Conclusion
p. 287-291
Texte intégral
1Le concept de genre a montré sa pertinence comme un outil précis et efficace dans l’analyse des situations situées et contextualisées, à la fois spécifiques par les regards portés sur des situations peu ou pas évoquées et complémentaires aux réflexions actuelles sur les liens entre agriculture et environnement. Intégrer le genre permet de lier les préoccupations environnementales et de développement aux préoccupations sociales d’inégalités croisées de sexe, de génération, de classe, de groupes sociaux. L’engagement politique envers une reconnaissance des places productives et reproductives des femmes dans le contexte rural et agricole est non seulement gage d’une équité sociale, mais aussi d’une efficacité économique et d’une recherche de solutions aux problèmes environnementaux de l’agriculture.
2Alors que 2014 est déclarée « Année internationale de l’agriculture familiale », la prise en compte des rapports de genre – et donc des questions de pouvoir qui s’exercent dans les institutions, y compris de la famille, dans la diversité de ces modes de fonctionnement et d’organisation – est rarement utilisée comme un outil d’analyse pour comprendre les logiques socio-politiques qui façonnent le monde rural et agricole. Ce livre est un plaidoyer pour conforter la légitimité d’un engagement scientifique et politique sur les questions de genre pour le développement rural et agricole.
3L’ouvrage s’est particulièrement préoccupé de la question foncière. Les femmes ne sont pas dupes des enjeux actuels. Elles savent bien que l’accès à un droit reconnu et stable à la terre qu’elles cultivent est, en même temps, un facteur de reconnaissance socio-économique. Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs rappellent que quelques femmes parviennent à faire valoir leur revendication d’accès à la terre, selon des modalités diverses qui bouleversent le rapport au foncier des femmes (achat, héritage, demande de parcelles en gestion individuelle ou collective) et fragilisent l’autorité foncière patriarcale (Korbéogo). D’autres femmes, au contraire, voient leur droit d’usage bafoué (Monimart) ; cette exclusion des femmes crée un contexte de féminisation de la pauvreté. Les évolutions vers une officialisation de titres fonciers créent un contexte paradoxal : des droits fonciers sont réclamés par les femmes mais, en même temps, celles-ci ont conscience que les titres de propriété favorisent aussi la mise en gage du foncier et finalement un risque de perte de la terre, d’autant plus accéléré dans un contexte de forte pression démographique ou de forte migration. Dans le même temps, notamment pour les femmes et les familles les plus pauvres, le maintien des droits collectifs sur la terre est une garantie de préservation de leurs droits de collecte et de pacage. Dans le contexte des pays d’Amérique latine de forte diversité communautaire et d’une hiérarchie persistante des rapports sociaux, les femmes indigènes pâtissent de spoliation foncière. Ce rapport fragile au foncier des paysannes est d’autant plus préoccupant que l’évolution des structures familiales (départ en migration des hommes, condition des relations conjugales, maris qui peinent à apporter de l’argent au foyer) contraint souvent les femmes à devoir assumer des dépenses qui ne leur incombaient pas jusqu’alors, celles de santé, d’éducation et d’habillement. Les femmes sont ainsi de plus en plus confrontées à la vulnérabilité alimentaire et chargées d’assurer une diversité nutritionnelle à leur famille (Droy et al.). Les processus d’autonomisation en cours concernent aussi les maris et pères qui, dans le contexte de mariage arrangé entre familles, ne se sentent plus toujours autant liés à leurs engagements conjugaux (Droy et al.). L’ensemble de ces nouvelles dépenses qui incombent aux femmes représente par ailleurs d’autant moins d’argent que les femmes pourraient investir dans leurs champs, pour nourrir en retour leur famille (Monimart). La lutte contre l’insécurité alimentaire passe donc aussi par la compréhension des rapports de genre au sein des familles.
4Comprendre les dynamiques des rapports de genre suppose de porter l’attention sur trois échelles : celle des évolutions au sein des familles (échelle micro), celle des politiques publiques nationales et des grands textes de cadrage internationaux (échelle macro), mais aussi celle des mouvements sociaux (échelle méso). L’action collective est restituée dans l’ouvrage comme relevant d’une situation paradoxale (Guérin). Certes, les mouvements de femmes ne sont pas récents ; ils s’appuient en milieu rural sur l’histoire des savoir-faire et savoir-être féminins où le travail des femmes s’exerce, notamment dans le cadre de collectifs d’entraide de voisinage (Alhassoumi et al.). La force de ces collectifs repose aussi sur des solidarités horizontales entre femmes pour contrebalancer les rapports de pouvoir hiérarchiques vis-à-vis des hommes de la famille mais aussi des femmes plus âgées ou des belles-sœurs. Ces collectifs féminins sont variés dans leur organisation, dans leur finalité et leur efficacité (Guérin ; Bonnassieux) ; ils se sont multipliés face au relâchement de l’encadrement par l’État des filières agricoles, à partir des années 1980. Pour autant, les associations féminines ne sont pas plus solidaires a priori que celles des hommes ; elles ne sont pas moins traversées de rapports de pouvoir entre femmes et/ou entre femmes et hommes. L’une des leçons des mouvements de femmes du Sud est la valorisation assumée qu’elles accordent aux savoirs féminins en regard des actes de la vie quotidienne, savoirs que l’on qualifie de « care » : soin aux autres, à l’alimentation, aux réseaux sociaux de proximité, aux tâches du quotidien. Bien avant que cet engagement soit mis en avant autour des éthiques du care, ces paysannes du Sud ont toujours considéré ces engagements comme des indicateurs positifs de leur identité de femme, de mère, d’épouse. C’est à un retournement de valeur, d’une déconsidération à une valorisation, que ces mouvements de femmes nous engagent. Mais, à côté de cet attachement des femmes à la valorisation des activités qualifiées de reproductives, l’ouvrage démontre à quel point, bien sûr, les femmes sont tout autant fortement impliquées dans les tâches productives, marchandes et non marchandes. Or, comme l’indique Bonnassieux, les systèmes de représentations, qui classent les femmes du côté du reproductif et les hommes du côté du productif, permettent difficilement de comprendre les articulations spécifiques du travail des femmes sur les exploitations.
5Plusieurs textes insistent également sur l’importance des combats des populations indígenas dans la défense de leur point de vue pour une autre éthique du développement. Au sein du renouveau identitaire des populations indiennes en Amérique latine, l’ouvrage prête attention à la voix/voie des femmes pour une vision englobante du rapport au vivant favorisant une gestion intégrée de l’eau, de la terre, des plantes sauvages et cultivées, des animaux. Cette revendication politique dénonce autant les hiérarchies entre les femmes et les hommes, y compris dans leur collectif d’appartenance, que les hiérarchies entre monde indigène et métis. Il ne s’agit certes pas de contribuer à une vision idéalisée du monde indigène. Radcliffe rappelle qu’il est souvent pensé comme porteur de valeurs plus égalitaires entre les hommes et les femmes, et plus précautionneux de l’environnement. L’apport de Radcliffe est de montrer qu’il s’agit là d’une vision stéréotypée de la culture indigène qui ne permet pas de repérer et dénoncer les rapports de force au sein des familles et des collectifs. Les rapports de pouvoir qui sous-tendent les rapports de genre font que les femmes sont peu consultées dans les prises de décision sur la gestion des ressources, alors même qu’elles se retrouvent de plus en plus impliquées dans les travaux agricoles, en lien avec le départ en migration des hommes. Les paysannes présentes dans les mouvements de défense des ressources (comités forestiers notamment) réclament des formations pour s’engager dans des plaidoyers pour agir aux diverses échelles, et pas seulement locale.
6À la suite des décennies 1970 et 1980, où le maître mot de l’engagement féministe au Nord était « les femmes sont des hommes comme les autres », la décennie 1990 prône, comme le rappelle Laugier, un renversement des valeurs et une valorisation d’une ontologie féminine centrée sur l’éthique du care (Laugier, 2012). L’ouvrage fait le constat de la marginalisation des femmes en agriculture à la suite de l’application des principes de la Révolution verte depuis le milieu des années 1960. Selon un processus identique à celui connu en Europe, les changements majeurs qui se sont opérés à partir de cette décennie – passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture plus articulée au marché, utilisation de la chimie, de semences améliorées, dans une moindre mesure mécanisation – ont marginalisé les paysannes. Pour des raisons propres aux structures sociales locales, mais aussi en lien avec le contexte patriarcal sous-jacent à ce modèle agricole, les paysannes ont souffert d’un moindre accès aux ressources productives, traditionnellement la terre mais aussi désormais le crédit, l’amélioration des techniques productives avec l’irrigation, les intrants. Éloignées des méthodes « modernes » d’amélioration des processus culturaux, processus dénoncé très tôt par Ester Boserup dans les années 1970, le travail des femmes a été de plus en plus interprété comme un travail reproductif associé au domestique. De fait, l’extension des terres pour les cultures de rente comme la valorisation des céréales par la Révolution verte et l’oubli des cultures vivrières des femmes (dénoncé dans les trois articles de la troisième partie de l’ouvrage) ont eu des effets sur la moindre productivité du travail des femmes. Les effets environnementaux des activités agricoles montrent que les liens de réciprocité des sociétés paysannes vis-à-vis de la nature ont été rompus (Sabourin, 2013) avec la diffusion de ce modèle productif. Les agricultures familiales revêtent un large spectre de situations, (Sourisseau, 2014) avec des inscriptions plus ou moins prononcées au marché et des capacités productives évidemment bien différentes. Les généralisations sont difficiles. L’ouvrage avance cependant l’hypothèse que cette marginalisation constitue aujourd’hui pour les paysannes une opportunité sociétale et économique. Cette mise à l’écart du modèle productif agricole dominant, en contenant le travail des paysannes dans le cadre des relations domestiques, contribue à accentuer les inégalités de genre, mais elle a aussi maintenu le travail des femmes en agriculture dans le contexte d’une plus grande réciprocité vis-à-vis de la nature. C’est notamment à ce titre que les femmes jouent un « rôle indéniable en tant que phytogénéticiennes et conservatrices des ressources végétales génétiques » (Elias). L’éthique du care engage à une redéfinition des liens de réciprocité avec la nature, comme à une redéfinition de la valeur (Guétat et al.). C’est à cette démonstration que se sont attachés les textes de Elias, Howard, Oakley et Henshall Momsen, Pionetti. Les liens des femmes à la cuisine, à l’alimentation représentent des justifications fortes de ces engagements. « En tant qu’espace spécifiquement féminin permettant aux femmes d’acquérir et de mobiliser des savoirs innovants et spécialisés sur les plantes, la cuisine est inextricablement liée au maintien à la fois de la culture et de l’agrobiodiversité tout en demeurant le lieu le plus sous-valorisé de la conservation des ressources végétales génétiques » (Elias). Les femmes à travers le monde, notamment en Amérique latine, s’engagent en faveur de l’agroécologie, mais d’une agroécologie qui pose au cœur de ses combats le féminisme. Le devenir des agricultures familiales repose sur la recherche d’un modèle socio-productif qui allie une réflexion sur les liens agriculture-environnement à une reconnaissance des enjeux de l’égalité des statuts entre femmes et hommes comme à une prise en compte des savoirs écologiques entre les mains des femmes. La non-reconnaissance ou la disparition de ces savoirs renforcent le risque d’un affaiblissement accentué du statut des femmes dans le travail en agriculture et dans les sociétés rurales. Dans ces équilibres à négocier, le travail des femmes sur les exploitations agricoles familiales doit être apprécié dans son articulation entre activités productives et reproductives, entre réciprocité et marché. Pour autant, la valorisation par le marché des savoirs localisés des femmes est également porteuse de ses propres ambiguïtés, entre autonomie et marginalisation (Simenel et al.).
Bibliographie
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Bibliographie
Laugier S., 2012 – À la recherche d’une autre voix (entretien avec Camille Froidevaux- Metterie et Sandra Laugier). Philosophie magazine, dossier spécial « Les femmes sont-elles plus morales que les hommes ? » : 55-57.
10.3917/rdm.042.0247 :Sabourin E., 2013/12 – La réciprocité homme-nature et les dérives de son abandon. Revue du Mauss, « Que donne la nature ? », 42 : 247-260.
Sourisseau J. M., 2014 – Agricultures familiales et mondes à venir. Montpellier, Quae, 360 p.
Auteur
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Hélène Guétat-Bernard
Sociologue, géographe. UMR MA 104 (UTM/ENFA), laboratoire Dynamiques rurales, université Toulouse Le Mirail, Pavillon de la Recherche, 5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9
he.guetat@gmail.com
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