1Aujourd’hui, les connaissances disponibles sur les ressources minérales de Polynésie française, dont les encroûtements cobaltifères, sont trop fragmentaires pour pouvoir produire une véritable étude de faisabilité économique de leur potentiel. Des campagnes de recherche d’envergure seront nécessaires (voir partie suivante). Il est toutefois possible de construire des scénarios qui doivent aider à opérer et affiner ensuite des choix politiques en matière d’exploration et exploitation des ressources minérales sous-marines de la Polynésie française. Ces scénarios jouent sur les critères géologiques (profondeur, relief, teneur, épaisseur des encroûtements cobaltifères) et, d’un point de vue économique, prennent en compte les deux catégories de variables principales que sont la valorisation de la ressource (prix) et les coûts de production (liés à la technologie d’exploitation choisie, aux coûts salariaux et des intrants, à la fiscalité). Ces scénarios portent aussi sur les choix à la fois technologiques et stratégiques d’extraction et/ou de transformation sur place ou hors ZEE.

2Pour élaborer ces scénarios, nous nous basons donc sur l’état des connaissances présenté dans la partie précédente et sur les opportunités économiques potentielles des minéraux principaux des encroûtements cobaltifères du point de vue des marchés mondiaux. Nous mobiliserons dans la dernière section de cette partie ces scénarios pour traiter la question de la répartition de la rente minière.

Opportunités économiques : les marchés des métaux

3En utilisant les données publiées par Martel-Jeantin et al. (2001), Bonneville (2002) et Hein et al. (2013) relatives à la région de Kaukura et Niau (Tuamotu) en Polynésie française, il est estimé que 89 % de la valeur des ressources minérales sous-marines est contenue dans seulement cinq métaux, par ordre d’importance en termes de proportions : manganèse, cobalt, titane, nickel et platine. La valeur in situ totale d’un tel minerai est de 1 026 US$/t, une valeur très élevée équivalant environ à un minerai de cuivre à 20 % cuivre, soit une richesse absolument exceptionnelle, bien au-delà du 1 % de teneur en cuivre exploité en moyenne à l’heure actuelle (voir I-4).

Cobalt

4Le cobalt représenterait environ 24 % de la valeur économique moyenne des encroûtements en l’état actuel des connaissances. Le marché du cobalt est très dynamique, sous-tendu par les nombreux usages du métal (batterie Li-ion, super-alliages). La demande en cobalt devrait demeurer soutenue dans les années à venir. Il y a toutefois peu à craindre en termes de disponibilité de la ressource, peu de pressions économiques pour rechercher en mer de nouvelles ressources de cobalt. Un avantage, mais aussi un inconvénient de l’exploitation terrestre est que le cobalt y est un sous-produit de l’extraction de cuivre et de nickel, ce qui limite les coûts de production. Les teneurs des plus gros gisements de cuivre-cobalt (Congo, Zambie) sont également élevées. Cependant, des opérateurs pourraient être tentés par la mise en valeur des encroûtements cobaltifères marins profonds, étant donné les forts risques géopolitiques pesant sur cette ressource (et dont témoigne la volatilité des prix). En effet, en 2013, c’est en République démocratique du Congo et en Chine qu’ont eu lieu respectivement 54 % de la production, et 43 % du raffinage. Par ailleurs, la production de cobalt en République démocratique du Congo pourrait se trouver affectée par la décision de Glencore d’arrêter jusqu’en 2018 l’exploitation de ses mines de cuivre. Cependant, cette décision datant de septembre 2015 n’a pas jusqu’ici freiné la chute des cours du cobalt (environ 10 % au quatrième trimestre 2015).

5Le marché reste étroit, bien qu’en croissance rapide. Un projet d’exploitation sous-marine du cobalt ne devrait pas viser une production sensiblement supérieure à 10 000 t de cobalt métal par an afin de ne pas bouleverser le marché (il faudrait aussi démontrer la compétitivité de l’exploitation des encroûtements polynésiens).

Manganèse

6Le manganèse représenterait 50 % de la valeur économique moyenne des encroûtements polynésiens. Le marché du manganèse est étroitement lié à la sidérurgie mondiale, 91 % de la consommation de manganèse étant destinée à la production de l’acier et de superalliages. La sidérurgie mondiale traverse une période de crise profonde, avec le développement de fortes surcapacités de production au moment où le rythme d’urbanisation en Chine est entré dans une phase de ralentissement structurel sans qu’apparaissent des relais de croissance de la demande dans d’autres pays et régions du monde (Inde et Afrique notamment). Il est probable qu’à l’horizon de quelques décennies l’économie du manganèse se trouvera affectée par une baisse graduelle des teneurs, la probabilité de trouver de nouveaux gisements riches semblant géologiquement assez faible (mais il ne faut pas oublier un taux de recyclage élevé, supérieur à 50 %). Par ailleurs, la moitié des réserves mondiales se trouvent dans deux pays à risque géopolitique élevé : Afrique du Sud et Ukraine. Cela pourrait alors stimuler les investissements de mise en exploitation des ressources marines en nodules manganésifères. Leur teneur en manganèse (21,7 %) étant comparable à celle des gisements pauvres à terre, soit environ seulement la moitié des teneurs actuellement exploitées à terre, il est peu probable que des investissements d’exploration soient rapidement consentis pour la recherche du manganèse en mer. Ceci dit, si la valeur du cobalt et d’autres métaux justifie l’exploitation, la récupération de manganèse comme sous-produit peut être rentable.

Nickel

7Le nickel représenterait environ 6 % de la valeur économique moyenne des encroûtements polynésiens. Le nickel est un métal d’alliage, notamment du fer (66 % de sa consommation va dans les aciers inoxydables, qui sont recyclés à plus de 90 %). Les latérites nickélifères et les sulfures magmatiques sont les principales sources de production de nickel (Indonésie, Philippines, Nouvelle-Calédonie, Brésil, Cuba, Canada, Russie, Australie…). À l’heure actuelle l’industrie mondiale du nickel souffre de surcapacités et des cours très bas du métal. Si ces conditions économiques perdurent, de profondes restructurations de l’industrie du nickel sont à prévoir et il faudrait que la mise en valeur éventuelle des encroûtements cobaltifères de Polynésie française ait de sérieux arguments économiques à faire valoir pour susciter de l’intérêt.

Cuivre

8Le cuivre représenterait une portion faible de la valeur économique moyenne des encroûtements polynésiens, autour de 1 %. Il a toutefois été retenu dans la littérature économique sur le sujet (voir infra la section sur les scénarios), et une covalorisation maximale des métaux contenus est évidemment souhaitable, si elle est faisable technologiquement et économiquement. Le cuivre fait partie des métaux de base dont la consommation est fortement tirée par les pays émergents (Inde et Chine en particulier, cette dernière ayant consommé en 2014 8 millions des 18 millions de tonnes produites au niveau mondial ; Jébrak, 2015 : 11) du fait de ses usages nombreux dans l’industrie, souvent sous forme d’alliages (télécommunications, bâtiment, transports, énergie et énergies renouvelables). Il faut toutefois noter que le taux de recyclage est très élevé (plus de 70 % du cuivre extrait de la Terre est toujours utilisé ; ibid. : 12). Par ailleurs, la place centrale du Chili dans la production (40 % environ, suivi des États-Unis) induit un risque géopolitique actuellement faible en termes d’approvisionnement.

Titane

9Selon le prix adopté, le titane représenterait entre 8 et 20 % de la valeur théorique des encroûtements polynésiens. Il n’y a pas de tensions concernant les ressources en titane. Elles sont très abondantes sur la planète et la présence de quelques pourcentages de titane dans les encroûtements de Polynésie française ne devrait pas être considérée comme un atout particulier. À ce stade des connaissances des conditions économiques, la rentabilité de son éventuelle récupération métallurgique n’est pas connue. Il est impossible de savoir si celle-ci sera techniquement faisable, à des conditions économiques compétitives, en même temps que la récupération du cobalt, du manganèse et du nickel. Les exemples donnés ci-dessus démontrent que la génération de la valeur est essentiellement liée au processus métallurgique conduisant à la production de cobalt.

Platine

10Plus de 90 % des ressources en platine se trouvent dans des pays sensibles (Afrique du Sud, Zimbabwe, Russie) mais, comme les terres rares, les valeurs rapportées dans des encroûtements sont très faibles. Les concentrations sont inférieures à 20 % des valeurs des minerais terrestres, et dans les conditions actuelles, l’exploitation sous-marine n’est probablement pas rentable.

Scénarios économiques

11Compte tenu des enjeux de développement associés à l’existence d’une rente minière, il est nécessaire de situer son niveau potentiel pour effectuer les choix politiques en la matière. La rente économique est définie de façon opérationnelle comme la valeur actualisée nette hors impôts et taxes (VAN26), selon la définition du FMI (FMI, 2012). Une telle définition a l’avantage d’être en lien direct avec les analyses de rentabilité des projets. La rente dépend des cours des métaux commercialisables et des coûts de production. Dans un calcul de rentabilité, la question de l’amortissement des dépenses d’exploration, ainsi que des dépenses éventuelles de recherche et développement (pour développer un nouveau procédé, un nouveau type d’équipement par exemple) est un sujet particulièrement épineux, car l’investisseur va souhaiter récupérer cet investissement non inclus dans le calcul du coût en capital du projet.

12Le caractère fragmentaire des connaissances sur l’état de la ressource (teneur, épaisseur, surface, microtopographie), l’absence de réponse à des questions importantes relatives à l’exploitabilité et à la métallurgie des encroûtements cobaltifères, interdisent toute étude de faisabilité économique (et les études recensées dans la littérature ne se situent pas non plus à ce stade).

13Pour illustrer les enjeux économiques d’un projet d’encroûtement cobaltifère, nous proposons donc une simulation de sa rentabilité et de ses impacts macroéconomiques (voir I-5). Pour mener à bien cette simulation, nous discutons des hypothèses dans deux scénarios alternatifs, un scénario de base et un scénario favorable. Rappelons ici qu’un scénario n’est pas une prédiction ou une prévision. Il permet de repérer les variables clés, celles qui jouent un rôle déterminant dans la rentabilité du projet. Une telle réflexion a l’avantage de préciser les ordres de grandeur vis-à-vis de l’économie de la Polynésie française.

14Le premier scénario, « scénario de base », est une adaptation directe des hypothèses retenues par Yamazaki, en adoptant les teneurs moyennes des encroûtements cobaltifères prélevés dans trois zones de la ZEE de la Polynésie française (Kaukura, Tarava, et au nord-ouest des Tuamotu) et en corrigeant les coûts de production par les volumes traités.

15Le deuxième scénario, « scénario favorable », considère un volume de production plus important, correspondant à 10 % du marché mondial du cobalt en 2014, soit 10 000 t (contre 4 500 t dans le premier scénario).

16Ces scénarios permettent de préciser les hypothèses clés et de disposer d’ordres de grandeurs économiques sur la rente qui situent le projet dans la macro-économie de la Polynésie française. Le jeu d’hypothèses est le suivant :

• Métaux. Les métaux d’intérêt considérés dans les scénarios sont le cobalt, le nickel et le cuivre27. Par rapport au raisonnement en termes de valeur in situ, qui prend aussi en compte la valeur liée, notamment, au manganèse, au titane et au platine, on considère dans la littérature simulant la rentabilité des projets miniers que ces métaux ne feront pas l’objet de valorisation (à la notable exception de Goto et al., 2010).
• Durée. La durée classiquement envisagée dans la littérature est de 20 ans en phase de production. À cette durée d’exploitation, il faut ajouter la période de construction et de montée en puissance. Conformément aux paramètres retenus par Yamazaki, une période de 5 ans sans production est envisagée, avec une production à 50 % pour la sixième année.
• Production. Nous retenons un objectif de production correspondant à 4 500 t de cobalt par an dans le scénario de base, et à 10 000 t de cobalt par an (correspondant à 10 % de la production mondiale) dans le scénario favorable.
• Localisation. Deux zones dans la ZEE ont fait l’objet de prélèvements montrant la présence d’encroûtements cobaltifères avec des teneurs importantes en cobalt : Kaukura (Tuamotu), Tarava (au sud des îles de la Société). Au nord-est des Tuamotu, le contexte géologique et géographique apparaît aussi favorable, mais aucun prélèvement n’a été réalisé pour le moment.
• Teneur. Cobalt : 1,06 % ; nickel : 0,61 % ; cuivre : 0,11 %.
• Processus industriel et taux de récupération. Deux grandes options sont envisageables : soit une transformation métallurgique locale (à terre ou offshore sur quai flottant), soit un processus totalement hors ZEE. Pour la simulation de la rentabilité nous considérons ici un processus totalement hors ZEE (similaire à celui envisagé par Yamazaki). Le développement d’un processus on-shore avec installation d’une usine de traitement de minerai ou transformation métallurgique en Polynésie française, compte tenu des contraintes d’infrastructures et de coûts (énergie, main-d’œuvre), paraît aujourd’hui une perspective peu probable. Elle mériterait néanmoins des études plus poussées.
• Financement. Les scénarios envisagent un financement de l’investissement nécessaire à 30 % par des capitaux propres et à 70 % par des emprunts.
• Prix. Pour effectuer une simulation des revenus bruts, nous avons retenu la moyenne des prix des trois principaux métaux d’intérêt (cobalt, nickel et cuivre) sur les trente dernières années, selon l’hypothèse d’un super-cycle, sachant que la demande de l’Inde et de l’Afrique tend à prendre le relais de celle de la Chine.

Scénario de base

17Pour le scénario de base, on obtient une simulation de la rentabilité, dans la lignée des travaux de Yamazaki, adaptée aux conditions géologiques des trois zones d’intérêt dans la ZEE de Polynésie. Cette première simulation conduit à un taux de rentabilité interne (TRI28) de 4 %, ce qui est trop faible29 pour envisager le démarrage d’un projet minier. Pour qu’un projet d’encroûtement cobaltifère atteigne un taux de rentabilité interne plancher de 10 %, seuil minimum pour les opérateurs, il faut atteindre des niveaux de prix supérieurs de 60 % à celui atteint en moyenne sur la période 1984-2013. Dans le scénario de base, la perspective que s’engage une exploitation des encroûtements cobaltifères sur la ZEE de la Polynésie française paraît très improbable à court et moyen terme.

18Si l’on calcule la valeur actualisée nette (VAN)30 dans le scénario de base, mais avec l’hypothèse de prix du cobalt supérieur de 60 % à leur niveau moyen sur la période 1984-2013 et un taux d’actualisation31 de 10 %, qui correspond à un niveau plancher, on obtient l’équivalent de 1 % du PIB de la Polynésie française pour 2011 (rappelons que la VAN est une mesure de stock, alors que le PIB est une mesure de flux). Cette simulation se base sur une imposition sur le bénéfice à 30 %.

19Hors impôts, le poids de la VAN représente 6 % du PIB de 2011, soit un montant plus significatif, relativement faible, mais comparable à la valeur des industries de pêche ou de perles.

20Si on utilise le Taux effectif moyen d’imposition (Temi) en tant qu’indicateur du partage de la rente (FMI, 2012), avec 30 % d’impôt sur les sociétés, on obtient un rendement inférieur au seuil plancher de 10 % (hypothèse initiale d’un taux d’actualisation de 10 %).

21Au final, le scénario de base +60 à partir duquel nous avons procédé à des simulations de la rentabilité économique d’un projet d’encroûtement cobaltifère et de ses enjeux économiques appuie l’idée que les conditions de démarrage d’un tel projet ne sont actuellement pas réunies. On retrouve là une conclusion largement partagée dans la littérature (Ecorys, 2014 ; ensemble des études de Yamazaki).

Scénario favorable

22Une augmentation du volume de cobalt produit, jusqu’à 10 000 t (soit 10 % du marché mondial), change fortement la rentabilité d’un projet d’exploitation des encroûtements cobaltifères. Un tel niveau de production permettrait à la Polynésie française de devenir un acteur de poids dans le marché mondial du cobalt, tout en évitant un effet dépressif sur les prix. Cela supposerait toutefois, comme dans le scénario de base, un marché mondial du cobalt très porteur32. Pour qu’un projet atteigne une rentabilité de 20 %, il faut des niveaux de prix supérieurs de 60 % à celui atteint en moyenne sur la période 1984-2013.

23Le poids de la VAN hors impôts représente désormais 50 % du PIB de 2011, soit un montant très significatif. Dans un tel scénario, l’impact macroéconomique du projet devient majeur.

24Le taux effectif moyen d’imposition (Temi) en tant qu’indicateur du partage de la rente (FMI, 2012) s’établit dans ce scénario à 18,6 %. Les Temi calculés par le FMI se trouvent en moyenne dans une fourchette allant de 40 à 60 % (FMI, 2012). Autrement dit, selon ce scénario, il y aurait une véritable marge de manœuvre pour mettre en œuvre, au-delà de l’impôt sur les sociétés, une fiscalité minière adaptée pour permettre à l’État de capter une part plus significative de la rente économique. Cette part serait toutefois réduite, quel que soit le scénario considéré, par la prise en compte des dépenses d’exploration et de rémunération du risque.

25Au final, les deux scénarios de rentabilité présentés ici amènent à la conclusion que si les perspectives de développement d’un projet d’encroûtements sont limitées à court et moyen terme, il est possible que la contribution économique d’un tel projet soit très significative à plus long terme.

26Certains travaux (Loudat et al., 1995) ont étudié en laboratoire des procédés d’exploitation des encroûtements polymétalliques (cobalt, manganèse, nickel ; pas de cuivre) et aboutissent à des scénarios économiques plus attractifs. La seule conclusion que l’on puisse tirer de la revue de la littérature et de la construction de scénarios économiques qu’elle autorise est, qu’en l’état actuel des choses, les perspectives d’exploitation des encroûtements polymétalliques dépendent fortement des développements technologiques relatifs à leur extraction et à la récupération des métaux contenus. Les enjeux technologiques et géopolitiques liés au cobalt, métal qui résiste mieux que bien d’autres à la courante dépression des marchés des matières premières, justifient de poursuivre et d’intensifier l’effort d’acquisition de données et d’innovation.

27Dernière précaution d’usage des chiffres produits, dans les calculs de rentabilité et de faisabilité, les valeurs prises en compte sont monétaires, et s’appuient essentiellement sur les valeurs d’usage direct. Par le biais de la prise en compte des coûts associés à la restauration et à la compensation, notamment pour les populations locales, une partie des autres valeurs (d’option, de quasi-option et d’héritage) peuvent être partiellement intégrées. Ces valeurs sont plus incertaines, l’absence de marchés indiquant des prix rendant très fluctuante leur valorisation monétaire, qui dépend finalement des rapports de force entre les différentes parties prenantes. On retrouve ici l’importance des représentations, et par conséquent d’élaboration d’arènes de discussion et de construction d’un savoir et de représentations communes quant aux différentes dimensions de la valeur d’une ressource naturelle.

Infrastructures et choix de filière : deux scénarios

28La question d’une filière minière sous-marine doit être examinée en tenant compte de trois aspects : (1) l’exploration (domaine public ou partenariat public-privé) ; (2) l’exploitation (domaine industriel) et (3) le traitement du minerai et la maintenance des systèmes d’exploitation (activité industrielle à terre) ?

29La réflexion doit tenir compte du fait que dans les projections d’exploitation selon différents scénarios, nous sommes partis d’hypothèses d’extraction avoisinant un million de tonnes d’encroûtements cobaltifères par an33, soit l’équivalent en volume de quatre vraquiers à l’année, ce qui reste assez faible en volume de matériau à transporter. La question est donc de savoir ce qu’il advient de ce volume extrait. Cela a des incidences fortes sur l’évolution des infrastructures portuaires. Cette question peut paraître prématurée, car il convient d’abord de conduire l’exploration, mais il s’agit avant tout ici d’une réflexion sur le long terme pour ce qui concernera peut-être un jour beaucoup d’investissements pour réaliser les infrastructures. Plusieurs solutions sont envisageables pour le traitement qui comprend ici la production d’un concentré, mais qui peut aller jusqu’à l’extraction des métaux par hydrométallurgie.

Scénario 1 : traitement entièrement en Polynésie (terrestre ou offshore)

30Option 1. Le minerai est transporté du site offshore jusqu’aux installations portuaires terrestres, ce qui suppose des modifications des infrastructures portuaires existantes. Le transport du minerai nécessite alors la disponibilité d’un navire usine déconnectable du riser (système de tubage reliant le fond marin au bateau, nécessaire à la remontée du minerai), solution retenue par la société Nautilus en Papouasie, ou d’une plateforme en mer pour le stockage des produits de l’exploitation qui servira de port pour les vraquiers.

31Option 2. Une plate-forme permettrait de réaliser en mer un tout premier traitement minéralurgique. Cette structure devrait être conçue pour limiter l’impact sur l’environnement. Cela pourrait aller jusqu’à la construction d’une « île flottante » pouvant éventuellement recevoir tout type d’infrastructures (hôtel, voire un port de plaisance, une gare maritime...) et surtout une centrale électrique fournissant l’énergie à l’ensemble du système de ramassage et d’opérations de surface sur le matériau récolté. Cette solution permettrait d’avoir une usine mobile, réutilisable et se déplaçant au gré des chantiers d’exploitation sur le fond.

Scénario 2 : traitement hors Polynésie française

32Si le traitement est réalisé à l’extérieur de la ZEE, le transport se fera par vraquier, ce qui peut nécessiter également la réalisation d’une infrastructure portuaire offshore tampon du type plateforme, pour y stocker le minerai avant le transport par vraquier.

33Dans les deux scénarios, il sera nécessaire de fournir l’énergie à l’ensemble du système minier, et notamment dans le cas de traitement métallurgique. Devant l’absence de référence pour le traitement des encroûtements cobaltifères stricto sensu, nous avons examiné à titre indicatif les besoins connus pour le traitement du minerai de nickel (qui peut parfois concerner le cobalt en tant que coproduit). Nous pouvons ainsi estimer le besoin énergétique à plusieurs dizaines de mégawatts pour l’ensemble du système minier. Dans l’hypothèse d’importantes infrastructures offshore, les énergies marines renouvelables paraissent particulièrement adaptées (solaire, éolienne, voire énergie thermique des mers).

34Quel que soit le scénario envisagé, la préférence à l’embauche sera donnée à la population locale et des formations devront être envisagées dans différents domaines :

• scientifique (géologie/volcanologie/tectonique, géophysique et cartographie, géochimie et métallogénie, biologie et microbiologie, économie minière) ;
• administratif et juridique (droit minier, services des mines, direction de l’environnement) ;
• technique (génie civil, manutention, traitement du minerai).

Rente et soutenabilité en question

35À quelles conditions l’exploitation des ressources minières en eau profonde pourrait-elle être considérée comme soutenable pour l’économie de la Polynésie française ? À partir de la définition proposée dans le rapport Brundtland – « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » –, on retrouve la dichotomie usuelle entre « soutenabilité faible » et « soutenabilité forte » (Daly, 1990) (voir I-6).

36Selon une lecture en termes de soutenabilité faible, la destruction d’une partie du capital naturel pourrait ainsi être compensée par un investissement dans le capital économique ou dans le capital immatériel. Pour la Polynésie française, le critère de soutenabilité faible serait satisfait aujourd’hui grâce aux transferts publics (épargne brute élevée, faibles dégradations du capital naturel, forts investissements dans le capital humain). À l’opposé, les tenants de la soutenabilité forte considèrent que la destruction du capital naturel que représente l’exploitation d’une ressource non renouvelable ne saurait être compensée par l’investissement dans d’autres capitaux. La notion qui est au centre du débat est celle de la substituabilité entre les différents capitaux (capital naturel critique), qui elle-même dépend du progrès technique.

37Dans la perspective d’une éventuelle mise en exploitation des ressources minières en eau profonde, la difficulté tient à l’évaluation des dégradations du capital naturel et des atteintes éventuelles au fonctionnement de l’écosystème marin. Les connaissances aujourd’hui disponibles sur la ressource minière et les impacts potentiels de son exploitation sont aujourd’hui encore trop partielles pour pouvoir estimer l’ampleur des impacts. On sait toutefois que les encroûtements polymétalliques se forment sur des reliefs profonds, sur des pas de temps très longs. La longévité des organismes architectes de ces milieux rend potentiellement ces communautés peu résilientes aux perturbations.

38La rente associée à l’exploitation minière, même selon une approche en termes de soutenabilité faible, n’est pas forcément suffisante pour assurer la transmission d’un même niveau de richesse globale, si l’on ne prend pas en compte les autres sources de la richesse, y compris les transferts publics34. Cette caractéristique renvoie aussi aux spécificités du bouclage du financement macroéconomique des petites économies insulaires (PEI), qui dépend fortement de l’accès à des rentes diverses, dont l’évolution questionne la soutenabilité. Pour une petite économie insulaire, soumise à de fortes contraintes économiques (coûts de transport, marchés limités), les conditions d’une substitution réussie entre capital économique et capital naturel – à savoir la conversion de la rente minière en développement économique diversifié et durable – sont d’autant plus difficiles à atteindre. Il faut réussir à cibler des créneaux de spécialisation efficace, qui sont fortement limités dans beaucoup de petites économies insulaires.

39Les conditions de la soutenabilité par investissement dans le capital humain, dans une configuration marquée par la migration propre à plusieurs PEI, reposent sur le capital social, assurant le reversement d’une partie des rémunérations des migrants en direction de leur territoire d’origine. Comme Poirine (1994) le montre, il n’est pas évident qu’une telle rente soit pérenne, auquel cas, les migrations finiraient par ne plus produire de flux financiers en retour. Dans le cas de la Polynésie française, les flux migratoires sortants sont limités, et ne constituent pas une source significative de revenus. Une stratégie d’accumulation dans le capital humain aurait alors essentiellement des effets positifs sur les revenus via un effet de hausse de la productivité du travail dans les activités implantées sur le territoire. Or, le spectre des activités économiques est limité par les spécificités des économies insulaires (éloignement et petite taille).

40Les stratégies d’accumulation de capital économique et humain dépendent fortement de l’évolution du capital social et culturel, c’est-à-dire des manières de concevoir l’activité économique et les arbitrages entre accumulation et redistribution d’une part, individuel et collectif d’autre part (Geronimi, 2015). On retrouve ici la question des représentations et des conditions culturelles de la mise en exploitation réussie des ressources minières. Ainsi, on peut considérer que l’approche Banque mondiale de la soutenabilité faible35 passe à côté d’une dimension essentielle des petites économies insulaires : le caractère patrimonial d’une partie fondamentale de leur richesse. Si on peut effectivement considérer que toutes les valeurs patrimoniales ne sont pas nécessairement monétarisables (et notamment pour les valeurs de legs et d’existence), l’évaluation de la soutenabilité au sens faible (épargne véritable) exclut toutes les dimensions culturelles et patrimoniales, dont seules certaines peuvent faire l’objet d’une évaluation monétaire (Throsby, 2002). Ces dimensions culturelles et patrimoniales sont pourtant sources d’avantages comparatifs, et de rentes, pour une partie importante des PEI. De fait, l’évaluation de la richesse totale (capital naturel et capital physique) laisse inexpliquées plus de 70 % des sources de revenus des économies insulaires, sous la dénomination de « capital intangible » (Couharde et al., 2011). Ce résidu recouvre toutes les valeurs non évaluées monétairement et, notamment, les valeurs liées à la position géostratégique, aux relations historiques, à la base d’une partie essentielle des rentes perçues aujourd’hui par la Polynésie française36.

41Enfin, une interprétation de la soutenabilité au sens faible amène à laisser de côté les effets de seuil (Couharde et al., 2010), dont la prise en compte est indispensable pour évaluer la soutenabilité des trajectoires économiques. Les tenants de la soutenabilité forte (Daly, 1990) retiennent ainsi la notion de capital naturel critique, représentant un seuil en dessous duquel la substitution par du capital humain ou économique n’est plus possible. À cet égard, le « modèle aux élastiques » présenté par Giraud et Loyer (2006) a l’avantage de mettre en avant la possibilité que les relations de substitution entre capitaux (par exemple, entre capital naturel et capital humain) puissent laisser la place à des relations de complémentarité. Dans leur exemple, la dégradation de l’environnement conduit à des migrations massives (soit une baisse du capital naturel impliquant une perte de capital humain, sans possibilité de substitution entre ces deux dimensions) et donc à l’effondrement de la soutenabilité. Si l’on considère que le capital culturel constitue un « ciment » qui permet de maintenir ensemble les sujets d’une communauté, en reflétant une histoire commune, une accumulation collective de connaissances, de créativité, de valeurs, alors la prise en compte des dimensions patrimoniales et culturelles conduit à privilégier une définition de la soutenabilité « forte », favorisant l’existence de seuils et de complémentarités entre les différentes dimensions de la richesse totale, notamment des PEI. Il est important d’évaluer les complémentarités et les seuils qui peuvent se manifester en Polynésie française dans le cadre de l’exploitation de ressources minières profondes.

42Pour la Polynésie française, les questions posées en termes de soutenabilité par la mise en exploitation éventuelle des ressources minérales profondes renvoient ainsi à un choix stratégique de trajectoire de développement et de croissance.