1Comment prévoir les quatre prochaines décennies à Dlonguébougou ? Les dernières années ont démontré la difficulté de prédire l’avenir. Peu de gens se seraient attendus aux multiples coups d’État survenus au Sahel, à l’expulsion des forces occidentales et à une nouvelle alliance avec la Russie au Mali, au Burkina Faso et au Niger. On peut toutefois distinguer quelques-unes des orientations plus ou moins positives que le village de Dlonguébougou et sa région pourraient suivre.

2Nous avons exposé dans les chapitres précédents les principaux facteurs qui ont déterminé les différents moyens de subsistance qui s’offrent aux habitants de Dlonguébougou : les conflits autour de l’utilisation des terres, la baisse des rendements du mil, les changements dans les modèles migratoires, la dégradation des relations entre cultivateurs et éleveurs et le recul de la production familiale en faveur de l’individu. Dans le chapitre final, nous avons présenté les défis que posent actuellement les conflits et l’insécurité qui sévissent dans la région, le dérèglement et la variabilité croissante des précipitations, la promotion d’une agriculture irriguée à grande échelle au détriment de l’agriculture pluviale, ainsi que la gouvernance du pays, qui souffre à la fois d’une centralisation excessive et d’un manque de responsabilisation à l’égard des citoyens (Mara, 2019). L’installation d’un gouvernement militaire à Bamako à la suite du second coup d’État de mai 2021 n’a rien fait pour remédier à la centralisation du pouvoir politique, et le statut actuel des conseils décentralisés est incertain. Pays voisin, le Sénégal montre une voie politique différente, avec un gouvernement nouvellement élu qui promet une rupture avec le passé et affiche l’ambition de répondre aux attentes de longue date des jeunes en matière d’emploi et de croissance économique inclusive.

3En ce milieu d’année 2024, le village de Dlonguébougou est placé sous l’autorité du GSIM, qui exige l’adhésion à la loi islamique et à qui les villageois paient des impôts. La situation s’est suffisamment calmée pour que les habitants puissent cultiver la terre et mener leurs activités, même s’ils doivent respecter certaines règles, comme se tenir à l’écart des itinéraires empruntés par le bétail et éviter de cultiver sur les rives des mares où celui-ci est amené pour s’abreuver. Les plus âgés reconnaissent le bien-fondé de certaines des règles qui leur sont imposées, comme l’interdiction formelle de couper des arbres vivants et de fabriquer du charbon de bois. Ayant perdu la majeure partie de leur bétail, volé par les djihadistes, les villageois réfléchissent à la manière de reconstituer leurs troupeaux. Mais, dans leurs conversations, ils expriment un manque d’espoir pour l’avenir, car il est difficile de planifier et d’investir lorsque tant d’incertitudes persistent. Si la situation actuelle est calme et les relations avec le GSIM apaisées, les villageois craignent un nouvel embrasement, ou le retour éventuel de l’armée malienne et de ses alliés russes.

4Si l’on s’en tient au scénario le moins optimiste pour chacun des facteurs exposés dans le dernier chapitre, on peut redouter une continuation des conflits et du chaos dans le centre du pays, et des massacres à répétition entre les groupes djihadistes, les milices ethniques et l’armée. Le gouvernement de Bamako voudra tôt ou tard reconquérir la large bande de territoire actuellement détenue par le GSIM. Mais, en l’absence de négociations politiques et sans résultats probants du recours à la force militaire, il n’est pas certain que cela soit facile dans les vastes espaces qui s’étendent au nord du fleuve Niger, dans la brousse, les pâturages et les terres agricoles entourant des villages comme Dlonguébougou.

5L’une des conséquences du conflit au Mali a été la réticence des investisseurs étrangers à acquérir des terres pour l’agriculture commerciale. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle, on ne voit pas de nouveaux projets tels que le domaine sucrier chinois de N-Sukala, décrit dans ce livre. Pour les paysans, il y a donc moins de risques d’être expulsés de leurs terres et d’être contraints de chercher des terrains agricoles ailleurs. Les alliés russes du Mali sont plus intéressés par les mines d’or que par l’agriculture irriguée. Cependant, alors que les acquisitions de terres à grande échelle sont moins menaçantes, l’insécurité a entraîné le déplacement d’un grand nombre de personnes à travers le Mali. On estime à 7 millions le nombre de personnes ayant besoin d’une aide humanitaire, certaines se trouvant dans des camps à l’intérieur du Mali ou dans les États voisins.

6Dans les zones rurales, où le gouvernement se montre incapable d’investir dans la santé et l’éducation, les flux de jeunes migrants partant vers Bamako, voire des destinations plus lointaines, ou, encore, tentant leur chance en tant qu’orpailleurs se maintiendront. Sans perspectives d’emploi dans le pays, les jeunes hommes se laisseront tenter par l’attrait de l’argent et du pouvoir que procurent les activités illégales, y compris le recrutement dans des groupes djihadistes ou le banditisme. Lorsque les liens entre les migrants et leur famille restée au village se distendent et se rompent, les régions les plus marginalisées perdent tout à la fois leurs revenus, un apport d’idées neuves et l’accès aux nouvelles technologies. À mesure que l’individualisme détrône les valeurs traditionnelles du travail collectif, de l’entraide et du partage des risques au sein du groupe domestique, ceux qui réussissent moins bien que les autres deviennent de plus en plus vulnérables face au dérèglement climatique, au choc démographique, mais aussi face à la paupérisation.

7Pour envisager un avenir plus prometteur, des mesures et des investissements au niveau local, national et régional sont nécessaires. Au Mali, quelle que soit l’administration en place, le gouvernement doit soutenir plus activement, et de façon responsable, toutes sortes d’activités décentralisées, en donnant aux communes et aux associations villageoises les moyens de planifier et de gérer leur propre développement. Cette politique pourrait prendre la forme de financements décentralisés et destinés à renforcer la résilience face aux risques climatiques, sur le modèle des projets pilotes lancés dans la cinquième région du Mali (Near East Foundation, 2016). Si le régime transitionnel se montrait plus enclin à chercher des solutions politiques au conflit qui sévit dans le nord et dans le centre du Mali, il serait moins dépendant de la puissance militaire et des forces russes, et limiterait les dommages causés par une armée qui inspire de la crainte même aux populations civiles. Le International Crisis Group (2024) note qu’il est difficile d’envisager le retour durable de la paix dans le nord et le centre du Mali « sans un processus politique permettant le dialogue, la réconciliation, et offrant des perspectives pour une meilleure gouvernance locale au bénéfice des populations ». Il propose que le dialogue inter-malien envisagé implique des acteurs de la sphère politique, de la société civile et des légitimités traditionnelles, mais également des membres des groupes armés et éventuellement des djihadistes.

8Dans le secteur agricole, l’application de la nouvelle Loi foncière et la mise en place des commissions foncières associées devrait faire l’objet d’une attention toute particulière. Les commissions foncières pourraient garantir une espace de dialogue dans lequel les revendications conflictuelles historiques et complexes autour des précieuses ressources que sont les terres, l’eau, les sols et les pâturages pourraient être résolues de manière pacifique, au cas par cas. Un intérêt renouvelé pour l’agriculture en zone sèche pourrait aider les agriculteurs à mieux intégrer le bétail dans leurs techniques de culture, à augmenter la fertilité des sols, à identifier et à diffuser des variétés de semences à cycle court, et à promouvoir le reverdissement des territoires à travers le pays. Si le développement de l’agriculture irriguée est jugé comme essentiel dans tous les cas de figure, il convient alors de mettre en place de meilleurs mécanismes de compensation pour les acteurs qui en souffrent le plus, en leur attribuant par exemple leurs propres parcelles irriguées.

9En réaffirmant les valeurs collectives du bien-être commun et d’une responsabilité mutuelle ouvertement assumée par les différents détenteurs d’autorité, on pourrait contribuer à faire reculer la tendance actuelle à l’individualisme au profit de conceptions plus collectives. Le mot bambara foroba signifie cette mise en commun de personnes, de biens et de main-d’œuvre en faveur d’un objectif commun. Ensuite, renforcer les liens entre les migrants et leurs familles restées au village permettrait aux régions les moins favorisées de tirer un meilleur avantage du départ de leurs fils et de leurs filles vers d’autres horizons. Enfin, si des projets tels que le programme de Daouna généraient des avantages locaux concrets et significatifs, comme de meilleures routes, des investissements dans des forages et des jardins maraîchers, ou une plateforme pour discuter et planifier l’avenir de la rive nord, la démonstration serait faite que le gouvernement a bel et bien la volonté d’écouter et de satisfaire les priorités locales. En somme, en reconnaissant la valeur, la culture et les connaissances de villages tels que Dlonguébougou, il serait possible d’initier un cercle vertueux qui aiderait les communautés à réinvestir dans l’aménagement des terres agricoles et qui les aiderait à assurer leurs propres besoins durant les prochaines décennies.

10L’aggravation du conflit en Afrique de l’Ouest exige une stratégie internationale commune sur le plan militaire, politique et économique, capable de démanteler l’écheveau d’intérêts (géopolitiques, idéologiques et financiers) qui alimente le chaos dans le Sahel. Toutefois, c’est devenu beaucoup plus difficile étant donné la décision des trois régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger d’expulser toutes les troupes occidentales, de faire entrer les forces russes et de reporter indéfiniment les élections. L’Europe a tout intérêt à stabiliser le Sahel et à l’aider à se développer sur une voie durable et pacifique. Comme proposé par Montpetit (2024), « un nouveau pacte pour le Sahel, s’appuyant sur les enseignements tirés de l’Alliance pour le Sahel et d’autres initiatives, est nécessaire pour mobiliser des ressources nouvelles et ambitieuses en faveur du développement de la région. Un partenariat renouvelé entre les pays du Sahel, leurs dirigeants actuels et la communauté internationale au sens large (au-delà de l’Europe et de l’Amérique du Nord) – pour accroître les investissements dans la consolidation de la paix et le dialogue intercommunautaire, le développement inclusif, l’énergie, les infrastructures et, surtout, une gouvernance efficace – peut libérer le potentiel du Sahel et s’attaquer aux causes profondes de l’instabilité et de l’inégalité qui alimentent la violence ». De telles perspectives prometteuses pourront encourager les jeunes Maliens à rester dans la région plutôt que d’emprunter les pistes vers la Libye et de risquer une traversée vers des pays de moins en moins disposés à les accueillir.