un céleste et l’autre terrestre – réalisés au cours du règne de Louis XIV pour immortaliser le ciel le jour de la naissance du roi et la terre selon la connaissance géographique et européenne du XVIIe siècle. Au croisement des enjeux de numérisation et d’appropriation, la valorisation numérique de ces deux objets atypiques permet d’interroger la médiation attendue et la convocation de savoirs pluriels travaillés selon la méthodologie des focus groups et des techniques d’évaluation en sciences cognitives.
Today, digitized images and new technologies offer endless possibilities in terms of valorization, exploration, research and interpretation of the work of art. 1. At the Palais des Beaux-Arts, digital mediation involves above all emotion, the relationship of astonishment and wonder, before didactic or educational discourse. However, the images have a meaning, which is not always immediately perceived. The meaning given to the images is the responsibility of the institution. It is the understanding of the meaning given to the images which then becomes, beyond aesthetic pleasure, the basis of the memory that the visitor will keep of their visit and the guarantee of their feeling of belonging to a common heritage. As such, the Gigapixels space is a digital mediation device which has proven its power of attraction and seduction. For its part, the 3D model of the relief map of Lille allows visitors to relieve their frustration at not being able to approach a very detailed object, exhibited behind a window. Thanks to a navigation device on a touch table, the visitor explores the 3D model and therefore the city he knows today as it was in the 18th century. Let us first explore the details of the creation of these two devices, and secondly, the impact produced on the visitor’s experience. 2. The Hospice de Comtesse museum, an art and history museum in the city of Lille, is currently going through an important step in its development with the writing of its Scientific and Cultural Project. The digital strategy is definitely part of the participatory approach of it and will be guided by strong guidelines: increased public involvement for the benefit of a better visiting experience and renewed appropriation of content. Several tools are already being tested: digital cartels, phygital visit routes, virtual visits, provision of 3D exploration models. This communication aims to describe the latest initiatives carried out within the e-thesaurus project (University of Lille, University of Liège, Polytechnic University of Hauts-de-France, Holusion), which has to do in particular with the digitization of the so-called Coronelli Globes - one celestial and the other terrestrial - made during the reign of Louis XIV to immortalize the sky on the day of the king's birth and the earth according to geographical knowledge of the 17th century. At the crossing of different issues such as digitization and appropriation, the digital valorization of these two atypical objects will bring up the questions of how to create innovative mediation and how to apply evaluation techniques in cognitive sciences to the visitor’s experience.
Entrées d’index
Mots-clés : expérience, digital, numérique, médiation, recherche, numérisation
Keywords : experience, digital, mediation, research, digitization
Texte intégral
Les outils de médiation numérique au Palais des Beaux-Arts
1Mon collègue et moi-même allons vous dresser un petit état des lieux de la médiation numérique dans deux des musées à Lille, le Palais des Beaux-Arts et celui de l’Hospice Comtesse.
2Je travaille ici, au Palais des beaux-arts depuis déjà quelques années et suis en charge des projets numériques depuis 2015. Je ne présenterai pas ici le Palais des Beaux-Arts, vous renvoyant à son site. Ses collections dressent un panorama complet de l’art européen, de l'Antiquité au vingtième siècle. Aujourd'hui le musée réfléchit beaucoup à son positionnement et à son identité. L’identité visuelle bien sûr, mais aussi l’identité sociale et citoyenne, sur le plan de l’accès à l’art et à la culture pour le plus grand nombre. Le numérique est une des réponses. Sur le plan de la communication et de la programmation, le musée poursuit bien sûr une politique d'expositions temporaires, mais développe aussi de nouveaux concepts, notamment depuis la nomination de Bruno Girveau comme directeur des deux musées de 2013 à 2024. L’Open Museum, par exemple, invite chaque printemps une personnalité étrangère à l’univers des musées et lui offre carte blanche dans les collections.
3Cependant, au-delà de l’identité physique et événementielle (le bâtiment, les collections, la programmation) la question se joue aussi sur l'identité en ligne.
4L'identité numérique passe, comme vous vous en doutez, par le site web, et par la présence sur les réseaux sociaux. Au Palais des Beaux-Arts, nous avons fait le choix de ne pas mettre tous les réseaux sociaux dans les mains d'une seule personne, mais, au contraire, de constituer un comité éditorial mixte, au sein des directions de la communication et des collections. Le calendrier éditorial fait l’objet de réunions hebdomadaires, et chacun reste en charge de la rédaction des posts pour son propre réseau. Les sujets sont communs mais leur traitement est différent. Les statistiques d’audience sont très satisfaisantes et en constante progression, mais c’est un travail de tous les jours.
5Nous avons pour mission de soigner aussi cette audience virtuelle et d’y être particulièrement attentifs. Il faut prendre conscience du fait qu’une personne peut nous suivre sur les réseaux et ne jamais nous rendre visite et à l’inverse, ne pas nous suivre forcément en ligne, mais venir au musée. Ces catégories de publics parfois se croisent et se superposent, parfois restent complètement étanches. Ainsi le musée a déjà amorcé depuis une dizaine d’années la fameuse phase de transition numérique, qui s’est considérablement accélérée ces dernières années.
6Après ces propos assez généraux, nous voudrions revenir sur ce qui fait notre singularité et en particulier nos axes de développement dans ce domaine. Dès le départ, la stratégie numérique du musée s'est fondée sur la valorisation des collections. C’est un axe fondateur affirmé avec force par Bruno Girveau dès 2015. A partir de là, les principaux outils de médiation numérique ont été élaborés conjointement avec la rénovation des espaces : l’atrium en 2017, puis le réaménagement de la salle des plans-reliefs en 2019. Ces outils ont eu pour vocation de valoriser l'extraordinaire collection du musée. Précédemment, les quelques tentatives de médiation numérique concernaient les expositions temporaires, (applications de visite intégrant commentaires audio, vidéos, etc.). Mais rapidement, le bilan s’est avéré mitigé. Le rapport entre l'investissement financier, le temps passé et le taux de prise en main était trop faible. Ainsi, la valeur ajoutée à l'expérience de visite n’était pas suffisante.
7Le développement d’outils de valorisation des collections a donc concerné toutes les équipes et pas seulement notre service, qui rassemble les ressources documentaires, l’innovation numérique et la prospective. Ce service est d’ailleurs aujourd'hui rattaché à la direction des collections et non plus à la direction de la communication et du marketing. Chaque nouveau projet numérique est présenté, débattu et discuté. Rien n’est jamais fait de manière isolée ou autonome. Les projets numériques sont donc par nature des projets transversaux.
Les dispositifs numériques dans l’atrium
8Voici une frise reprenant les différentes étapes de la transition numérique du musée (fig. 1). Nous avons commencé avec les traditionnels outils type visioguide, qui, aujourd'hui, est remplacé par une webapp, qui ne nécessite pas de téléchargement sur son smartphone. Les espaces les plus innovants sont sans doute ceux de l'atrium. Ouverts, en accès libre et situés à l'entrée, de part et d'autre du couloir de circulation, ils ne nécessitent pas l'achat d'un billet d’entrée. Ils sont là comme une proposition, une invitation faite aux visiteurs. Soit, ils les repèrent…soit pas du tout ! Parfois, certains vont plutôt s'y arrêter en fin de visite, puisque ce sont des espaces agrémentés de mobiliers, avec vocation également d’être des espaces de confort et de repos. Cette notion de confort est essentielle si l’on veut que les dispositifs soient utilisés.
Fig. 1. Frise du développement numérique du Palais des Beaux-Arts de Lille

Crédits : PBA, Lille
9D’un côté, l’espace Gigapixels (fig. 2) permet d’observer une sélection de chefs-d’œuvre en détails grâce à un zoom ultra-puissant. Avec les mouvements du doigt sur une tablette, émergent des petites bulles de commentaires qui vont nous en apprendre un peu plus sur le contexte historique, la technique utilisée par l'auteur ou alors simplement expliquer les détails de l'iconographie.
Fig. 2. Espace Gigapixels dans l’atrium du Palais des Beaux-Arts de Lille

Crédits : PBA, Lille
10La manipulation est d’une grande facilité puisque, en fait, ce sont deux iPads qui sont fixés sur des pupitres en métal et servent de « télécommande ». Les gestes sont ultra simples puisqu'il s'agit de zoomer, de dézoomer, tout le monde peut s'en servir. Dans le cas d’un public familial, on se rend compte que très souvent ce sont les enfants qui manipulent et les adultes qui regardent. Ils sont très fiers de montrer à leurs parents comment ça marche. L'espace Gigapixels est le plus fréquenté et le plus plébiscité par le public, notamment parce que les écrans sont accrochés à la verticale, et constituent un effet d'appel. Les Gigapixels sont également consultables sur le site Internet du musée. Par ailleurs, il existe une version hors-les-murs des Gigapixels, avec du matériel simple, un PC portable, un vidéoprojecteur et un écran portatif, pour faire des interventions, notamment en milieu scolaire.
11De l’autre côté de l’allée centrale de l’atrium, des tables tactiles (fig. 3) favorisent l’appropriation du lieu grâce à une frise historique et trois-cent-cinquante œuvres classées par typologie d’objets, chacune d’elles étant accompagnée d’une courte notice de présentation. D'une ergonomie relativement simple, ces tables sont faites pour être utilisées à plusieurs. Tous les visuels sont en haute définition peuvent être élargis aux dimensions de la table. La consultation est libre, ces tables « multi-touch », c’est-à-dire multi-usagers, permettent également une consultation en groupe.
Fig. 3. Table tactile au Palais des Beaux-Arts de Lille

Crédits : PBA, Lille
12Par ailleurs, le visiteur peut consulter et télécharger des parcours thématiques et un autre adapté aux familles. Il y a aussi la possibilité de se constituer un parcours personnalisé : en ouvrant une page vierge, comme s’il s’agissait d’une salle vide, le visiteur accroche ses œuvres favorites et crée son propre musée. Il suffit ensuite de le télécharger au format pdf et pour l’afficher ensuite sur son smartphone.
Les plans-reliefs
13Outre les installations de l’atrium, un dispositif de médiation numérique accompagne l’exposition des plans-reliefs, dans une salle qui a bénéficié d'un réaménagement complet en 2019. Objets extraordinaires d’une grande fragilité, ces plans-reliefs, aux dimensions exceptionnelles, sont présentés derrière des vitrines. On comprend dès lors que le visiteur soit frustré de ne pouvoir s'en approcher au plus près. Ainsi, ces immenses plans-reliefs se prêtent particulièrement bien à la médiation numérique et l’immersion commence de part et d'autre de l’entrée de la salle avec deux mosaïques numériques tactiles (fig. 4). À gauche, la mosaïque est consacrée à la matérialité des objets et au chantier de restauration. À droite, à l’histoire de la collection et au contexte de son arrivée dans les collections du musée de Lille. Dans l’allée centrale, est placé le modèle 3D du plan-relief de Lille (fig. 5). Sur ce modèle, plus de soixante-dix POI (« point of interest ») permettent d’en savoir plus sur les bâtiments emblématiques de la ville, le système de défense, les cultures et les jardins de la ville, telle qu’ils existaient au XVIIIe siècle. Les POI de couleur orange correspondant à un parcours destiné aux familles, avec un discours adapté. Enfin, un autre bouton permet de superposer la ville contemporaine au plan de la ville ancienne. Les deux plans viennent alors se caler de façon spectaculairement précise. Cet outil a très bien fonctionné dès sa mise en service, de manière assez attendue puisqu'il existe un lien affectif avec le public, notamment lillois. Les deux tables du modèle 3D sont occupées en moyenne deux heures par jour, ce qui est tout de même relativement long.
Fig. 4. Mosaïque tactile du Palais des Beaux-Arts de Lille

Crédits : PBA, Lille
Fig. 5. Numérisation du plan-relief de Lille

Crédits : PBA, Lille
Les dispositifs numériques du département Moyen Âge et Renaissance
14Le déploiement de la médiation numérique s’est ensuite poursuivi en 2022 avec le réaménagement du département Moyen Âge-Renaissance et l’intégration de propositions discrètes mais néanmoins bien présentes dans le parcours.
15La nouvelle salle consacrée exclusivement au chef-d'œuvre de Donatello, Le Festin d'Hérode, met un coup de projecteur sur l’objet grâce à un petit film vidéo qui, en quelques images de détails et en quelques mots, replace le mythe dans son contexte biblique. Cette médiation numérique s'inscrit pleinement dans le projet scénographique, puisque le film prend place dans une niche, dans une perspective latérale et non frontale. Il n’est donc pas intrusif. Un peu plus loin, un feuilletoire numérique co-réalisé en partenariat avec la bibliothèque municipale de Lille, permet de tourner virtuellement les feuillets d’un manuscrit enluminé précédemment numérisé en intégralité. Le livre est renouvelé tous les six mois, de même que le contenu du feuilletoire numérique. La collection de numismatique est valorisée par de nouvelles vitrines et une série de cartels numériques qui permettent de manipuler les objets exposés et d’en observer les différentes faces. Enfin, vers la fin du parcours, un vidéo mapping restitue une hypothèse de la polychromie originelle des « Les Belles du nord », des sculptures en ronde-bosse de deux saintes, découvertes en 2013 à Orchies. Toutes ces interventions constituent en quelques sortes des ponctuations discrètes, parfaitement intégrées au parcours.
Le projet e-thesaurus dans la politique numérique du Palais des Beaux-Arts
16Venons-en à la place du projet e-thesaurus. C'est la première fois que qu'un projet allie la recherche scientifique et la dimension numérique. Une dernière étape reste à venir dans cette collaboration : celle de la diffusion. Généralement, le musée travaille soit sur des outils destinés au public, soit sur des projets de recherche. Mais le projet e-thesaurus allie les deux. Il a immédiatement suscité l'intérêt de Sophie Dutheillet-de Lamothe, conservatrice en charge des collections du Moyen Âge et de la Renaissance, et puis ensuite de Florence Raymond et moi-même, puisque nous travaillions en binôme à l’époque sur les projets numériques.
17Trois objets d'orfèvrerie ont été retenus pour être numérisés : l'Encensoir aux hébreux, la Croix reliquaire de Wasnes-au-Bac et la Plaque en cuivre émaillé de Gédéon, pièces maîtresses de la collection. Elles sont intéressantes à plusieurs titres : technique d’abord, iconographique ensuite et enfin stylistique.
18Chacune de ces œuvres possède une iconographie très complexe, aujourd'hui très difficilement comprise et interprétée par le visiteur. Alors, certes, du point de vue de la technique, on peut supposer que le visiteur comprend la difficulté ou le degré de technicité de l'objet. En revanche, identifier et interpréter les personnages, leurs attributs, les formes, les végétaux etc., devient plus compliqué. Nous devons redonner à ce visiteur les codes et les clés de lecture de l’œuvre. Et donc, en cela, le projet e-thesaurus va nous aider. Le premier intérêt est que l’utilisateur va pouvoir manipuler ces objets à volonté, chose qu'on ne peut absolument jamais faire dans les salles. Au-delà du premier effet d'émerveillement, le visiteur va pouvoir appréhender la cohérence temporelle et géographique d’une collection, ainsi que ses liens avec d’autres objets conservés dans d’autres lieux. Se dessine progressivement une collection virtuelle à l’échelle d’une région, voire pourquoi pas d’un pays ou de collaborations internationales puisque la ville de Liège est d’ores et déjà impliquée dans le projet. Le Palais des Beaux-Arts envisage la mise en ligne de ces productions dans un avenir proche et pourquoi pas l’installation de bornes de consultation in situ.
19Outre les projets numériques, la médiation humaine reste un atout essentiel. Chaque outil passe aussi par le rôle qu’ont à jouer les agents d’accueil et de surveillance de nos établissements. Dans tous les cas, les dispositifs sont conçus pour être utilisés en autonomie mais un membre du personnel fait très souvent office de passeur et de facilitateur pour des visiteurs moins à l’aise et plus timorés. Le numérique a un vrai rôle à jouer dans la relation aux visiteurs. Il n’est pas fait pour isoler mais au contraire pour mettre en lien. Savoir susciter l'intérêt, éveiller la curiosité, séduire, engager et provoquer une action ou une réaction, voilà les défis à relever quand un musée s’engage sur la voie de la médiation numérique. Introduire le numérique dans le parcours de visite ne signifie pas simplement moderniser l’image du musée, il implique une nouvelle forme de dialogue avec le visiteur. Le processus est complexe et transforme de fait nos métiers. L’histoire de l’art ne peut plus être le seul filtre de compréhension des œuvres. Les nouveaux outils de médiation doivent être séduisants, innovants et imaginatifs et le musée de demain doit être inclusif, attentif aux transformations de la société, s’adresser à toutes et tous.
Le Musée de l’Hospice Comtesse et le projet de numérisation des Globes de Coronelli
20Ces deux jours de colloque ont été l'occasion de réaliser un bilan, mais également d'ouvrir de nouvelles perspectives. Je pense que la collaboration entre le Musée de l'Hospice Comtesse de Lille et les acteurs du consortium Thesaurus autour de la numérisation des globes de Coronelli s'inscrit parfaitement dans ce souhait d'ouverture.
21Il nous faut revenir en quelques mots sur les dispositifs numériques antérieurs. En effet, contrairement au Palais des Beaux-Arts de Lille, notre musée ne s’est engagé que très récemment dans des projets dits innovants. La dynamique a été amorcée en 2021 pendant la pandémie et les confinements successifs. Et si nous avons produit depuis des réalisations que nous espérons de qualité (visites virtuelles, application-jeux, cartels numériques, etc.), les évaluations de ces dernières sont soit partielles, soit en cours. Il est donc trop tôt pour en tirer des conclusions définitives.
22Venons-en maintenant au sujet de cette communication. Le musée présente deux réductions presque contemporaines des globes, terrestre et céleste, réalisés par la cosmographe vénitien Vincenzo Coronelli pour Louis XIV en 1683 et dont les originaux sont aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France. Datant de 1693, les sphères lilloises n’atteignent pas les proportions monumentales des originales (4 m de diamètre), mais offrent néanmoins une taille imposante (1,08 m de diamètre). Or, malgré leur qualité d’exécution, leur beauté, et leurs dimensions, nous avons fait le constat que de nombreux visiteurs ne s’arrêtaient pas devant ou ne les comprenaient pas. Il y a même une certaine frustration engendrée par le fait de ne pas pouvoir les manipuler afin d’avoir accès à toutes les faces ou de ne pas pouvoir s’approcher suffisamment prêt pour découvrir tous les détails gravés (fig. 6). De plus, la fragilité des œuvres nous oblige à les plonger dans une lumière tamisée, ce qui peut altérer l’expérience de visite. Nous avons donc pris le parti de recourir à un dispositif numérique et d’en faire un allié au service de la diffusion des savoirs, de la médiation, du renouvellement de l’expérience voire du développement des publics.
Fig. 6. Globe de Coronelli, Musée de l’Hospice Comtesse, Lille

Crédits : Hospice Comtesse, Lille
23Un élément de contexte qui influence l’élaboration de nos stratégies muséales, numériques compris, est la rédaction en cours du Projet Scientifique et Culturel (PSC). Pour rappel un PSC est un document opérationnel et formel, obligatoire et fortement engageant. C’est une feuille de route stratégique qui va définir les orientations et le devenir du musée. Ainsi nous allons nous efforcer d’adopter des principes forts dont beaucoup sont repris d’ailleurs dans la nouvelle définition des musées publiée par l’ICOM en 2022 :
« Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances. »
24Un projet numérique porté par le musée et ses partenaires devra alors se penser à l’aune d’une stratégie globale. Par exemple, il devra être éco-responsable : une attention particulière devant être portée désormais aux impacts environnementaux de tous les projets. Il devra être également inclusif, c’est-à-dire pour simplifier, s’éloigner de la maxime qu’on retrouve dans le Ferme des animaux de Georges Orwell : « tous les animaux sont égaux mais certains plus que d’autres ». Ainsi, chaque visiteur, et même si c’est difficile à mettre à mettre en œuvre, devrait vivre une expérience muséale commune, indifférenciée, en un mot plus universalisante. De manière complémentaire, nous souhaitons que le visiteur soit vraiment acteur et non plus un simple spectateur. Dans ce cadre, le musée vise aussi à devenir un musée participatif, l’équipe muséale tient ainsi à la participation des publics à la réflexion collective engagée. Cela passe par la création de comités d’usagers mais également par l’organisation de « focus groups ». Nous avons eu la chance de co-animer avec Florence Raymond, cheffe de la conservation et de la médiation au Musée de l’Hospice Comtesse, deux rencontres très inspirantes et constructives. Cela nous a conforté dans certains choix et par ailleurs soulevé de nouveaux questionnements. Bien entendu, il est très difficile de répondre à tous ces critères mais tout est fait pour poser les bases d’un musée plus vertueux, plus hospitalier, surtout pour un musée installé dans un ancien hôpital, celui fondé par Jeanne de Flandres en 1237.
25En parallèle à ce cadre général de réflexion sur la future politique culturelle du musée, nous souhaitons atteindre des objectifs plus traditionnels par la mise en place d’un dispositif numérique innovant. Il s’agit de provoquer chez les visiteurs, des émotions, de les aider à la compréhension ou à la vulgarisation d’un sujet, de permettre une meilleure diffusion d’un savoir ou d’une œuvre, de renouveler ou approfondir l’expérience de visite en donnant à toucher et à manipuler un double numérique et enfin d’être complémentaire à la médiation humaine. Pour tenir ces objectifs, il est nécessaire cependant d’en anticiper les limites, tels le risque d’obsolescence, le manque de compétences des équipes internes ou bien encore le risque de faire de l’effet « wahou » une fin en soi.
26Fort de cette méthodologie qui parait de prime abord contraignante mais que nous pouvons qualifier plutôt de défi stimulant, nous avons donc commencé à poser les jalons de notre nouvel outil de médiation, qui sera présenté in situ face aux globes de Coronelli, mais également accessible en ligne, en collaboration avec les forces vives de l’équipe d’e-thesaurus qui partagent nos considérations et grâce aux soutiens financiers de la ville de Lille, de la DRAC Hauts-de-France et de la MEL.
27La première étape a été de numériser les deux globes. C’est Nicolas Lissarague, de l’université Polytechnique Hauts-de-France, qui s’en est chargé, avec quelques difficultés lors des prises de vue, notamment en raison de la surface réfléchissante des sphères. De plus, nous ne pouvions pas les déplacer et étions tributaires des variations de lumière naturelle au cours de la journée. Le professionnalisme de N. Lissarrague et sa méthodologie rigoureuse a permis de surmonter ces obstacles. Le résultat est très satisfaisant (fig. 7). Le but, est d’avoir accès à un double numérique des sphères qui pourra être manipulé sur tous les axes et sur lequel nous pourrons zoomer suffisamment afin d’avoir accès aux détails, même les plus petits et déchiffrer les nombreuses inscriptions à interroger. Et cela aussi bien au musée, sur une table tactile dédiée, que sur des tablettes ou des smartphones, dans le but de compenser les frustrations de la non-manipulation d’un objet scientifique évoquées précédemment.
Fig. 7. Numérisation du globe céleste, Musée de l’Hospice Comtesse, Lille

Crédits : Hospice Comtesse, Lille
28Par les techniques et les matériaux utilisés dans leur exécutions, par le style des gravures et donc des artistes qui ont concouru à leur création, mais également par leur iconographie complexe qui touche à de nombreux domaines telles l’astronomie, les grandes découvertes, les figures mythologiques (fig. 7-8), la cartographie ou encore la géopolitique de l’époque de Louis XIV, l’observation de ces deux globes permet à l’équipe muséale de proposer différents niveaux de lecture et donc de médiation. Ces apports seront proposés dans une application développée sur la base de l’application web 3D d’e-corpus (fig. 7), développée par le consortium de recherche e-thesaurus, avec la particularité d’offrir une version multilingue, le Musée de l’Hospice Comtesse accueillant une forte proportion de visiteurs étrangers. Ce travail sera confié à Thibault Guillaumont de la société Holusion, partenaire du consortium. Ainsi un premier test, dont la vidéo est visible sur le web, a été réalisé1. Notons que ce qui est formidable avec la solution proposée c’est que nous allons pouvoir abonder la base de données et l’e-corpus au gré de nos recherches et de nos rencontres scientifiques. Ce qui est intéressant également, est que l’observation attentive de ces deux globes suscite des interrogations, pas seulement chez les publics du musée, mais également chez nous, professionnels de la conservation et de la médiation. Nous glissons donc d’un projet de médiation grand public vers un projet complémentaire de recherche, au bénéfice de la connaissance des objets et de la formation des personnels scientifiques. L’inverse avait jusqu’à présent pu être observé, notamment avec plusieurs pièces d’orfèvrerie médiévale numérisées d’abord dans un cadre de recherche scientifique, et dont les effets ont été ensuite étendus à une valorisation des objets dans l’espace muséal. Les deux objectifs ne sont donc jamais longtemps hermétiques.
Fig. 8. Détail du globe céleste tiré du double numérique, Musée de l’Hospice Comtesse, Lille

Crédits : Hospice Comtesse, Lille
Conclusion
29Évoquons rapidement la deuxième phase de ce projet, déjà en gestation. Il devrait inclure de la réalité augmentée ou virtuelle et de l’impression 3D. Le champ des possibles est grand. Nous prenons date pour la fin de l’année 2024 afin de découvrir ce nouveau dispositif, en espérant avoir permis au lecteur de cette communication de mieux comprendre les considérations et les problématiques d’une institution culturelle comme le Musée de l’Hospice Comtesse, lorsqu’il s’agit de co-construire un outil de médiation numérique, à la fois avec les publics, les chercheurs et les personnels du musée.
Notes de bas de page
Auteurs
-
Amandine Jeanson
Chargée de projets numériques, Palais des Beaux-Arts de Lille
ajeanson@mairie-lille.fr
-
Loïc Vandeweghe
Chargé de développement, Musée de l’Hospice Comtesse, Lille
lvandeweghe@mairie-lille.fr
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