Avant-propos
p. 9-10
Texte intégral
1Pendant longtemps en Afrique, les poissons d’eau douce sont restés mal connus des scientifiques et du public. Les voyageurs naturalistes s’intéressaient en priorité aux grands mammifères et aux oiseaux, plus spectaculaires, et surtout plus faciles à observer. L’expédition d’Égypte, il y a plus de deux siècles, fut néanmoins l’occasion de découvrir les poissons du Nil et l’intérêt que portaient les anciens Égyptiens à ces animaux dont certains furent magnifiquement représentés sur les fresques des tombeaux, alors que d’autres étaient sacralisés et momifiés.
2C’est à la fin du xixe et au début du xxe siècle que quelques naturalistes commencèrent à s’intéresser aux poissons des lacs et des fleuves d’Afrique. Plus de 1 000 espèces furent décrites durant cette période. Plus tard, entre les deux guerres, les scientifiques se mettent à considérer les poissons comme source de protéines pour les populations riveraines avec l’idée, déjà bien affirmée, qu’il fallait gérer au mieux cette ressource naturelle pour éviter sa surexploitation. Dans la mentalité de l’époque, il s’agissait d’introduire des techniques modernes de pêche et de conservation du poisson afin de mieux exploiter cette ressource naturelle considérée encore comme abondante.
3Pour bien gérer les stocks de poissons d’eau douce, il était nécessaire de mieux connaître leurs caractéristiques biologiques et écologiques. Mais, avant tout, il fallait pouvoir identifier les très nombreuses espèces peuplant les eaux africaines. C’est pourquoi les recherches ont d’abord porté sur l’inventaire des peuplements piscicoles et la description de nouvelles espèces. Dans l’entre-deux-guerres, pas moins de mille espèces nouvelles furent ainsi recensées. Si ce travail d’inventaire a bien progressé, il est encore loin d’être achevé dans certaines régions d’Afrique. On compte actuellement un peu plus de 3 300 espèces décrites, sachant que plusieurs centaines d’autres sont probablement encore à découvrir et à décrire.
4Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les scientifiques ont commencé à développer des recherches significatives sur la biologie et l’écologie des poissons africains. Les chercheurs français, belges et britanniques ont largement participé à ce développement des connaissances. Durant leurs recherches de terrain, ils ont également contribué à former plusieurs ichtyologues africains, qui font désormais autorité dans leur domaine. C’est également dans les années 1950-60 que l’on s’est posé la question du transfert de technologies en matière aquacole, de l’Asie vers l’Afrique, avec la recherche d’espèces autochtones susceptibles d’être domestiquées pour l’aquaculture.
5Les années 1970 ont été marquées par le début des recherches sur les grands lacs d’Afrique de l’Est. Les conséquences très médiatisées de l’introduction du Lates (capitaine ou perche du Nil) dans le lac Victoria ont suscité de nombreuses recherches sur la faune ichtyologique de ces grands lacs qui hébergent chacun des centaines d’espèces endémiques de petits poissons de la famille des cichlidés. Un peu plus tard, on utilisa les techniques de la biologie moléculaire pour étudier cette faune, unique au monde, qui constitue un excellent modèle biologique pour comprendre les processus à l’œuvre dans l’évolution. Simultanément, de nombreuses recherches sur la génétique des poissons ont apporté de nouveaux éclairages sur leur phylogénie, c’est-à-dire sur leurs relations de parenté.
6Si le poisson constitue avant tout une ressource exploitable, l’activité de pêche possède également ses rites et ses pratiques. Les rites relèvent de la manière dont les sociétés africaines conçoivent le monde. On n’exploite pas impunément la nature, il faut respecter des codes pour accéder à la ressource. Quant aux pratiques, l’extrême diversité des engins de pêche et celle des modes de pêche traditionnels sont autant de manifestations d’un patrimoine culturel, qui s’érode rapidement à l’heure actuelle. La pêche n’est donc pas seulement une activité technique. Elle relève aussi d’un mode de vie, d’une culture, elle structure l’organisation des sociétés qui la pratiquent, en Europe comme en Afrique. Nous donnons ici quelques témoignages de cette période presque révolue.
7En effet, cette culture liée aux « pêches traditionnelles » disparaît rapidement. Le nylon et le plastique ont remplacé les matériaux traditionnels. Les engins ou les pratiques de pêche, qui nécessitaient une main-d’œuvre abondante, ont été supplantés par des engins de type individuel, tels que l’épervier ou le filet maillant. De nombreux villageois se sont endettés pour acquérir ce nouveau matériel alors que le poisson se fait rare dorénavant. En même temps, les modes de régulation de la pêche ont changé. Les modes de gestion traditionnels, basés sur des pratiques communautaires limitant l’accès à la ressource, ont cédé la place à un mode de gestion centralisé. Mais les États ont du mal à faire appliquer la réglementation, et la pêche devient une activité qui échappe le plus souvent aux contrôles.
8Par ailleurs, dans certaines régions, nombre d’agriculteurs sont désormais tout à la fois agriculteurs et pêcheurs, sans en posséder le plus souvent les compétences ni la mentalité. De nouveaux venus cherchent avant tout à réaliser des bénéfices rapides et sont peu regardants sur les moyens employés. Ainsi, il n’est pas rare de voir des rivières dévastées par des insecticides qui, détournés de leur usage agricole, sont illégalement employés pour récolter rapidement du poisson. En outre, si certaines ethnies avaient auparavant des prérogatives sur des territoires de pêche bien définis, la raréfaction de la ressource les conduit, aujourd’hui, vers d’autres lieux où elles ne sont pas forcément les bienvenues.
9Dans les dernières décennies du xxe siècle, les craintes des premiers scientifiques se sont révélées justes. En raison de la pression démographique, la demande en poisson s’est fortement accrue, et l’intensification de la pêche a entraîné la surexploitation de nombreux milieux aquatiques. L’apport de la pisciculture n’est encore que marginal, car celle-ci tarde à se développer en Afrique, alors que les tilapias, poissons d’origine africaine, sont parmi les espèces les plus prometteuses pour l’avenir. L’aquaculture asiatique, voire sud-américaine, en produit actuellement des millions de tonnes.
10Nous abordons dans cet ouvrage les divers éléments du « système-pêche » : systématique, biologie et écologie des poissons africains, pour lesquels nous dressons le bilan des connaissances actuelles, mais également nous avons voulu montrer combien la culture de la pêche a imprégné les sociétés africaines, au travers des coutumes et pratiques des peuples de l’eau. Représentations symboliques, représentations artistiques, ainsi que diversité des engins et des pratiques de pêche témoignent des relations étroites qui se sont établies entre les hommes et leur environnement naturel.
11Ce livre n’a pas le format classique des ouvrages scientifiques. Nous avons fait le choix de diversifier les sources d’information et de privilégier l’iconographie, afin de rendre la lecture plus attrayante pour un lecteur non spécialiste. Nous avons, par exemple, donné la parole à des chercheurs de différentes disciplines et à des pêcheurs, qui témoignent de leurs connaissances théoriques et empiriques des poissons et de la pêche. Nous avons sélectionné quelques extraits de presse pour parler de la période actuelle, ainsi que quelques extraits d’ouvrages anciens pour évoquer le passé. Tous ces témoignages évoquent, bien mieux que nous n’aurions pu le faire, combien les poissons et la pêche font partie de la vie quotidienne en Afrique.
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