1L’essor de la quinoa est en grande partie lié à la mécanisation de certaines opérations qui font partie de l’itinéraire technique44. Cette évolution s’accompagne-t-elle d’une homogénéisation des pratiques et des systèmes de production ? L’agriculture de l’Altiplano sud se résume-t-elle actuellement à la seule culture de quinoa, laissant à la marge l’élevage et les cultures irriguées ?

Des pratiques agricoles centrées sur la culture de quinoa

Des itinéraires techniques adaptés a la mécanisation

2Malgré l’adaptation de la quinua real aux conditions climatiques locales, sa culture est fortement dépendante des ressources en eau disponibles. Les précipitations annuelles ne sont pas suffisantes pour permettre un cycle de culture de quinoa chaque année dans une parcelle donnée. Dans la zone d’étude, la culture de quinoa ne peut se faire qu’après une période de jachère dont la durée minimum est d’un an, période au cours de laquelle les précipitations accumulées auront permis la recharge de la réserve en eau du sol. Le cycle complet de développement de la culture se fera alors en utilisant deux années complètes de précipitations (Joffre et Acho, 2008). Le cycle de culture comprend la jachère courte plus la culture proprement dite. Il faut donc distinguer l’année de repos nécessaire pour accumuler l’eau et les jachères plus longues.

Figure 21. Calendrier de mise en culture d’une parcelle de quinoa
Source : élaboration propre, entretiens 2007-2008

3Ces conditions, auxquelles s’ajoutent celles du cycle végétatif naturel de la plante, imposent un calendrier agricole qui s’étend sur deux ans entre les premières opérations culturales et la récolte finale (fig. 21).

4Le défrichage consiste à éliminer la végétation spontanée sur les parcelles qui n’ont jamais été cultivées ou qui n’ont pas été cultivées pendant de nombreuses années. Il est réalisé en hiver (juin et juillet), soit manuellement lorsque la végétation est très haute, soit de manière mécanisée. Pour de bons rendements, le défrichage s’effectue une à deux années avant la mise en culture, mais l’on rencontre de plus en plus de mise en culture l’été suivant le défrichage.

5Le labour consiste à retourner la partie superficielle du sol, ce qui permet de décompacter la terre pour que l’humidité puisse être bien absorbée. Il est réalisé pendant la saison des pluies, permettant selon les dires des producteurs de « faire pénétrer l’humidité ». Le labour est effectué traditionnellement à la main avec des outils tels que la taquisa et la liukana. Mais depuis l’introduction du tracteur et de la charrue à disque, le labour est mécanisé sur l’ensemble des parcelles dont le relief le permet (plaine ou faible pente).

6Pour le semis, le producteur utilise des graines conservées de la récolte précédente ou bien échangées avec d’autres producteurs, l’achat de graines sélectionnées restant très marginal (Baudouin-Farah, 2009). Le semis se réalise soit de façon manuelle en poquet, avec la taquisa, selon une profondeur variable (la profondeur de semis dépend du seuil d’humidité observé par le cultivateur), soit de façon mécanisée depuis l’introduction du semoir (semis en ligne, avec des espacements et une profondeur réguliers). On semait traditionnellement diverses variétés sur une même parcelle mais aujourd’hui, la diversité a tendance à se réduire dans les parcelles de culture commerciale. La quinoa est semée entre la mi-août et la fin octobre. Mais en fonction de l’état de la première levée et des effets du vent qui peut recouvrir les plantules de sable, un nouveau semis, parfois deux resemis, peuvent être nécessaires, en général effectués à la main en octobre et novembre, et parfois jusqu’en décembre.

7Le seul engrais utilisé est d’origine animale (fumier de lama ou de mouton), mais l’apport n’est pas systématique. Il peut être incorporé lors du semis (pour le semis manuel directement dans le poquet et sinon, en semis mécanisé, l’engrais est mélangé aux semences) ou être incorporé lors du labour pour les parcelles qui sont travaillées au tracteur.

8Les ravageurs de la culture de quinoa sont de deux types : les grands ravageurs (oiseaux, rongeurs) et les insectes. Pour protéger la culture des grands ravageurs, les producteurs abritent physiquement les plants grâce à des plantes épineuses locales. Les attaques d’insectes (larves de papillons et autres) se sont multipliées ces dernières années dans la plaine et des traitements sont désormais nécessaires. Il s’agit soit de traitements phytosanitaires chimiques classiques, soit de « piégeages » par la lumière ou des phéromones, soit encore de l’épandage de répulsifs concoctés à partir de plantes sauvages locales. Ces deux dernières modalités sont les seules autorisées par la certification biologique.

9La maturation des plantes d’une parcelle donnée est rarement uniforme, c’est pourquoi une récolte optimale se réalise en plusieurs fois, selon le degré de maturation des grains. Mais cette pratique est le plus souvent abandonnée au profit d’une récolte en un seul passage, seule option possible dans les parcelles de grande étendue. La récolte se faisait encore récemment par simple arrachage des plants, mais la technique de la coupe à la faucille ou au rotofil, plus respectueuse de la structure et des ressources du sol, se répand de plus en plus. On ne voit pas (encore) de moissonneuse batteuse sur l’Altiplano sud bolivien45. La récolte est d’abord entreposée sur la parcelle elle-même, le temps que les plantes sèchent complètement. La phase de post-récolte comprend ensuite plusieurs opérations avant l’obtention finale du grain propre : le battage, le tamisage et le vannage, et enfin la mise en sac. Le battage se faisait traditionnellement – et aujourd’hui encore pour les parcelles inaccessibles au tracteur – à la main, à l’aide d’un grand bâton de bois. Aujourd’hui, là où le tracteur ou d’autres véhicules à moteur ont un accès, le battage se fait par le passage répété des roues des engins sur les épis. Le tamisage et le vannage se font traditionnellement à la main, sous le vent, mais des machines de plus en plus performantes sont maintenant utilisées, allant jusqu’à permettre une mise en sac par grosseur de grains.

10Parmi toutes les opérations culturales, certaines sont particulièrement cruciales, au regard d’un calendrier à respecter. Le labour est une tâche exigeant une attention particulière, car elle ne peut s’effectuer qu’au milieu de la période des pluies. Or celle-ci, non seulement n’est pas fixe (les premières pluies peuvent avoir lieu début décembre ou début janvier), mais elle est aussi de courte durée (un à trois mois au maximum). Le labour est donc souvent une véritable course contre le temps et, du même coup, la disponibilité d’un tracteur pour ceux qui n’en n’ont pas est un facteur limitant. Les tractoristes n’apprécient pas le minifundio. En effet, il n’est pas rentable pour eux de se déplacer pour labourer seulement un hectare. Dans l’organisation de leur temps de travail, ils donnent donc la priorité aux grands propriétaires, ce qui introduit d’emblée des rapports inégalitaires au sein des communautés dans les capacités d’usage et de gestion de la terre. Cependant, le réseau familial et l’échange de services sont, pour l’agriculteur, une bonne garantie pour que sa parcelle soit labourée à temps. En effet, un tractoriste ira toujours labourer les parcelles de son père dans le temps imparti, même s’il ne s’agit que d’un hectare.

11La récolte est également une tâche exigeant précaution et savoir-faire, car le mûrissement du grain de quinoa est très rapide en fin de cycle et, lorsque le grain est mûr, il faut rapidement effectuer la récolte afin d’éviter les dégâts occasionnés par le vent. Le producteur ne connaît la date de sa récolte qu’au dernier moment et doit, malgré cela, avoir une forte capacité de mobilisation, notamment de la main-d’œuvre.

12Finalement, la différenciation des itinéraires techniques est fortement déterminée par le degré de mécanisation des opérations. L’itinéraire entièrement manuel se distingue de l’itinéraire semi-mécanisé où seul le labour est effectué au tracteur et, plus encore, de l’itinéraire mécanisé pour lequel labour et semis sont réalisés au tracteur. Les processus de décision quant aux choix d’emprunter l’un ou l’autre itinéraire sont relativement complexes. Pour les parcelles de versant, le producteur n’a guère d’alternative : tous les travaux doivent se faire à la main. Pour les parcelles de plaine, les trois itinéraires sont possibles, mais le tout manuel a disparu. À ces décisions s’ajoutent le choix d’utiliser ou non des engrais et des pesticides et celui du temps de jachère entre deux cultures.

13Les prises de décisions sur le degré de mécanisation en plaine se font essentiellement par rapport au temps disponible à consacrer à la culture et à la capacité financière du producteur. En effet, pour les producteurs cultivant de très grandes superficies ou ceux exerçant d’autres activités à l’extérieur de la communauté, il est difficilement envisageable de pratiquer le semis à la main. Mais, en même temps, la qualité du semis et donc le rendement de la culture varient selon les itinéraires. Or, à moins d’aléas climatiques (très fort vent ou gel) pénalisant toutes les parcelles de façon égale, le semis mécanisé ne produit pas d’aussi bons résultats que le semis manuel. Ainsi, les producteurs optent souvent pour un compromis et l’on voit de plus en plus se développer l’itinéraire semi-mécanisé, à savoir le labour mécanisé associé au semis (ou re-semis) manuel.

14Les facteurs de prise de décisions concernant l’application d’insecticides, l’incorporation d’engrais et le temps de jachère entre deux cycles de culture sont difficiles à cerner pour les producteurs de quinoa conventionnelle. En revanche, les producteurs de quinoa certifiée « biologique »46 sont contraints par des obligations strictes : interdiction d’usage de pesticides chimiques, fertilisation animale des terres, coupe et non pas arrachage des plants lors de la récolte. Le respect de ces obligations fait l’objet de contrôles de la part des organismes certificateurs. Le type de production (certifiée ou non) intervient donc nécessairement dans les prises de décisions.

Tableau 5. Main-d’œuvre nécessaire pour la culture de quinoa selon les différents itinéraires techniques (jours de travail par hectare)

* selon le degré d’enfrichement
Sources : FELIX, 2004 ; ACOSTA ALBA, 2007 ; Fundacion Autapo, 2008

15En ce qui concerne la main-d’œuvre, la tradition veut que les hommes se consacrent plus aux cultures et les femmes aux troupeaux. Mais dans le nouveau système de culture, où seuls la récolte, les soins intermédiaires et parfois la post-récolte sont manuels, les hommes comme les femmes participent aux travaux. Par ailleurs, pour les ménages dont certains membres ne résident pas en permanence dans la communauté et qui n’ont pas de troupeau, la féminisation du travail agricole est particulièrement marquée.

16La quantité de main-d’œuvre nécessaire pour réaliser l’ensemble des opérations culturales est difficile à évaluer et son estimation est fort variable selon les auteurs. La synthèse du tableau 5 donne quelques ordres de grandeur.

17De toute évidence, la mécanisation des opérations de défrichage, labour et semis a considérablement réduit les besoins de main-d’œuvre (hors prestation du tractoriste). D. Félix (2008) estime à 20 jours le gain de temps par hectare, pour le labour et le semis, sans compter le défrichage. Une chose est certaine : le « pic » de travail est aujourd’hui celui de la récolte qui, jusqu’à présent, n’est pas mécanisée dans l’Altiplano sud.

Rendements, bénéfices et destinations des productions

18L’estimation des rendements de quinoa doit tenir compte de la production proprement dite de graines de quinoa, mais également des sous-produits. Le premier sous-produit concerne les déchets de culture (tiges, feuilles) laissés sur la parcelle et consommés par les animaux. Le second, appelé jipi, est constitué de la poussière résultant du vannage et de tout petits grains. Il est transformé en pâte (lejía) pour la consommation traditionnelle de la feuille de coca.

19Les données sur les rendements en quinoa-grain par hectare sont très variables. Selon R. Joffre (programme Equeco), ces rendements varient entre 0 et 3 000 kg/ha. Ils fluctuent en fonction de l’écosystème cultivé : si un producteur de plaine peut escompter récolter 500 kg/ha, celui de piémont récoltera 1 000 kg par hectare et le producteur de versant de 1 500 à 2 000 kg (R. Joffre, comm. pers., 2008).

20Le rapport est donc de un à quatre. Cependant, les différences interannuelles dues au climat sont importantes, ainsi que les variations entre parcelles localisées au sein d’un même écosystème. Certaines parcelles ne seront pas récoltées à cause du gel ou seront très fortement attaquées par des insectes, par exemple.

21En plus des contraintes climatiques et phytosanitaires, certains facteurs techniques affectent le rendement final :

• la mauvaise qualité des sols ou l’exposition peu favorable des parcelles ;
• la fertilité des parcelles, surtout si elles n’ont pas été enrichies avec de l’engrais ;
• l’irrégularité du labour mécanique ;
• l’uniformité du semis mécanique, qui ne tient pas compte de l’humidité du lit de semence ;
• le fait que la récolte n’ait pu se faire qu’en une seule fois.

22Lorsque ces facteurs adverses sont cumulés, comme c’est le cas fréquemment en plaine, les rendements deviennent médiocres, notamment lorsque l’itinéraire technique est entièrement mécanisé. Sur les versants, en revanche, les parcelles sont moins fréquemment touchées par les attaques d’insectes et par le gel, et les pratiques de culture sont plus soignées ; ces parcelles connaissent donc de plus faibles variations de rendement. Mais la sécheresse reste, comme en plaine, une menace.

23Les coûts de production par hectare, comme pour la main-d’œuvre, ne peuvent être estimés qu’en termes de fourchettes de valeur. Dans les calculs présentés ici, toutes les opérations sont chiffrées, y compris la main-d’œuvre qui n’est, dans les faits, pas toujours rémunérée. Selon trois sources différentes (Félix, 2004 ; Acosta Alba, 2007 ; Fundación Autapo, 2008), le coût de production d’un hectare de quinoa mécanisé en plaine oscille entre 159 et 340 USD. De toute évidence, le recours à une main-d’œuvre « gratuite », c’est-à-dire généralement familiale, est la seule marge de manœuvre possible pour réduire les coûts de production. La différence entre les revenus tirés de la culture et les coûts de production, autrement dit le bénéfice, fluctue donc en fonction des ressources en main-d’œuvre et du prix de vente du produit. Pour un hectare de culture mécanisée en plaine, avec un coût de mise en culture évalué à 340 dollars, le producteur va récolter 500 kg vendus à 200 USD pour 100 kg (moyenne sur la période d’étude), soit un bénéfice de 660 USD à l’hectare. Ce bénéfice représente un gain relativement élevé au regard des niveaux de vie dans la région, à condition que l’ensemble de la production puisse être vendue. Pour les cultures sur versant, les coûts de production sont plus élevés, mais les rendements supérieurs ; le bénéfice peut dépasser 1 300 dollars pour un hectare47. On doit ajouter à ce bénéfice celui des déchets de la récolte donnés aux animaux, ainsi que la vente de jipi.

24La destination de la production est de plusieurs types. Pour l’année 2008, le ministère bolivien du Développement rural estimait que le marché intérieur absorbait 80 % de la production nationale (en volume) et l’autoconsommation 65 % (Ministerio de Desarrollo Rural y Tierra 2009 : 30). Mais ces données sont en cours de révision, et le marché intérieur pourrait ne représenter que 40 % en volume de la production nationale (T. Winkel, comm. pers., 2010).

25Malgré l’absence de statistiques fiables, nous savons par observation que la part de production vendue est aujourd’hui très élevée. Les producteurs ont le choix de leur mode de commercialisation : soit directement à des coopératives ou sociétés privées lorsqu’ils produisent de la quinoa biologique, soit au marché de Challapata, soit encore à des intermédiaires qui viennent dans les villages (le troc contre des produits de consommation courante est encore pratiqué). La production non commercialisée se répartit entre l’autoconsommation (chaque famille garde plusieurs sacs), les semences conservées pour la saison suivante et le paiement en nature des travailleurs agricoles.

26Parmi les sous-produits, le jipi sert de base à la préparation de la lejía qui est consommée dans la famille et/ou vendue. Les autres déchets de culture (tiges essentiellement) sont consommés prioritairement par le troupeau du producteur s’il en a, et, éventuellement, par les troupeaux de l’ensemble de la communauté. On retrouve ainsi la configuration décrite par B. Kervyn (1992 : 459) à savoir que « le pâturage est privé au début, lorsque les résidus de récolte sont abondants et ne devient collectif que lorsque la récolte se termine ».

27Le nouveau système de production de la quinoa apparu dans l’Altiplano sud représente une opportunité majeure, mais les prises de décisions et les formes de gestion agricole nécessaires pour en tirer profit sont fortement conditionnées par les contraintes du calendrier des opérations culturales. Conformément à ce calendrier, le défrichage se fait l’année n pour une récolte à l’année n + 2, soit un bénéfice deux ans après le premier investissement dans le défrichage. C’est là un facteur très important à considérer dans la compréhension des arrangements pour la culture. En effet, certains producteurs n’ont pas les moyens d’attendre aussi longtemps le retour sur investissement. Ils n’ont pas le capital suffisant pour « tenter » la quinoa, d’autant moins dans un contexte marqué par de forts aléas climatiques (vent, gel, sécheresse). C’est d’ailleurs l’une des raisons qui incite de nombreux producteurs à se désengager des risques à encourir, en confiant leurs parcelles à d’autres membres de la communauté.

28Par ailleurs, ce calendrier a des implications fortes sur la réactivité du système et, plus précisément, sur le décalage suite par exemple à une envolée des prix du marché. Généralement, une hausse des prix de vente est une incitation à la mise en culture mais, dans le cas de la quinoa, cette mise en culture ne se fait qu’au mois de janvier (labour d’une parcelle défrichée disponible) pour une récolte un an et demi plus tard. Pour cette raison, la spéculation commence à s’installer. Certains choisissent de cultiver de grandes surfaces, quelles que soient les conditions présentes du marché, de manière à toujours garantir une récolte et donc à profiter de l’éventualité de prix élevés. Si, finalement le prix de vente est trop bas, le producteur peut stocker sa récolte et attendre un meilleur cours.

L’élevage en perte de vitesse

29L’élevage sur l’Altiplano sud concerne majoritairement les lamas (camélidés) et les moutons (ovins). Il se pratique de manière extensive. Si les lamas sont des espèces très adaptées aux conditions agro-écologiques locales, les ovins sont plus fragiles. Les écosystèmes les plus humides permettent l’élevage d’alpacas (camélidés), mais cet élevage reste relativement marginal dans la zone étudiée.

30Les animaux pâturent sur les terres communautaires à vocation pastorale et sur les terres familiales entre la récolte et le semis. Dans la zone étudiée, il n’y a pas de terres de pâturage privées sauf les parcelles familiales clôturées. En revanche, on a pu observer que certains éleveurs avaient des accès « privilégiés » à certaines parties du territoire communautaire. Autrement dit, si le principe veut que tout le territoire soit pâturable par tous, la réalité atteste de pratiques différenciées selon les espaces.

31La constitution des troupeaux passe par une transmission des parents aux enfants, aux garçons comme aux filles. En effet, la coutume veut que tous les enfants originaires de la communauté reçoivent, dès leur jeune âge, quelques têtes de bétail de la part de leurs parents, mais aussi d’autres parents proches. Lorsque les animaux donnés se reproduisent, les petits sont conservés dans le cheptel familial jusqu’à ce que le propriétaire les prenne complètement à sa charge. Lors de l’installation d’un jeune ménage dans la communauté, homme et femme, chacun de son côté, récupère le cheptel qui lui a été donné et, généralement, le ménage s’engage de plus dans un contrat al partir par lequel il prend en charge le troupeau d’un autre membre de la communauté. Cette stratégie permet de se constituer progressivement un troupeau important.

32Comme pour la terre, les troupeaux peuvent être en faire-valoir direct ou indirect. En revanche, dans le cas des troupeaux, on peut parler de réelle propriété privée. Le faire-valoir direct signifie que le propriétaire s’occupe de son/ses troupeaux, ou qu’il rémunère (ponctuellement ou plus durablement) un berger. Il récupère alors tous les produits de l’élevage. Le mode de faire valoir indirect (ou al partir) correspond à la catégorie des « contrats avec partage du capital productif » décrit par P. LavigneDelvilleet al. pour les cultures (2003 : 83). Autrement dit, la contrepartie de l’accès au troupeau se fait en pourcentage du capital productif créé par l’investissement en travail du preneur. Le contrat al partir pour l’élevage stipule le partage à part égale de toutes les naissances qui surviennent au cours de l’année entre le berger et le propriétaire. Le contrat peut être renouvelé chaque année, sans obligation cependant. Dans ce type de contrat, le berger s’occupe au quotidien du troupeau agrandi, chaque partie repérant ses bêtes. Le propriétaire peut être amené à aider le berger en lui apportant de la nourriture et/ou des vêtements pour sa famille, ou de la luzerne pour les animaux nouveau-nés.

33Les principales opérations liées à l’élevage sont le gardiennage et l’alimentation car la reproduction et les mises bas se font seules (voir le calendrier du système d’élevage en annexe 4). Le déparasitage est parfois pratiqué pour les lamas dans certaines communautés. Mener les troupeaux de lamas était autrefois plus exigeant en travail, car mâles et femelles étaient séparés et la reproduction contrôlée, comme dans d’autres régions spécialisées en élevage (Tichit, 1998 ; Genin et Tichit, 2006), mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.

34Selon l’organisation de la communauté, et selon l’existence ou non de mantos, le mode de gardiennage des lamas est différent. Dans le cas des mantos clôturés, les troupeaux de lamas peuvent être laissés en vaine pâture toute l’année, surveillés de temps à autre et de façon plus rapprochée lors de la période des mises bas. Dans le cas où il n’y a pas de mantos et où les parcelles ne sont pas clôturées, le gardiennage des lamas doit être quotidien entre novembre et mars/avril. I. Acosta Alba (2007) considère qu’un troupeau de lamas nécessite un temps de travail de l’ordre de 135 hommes-jour par an (hj/an). D. Félix (2004 : 48) indique 100 hj/an pour le système des mantos et jusqu’à 250 hj/an pour les parcelles non clôturées.

35Les ovins, plus fragiles et plus exigeants sur le plan alimentaire, demandent un gardiennage quotidien (soit 365 hj/an) et doivent être enfermés tous les soirs. Leur alimentation doit être complétée avec de la luzerne à certaines périodes de l’année. L’élevage de moutons est donc plus contraignant et plus onéreux que celui des lamas.

36La répartition des tâches d’élevage au sein de la famille est décrite par R. Molina Rivero (1986 : 202 et 233) : « l’activité de pâturage est spécialement à charge des femmes et des enfants des deux sexes. Les enfants de 5 à 10 ans, ont un rôle très important dans la surveillance des animaux. C’est l’unique tâche productive qu’ils réalisent dans l’année. Mais au fur et à mesure qu’ils grandissent, les tâches productives des garçons se diversifient, participant de plus en plus aux tâches agricoles. Ce sont donc les femmes qui s’occupent le plus des troupeaux, en plus des adultes de plus de 51 ans des deux sexes. […] Les filles s’occupent plus du pâturage des ovins et les garçons de celui des lamas ».

37La production de lamas a de multiples usages. Le rendement en viande, pour un lama adulte, est de 40 à 100 kg/tête, à quoi s’ajoutent le cuir, la laine, le fumier utilisable comme engrais ou comme combustible. Quant au mouton, chaque tête fournit de 11 à 16 kg de viande, mais aussi du fromage, du cuir, de la laine et du fumier utilisable comme engrais.

38Les coûts d’élevage ne concernent que la main-d’œuvre dédiée à cette activité. L’étude de I. Acosta Alba (2007 : 59) donne quelques indications sur les revenus de l’élevage. D’après ses observations, le prix de vente de la viande varie selon l’époque de l’année de 2 à 2,6 USD/kg ; un producteur retire donc 50 USD environ par lama. Pour le mouton, le prix varie entre 0,9 et 1,1 USD/kg ; un producteur peut compter sur un bénéfice de l’ordre de 20 USD par tête.

39Cependant, l’élevage est prioritairement destiné à l’autoconsommation soit sous forme de produits frais, soit transformés en charque (viande séchée). La vente est donc irrégulière, souvent au gré des besoins monétaires, sachant également qu’il existe très peu de débouchés commerciaux pour les produits de ce type d’élevage. I. Acosta Alba (op. cit. : 18) indique que « le lama, au même titre que la quinoa, a longtemps été considéré comme « nourriture d’Indien ». On disait même dans le milieu métis que « la viande de lama transmettrait la syphilis et la trichine ». […] Ce n’est qu’en 1987 que l’interdiction de la vente de viande de lama est levée ». Quand commercialisation il y a, elle se fait directement aux voisins de la même communauté ou dans les foires locales (ferias). Il n’y a donc quasiment pas de filière de commercialisation, ni d’ailleurs, dans le cas de cette région, de coopératives.

40Finalement, si l’élevage ovin a toujours nécessité un gardiennage quotidien, cela devient vrai également pour l’élevage de lamas, puisque les zones de culture sont très étendues et rarement protégées par des clôtures. Traditionnellement, ce sont les femmes et les enfants qui s’occupaient de l’élevage. Or, aujourd’hui, les enfants sont de plus en plus scolarisés et les femmes sont, d’une part, plus sollicitées pour la culture de quinoa et, d’autre part, diversifient leurs activités. Ces deux facteurs conduisent à un manque crucial de main-d’œuvre pour une activité qui n’est plus considérée comme prioritaire. Dans ce contexte, l’élevage ovin est le premier touché par la baisse des effectifs, mais l’élevage de lamas l’est aussi de plus en plus.

Des limites au système productif actuel

41Les systèmes de production et l’organisation des pratiques agricoles et pastorales dans la région du salar d’Uyuni sont fondamentalement différents de ce qu’ils étaient il y a trente ou quarante ans. Si le calendrier agricole proprement dit n’a pas connu de forte évolution, le besoin en main-d’œuvre, en revanche, a été largement réduit par les avancées technologiques. Une baisse du temps nécessaire pour les travaux agricoles à l’hectare s’est opérée, mais chacun cultivant plus de terres, le travail lors des pics d’activité est de plus en plus difficile à assumer. La main-d’œuvre, autrefois employée pour la production, était exclusivement familiale et interfamiliale (ayni). Aujourd’hui, ces services entre familles ont tendance à s’affaiblir et le recours à la main-d’œuvre salariée s’est quasiment généralisé via le recrutement de journaliers venant parfois d’autres régions de Bolivie, ce qui contribue à la monétarisation du système de production.

42Le changement le plus important tient aux innovations techniques et culturales. En effet, la quinoa est travaillée, pensée et « vécue » comme une nouvelle culture. Ne faisant plus l’objet d’une pratique agricole de précision, elle est implantée de façon quasiment indiscriminée dans tous les secteurs de plaine. Cette dynamique très forte remet en cause la complémentarité culture-élevage, devenue beaucoup moins intéressante du point de vue des revenus respectifs des deux types de production. D’ailleurs, de nombreux producteurs ne sont plus éleveurs, car l’élevage est beaucoup plus exigeant en main-d’œuvre et gourmand en espace pour un revenu économique très inférieur à celui de la culture de quinoa48.

43À plus ou moins long terme, on peut imaginer que l’élevage se réduira sensiblement en termes d’emprise au sol et de volume de production. Les équilibres entre culture et élevage s’en trouveront nécessairement modifiés. Dans les conditions de l’Altiplano humide (plus de 600 mm de précipitations annuelles), plusieurs auteurs (voir par exemple Hervéet al., 1994) considèrent que le renouvellement de la fertilité s’effectue par transfert entre élevage et culture lors des jachères longues pâturées et aussi par l’apport de fumier sur les parcelles. Cependant, les études récentes de Cárdenas et Choque (2008) mettent en doute l’efficacité des apports de fumier sur l’Altiplano sud. En second lieu, la complémentarité économique des deux activités se trouve affectée. L’élevage était conçu comme une activité « tampon », c’est-à-dire qu’en cas de mauvaise récolte, le troupeau servait de capital de réserve49 avec la possibilité de décapitaliser pour faire face aux dépenses lourdes (maladie, décès, festivités). De plus, l’élevage participait à la sécurité alimentaire des populations. Cette complémentarité économique est aujourd’hui trouvée ailleurs par les producteurs de quinoa (cf. parties 3 et 4).

44La monoculture – typique des agricultures d’exportation – tend à dominer les dynamiques en cours, la mécanisation permettant une extension remarquable des superficies cultivées. On assiste ainsi au passage d’un système de production traditionnel tourné vers l’autoconsommation, alliant culture et élevage sur un territoire en mosaïque, précis et très ajusté, à un système de production tourné majoritairement vers la vente (agro-exportateur spécialisé), aux dépens de l’élevage, et pratiqué sans références agrotechniques ni agro-écologiques éprouvées (Joffre, comm. pers.). Dans ce contexte, les conséquences des bouleversements de l’itinéraire technique de la culture, qui font l’objet de débats animés, interrogent l’efficacité et la durabilité écologique du système.

45En effet, la mécanisation empêche d’effectuer certaines opérations culturales avec précision. On ne peut par exemple, semer à des profondeurs variables et adaptées à la localisation des ressources en eau dans le sol. Par ailleurs, le nombre des variétés cultivées en grandes parcelles tend à diminuer même si, à l’échelle du territoire, les parcelles d’autoconsommation entretiennent l’agrobiodiversité par la culture de quinoas non commercialisées répondant à des usages alimentaires locaux (quinoas pour le pito, les pipocas50).

46Agents des organismes de développement, techniciens et par voie de conséquence producteurs entretiennent un discours sur la baisse des rendements des parcelles de plaine mais, en fait, cette baisse ne repose sur aucune preuve statistique (Joffre, comm. pers.). En revanche, il est établi que les rendements des parcelles mécanisées de plaine sont faibles, ce qui est dû à divers facteurs. R. Joffre (comm. pers.) avance des éléments de réponse : « tout d’abord, les mauvaises pratiques agricoles et en particulier, la médiocre qualité du semis mécanique qui produit souvent une levée incomplète, le recouvrement et la mort des germinations par du sable en cas de vent violent. La structure même du paysage agraire est un autre facteur, rarement signalé, de perte de productivité. En effet, les vastes monocultures favorisent l’érosion éolienne et les pullulations d’insectes ravageurs. Elles repoussent chaque fois plus loin les espaces de végétation spontanée qui abritent les parasites des insectes ravageurs et jouent un rôle essentiel dans la régulation de ces populations d’insectes. Par ailleurs, ces terres en repos tardent à être recolonisées par la végétation spontanée, en partie à cause de l’éloignement des plantes à partir desquelles pourraient se reconstituer les stocks de graines. Les parcelles ainsi dénudées restent alors plus longtemps exposées au vent et au ruissellement ».

47Si, autrefois, le producteur acceptait un rendement même moyen en privilégiant la stabilité de sa production face aux caprices du climat, aujourd’hui la mise en culture de nouvelles zones anciennement réservées au pâturage des troupeaux relève clairement d’une gestion du risque fondée sur la maximisation des gains espérés. La spéculation sur la production et les bénéfices attendus incitent donc à mettre en culture le plus de terres possible. Mais il est vrai que cette mise en culture de nouvelles parcelles permet un accaparement des terres, en même temps qu’elle en garantit l’usufruit. Il convient néanmoins de relativiser ce panorama puisque chaque producteur, selon la tradition de dispersion du risque, continue de cultiver chaque année plusieurs parcelles dispersées sur le territoire de la communauté et sème une diversité d’écotypes de quinoa.

Les autres productions agricoles

48Si la quinoa est la production phare actuellement de l’Altiplano sud, et l’élevage une pratique encore traditionnelle bien qu’en pleine évolution, d’autres productions font partie du système agricole : la pomme de terre (cultivée en montagne ou irriguée), les fèves et la luzerne (cultures irriguées). Entièrement destinées à l’autoconsommation, elles sont parfois un peu délaissées.

49Selon D. Félix (2004 : 40), « La pomme de terre […] deuxième aliment de base traditionnel aymara […] était autrefois associée au quinoa, […] étant cultivée en début de cycle. On la trouve également en monoculture dans les parcelles les moins exposées au froid, qu’elle tolère moins bien que le quinoa. […] Les rotations pomme de terre/quinoa ont quasiment disparu ». Du point de vue de la gestion de la fertilité, l’itinéraire technique de la culture de pomme de terre est le même que celui de la quinoa (jachères courtes et longues). Il en est de même pour le défrichage, le travail du sol et le contrôle des adventices. Par contre, la pomme de terre nécessite un buttage qui est réalisé au mois de décembre. Les rendements varient considérablement d’une parcelle à l’autre (470 à 2 000 kg/ha). La récolte se réalise de février à mai et demande en moyenne 20 hommes-jours. La production est entièrement destinée à la consommation familiale, sous forme de pommes de terre fraîches ou déshydratées (chuño).

50Les terres irriguées sont des terres familiales. Chaque ayant droit a normalement un droit d’usage de l’eau qui n’est pas proportionnel à la taille ou au nombre de ses parcelles, mais simplement défini par une durée (ou tour d’eau). Les principales cultures irriguées sont les fèves en rotation avec la pomme de terre, ainsi que la luzerne. Quelques petites parcelles de maraîchage sont cultivées préférentiellement autour des habitations.

51Pour la culture de fèves, l’irrigation est réalisée deux à trois fois par mois, et la pulvérisation d’insecticides a lieu en novembre et décembre. La parcelle n’est jamais laissée en jachère, le maintien de la fertilité étant assuré par la plante elle-même (la fève est une légumineuse) et par l’ajout d’engrais lors de la plantation des pommes de terre. Les fèves sont beaucoup plus sensibles que la quinoa et la pomme de terre aux aléas climatiques et aux attaques de ravageurs. Elles peuvent être ramassées fraîches ou sèches, et les rendements moyens sont voisins de 375 kg/ha.

52La luzerne, qui est une légumineuse fourragère, est utilisée pour la complémentation alimentaire des agneaux et de leurs mères. Cette plante est adaptée aux parcelles irriguées et il est possible de réaliser jusqu’à trois coupes par an. Les plants de luzerne peuvent être productifs trente années consécutives ; seuls quelques semis à la volée doivent être réalisés là où la culture a subi des dégâts. Cette culture est donc peu exigeante en travail et ne nécessite aucun intrant. Elle permet la récolte de 1 400 kg/ha de fourrage par an en moyenne.