1Depuis les années 1990, de nombreux travaux sont consacrés à l’accroissement du nombre des organisations paysannes en Afrique de l’Ouest, leur diversification, ainsi que l’augmentation de leur rôle dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de développement. Bien que les organisations où les femmes forment la majorité sinon la totalité des membres se soient multipliées en milieu rural depuis les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 au Sahel et suite à l’essor du vivrier marchand ou de la microfinance, leur visibilité est encore limitée. Elles occupent une place réduite dans les travaux qui portent sur le rôle des organisations dans la promotion de l’agriculture et de l’élevage. Cette différence d’intérêts pour les organisations tout comme le développement récent des organisations de femmes suscitent plusieurs questions. La place réduite qui est conférée aux associations de femmes dans un mouvement associatif en expansion est-elle liée à leurs caractéristiques spécifiques, à la position subordonnée des femmes dans les activités productives et à leurs difficultés d’expression dans l’espace public ? Quels sont les impacts de l’accroissement du nombre des organisations de femmes sur leurs conditions de vie, les positions qu’elles occupent dans les espaces ruraux ?

2Pour répondre à ces questions, ma démarche sera fondée d’une part, sur l’analyse de la littérature sur le sujet (articles, études, thèses) et d’autre part, sur des observations issues soit de travaux de recherches que j’ai réalisés sur l’évolution des organisations d’agriculteurs et d’éleveurs en milieu rural, soit d’activités d’appui à leur développement auxquelles j’ai participé dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Mali, Guinée, Niger, Bénin) et centrale (Centrafrique).

3Dans le cadre du plan que je vais suivre, je vais analyser dans une perspective historique les facteurs d’émergence des organisations de femmes, évoquer les échelles territoriales où elles sont les plus présentes, leurs domaines d’activités.

4Ensuite, l’accent sera mis sur les rapports entre les problèmes d’expression auxquels les femmes sont confrontées dans les organisations mixtes et leur incidence sur les formes d’organisation qu’elles privilégient pour s’affirmer.

5Enfin, je m’efforcerai de cerner les impacts des activités des groupements de femmes sur le plan collectif et au niveau de différentes catégories de femmes, en évoquant leurs contributions à la résolution de problèmes concrets et à l’évolution des rapports de pouvoir sur lesquelles les inégalités de genre sont fondées.

L’expansion récente des organisations de femmes

Une émergence tardive des groupements de femmes

6En Afrique francophone, la création de groupements de femmes a été plus tardive que ceux constitués en majorité d’hommes. Ce décalage est lié au processus d’implantation des organisations coopératives en Afrique et à la place que les sociétés patriarcales attribuent aux femmes dans la production agricole. Les organisations de type coopératif dont la création était impulsée par les services d’encadrement, ont été étroitement associées à la promotion des cultures de rente (arachide, coton, café, cacao) qui étaient pour les structures de développement du ressort des hommes. Dans le cadre du processus d’implantation d’organisations coopératives, de nombreux groupements ont été créés au niveau local (village, campement.) pour faciliter la diffusion d’intrants, de connaissances techniques en vue d’accroître le rendement et le niveau des cultures de rente et pour favoriser la commercialisation primaire des productions. Ces groupements coexistaient au niveau local avec différentes associations, dont la création relevait plus d’initiatives endogènes et qui avaient des activités dont les finalités étaient plus diversifiées : organisation d’activités économiques, gestion d’infrastructures communautaires, développement local, intégration sociale. Les groupements étaient alors formés d’hommes chefs d’exploitation ainsi que de jeunes hommes qui avaient un statut d’actif principal en les secondant dans l’organisation de la production agricole. Les femmes qui avaient un statut reconnu de chef d’exploitation étaient rares. Leur activité principale était la production vivrière, mais ce domaine de la production agricole n’était pas la priorité ni des autorités coloniales ni des services de développement rural après les Indépendances dans les années 1960. Selon le témoignage d’une animatrice au Mali, au sein de la Compagnie malienne de développement des textiles (CMDT), qui s’occupait depuis le début des années 1970 de la promotion de la culture cotonnière, c’est seulement à partir de 19811 qu’on a commencé à s’intéresser aux femmes et qu’une cellule a été mise en place pour s’occuper uniquement des problèmes des femmes (Joly, 2008).

7Le fait que les femmes ne soient pas considérées comme des productrices agricoles à part entière explique le manque d’intérêt porté aux organisations de femmes. Leur contribution à la production agricole varie en fonction de leur appartenance ethnique, des systèmes familiaux, des différenciations sociales, de leur âge, de leur position génésique. L’expansion des cultures de rente, les pénuries de main-d’œuvre provoquées par l’exode rural des jeunes, ont accru l’implication des femmes qui était jusqu’alors principalement axée sur l’exploitation de parcelles de vivriers, de jardins de case et la collecte de produits de cueillette. Ainsi, dans l’ouest du Burkina Faso, en milieu bwaba, les épouses et leurs filles sont maintenant associées à toutes les activités agricoles (Traoré et Fourgeau, 2006). En plus de leur participation à la production de céréales sur les champs communs de l’exploitation familiale, elles sont aujourd’hui très sollicitées par les hommes chefs d’exploitation pour la culture du coton qui demande beaucoup de travail lors des périodes de sarclage et des récoltes. L’accroissement des besoins en main-d’œuvre favorise une hausse de la polygamie dans un contexte où les chefs d’exploitation peuvent moins qu’autrefois recourir à l’aide des hommes de la famille à cause de l’éclatement des grandes familles. Les maris, qui veulent remercier les femmes de leur contribution à la production agricole, leur remettent une petite part de la récolte de céréales ou une somme d’argent à la vente de coton. Les obligations de travail des épouses entraînent une diminution du temps qu’elles peuvent consacrer à leurs propres activités agricoles vivrières.

8Bien que les femmes réalisent jusqu’à 80 % de la production vivrière dans certaines régions du continent africain (Bassolé, 1988), leur rôle n’est pas reconnu au même titre que celui des hommes. La contribution de la main-d’œuvre féminine et les besoins des femmes sont souvent sous-évalués dans leurs communautés d’appartenance (Roberts, 1985). Lorsque les producteurs des zones cotonnières de l’ouest du Burkina Faso faisaient le point sur la main-d’œuvre au sein de leurs exploitations lors de l’élaboration en 1993-1994 d’une méthode de conseil de gestion à laquelle j’ai été associé, les femmes qui travaillaient dans l’exploitation familiale étaient comptées comme des demi-actifs. La faible visibilité et l’invisibilité du travail des femmes sont dues en partie aux statuts de dépendants, en l’occurrence d’aides familiales (Charmes, 2005), qui leur sont conférés dans la main-d’œuvre mobilisée pour des cultures de rente sous la responsabilité des hommes.

9Les tâches qu’elles effectuent pour produire des denrées qui contribuent de façon décisive à l’amélioration de la qualité nutritionnelle de plats à base de mil, de riz ou de maïs ou de tubercules ne sont pas perçues comme un véritable travail, mais plutôt comme le prolongement d’activités domestiques en lien avec le statut de la femme. Les épouses doivent gérer individuellement les revenus limités issus de l’exploitation des parcelles de taille réduite qui leur ont été concédées par les hommes. La règle de séparation des budgets au sein des couples (Le Cour Grandmaison, 1979) explique aussi la faible prise en compte par les hommes du travail qu’elles réalisent.

10Un autre facteur expliquant l’émergence tardive des organisations de femmes est leur emploi du temps très chargé lié au cumul d’activités agricoles et domestiques (souvent plus de quinze heures par jour) qui permettent difficilement aux femmes de pouvoir s’engager dans une nouvelle activité collective de travail agricole ou même de participer à des réunions collectives (Bisilliat, 1985). Les activités qui consistent à cultiver, récolter, transformer, transporter, vendre leurs productions ou celles de leurs maris s’ajoutent à des tâches spécifiques de reproduction sociale et d’entretien de la famille comme les soins aux enfants, leur éducation, le ménage, la cuisine.

11Les crises de subsistance dans les pays sahéliens, l’aggravation de la pauvreté en Afrique, vont entraîner une prise en considération de problèmes posés par l’invisibilité du travail des femmes et les inégalités de genre dont elles souffrent et favoriser l’émergence d’organisations de femmes dans les espaces ruraux.

Un développement lié à des facteurs exogènes et endogènes

12Depuis la fin des années 1970, on assiste à une réévaluation du rôle des femmes dans la production agricole sous l’effet de facteurs endogènes et exogènes. Au Sahel, après les grandes sécheresses et les famines des années 1970 et 1980, les femmes ont été très impliquées dans le développement des cultures de contresaison pour faire face aux déficits fréquents des productions céréalières. Le départ de beaucoup d’hommes en exode en début de saison sèche, entre octobre et janvier, à une période favorable à la réalisation de productions maraîchères grâce à la présence de ressources en eau, a conféré un rôle important aux femmes dans la subsistance de la famille. Un grand nombre d’entre elles se sont organisées en groupements, avec l’appui d’ONG, pour cultiver en commun des périmètres maraîchers installés près de forages (Monimart, 1989).

13De plus, la crise des cultures de rente, telles que le café ou cacao dans les pays côtiers (Cameroun, Côte d’Ivoire notamment) depuis les années 1980, a contribué à revaloriser le rôle des femmes et des organisations spécialisées dans la promotion des cultures vivrières. En effet, à cette période, l’essor du vivrier marchand, favorisé par l’expansion des marchés urbains au Cameroun, en Côte d’Ivoire et en Guinée, a conféré un rôle de premier plan aux femmes et à leurs organisations, comme le montrent plusieurs travaux (Guétat-Bernard, 2003, 2011 ; Tujague, 2004 ; Bonnassieux et Diallo, 2009). Ainsi dans l’Ouest-Cameroun, suite à la crise de la culture du café provoquée par la baisse des cours et le vieillissement des plantations, l’apport des femmes bamiléké à la subsistance des familles s’est beaucoup accru du fait de leur implication dans la production et la commercialisation de vivriers. Au Fouta Djallon, dans une région où l’exode des hommes est important, les femmes peules, qui apportaient déjà une contribution essentielle à l’alimentation des familles grâce à la culture intensive de jardins familiaux, ont joué un rôle déterminant dans l’expansion des productions de pommes de terre et d’oignon impulsée par les responsables de la Fédération des paysans du Fouta Djallon.

14Dans le cadre des mutations des politiques de développement rural dans les années 1980 entraînant une réduction des interventions des services de l’État, il y a eu un accroissement du rôle des ONG et des projets financés par la coopération extérieure qui favorisaient l’implication des femmes dans les structures associatives. La fourniture d’aide a été conditionnée par une injonction de regroupement des bénéficiaires, qui pourtant n’était pas nouvelle. En effet, lorsque le développement était organisé par l’État, les producteurs ont été contraints de se regrouper dans des structures pré-coopératives qui disposaient d’une faible autonomie pour accéder à des intrants, bénéficier de ristournes lors de la commercialisation primaire de leurs produits. Mais cette exigence s’est amplifiée avec la diversification des structures de développement qui s’est opérée avec la diminution du rôle des services de l’État. La décentralisation des circuits de l’aide qui, en mettant à disposition des ONG des financements pour des petits projets concernant des organisations locales, a contribué à la multiplication des groupements.

15Ces mutations sont intervenues dans un contexte international qui a changé. À partir de la fin des années 1970, dans le cadre de la décennie de la femme instituée par l’ONU, la place de la femme dans le développement rural a fait l’objet d’une attention nouvelle. De nombreux travaux ont été consacrés aux approches Genre et Développement. La Conférence des Nations unies à Pékin en 1995 a systématisé l’utilisation de cette approche (Baudouin, 2008). Les politiques de développement doivent s’adresser désormais de manière explicite aux hommes et aux femmes (Charlier et Ryckmans, 2003). La création d’un « volet genre » dans de nombreux programmes et projets portés par les ONG et les agences de coopération a également encouragé les femmes à se structurer. Les groupements ont suscité un réel engouement auprès des femmes qui les ont perçus comme des moyens d’accéder à des formations, des intrants, des technologies.

16Dans le cadre des politiques qui visent à réduire les inégalités de genre, un accent particulier a été mis sur le développement de la microfinance afin de permettre aux femmes de mettre en œuvre des activités génératrices de revenus pour acquérir une indépendance financière et renforcer leur confiance en elles-mêmes et améliorer leur statut au sein de la famille (Guérin, 2001). Des programmes de finance solidaire à partir de subventions ont été mis en place pour que les femmes qui avaient de faibles capacités d’épargne puissent obtenir au sein de groupes fondés sur des systèmes de caution solidaire des petits crédits pour faire du petit commerce, transformer leurs productions. En plus de l’octroi de crédits, ces groupes de femmes ont reçu des formations en gestion et ont été incitées à épargner pour monter des micro-entreprises.

17La création d’organisations inspirées de modèles coopératifs occidentaux a été facilitée par l’existence de traditions associatives des femmes en milieu rural qui se manifeste par la prégnance de plusieurs structures anciennes d’entraide et d’intégration. Dans les villages, des groupes formés de jeunes filles de la même classe d’âge exercent depuis longtemps un rôle important dans l’apprentissage des rôles sociaux. Les groupes d’entraide constitués de parentes, d’amies, de voisines contribuent à la réalisation de travaux qui demandent beaucoup d’énergie : par exemple le sarclage, la récolte ou la transformation des produits agroalimentaires. Ces groupes ont différentes dénominations selon les régions : Boguu dans l’ouest du Niger, Gayya en milieu hausa, Ton au Mali, dans l’ouest du Burkina Faso et le nord de la Guinée, Kilé en basse et moyenne Guinée, Mbotaye au Sénégal. Au-delà de leur fonction d’aide matérielle pour la réalisation de travaux, ce sont des espaces de convivialité qui contribuent à la fois à l’intégration sociale et à la consolidation des liens sociaux. Il en est de même des tontines : les cotisations apportées par les membres et les fonds versés à tour de rôle à chacune permettent de faire face aux dépenses pour les baptêmes, les mariages et le démarrage d’une activité économique. Toutefois, les tontines peuvent écarter les femmes qui n’ont pas suffisamment de ressources pour effectuer des versements réguliers (Moussa, 2005).

18Ces organisations traditionnelles restent actives, mais elles se transforment dans des contextes marqués par l’émergence de processus d’individualisation et par la monétarisation croissante des transactions. Ainsi au Sénégal, dans le village de Ker Ganghane, où des associations de femmes existent depuis plusieurs générations, les femmes, en plus du champ collectif qu’elles exploitent, se font payer pour travailler dans les exploitations qui ont besoin de main-d’œuvre (Piraux, 2000). Les logiques économiques prennent de l’importance par rapport aux logiques sociales. Par exemple, au Mali, dans la région de Folona en milieu sénoufo, les tons de femmes ne vont presque jamais dans les champs personnels des femmes parce que ces dernières n’ont pas suffisamment d’argent pour les payer (Rondeau, 1994).

19Cet accès très limité des femmes à la main-d’œuvre agricole a des répercussions importantes sur leur capacité de production en ressources agroalimentaires.

20Ces formes de regroupement endogènes servent souvent de base à la création d’organisations à caractère coopératif. Les actions de sensibilisation menées par les animatrices dans le cadre des projets, les initiatives prises par les villageoises lettrées, celles qui ont vécu à l’extérieur ont contribué à cette mutation du tissu associatif. Les organisations qui se créent sont l’expression de nouvelles formes de solidarité pour faire face à l’insécurité dans un contexte d’amenuisement des capacités des familles à faire face aux besoins d’aide de leurs membres (MOUSSA, 2005).

Des organisations hétérogènes

21Les organisations de femmes qui se sont multipliées dans un contexte de développement des productions vivrières, de la microfinance et de la mutation des politiques de développement sont très différentes. Cette hétérogénéité limite les généralisations (Guérin, 2006).

22D’importantes disparités existent dans la taille des organisations. Beaucoup de groupements se limitent à quelques dizaines de femmes, parfois moins, tandis que d’autres rassemblent plusieurs centaines d’adhérentes. Les organisations se différencient aussi par les fonctions exercées. Certaines ont principalement une fonction de production, c’est le cas fréquent des femmes qui exploitent en commun un périmètre maraîcher. D’autres privilégient une activité de service, comme la fourniture de crédit aux adhérentes, l’appui à la commercialisation de leurs productions. Quelques-unes ont un rôle de représentation. Dans les organisations qui ont atteint une certaine dimension, ces trois fonctions cohabitent. Le dynamisme des organisations constituées en majorité de femmes est inégal. Certaines femmes parviennent à contrôler certaines filières commerciales, c’est le cas des étuveuses de riz au Burkina qui ont constitué une organisation représentant plusieurs milliers de femmes membres de différents types de groupements et d’associations2. Grâce aux formations reçues, à la constitution d’aires de séchage, aux contrôles internes de qualité, la qualité des produits qu’elles mettent sur le marché s’est améliorée, ce qui leur a permis d’accroître leurs débouchés sur place et dans les villes et de vendre le riz étuvé à des prix plus élevés que celui proposé par les commerçants. À l’inverse, on observe de nombreux groupements qui ne sont que des « coquilles vides » ; dans ce cas, la création du groupement n’est pas justifiée par des initiatives endogènes, mais plutôt principalement motivée par la captation de financements extérieurs.

23L’expansion des organisations où les femmes sont très nombreuses est plus marquée dans certaines sphères d’activités : maraîchage de rente, transformation des produits alimentaires, microcrédit. Les productrices représentent 70 % des adhérents de la Fédération des paysans du Fouta Djallon, une organisation qui a joué un rôle majeur dans la progression de la production de la pomme de terre, de l’oignon en Guinée et dans leur commercialisation au niveau national et dans la sous-région (Bonnassieux et Diallo, 2009). Au Niger, les groupements MMD (Mata Masu Dubara) de femmes dont le fonctionnement est fondé sur la distribution de petits crédits à partir des cotisations des membres et des ressources fournies par les projets sont très bien implantés dans plusieurs régions du pays (Alhassoumi, 2012).

24Le dynamisme des organisations de femmes varie aussi selon leur ancienneté et le contexte socioculturel. Ainsi, à cause de plusieurs facteurs, les groupements mixtes et féminins du département de Bignogna en Casamance sont mieux structurés que les groupements de productrices burkinabé de karité, qui sont très hétérogènes (Dardé, 2005). Au Sénégal, des organisations ont pu se constituer librement depuis plus longtemps à cause de l’instauration du multipartisme dès 1981. Au niveau local, il y a une imbrication entre les formes anciennes d’organisation des activités, fondées sur des associations de travail par quartier et les formes nouvelles d’organisation basées sur des groupements villageois et par quartier. Les membres des groupements casamançais, plus impliqués dans des réseaux, perçoivent mieux les enjeux liés aux relations avec l’environnement, l’importance qu’il y a d’entretenir des relations avec plusieurs partenaires. La culture diola en Casamance, qui confère une place importante à la femme dans l’agriculture et la société, a favorisé l’engagement des femmes aux côté des hommes dans les organisations coopératives multifonctionnelles dont les activités portent sur le maraîchage, la transformation des produits agro-alimentaires, le petit commerce.

25La mobilité plus ou moins tolérée des femmes, notamment des femmes en âge de procréer, a une incidence importante sur leur possibilité de s’impliquer dans des organisations. Des disparités existent d’une région à l’autre. Dans le centre et l’est du Niger en milieu hausa (Doka et Monimart, 2004), et au sein de certains groupes d’éleveurs peuls, il est mal vu que les femmes se déplacent à l’extérieur du foyer familial pour participer à des réunions, prendre part à des formations. Ces contraintes entraînent une sous-représentation des femmes dans les organisations qui se sont constituées autour de certaines filières comme l’oignon, l’élevage. Par contre, dans les parties centrales et méridionales du Cameroun, au Togo, au Bénin, où les femmes disposent de plus d’autonomie pour exercer des activités économiques à l’extérieur du domicile familial, la création de groupements est facilitée.

26L’expansion des organisations de femmes, favorisée par le rôle croissant qu’elles exercent dans la subsistance des familles au Sahel et par l’émergence du vivrier marchand dans les zones de cultures de rente, a eu lieu principalement au niveau local ainsi qu’à l’échelle intervillageoise, voire régionale. Mais il y a encore peu d’unions ou de fédérations dans lesquelles l’importance de la place qu’occupent les femmes est reconnue. Ces problèmes sont en partie liés aux difficultés d’expression et d’accès légitime des femmes dans l’espace public

Un accès encore limité à l’espace public

La création de groupements féminins

27L’espace domestique et les espaces de production et de pratiques d’activités génératrices de revenus qui sont situés dans leur prolongement sont souvent considérés comme ceux où les femmes s’occupent et gèrent leurs activités. Dans les milieux où la domination masculine est forte, lorsqu’elles veulent avoir des activités hors de cet espace, ce qui est le cas quand elles participent à un groupement, elles sont souvent obligées de demander la permission à leur mari. Cette séparation des sexes qui s’imprime dans les usages de l’espace ne facilite pas l’expression des femmes dans des espaces considérés comme publics où les hommes échangent et prennent des décisions au nom de la communauté villageoise.

28Lorsque les femmes sont conviées à des réunions où elles sont avec une majorité d’hommes pour établir des priorités pour la collectivité, elles prennent peu la parole, paraissent passives. Elles ne sont pas habituées à ce qu’on leur demande de prendre position. Les problèmes qui sont évoqués en premier lieu sont souvent ceux des hommes, ceux des femmes viennent après. Même quand on parle des affaires des femmes et que les hommes donnent leur avis, celui-ci est souvent entériné par les femmes qui n’osent pas les contredire en public. Dans les comités de gestion d’infrastructures communautaires, tels que les points d’eau, les responsables qui sont en général des hommes les confinent souvent dans des fonctions d’hygiénistes qui sont considérées comme secondaires et comme relevant de leur domaine. D’ailleurs, fréquemment les femmes, qui ont des journées chargées à cause de leurs multiples occupations, ne sont pas prêtes à consacrer du temps à ces tâches qui ne donnent lieu à aucune gratification sur le plan matériel. Elles préfèrent s’occuper des activités qui leur procurent de petites sommes pour nourrir leur famille et couvrir leurs besoins.

29Quand les structures de développement veulent que l’aide contribue à l’amélioration de la situation des femmes, elles sont souvent contraintes de travailler, au moins dans un premier temps, comme le montrent des travaux qui portent sur la promotion des femmes en basse Guinée, uniquement avec des femmes (De Boodt et Caubergs, 1998). Pour contourner les difficultés d’expression auxquelles elles sont confrontées dans des espaces publics où les hommes occupent des positions de premier plan, les femmes cherchent à être ensemble pour améliorer leur situation. Les contraintes auxquelles elles font face et cette attitude prédisposent à la formation d’organisations constituées seulement de femmes.

30La constitution de groupements exclusivement féminins présente certains avantages. Elle permet une expression plus libre des femmes, favorise les échanges entre elles. La vie associative entraîne un élargissement de l’espace social. Les femmes se retrouvent avec des femmes d’autres quartiers et d’autres villages dans un univers qui ne se réduit pas à l’espace domestique, aux relations de voisinage, au village d’origine ou de résidence (Maïzi, 1995). Elles prennent de la distance vis-à-vis des obligations conjugales ou domestiques. Les rencontres régulières entre femmes, les relations amicales qui se créent aident à surmonter les tensions auxquelles les femmes sont confrontées dans leur couple. Dans l’ouest du Cameroun, les associations de femmes deviennent des lieux de médiations entre les villes et les campagnes à travers les réseaux que les femmes organisent, par le biais des informations, des nouvelles connaissances qui circulent (Guétat-Bernard, 2003). Les formations sur la transformation des productions, la nutrition, la fabrication du savon, le petit élevage procurent de nouvelles compétences aux adhérentes des groupements. Leur valorisation à travers la réalisation d’activités génératrices de revenus leur permet d’acquérir d’autres identités professionnelles (Maïzi, 1995). Ainsi, l’apprentissage par les agricultrices burkinabé de techniques de transformation du manioc en attieké et du maïs en gari, à partir des recettes élaborées par des productrices ivoiriennes et béninoises, a permis à celles qui avaient une petite activité de vente de plats préparés d’élargir la gamme des spécialités qu’elles offraient à leur clientèle3.

Utilités et ambiguïtés des groupements féminins

31La constitution de groupements de femmes paraît souvent être un passage obligé qui permet une prise de conscience et l’acquisition de capacités de négociation pour que les femmes acquièrent du pouvoir et défendent leurs positions dans des groupements où il y a des hommes (Ryckmans, 1997). Si cette étape indispensable n’est pas franchie et que la formation de groupements mixtes a lieu de manière précipitée, les femmes se retrouvent à l’arrière-plan dans des positions subalternes. C’est ce qu’a mis en évidence Giorgio Blundo dans les associations créées en milieu wolof dans la région de Koungheul où les hommes et les femmes traditionnellement appartiennent à des organisations distinctes (Blundo, 1992). Dans les bureaux, ce sont principalement les hommes qui occupent les postes directifs. Dans les assemblées, les femmes sont représentées par une femme âgée qui parle en leur nom et approuve en général les décisions qui sont prises par les hommes.

32Toutefois, l’impact de l’action collective dans le cadre de groupes seulement constitués de femmes ne doit pas être surestimé. La création de groupements féminins s’accompagne souvent de la promotion par les structures de développement d’activités considérées comme relevant du domaine des femmes : productions artisanales, transformation de produits alimentaires, cultures de légumes et de condiments dans les jardins. Dans ce cadre, les femmes reçoivent des formations sur différents thèmes – couture, nutrition, fabrication du savon, embouche, aviculture, petit commerce – qui leur procurent des compétences qui aident à la réalisation d’activités génératrices de revenus. Mais la trop grande importance accordée à ces activités entraîne une sous-estimation du rôle que les femmes exercent dans la production agricole, les maintient dans une position qui conforte une vision réductrice d’elles-mêmes centrée sur la reproduction domestique et ne prend pas en compte les problèmes liés au manque de pouvoir des femmes (Gueneau et Lecomte, 1998).

33La formation de groupements mixtes, lorsque les femmes ont pris conscience de leur force et ont acquis des compétences, favorise une coopération dans différents domaines où l’appui des hommes est nécessaire pour améliorer leur situation. Dans différents domaines tels que l’accès à la terre, la réalisation d’activités agricoles qui impliquent un effort physique important, l’accès au crédit à travers des systèmes de cautionnement et la planification familiale, la collaboration avec les hommes est nécessaire. Derrière une femme, il y a un souvent un homme et certaines décisions ne peuvent être prises par les femmes sans qu’ils soient consultés ou au moins informés.

34Mais les relations entre les hommes et les femmes au sein des groupements sont souvent difficiles parce que leurs intérêts divergent. Ainsi, au Sénégal dans l’organisation paysanne de Nioro Thialène, la difficulté à trouver un équilibre entre ce que les hommes et les femmes peuvent retirer des activités de maraîchage a conduit à son éclatement (Blundo, 1992). Les hommes qui se voient confier la gestion de certains équipements parce qu’ils sont mieux formés que les femmes sont souvent tentés d’abuser du pouvoir qu’ils exercent pour en tirer profit.

Une sous-représentation des femmes dans le leadership des organisations mixtes

35Les femmes éprouvent plus de difficultés que les hommes à l’accès aux postes de responsabilités. C’est dans les organisations locales que les femmes accèdent plus fréquemment à des responsabilités. Comme les femmes ont la réputation d’être meilleures gestionnaires que les hommes, parce qu’elles sont confrontées aux difficultés quotidiennes de la subsistance et doivent trouver des solutions pour y faire face, elles sont souvent choisies comme trésorière (Moussa, 2005). Mais plus on monte dans la hiérarchie, plus le nombre de femmes dans les instances dirigeantes se réduit (Ryckmans, 1997). Les contraintes auxquelles sont confrontées les femmes pour accéder au leadership de certaines organisations, où elles représentent la majorité des adhérents, empêchent de percevoir la place réelle qu’elles y occupent.

36Ainsi dans la Fédération du Fouta Djallon, composée de 70 % de femmes, c’est dans les groupements de base que les femmes exercent le plus de responsabilités. Dans les unions, seulement 9 postes sur 64 sont occupés par des femmes, soit 14 % (Curtis et Traoré, 2004). À ce niveau, la plupart des femmes occupent des postes subalternes plus en relation avec des activités traditionnelles d’entretien, de production.

37La sous-représentation des femmes dans les postes de responsabilité est due à plusieurs facteurs. Le faible niveau de scolarisation et d’alphabétisation4 des femmes constitue un obstacle pour leur accès à des fonctions qui exigent de savoir lire et écrire. Comme les femmes ont moins bénéficié de formations techniques que les hommes, elles peuvent plus difficilement occuper certains postes.

38Le potentiel des femmes leaders est aussi limité par des facteurs socioculturels et économiques. Dans les sociétés très hiérarchisées, où la prise en charge de l’ensemble de l’entretien de la famille incombe en principe à l’homme et où les femmes peuvent difficilement exercer une activité économique à l’extérieur de la sphère domestique et en assurer la gestion de façon indépendante, à cause de la réticence du mari et de l’influence de courants islamistes conservateurs, les femmes ont peu l’occasion d’acquérir des compétences et des moyens qui favorisent l’exercice de responsabilités. Par contre, dans les pays côtiers, comme le Bénin, le Togo, où les femmes exercent des activités économiques diversifiées, concernant notamment la production et la transformation de denrées alimentaires, et prennent en charge une partie importante des dépenses d’entretien du ménage, cette acquisition est facilitée. Dans l’ouest du Cameroun, les femmes bamiléké, qui constituent la majorité des membres des GIC5, sont très représentées au poste de leadership à cause du rôle déterminant qu’elles ont joué dans l’essor et le commerce du vivrier et des moyens financiers qu’elles ont acquis (Guétat-Bernard, 2003). Ainsi sur 12 GIC, regroupant une majorité de femmes, 9 sont dirigés par des femmes (Guillermou, 2007). En Casamance, les femmes qui sont responsables de toutes les opérations culturales de la riziculture, s’impliquent activement dans les comités constitués par le Comité d’action pour le développement du Fogny, une organisation qui rassemble une quarantaine de groupements villageois ou de quartiers dans la région de Fogny. Elles participent au comité de coordination qui a un droit de regard sur les barrages de la vallée (Bosc, 2005).

39Bien que le nombre de femmes qui ont accès à des postes de responsabilité progresse, elles obtiennent rarement des fonctions clés. Des postes de chargée de promotion féminine sont créés dans certaines organisations mixtes davantage pour attirer les financements des partenaires étrangers que pour conférer un véritable pouvoir de décision à celles à qui ils sont attribués (Joly, 2008.).

40La faible implication des femmes dans les processus de décision au sein des organisations fédératives est liée à plusieurs facteurs. L’exercice de responsabilités au sein de ces organisations prend beaucoup de temps. Il faut suivre les activités sur le terrain, participer aux réunions qui ont lieu à l’échelle régionale, nationale, voire internationale et rencontrer les partenaires. Les femmes sont moins disponibles que les hommes en raison non seulement du rôle prééminent qui leur est conféré dans la gestion de la maison, mais aussi de l’exercice fréquent d’activités agricoles et extra-agricoles pour faire face à leurs engagements familiaux.

41Les fonds disponibles au sein des organisations pour la prise en charge des leaders sont limités. Une grande partie des tâches qu’ils effectuent ne sont pas rémunérées. Pour être reconnu comme leader, notamment lors de la phase de construction des organisations, il faut se prendre en charge, montrer qu’on a des moyens suffisants pour agir pour les autres. Les hommes ont une assise économique supérieure du fait du contrôle fréquent qu’ils exercent sur les revenus des productions commercialisées au sein de l’exploitation agricole. Cet avantage leur permet de consacrer plus de temps et de moyens à l’organisation, ce qui contribue au renforcement de leur position au sein de celle-ci. L’autonomie des femmes est plus réduite sur le plan financier. Du fait des tâches qui leur reviennent pour l’entretien de la famille, des liens forts qu’elles gardent avec leurs parents, une proportion élevée de leurs gains sont employés à faire face à des dépenses de subsistance, de santé, d’éducation.

42L’accès insuffisant des femmes aux formations sur le leadership et la gouvernance des organisations réduit le nombre des femmes qui peuvent être choisies dans les instances dirigeantes des grandes organisations fédératives. Mais les femmes retenues pour faire partie des instances dirigeantes parfois se placent en situation d’infériorité et de retrait, parce qu’elles manquent de confiance en elles-mêmes et qu’elles ont intériorisé une situation de subordination qui les confine dans la position de garantes de la perpétuation des valeurs familiales. Dans beaucoup de domaines qui relèvent de l’espace public, les hommes sont considérés comme les décideurs et la société n’est pas prête à accepter que les femmes occupent des postes de premier plan. Les responsables des organisations fédératives doivent de plus en plus négocier avec les pouvoirs publics, les partenaires de la coopération internationale, les entreprises qui contrôlent le commerce des intrants et des produits agricoles. Ces espaces de confrontation et de prise de décision sont en grande partie des espaces masculins, où les femmes ont de la peine à se frayer une place.

43Les rares femmes, qui accèdent à des niveaux de responsabilité élevés sont souvent celles qui ont des compétences techniques et une assise matérielle qui suscitent la considération de leurs collègues masculins. C’est le cas de la seule femme qui fait partie des instances dirigeantes de la Fédération des paysans du Fouta Djallon. C’est une grande productrice de pommes de terre qui est ingénieur agronome et à la tête d’une exploitation motorisée. Pour contourner les obstacles auxquels elles sont confrontées, les femmes qui appartiennent à des fédérations composées de nombreux groupements, comme Moribeen dans l’Ouest-Niger où elles représentent 50 % des membres, demandent l’attribution de quotas dans les instances dirigeantes. Mais les leaders associatifs et les femmes qui exercent des responsabilités dans les organisations de producteurs et les ONG n’adhérent pas tous à cette position. Pour la majorité, il faut répondre aux attentes des femmes qui demandent à être mieux représentées dans les instances dirigeantes, mais ne pas imposer des quotas. Cela pourrait se traduire par la désignation de leaders féminins fabriqués, qui n’auraient pas les compétences pour exercer les fonctions qui leur seraient attribuées (Inter-Réseaux, 2010).

44Les initiatives prises par les femmes qui exercent des responsabilités dans les organisations fédératives et les ONG ont abouti à la mise en place d’associations nationales et internationales féminines et mixtes qui tissent des réseaux entre femmes rurales d’Afrique de l’Ouest. Un collège des femmes a été institué au niveau du Roppa, le réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest fondé en 2000 par les délégués des Plates-formes paysannes de 10 pays d’Afrique de l’Ouest. Cependant, la visibilité des organisations faîtières de femmes reste moins forte que celles des organisations faîtières où les hommes sont sur le devant de la scène. Les leaders paysans, qui ont acquis une notoriété sur le plan national ou international, sont pour la majorité des hommes.

45Le fait que les femmes accèdent peu à des postes de responsabilités qui dépassent le niveau local a souvent un impact sur la stabilité de leurs activités et les revenus qu’elles peuvent obtenir. Les productions issues des champs des femmes ou de leurs activités de transformation sont souvent confrontées à des problèmes d’écoulement parce que les organisations de femmes ne maîtrisent pas les circuits de commercialisation. Ainsi par exemple, les groupements de productrices de sésame au Niger et au Burkina retirent une faible partie de la valeur ajoutée issue de la progression des ventes sur les marchés, parce qu’elles ont une faible emprise sur les rouages d’une filière en grande partie contrôlée par des commerçants nationaux qui sont des hommes et des firmes étrangères (Dardé, 2005 ; Alhassoumi, 2012).

46En outre, les femmes qui ont un accès précaire au foncier peuvent facilement être expulsées de terres qu’elles mettent en valeur. Ainsi, au Niger, les femmes de Keita qui ont travaillé durement pendant des années pour aménager des sols dégradés en réalisant des digues antiérosives et en plantant des arbres ont été écartées de l’exploitation de ces terres par les hommes qui revenaient d’exode (Ouattara et Maazou, 2007). Pour que les femmes puissent sécuriser leur accès foncier, il est nécessaire qu’il y ait des conseillères qui puissent faire entendre leurs voix au niveau des communautés rurales qui disposent de pouvoirs dans la répartition du foncier.

47Mais l’impact des organisations de femmes est lié aussi aux priorités que les femmes et que les structures de développement assignent à l’action collective et à la spécificité des dynamiques au sein des différentes organisations.

Des impacts inégaux sur les rapports de pouvoir

Satisfaire en priorité les besoins immédiats

48La participation des femmes à des organisations collectives peut leur permettre d’accéder à des intrants et des équipements. Ainsi, les groupements qui exploitent des sites maraîchers bénéficient souvent de l’appui financier pour obtenir des semences, des engrais ou des arrosoirs, des grillages, des charrettes. L’accroissement des productions qui résultent de la bonne utilisation des intrants et de ces équipements peut contribuer à la réduction de pénuries récurrentes de vivres en période de soudure, comme le montre l’exemple des agricultrices soussou de la région de Kindia en Guinée-Conakry qui exploitaient en commun un périmètre maraîcher (De Boodt et Caubergs, 1998). Les progrès accomplis placent souvent les femmes dans une position favorable pour négocier de nouvelles aides auprès de structures de développement. Les groupements de femmes, dont les capacités d’action sont réduites à cause des ressources modestes provenant des cotisations des membres et de la vente d’une partie de leurs productions, ont fréquemment besoin de moyens complémentaires pour diversifier leurs activités.

49L’adhésion à des groupements peut offrir aussi l’opportunité de participer à des formations qui contribuent à l’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire. Les différentes connaissances acquises lors des cours d’alphabétisation fonctionnelle (lecture, écriture et calcul) peuvent aider à mieux gérer les productions et leur commercialisation. Dans les sessions techniques ou de démonstration, d’autres itinéraires de production, de nouvelles technologies de transformation des productions sont présentés. L’utilisation de nouvelles méthodes, de semences améliorées, d’intrants, d’équipements entraîne un accroissement et une amélioration des productions. Mais seulement une partie des femmes peuvent participer aux sessions en organisation et en gestion destinées à permettre à plus d’adhérentes de maîtriser les principales règles du fonctionnement des organisations, d’avoir des connaissances de base pour mieux gérer leurs activités. Ce sont souvent les femmes qui font partie des instances dirigeantes qui participent aux formations. Les connaissances qu’elles ont acquises sont inégalement restituées. Les femmes qui décident de s’alphabétiser ont souvent de la peine à participer régulièrement aux cours à cause de leurs multiples occupations, des réticences des maris. Elles se découragent aussi à cause de l’importance des efforts qu’il faut accomplir pour arriver à lire, écrire ou calculer dans des contextes caractérisés par la prégnance de l’oralité, la pauvreté de l’environnement lettré et le manque d’opportunités pour utiliser les acquis des formations.

50Les ressources alimentaires obtenues des productions agricoles des femmes sont utilisées en priorité pour mieux satisfaire les besoins immédiats des membres du groupement et de leurs familles, notamment sur le plan de la nutrition et de la santé, et pour sécuriser l’environnement économique et social. Les femmes consolident leur rôle de pourvoyeuse de nourriture de la famille et leur sécurité économique. La résolution de problèmes concrets par le biais de l’accroissement des productions et des revenus est le principal objectif des femmes qui se retrouvent dans des organisations collectives ainsi que dans des projets et des ONG qui leur apportent un appui. L’objectif principal des femmes membres de ces groupements n’est donc pas d’obtenir une transformation des rapports de genre, comme le promeuvent les projets, mais bien plutôt de répondre à des besoins pratiques, immédiats en ressources alimentaires et monétaires (Saussey, 2009 ; Piraux, 2000 ; Ryckmans, 1997).

Des acquis qui procurent plus d’autonomie et de pouvoirs

51Les revenus issus des activités réalisées dans le cadre de groupements peuvent rendre les femmes plus autonomes, moins dépendantes de leurs maris pour faire face à leurs besoins et à ceux de la collectivité. Ils sont en partie utilisés pour des investissements communautaires et individuels (Alhassoumi, 2012) : entreprendre ou développer une activité génératrice de revenus, telle que l’embouche, très pratiquée par les femmes dans les régions de savane et sahéliennes, contribuer au trousseau de la jeune mariée, fournir un apport pour l’implantation d’un forage ou sa réparation.

52La contribution croissante que les femmes apportent à l’alimentation (productions autoconsommées ou vendues) favorise une évolution des rôles dans la prise en charge de la subsistance de la famille. En effet, dans des régions sahéliennes affectées par la baisse de la pluviométrie et la diminution de la fertilité où le mil et le sorgho produits par les hommes ne garantissent plus l’autosuffisance alimentaire, l’apport des femmes s’avère souvent indispensable pour nourrir la famille. Les responsabilités croissantes qu’assument les femmes dans l’alimentation de la famille, dans la prise en charge de dépenses de santé, d’habillement des enfants ou de paiement de frais de scolarité viennent palier les charges financières que beaucoup d’époux ne parviennent plus à assurer.

53L’accès à des services ou des biens dans le cadre de l’action collective permet de contourner en partie les problèmes d’accès à des ressources économiques et foncières auxquelles les femmes font face et qui sont la manifestation de leur subordination. Ainsi, l’utilisation de nouveaux équipements – moulins, charrettes – lorsqu’elle réduit la pénibilité de certaines tâches, peut permettre de dégager du temps pour d’autres activités qui renforcent le pouvoir économique des femmes. Les activités maraîchères des femmes, leurs impacts sur la sécurité alimentaire et la nutrition placent les femmes en position favorable pour négocier un accès plus stable à la terre auprès des maris et des autorités villageoises. L’apprentissage de nouvelles techniques de production dans le cadre des activités des groupements, en favorisant une revalorisation de l’identité professionnelle des femmes, concourt à ces changements.

54Les formations et les expérimentations qui ont lieu au sein des organisations permettent non seulement de mieux maîtriser les itinéraires des productions, mais aussi d’acquérir des savoir-faire qui permettent de les transformer. Les déplacements lors de voyages d’études, les contacts et les échanges avec les femmes d’autres groupements contribuent également à l’acquisition de nouvelles connaissances. La participation aux activités des groupements dans le cadre d’un espace élargi, la confrontation avec les difficultés des femmes d’autres villages ou d’autres régions favorisent une prise de conscience des problèmes communs auxquels les femmes font face et notamment sur les inégalités dans le partage des ressources entre hommes et femmes (Maïzi, 1995).

55Les déplacements que les femmes membres des groupements peuvent être amenées à faire leur procurent aussi plus de liberté et accroissent leur visibilité. Le témoignage d’un responsable associatif du village de Fandène dans la région de Thiès au Sénégal rend bien compte de la place croissante qu’occupent les femmes dans des espaces jusque-là réservés aux hommes et dans les processus décisionnels au niveau local du fait de leur implication dans les organisations paysannes :

« Avant, quand un étranger venait à Fandène, les femmes ne sortaient pas. C’était les hommes qui venaient discuter et les femmes n’osaient même pas assister à l’échange avec cet étranger. C’était dans les années 1970. Et puis, on n’aurait jamais vu une femme déléguée pour une association. Maintenant, quand il y a une association dans un village, en général, il y a deux délégués : une femme et un homme. Et on voit des femmes qui quittent leur village, qui assistent à des séminaires régionaux ou internationaux, cela n’avait jamais existé auparavant. On considérait que la femme était faible, qu’elle ne pouvait rien faire et surtout si elle était mariée, qu’elle ne devait pas laisser son mari et passer la nuit hors de la maison. Et la femme n’avait pas la décision, c’était l’homme seulement. Aujourd’hui, tu vois des femmes qui dirigent des associations, qui sont élues au conseil rural, qui partent en France » (Joly, 2008).

Des avancées inégales et plus d’obligations

56Cependant, l’accès à des espaces publics jusque-là réservés aux hommes correspond souvent plus à des injonctions des institutions de développement plutôt qu’à une véritable mutation des pratiques. Selon Olivier de Sardan (2005), les femmes leaders dotées d’une forte personnalité dans les villages de l’ouest du Niger émergent essentiellement dans le monde féminin, dans des espaces de sociabilité intense (groupes de femmes de quartier, de baptêmes.). Lorsqu’elles doivent participer à des organisations mixtes, composées d’hommes et de femmes, créées par projets, à des partis, leur rôle est limité. Mais les situations évoluent en fonction des dynamiques et des rapports de force spécifiques à chaque contexte. Ainsi, à Kargui Bangou, une autre localité de l’Ouest-Niger, les présidentes des groupements, du fait de la diversité des initiatives qu’elles prennent, sont devenues des actrices de plus en plus sollicitées pour mobiliser les villageois autour des actions de développement local (Oumarou, 2010).

57La participation des femmes au sein de ce type d’action collective est également assortie de plus d’obligations. Par exemple, la mise à disposition par les hommes de façon permanente de terre à un groupe de femmes dans la région de la Comoé dans l’ouest du Burkina a été accompagnée de plusieurs exigences : d’une part, que les femmes travaillent au moins 3 jours par semaine dans le champ familial en plus des 3 jours qu’elles passent dans leurs champs personnels et d’autre part, que les hommes ne donnent plus l’argent de condiments et que les femmes prennent en charge la nourriture de la famille pendant la saison sèche (CESAO, 1996).

58L’amélioration du pouvoir d’achat des femmes se traduit par une contribution croissante à la résolution de besoins pratiques sur le plan de la subsistance et de la santé et par une plus grande sollicitation pour faire face à la prise en charge des difficultés dans ce domaine. Les nouvelles fonctions que les femmes occupent dans les sphères publiques et économiques s’ajoutent à leurs occupations traditionnelles et parfois les alourdissent. L’allégement des tâches que leur procure l’accès à certains équipements (moulins, charrettes) ne compense que partiellement le surcroît de travail que leur impose l’exercice de nouvelles responsabilités.

59L’impact de ces mutations est ambigu. D’une part, la visibilité que les femmes acquièrent du fait de leur implication dans des activités de développement et du pouvoir que leur confère leur participation croissante aux dépenses du ménage va dans le sens d’un rééquilibrage des rapports de genre. D’autre part, le surcroît de travail et de charges qu’entraîne l’augmentation de leurs responsabilités est une manifestation de la permanence des rapports inégalitaires de genre et parfois de leur renforcement. Dans ces milieux socioculturels, où les femmes sont associées à une image de soumission et de gardienne des « traditions » et où le mariage et la maternité demeurent les valeurs qui assurent le plus de reconnaissance aux femmes, les changements qui se produisent ne s’accompagnent pas d’un bouleversement des rapports de genre. Les épouses qui ont acquis un certain pouvoir économique s’efforcent d’abord de préserver la cohésion de l’unité familiale et d’avoir une stabilité matérielle qui garantisse la réussite de leurs enfants (Tujague, 2006).

60Cependant, il est difficile de généraliser. Les femmes ne forment pas un groupe homogène. Les impacts des dynamiques organisationnelles sur la situation des femmes et sur les rapports de genre sont liés à la spécificité des activités des organisations, aux contextes économiques et socioculturels dans lesquels elles s’insèrent, aux différenciations entre adhérentes, aux pratiques de leadership.

Un accroissement des disparités entre femmes ?

61Toutes les femmes d’une même localité ne sont pas regroupées au sein d’organisations (Blundo, 1992). Ces dernières sont majoritairement composées de femmes mariées. Les femmes célibataires, en position d’infériorité, sont exclues de certaines organisations. Celles qui sont mariées mais qui ont des enfants en bas âge et disposent de ressources limitées ont de la peine à participer à ce type d’activités. Selon Joëlle Piraux, les groupements féminins traditionnels reflètent ou respectent la structure hiérarchique de la société dans laquelle ils s’inscrivent. C’est la raison pour laquelle les postes-clés sont aux mains des aînées et des femmes de notables. Ainsi, au sein des groupements de productrices de sésame dans l’ouest du Niger étudiés par Alhassoumi (2012), la catégorie des femmes mères qui n’ont plus d’enfants en bas âge et bénéficient de l’aide de leurs filles et de leurs belles-filles pour les activités ménagères et économiques, exerce un rôle de premier plan. Les femmes proches de la chefferie sont très représentées dans les instances dirigeantes des associations de femmes. Toutefois, comme le montre Hadiza Moussa, dans le cas des villages peuls de l’ouest du Niger, les femmes qui accèdent au leadership des groupements ne sont pas que des femmes de notables (Moussa, 2005). Plusieurs facteurs qui ne sont pas nécessairement corrélés à l’appartenance sociale et à l’âge facilitent l’accès à des responsabilités : ce peut être l’expérience acquise à l’extérieur, la capacité à se déplacer à cause de la situation au sein du couple. Dans les bureaux des associations, on trouve des ex-citadines, des anciennes militantes, des femmes qui ont des maris progressistes, des veuves, des divorcées, parfois des femmes d’ascendance servile qui peuvent se déplacer plus facilement que des femmes nobles pour des activités hors de la sphère domestique. Certaines aptitudes motivent le choix des responsables : capacités à s’exprimer en public, capital social procurant une insertion dans les milieux du développement. La nécessité d’être alphabétisée ou scolarisée pour réaliser les tâches liées à certaines fonctions, comme celle de secrétaire, permet à des jeunes femmes lettrées de jouer un rôle important dans le bureau des associations.

62Les profils qui sont privilégiés dans le choix des responsables, les pratiques de leadership ont une incidence sur les dynamiques sociales et économiques au sein des associations. La prédominance des aînées ou des femmes de notables peut contribuer au renforcement de la dépendance des cadettes ou des femmes de statut modeste. Les groupements peuvent être aussi le lieu de l’émergence de nouvelles élites grâce aux opportunités offertes à des femmes en position d’infériorité sociale pour exercer des responsabilités et acquérir de nouvelles compétences (Saussey, 2009).

63Au sein des associations, l’articulation entre intérêts individuels et collectifs est parfois problématique. Les dirigeantes des organisations sont souvent des femmes très entreprenantes qui peuvent tirer parti de leurs relations avec les institutions de développement et des responsabilités qu’elles occupent au sein des organisations pour renforcer leurs positions sociales et économiques. Leur charisme, les compétences dont elles font preuve en matière d’animation ont une incidence importante sur la cohésion de l’organisation. Leur insertion dans des réseaux, leur capacité à mobiliser des ressources au profit des membres de l’organisation contribuent beaucoup à leur reconnaissance (Saussey, 2009). Ainsi dans les organisations de la microfinance au Sénégal, la reconnaissance des femmes leaders dépend de leurs capacités à faire bénéficier les autres femmes de leurs réseaux commerciaux (Guérin, 2001, 2006). Au sein des associations, les accommodements mis en œuvre sur un mode interpersonnel et de façon discrète – par exemple, les petites sommes prises dans la caisse commune par une dirigeante pour aider une adhérente en difficulté, les gratifications consenties à un partenaire – jouent un rôle déterminant dans l’entretien de réseaux de solidarité, l’élargissement de l’espace social, comme le montrent les travaux de N’Dione sur les groupements de maraîchères à la périphérie de Dakar (N’Dione, 1987).

64Les avantages que les membres des organisations peuvent tirer des services que celles-ci offrent, dépendent en large partie de leur situation familiale, de leurs moyens financiers et de leur capital social. Dans l’étude qu’elle a réalisée sur les groupements mutualistes de la région de Thiès au Sénégal, Khady M’Baye montre que les femmes qui parviennent à obtenir les crédits les plus importants et réalisent les activités les plus diversifiées et les plus rentables (transformation et vente d’huile d’arachide, commerce de tissus, stockage et vente de céréales sur les marchés ruraux et en ville) sont celles qui sont peu prises par des activités domestiques, reçoivent des appuis financiers d’enfants qui travaillent en dehors du village, disposent d’une épargne à la banque et font partie de plusieurs tontines (M’Baye, 2010). Les femmes, qui sont très occupées par l’entretien d’enfants en bas âge, les tâches de cuisine et n’ont pas d’épargne ni d’autres sources de revenus, ne bénéficient que de petits crédits obtenus avec la caution solidaire d’un groupe. Elles l’utilisent fréquemment pour faire un petit commerce près de la concession familiale ou dans le village.

Conclusion

65L’expansion récente des organisations de femmes dans différents secteurs, notamment le vivrier marchand, la microfinance, a conduit à d’incontestables avancées. Elle a permis l’accès à des équipements, des intrants, des services, des crédits, des formations qui ont entraîné dans bien des cas un accroissement de la quantité et de la qualité des productions et une augmentation des revenus des femmes. Les acquis de l’action collective ont favorisé une diversification des activités des femmes. Ils ont été utilisés principalement pour la satisfaction de besoins pratiques, notamment sur le plan de la santé et de la nutrition. La volonté de résoudre les problèmes les plus importants de la subsistance de la famille et de son entretien est en conformité avec les finalités que la majorité des femmes poursuivent en adhérant à des groupements. Elle conforte aussi le rôle nourricier qui leur est conféré dans la sphère domestique. Les effets de l’implication des femmes dans des associations sur leur positionnement dans un environnement social, économique et institutionnel où elles sont en situation d’infériorité sont plus difficiles à cerner. Leur contribution croissante à l’alimentation et aux dépenses de santé entraîne une évolution des rôles masculins et féminins dans le partage des responsabilités pour l’entretien de la famille. La reconnaissance que les femmes acquièrent du fait du travail accompli dans différentes associations, les services dont elles bénéficient suite à leur mobilisation contribuent à une diminution plus ou moins marquée des discriminations auxquelles elles sont confrontées dans certains domaines. Si dans le domaine de l’accès aux services financiers, des progrès importants ont été accomplis, concernant la sécurisation de l’accès à la terre beaucoup reste à faire. La satisfaction de leurs intérêts stratégiques est assortie de plus d’obligations qui accroissent leurs tâches.

66L’impact de la participation des femmes à des groupements varie selon les pratiques de leadership et le mode de fonctionnement des organisations. Les femmes, à cause de leur faible niveau de formation, de leurs difficultés à s’exprimer dans des espaces où les hommes occupent des positions de premier plan, accèdent encore trop peu à des postes de responsabilité dans des organisations qui dépassent le niveau local. Bien souvent, ce n’est qu’une partie de la communauté des femmes qui profite des avantages de la formation des groupements. Les jeunes femmes qui sont très occupées par les tâches domestiques et ont peu de ressources sont désavantagées par rapport à leurs aînées qui bénéficient de plus d’aide pour s’engager dans des activités économiques et associatives. Les associations sont parfois un lieu propice à l’affirmation de nouvelles élites, par le biais des responsabilités qui sont conférées à des jeunes femmes lettrées, à des paysannes qui ont un savoir-faire reconnu. Mais souvent la prédominance des aînées, des femmes de notables dans les instances dirigeantes contribue à la perpétuation de rapports de dépendance.

67Les structures de développement, projets, ONG, ont eu une responsabilité importante dans l’accompagnement des dynamiques organisationnelles en cours. Leurs activités ont été souvent centrées, à travers des appuis de portée limitée, sur une vision réductrice du rôle de la femme, fondée sur la reproduction domestique. Elles ont tendance aussi à soutenir les femmes qui sont le plus en capacité de tirer parti des services qu’elles fournissent. Pour aller dans le sens des intérêts stratégiques des femmes, il faut qu’elles aient une vision d’ensemble de la situation des femmes et que leurs interventions s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion politique qui vise au renforcement de la participation des femmes aux instances de pouvoir à différents niveaux pour réduire les discriminations qu’elles subissent.