Introduction

1Ce dernier chapitre examine les perspectives pour la population de Dlonguébougou et de la région au sens large, en s’appuyant sur l’évolution des conditions de vie depuis 1980, sur les forces en jeu et sur les scénarios les plus probables à la suite des événements récents survenus dans la région et dans le pays. Les chapitres précédents ont décrit la façon dont la population a fait face à de multiples problèmes et comment elle a tiré le meilleur parti des opportunités qui se sont présentées au cours des quatre dernières décennies. La pandémie de Covid-19 a eu relativement peu d’impact sur les villageois, aucun décès n’ayant été attribué au virus137. Cependant, les économies du Mali et plus largement du Sahel ont été ébranlées par le blocage mondial qui en a résulté, ce qui a contribué à générer de la frustration pour les jeunes générations, évidente dans les manifestations de la mi-2020 qui ont en partie mené au renversement du président Keita.

2Les problèmes majeurs pour les villageois découlent de la situation d’insécurité actuelle, des changements du régime pluviométrique, de la rareté grandissante des terres et des pâturages, de la croissance démographique ainsi que de l’évolution des ménages et, enfin, des impacts de la création d’une grande plantation de canne à sucre irriguée à 40 km de là. Cette étude portant sur quatre décennies a montré que de forts niveaux de risques et d’incertitude persistent, malgré toute une succession de projets de développement, et ce en raison d’une association de facteurs : variabilité des précipitations, sécheresses, maladies, accidents de la vie et impacts négatifs de la politique gouvernementale. Pour y répondre, les habitants misent sur la diversification de l’agriculture, de leurs investissements et de leurs sources de revenus. Ils comptent aussi sur leur réseau familial et amical pour se protéger du mieux qu’ils le peuvent. L’appartenance à un grand ménage et le maintien de réseaux sociaux protègent en partie contre les risques. Les très grands groupes domestiques dénombrés à Dlonguébougou (avec une taille moyenne de 33 personnes, et cinq ménages comptant plus de 100 membres) sont beaucoup plus importants que ceux que l’on peut trouver ailleurs en Afrique de l’Ouest. Ils constituent une forme institutionnelle remarquable, au sein de laquelle les personnes ont des droits et des responsabilités, avec une combinaison d’activités collectives et individuelles.

3Avec l’arrivée d’un grand nombre d’agriculteurs migrants venus du sud et de l’est138, l’un des changements les plus frappants à Dlonguébougou est le passage de l’abondance des terres à leur raréfaction croissante durant les vingt-cinq dernières années. On relève de nombreux impacts négatifs associés à l’installation d’une nouvelle plantation de canne à sucre : à la fois dans le voisinage immédiat du projet, en raison des dommages causés par les oiseaux ravageurs, de l’expulsion des agriculteurs de leurs terres agricoles coutumières et de la pollution des approvisionnements en eau, mais aussi dans une périphérie plus vaste, en raison du déplacement de milliers de personnes.

4L’investissement dans l’irrigation agricole est généralement arbitré en fonction du rapport entre les coûts et les bénéfices au sein de la zone concernée par le programme ; on peut cependant faire valoir qu’une évaluation plus juste devrait englober les coûts et les bénéfices au niveau de la région au sens large.

5De grands changements dans les attitudes et les valeurs se sont produits au sein de la communauté villageoise : la prépondérance de l’activité collective mobilisant une main-d’œuvre familiale s’est affaiblie en raison d’un intérêt accru pour le gain individuel139. En 1980-1982, les villageois avaient déclaré que le renouveau marqué de leur engagement dans les activités collectives représentait un changement récent, associé au déclin des champs d’arachide personnels, lui-même causé par les sécheresses des années 1970. Il est difficile de définir les causes de ces changements d’attitude, mais ils me semblent liés aux tendances mondiales actuelles du consumérisme. L’évolution vers l’individualisme à Dlonguébougou se traduit aujourd’hui par une explosion de la consommation, de nombreux habitants appréciant la multiplication des commerces et la possibilité d’acheter de nouveaux produits. Les villageois reconnaissent que leurs désirs et leurs besoins se sont accrus par rapport au passé ; les vêtements chics, les téléphones portables et les motos sont très recherchés. Le chef du village se plaint de cet individualisme, qui d’après lui va trop loin : « Quand nous sommes désunis, comme maintenant, toutes nos fortunes en pâtissent. Si les gens trouvent quoi que ce soit, ils le mettent dans leur poche… C’est chacun pour soi140. » Comme le fait remarquer un autre vieux villageois : « Dans le passé, le ménage était riche et les individus pauvres, mais maintenant, les individus ont de l’argent et les ménages sont démunis141. »

6La transition vers l’individualisme découle en partie des valeurs acquises lors des migrations, et en partie de l’éternel antagonisme entre intérêt individuel et intérêt collectif, résumés par les termes de jonforo et de foroba142. Si les villageois ont toujours eu des contacts avec des personnes hors de leur village, ces contacts se sont multipliés, les gens quittant désormais le village durant de longues périodes : pour gagner de l’argent, pour trouver une nouvelle vie ou encore pour élever leur famille à Bamako, à la capitale. Bien que les gens qui partent aient toujours conservé des liens avec le village, ils disent que leurs enfants vivront en ville. Quelques familles du village investissent dans l’éducation de leurs enfants, pour leur offrir des qualifications professionnelles allant au-delà du secondaire. Cependant, nombreux sont ceux qui ne voient pas l’intérêt d’envoyer leurs enfants, et surtout leurs filles, à l’école.

7La plupart des habitants du village s’accordent à dire que leur situation s’est améliorée depuis 1980 grâce à de nouvelles activités et à leurs investissements. Le forage de puits s’est intensifié dans les années 1970 et 1980, ce qui a entraîné un fort développement des échanges « eau contre fumier » avec les éleveurs transhumants et une amélioration notable des rendements de mil ; dans les années 1990, de nombreuses personnes ont ouvert des petits commerces afin de générer des revenus supplémentaires. Les champs de sésame se sont généralisés dans les années 2000 et, aujourd’hui, les panneaux solaires sont devenus l’investissement de prédilection.

8Les cycles d’investissement suivent un schéma similaire : quelqu’un revient au village avec une idée novatrice ; deux ou trois voisins copient l’idée ; d’autres observent et évaluent les résultats ; et lorsque l’idée a fait ses preuves, tout le monde leur emboîte le pas à la première occasion. Cependant, ceux qui sont capables d’investir précocement dans le cycle en retirent les plus grands bénéfices, comme dans le cas du forage des puits. Pour être un agriculteur prospère, il faut faire de gros investissements en équipement (charrues, charrettes, bœufs de trait, ânes, puits et bétail) et maîtriser sa main-d’œuvre. L’agriculture est difficile pour les ménages les plus petits et les plus pauvres, car ils ne disposent pas des équipements essentiels et ils ne peuvent mobiliser que peu de main-d’œuvre. Dans le village, à moins d’un coup de chance, leur avenir à long terme paraît sombre.

9De nombreux agriculteurs reconnaissent qu’ils doivent faire évoluer leurs techniques agricoles, étant donné la forte baisse de fertilité des sols et la diminution des pâturages à la périphérie du village. Les villageois de Dlonguébougou n’ont plus le monopole de l’accès à l’eau, aux pâturages et au fumier. La plupart des cultivateurs utilisent de petites quantités d’engrais chimique mélangées à des semences au moment des semailles. Une certaine forme d’intensification de l’agriculture constituera un passage obligé pour améliorer les rendements. Cependant, les tendances pluviométriques ne sont pas prometteuses. Bien que le village ait reçu un volume de précipitations annuelles plus élevé en 2016-2018 qu’en 1980-1982, celles-ci sont moins prévisibles, notamment en début et en fin de saison des pluies.

10Il existe également de nombreuses incertitudes liées à la politique et à l’action gouvernementale. Des villages comme Dlonguébougou considèrent le gouvernement davantage comme une menace que comme le garant de leurs droits civiques. Les villageois de Dlonguébougou ne savent pas s’ils seront englobés dans la zone d’irrigation ou s’ils resteront à sa périphérie, avec les effets néfastes induits par cette proximité. Si la nouvelle Loi foncière semble leur ouvrir des droits sur le territoire coutumier, on peut néanmoins douter de son efficacité face à de puissants intérêts à la recherche de terres. Les jeunes hommes et femmes sont confrontés à de nombreux choix possibles : rester au village, partir pour Bamako ou migrer encore plus loin. En tenant compte de la condition des femmes et de l’accès limité à des méthodes de contraception efficaces, la croissance démographique devrait se poursuivre, entraînant une augmentation de la pression sur les terres, l’eau et les sols, ainsi que la création de nouvelles petites villes et de nouveaux villages. Si de nombreuses personnes ont quitté le village, leur identité reste malgré tout façonnée par cet endroit, par ce paysage et par ce modèle de société.

11Un certain nombre de tendances prévisibles détermineront les perspectives auxquelles les gens seront confrontés pour assurer leur subsistance, que ce soit à Dlonguébougou ou ailleurs. Il existe aussi d’autres facteurs de changement moins prévisibles. Ce dernier chapitre examine cinq facteurs majeurs qui vont orienter les choix possibles pour les habitants de Dlonguébougou : les conflits et l’insécurité survenus depuis 2012 au Mali et dans la région du Sahel ; la croissance démographique et son évolution probable ; l’imprévisibilité croissante des régimes pluviométriques et climatiques ; la croissance économique et les investissements effectués à Dlonguébougou et dans sa région ; enfin, les pressions croissantes sur les terres et les pâturages. Le chapitre se poursuit par une réflexion sur l’impact de l’aide au développement sur la vie du village et des villages voisins. Les perspectives sur l’avenir de Dlonguébougou seront présentées en dernière partie.

Conflits et insécurité

12Comme décrit au chapitre 2, le Mali et le Sahel sont frappés depuis 2012 par l’aggravation d’une série de conflits imbriqués tant au niveau local que national et régional. Les conflits et l’insécurité actuels concernent les régions du nord et du centre du Mali et débordent sur les États voisins. De nombreux groupes, dont les motivations se recoupent, sont disséminés au Sahel : les groupes djihadistes radicaux souhaitant instaurer la charia ; les groupes ethniques revendiquant une plus grande autonomie ou l’indépendance ; les jeunes sans emploi ; un grand nombre de citoyens ordinaires qui n’apprécient pas la mauvaise gouvernance, la corruption et la centralisation du pouvoir des gouvernements successifs de Bamako (Benjaminsen et Ba, 2018 ; International Crisis Group, 2016). Si le gouvernement militaire mis en place à la suite du second coup d’État de mai 2021 a adopté une approche plus ferme contre la corruption – comme en témoignent ses tentatives d’assainissement de la Compagnie nationale d’électricité Énergie du Mali –, la majorité des habitants des zones rurales reste soumise aux exactions du groupe armé qui contrôle la zone dans laquelle ils se trouvent.

13En se livrant au commerce des armes et de la drogue, aux enlèvements et au trafic de migrants à travers le désert (Walther, 2017 ; Thiam, 2017), les gangs criminels transnationaux, souvent étroitement associés à des groupes armés, bénéficient de l’espace de non-droit créé par ces conflits. Le Mali et le Sahel au sens large présentent bon nombre des critères qui caractérisent le « piège de la fragilité » dans lequel plusieurs des pays les plus pauvres d’Afrique sont englués (Commission on State Fragility, Growth and Development, 2018). Cet ensemble de facteurs, qui se renforcent mutuellement, comprend aussi une faible croissance économique, le chômage, des groupes de populations antagonistes dotés de fortes identités et, enfin, un État considéré comme sans légitimité et donc prêt à être pillé par ceux qui peuvent prendre le pouvoir soit par le biais d’élections, soit par tout autre moyen. L’État dispose de rentrées fiscales très limitées, dépend grandement des fonds de l’aide internationale et dispose de capacités limitées pour assurer les services de base. Les forts exploitent les faibles, et les intérêts privés priment sur les objectifs publics à long terme. Même si un soutien international permet de pallier temporairement les problèmes, les solutions doivent forcément être dégagées au plan national : elles doivent s’appuyer sur des étapes simples générant des emplois et assurant la sécurité ; rétablir les institutions étatiques ; mettre en place un objectif commun et des systèmes de gouvernance responsables (Commission on State Fragility, Growth and Development, 2018).

La croissance démographique

31Cette recherche a montré l’importance de la croissance démographique dans le village de Dlonguébougou, la population ayant triplé en trente-cinq ans, entre 1981 et 2016. La croissance démographique du Mali a été globalement similaire. On s’attend à ce que la population totale passe de 24 millions en 2024 à 45 millions en 2050, un quasi-doublement. Cette prévision se base sur une baisse attendue du taux de fécondité par femme, qui passerait de 6,5 à entre 3 et 4 à l’horizon 2050 si l’on s’appuie sur les expériences récentes du Kenya, de l’Éthiopie et du Rwanda. Les estimations pour la région de Ségou montrent que la population devrait passer de 2,7 millions en 2018 à 4,6 millions d’ici 2035, puis atteindre les 6,5 millions à l’horizon 2050, ce qui implique plus du doublement des surfaces cultivées d’ici 2035. La densité de population actuelle dans la région de Ségou est de 42 habitants/km² ; elle pourrait atteindre 72 habitants/km² d’ici 2035 (Sourisseau et al., 2016).

32Un doublement des surfaces cultivées d’ici 2035 signifierait que les champs occuperaient alors 45 % de toutes les terres. Une telle croissance de la pression démographique pourrait engendrer certaines conséquences. Premièrement, le flux de personnes partant vers les villes de Ségou, Sikasso et Bamako ou vers des destinations plus lointaines va s’amplifier. Deuxièmement, une intensification de l’agriculture est essentielle : d’une part, pour accroître la productivité et, d’autre part, pour passer à des cultures de plus grande valeur, là où les précipitations et l’accès au marché rendent cette option viable (Tiffen et al., 1994). Troisièmement, le mouvement de populations d’agriculteurs vers les zones moins densément peuplées au nord se poursuivra, de façon saisonnière ou permanente. Cela générera une hostilité croissante ainsi que des conflits avec les communautés pastorales, qui ont besoin de ces terres pour le pâturage. Ces questions sont abordées plus en détail dans la partie « Pressions sur les terres » ci-dessous.

33Au Mali, les femmes ont actuellement de six à sept enfants en moyenne, l’un des taux de fécondité les plus élevés au monde, similaire à celui du Niger, du Burundi, de la Somalie, de l’Ouganda ou de la Tanzanie. Ce taux élevé résulte de la pauvreté associée aux mariages précoces, à l’héritage des veuves et à l’absence de toute forme efficace de contraception. Le niveau d’éducation des femmes adultes est faible, et le taux de scolarisation des filles est beaucoup plus bas que celui des garçons, tant en zone rurale qu’urbaine (photo 50).

Photo 50 | Les filles sont moins scolarisées : effectif d’une classe à Dlonguébougou (octobre 2016).

34Un ralentissement de la natalité est donc peu probable dans un avenir proche. Les femmes des villes ont moins d’enfants que celles des zones rurales, le taux moyen tombant à cinq dans les zones urbaines. De nombreuses femmes et filles des campagnes partent en migration à Bamako pour gagner de l’argent. Durant leur séjour, elles sont en contact direct avec de nouveaux modes de vie et de pensée. Cependant, on ne constate guère de changement des mentalités, tant chez les femmes que chez les hommes, quant au statut des femmes et des filles ou encore à l’importance accordée par la tradition au mariage et à l’éducation des enfants150. Les tentatives de réforme de la condition des femmes de 2009, avec des amendements apportés à la législation familiale malienne, ont été accueillies de façon très hostile par les organisations islamiques : plusieurs prédicateurs ont réussi à mobiliser de grandes manifestations à Bamako et ailleurs pour tenter de repousser les propositions visant notamment à donner des droits d’héritage égaux aux femmes et aux hommes, ou encore à faire passer l’âge minimum du mariage à 18 ans. Le classement annuel 2022 des pays africains établi par la fondation Mo Ibrahim montre que le Mali se place en milieu de liste (37^e sur 54 pays) pour la gouvernance globale, mais en bas de classement (45^e sur 54) pour le statut politique, juridique et économique des femmes151. Le mariage et ses préparatifs restent des éléments clés dans la vie des jeunes femmes. Comme on l’a vu au chapitre 7, les jeunes femmes migrantes de Dlonguébougou travaillent pendant plusieurs années pour gagner l’argent nécessaire à l’acquisition de l’important « trousseau de la mariée » requis pour faire un bon mariage.

35Au cours des trente-cinq dernières années, le taux de survie des enfants s’est considérablement amélioré, en particulier chez les enfants de moins de 5 ans. L’historique des naissances à Dlonguébougou entrepris en 1981 montre que près de la moitié des enfants décédaient à cette époque avant leur cinquième anniversaire (Hill et al., 1983). Aujourd’hui, la moyenne nationale est tombée à un sur huit, et le village a bénéficié de cette amélioration152. Dans les zones rurales telles que Dlonguébougou, cette augmentation importante mais récente du taux de survie des enfants n’a pas été compensée par une baisse équivalente du taux de natalité. Même si les femmes font de leur mieux pour espacer les naissances, afin d’éviter l’arrivée d’un nouvel enfant avant que le précédent ait au moins 2 ans et sache marcher, réussir à concevoir et à élever six enfants ou plus jusqu’à l’âge adulte reste encore un sujet de fierté. Un meilleur accès à l’éducation, des opportunités économiques et une contraception efficace pourraient aider les femmes et les jeunes filles à se marier plus tard et à espacer davantage les naissances. Cependant, le taux de natalité restera probablement élevé, étant donné la longue période de fertilité des femmes durant leur vie conjugale.

Tendances climatiques et pluviométriques

36Le chapitre 3 présente les régimes des pluies passés et présents pour Ségou et Dlonguébougou. Ceux-ci n’indiquent qu’un rétablissement partiel des valeurs moyennes à long terme du volume total de la pluviométrie après les sécheresses des décennies 1970 et 1980 et mettent en lumière une forte variabilité d’une année à l’autre. Avec le réchauffement climatique et l’évolution des grands cycles atmosphériques (Taylor et al., 2017 ; voir chap. 3), les spécialistes du climat pensent que les précipitations au Sahel deviendront encore plus variables et perturbées. Les données scientifiques montrent également que le désert du Sahara se réchauffe plus rapidement que le Sahel : le cycle de l’eau connaît par conséquent de fortes variations, qui entraînent des périodes de précipitations et de sécheresse plus intenses. Le rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) de 2022 reconnaît les limitations des bases de données disponibles pour modéliser la pluviométrie en Afrique de l’Ouest153 : le Sahel est en effet situé dans une zone de recouvrement de plusieurs grands systèmes météorologiques. Certains modèles climatiques indiquent que le volume des précipitations pourrait augmenter au cours des trois prochaines décennies ; d’autres prédisent un déclin. Les modélisations récentes montrent clairement que les variations de température de l’océan constituent le déclencheur principal des sécheresses et des pluies diluviennes en Afrique. Quand les eaux de l’Atlantique Sud se réchauffent par rapport à celles du Nord, la probabilité de sécheresse au Sahel augmente. Par conséquent, la pluviométrie du Sahel dépendra en partie de la façon dont le réchauffement climatique affecte les différentes parties de l’Atlantique. Ce facteur climatique prédominant est également amplifié par les changements d’affectation des terres provoqués par l’homme (Giannini, 2016).

37Indépendamment des précipitations totales reçues durant la saison des pluies, la volatilité accrue de la pluviométrie et le raccourcissement de cette dernière rendent encore plus cruciales les stratégies de répartition des risques, le renforcement de la résilience des systèmes d’agriculture et des moyens de subsistance, comme nous le verrons dans la partie suivante. Sourisseau et al. (2016) montrent qu’il est possible que la période végétative au nord du fleuve Niger passe de cinquante à cent jours aujourd’hui à moins de cinquante jours, ce qui rendrait l’agriculture très aléatoire, même en disposant de variétés de mil à cycle de croissance très court. Pour moins dépendre des cultures pluviales, les agriculteurs et les agroéleveurs devraient se diversifier : petites parcelles irriguées, accent mis sur l’élevage, recours à un éventail d’activités non agricoles. Certaines personnes partiront probablement à la recherche de terres et de sources de revenus dans les régions plus humides vers le sud, comme cela s’est produit dans les années 1970 et 1980, quand de graves sécheresses ont poussé plusieurs millions de Maliens et de Burkinabè accompagnés de leurs troupeaux vers la Côte d’Ivoire ou le Ghana, à la recherche de terres agricoles et de pâturages. Mais la terre est également devenue plus rare dans les pays côtiers, compte tenu du grand afflux de migrants, ce qui a conduit à une hostilité croissante à l’égard des personnes d’origine sahélienne.

38La difficulté de vivre de l’agriculture décourage les jeunes hommes de suivre les traces de leurs parents. Dans le cadre d’une enquête réalisée en 2016 auprès de 130 ménages ruraux de la région de Ségou, 74 % des jeunes hommes âgés de 15 à 24 ans ont déclaré vouloir quitter leur village, Bamako étant la destination de prédilection (Sourisseau et al., 2016 ; Kirwin et Anderson, 2018). 28 % d’entre eux ont déclaré vouloir émigrer hors du Mali, principalement vers l’Europe. Sur les jeunes femmes interrogées, 61 % ont dit qu’elles pensaient s’établir hors de leur village d’origine ; parmi elles, 97 % souhaitaient aller vivre à Bamako ou dans une autre grande ville. Le chapitre 7 décrit l’attrait de la migration pour tous les jeunes de Dlonguébougou et la proportion importante de personnes qui partent loin de chez elles, souvent pendant plusieurs années ; il s’agit en partie d’acquérir une expérience du monde et en partie de gagner de l’argent pour satisfaire divers besoins. Si Dlonguébougou fidélise mieux ses jeunes que d’autres villages où les pressions foncières sont plus intenses, le modèle du grand ménage bambara n’a plus son attrait d’antan. Les jeunes migrants originaires de Dlonguébougou et installés à Bamako souhaitent aider leur famille en envoyant de l’argent et de la nourriture ou en investissant dans un jardin irrigué : ils n’imaginent cependant pas retourner vivre au village. Le siège de Dlonguébougou par les djihadistes, qui a entraîné la perte de la majeure partie du cheptel bovin, a également eu comme impact de diminuer l’attrait de la vie dans le village.

Le développement économique dans la région de Ségou

39Le chapitre 6 décrit l’évolution des investissements à Dlonguébougou, avec l’adoption d’innovations telles que les puits, les petits commerces ou les panneaux solaires. Les données montrent le dynamisme de l’économie locale, l’augmentation de la valeur des biens par habitant dans le village et la diversification des investissements au détriment du bétail. Il passe en revue les options économiques qui s’offrent à Dlonguébougou, les nouvelles formes que ce dynamisme pourrait prendre au cours des trois à quatre prochaines décennies, et la façon dont il pourrait être lié à des avancées économiques et techniques plus larges.

40Les opportunités économiques des habitants de Dlonguébougou reposent en premier lieu sur les marchés et les ressources immédiatement disponibles sur leur territoire ; en deuxième lieu, sur ceux de la région de Ségou ; et, enfin, sur un ensemble de nouvelles activités qui se développeront à travers l’Afrique de l’Ouest en rapport avec les liens créés par les migrations. Les villageois s’accordent pour dire qu’un meilleur réseau routier constitue la grande priorité : ils affirment qu’ils pourraient gagner plus d’argent s’ils étaient mieux reliés à Ségou. La distance et la mauvaise qualité des routes font qu’il faut deux heures à moto pour se rendre sur les marchés de Ségou ou de Dougabougou. Par conséquent, il existe des écarts de prix significatifs entre le village et la ville154.

41Avec ses marchés ouverts à de nombreux biens et services (OCDE, 1998), l’urbanisation a été un facteur de croissance économique majeur dans toute l’Afrique de l’Ouest, entraînant une croissance rapide des villes secondaires et des petites villes, ainsi que l’essor de capitales telles que Bamako. Ségou est une ville commerçante importante depuis l’époque précoloniale et elle compte actuellement une population d’environ 300 000 habitants. Elle n’a cependant pas conservé son importance au plan national et, comme une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, elle dépend d’une économie largement informelle.

42Le « secteur informel », qui comprend l’agriculture, la transformation des produits agricoles et de nombreuses petites entreprises manufacturières ou de services, emploie 75 % à 90 % de la population à l’échelle nationale : vu son ampleur et son dynamisme (Allen et al., 2018), il ne peut être ignoré.

43Le secteur modernisé actuel de la région de Ségou se limite à la zone rizicole irriguée de l’Office du Niger et aux rizeries connexes, ainsi qu’aux industries établies en partenariat avec la Chine : usine textile de la Comatex, sucreries de Sukala et de N-Sukala. Ségou n’a pas d’activité minière notable. L’égrenage du coton était autrefois une activité importante, mais la production et la transformation se sont délocalisées vers Sikasso au sud et Kayes à l’ouest. Ségou abrite une université, et un pont doit être construit sur le Niger pour relier la ville à la rive nord. Cependant, avec la relative proximité de Bamako et l’amélioration des 240 km de route entre ces deux villes, de nombreuses personnes ayant des emplois et des responsabilités à Ségou passent en fait l’essentiel de leur temps à Bamako et font la navette. On dit qu’une grande partie de la richesse de Ségou est maintenant investie à Bamako. Néanmoins, le prix du terrain à Ségou et dans sa périphérie a augmenté, car la spéculation immobilière se déplace de la périphérie de Bamako vers les autres villes. Les personnes les plus aisées ont déjà acquis des terrains à proximité du débouché prévu du nouveau pont, dont la construction sera effectuée par des entreprises chinoises. Dlonguébougou est trop éloigné et mal desservi pour être concerné par cette bulle spéculative. Un ménage du village a cependant fait construire une maison à la périphérie de Ségou pour prendre pied dans l’économie urbaine. La construction du nouveau pont sur le Niger à Ségou rendra la ville plus accessible depuis Dlonguébougou et accélérera la traversée du fleuve, qui se fait actuellement à bord de pirogues ou d’un ferry irrégulier (photo 51).

Photo 51 | En attendant la construction du nouveau pont, de longues pirogues noires continuent de transporter les gens de Ségou sur la rive nord du Niger (mars 2017).

44La réussite économique de la région de Ségou reposera sur la résolution des conflits dans l’ensemble du pays, mais aussi sur la qualité du leadership de la ville et sur son poids politique. Le gouvernement du Mali avait lancé en 1992 un programme de décentralisation qui avait pour objectif de transférer les pouvoirs décisionnaires et les ressources vers les régions du pays ainsi que la mise en place des communes. Cependant, les financements disponibles pour ce processus étaient faibles et d’autres facteurs concouraient à la concentration des pouvoirs à Bamako. Depuis la chute du président IBK en 2020, ce processus de décentralisation n’a pas été une priorité pour le régime militaire. En même temps, l’administration militaire a fait passer le nombre de régions de 10 à 21.

45À Dlonguébougou, la prospérité dépend surtout des revenus des migrations. Les chapitres 6 et 7 ont montré que, par le passé, de nombreux biens possédés par les ménages avaient été acquis par de jeunes hommes qui investissaient leurs revenus dans une nouvelle charrette, une charrue, une moto ou un panneau solaire. Par conséquent, si ces migrants parvenaient à accroître leurs revenus durant leurs périodes de migration, ils pourraient investir davantage à leur retour, assurant ainsi une plus grande prospérité au village. Le PIB du Mali a augmenté de 5 % par an depuis 2010, en grande partie en raison de l’augmentation des ventes d’or et de coton, principaux produits bruts d’exportation du pays. Or le secteur minier aurifère formel ne crée qu’un nombre limité d’emplois et n’offre qu’une imbrication limitée avec le reste de l’économie. La production de coton concerne quelque 170 000 familles rurales du sud du Mali, qui doivent faire face à des coûts de production élevés et à des marges réduites. Avec seulement 2 % du coton transformé sur place, ces emplois ne génèrent qu’une valeur ajoutée très limitée. La situation politique et sécuritaire actuelle dissuade d’investir dans de nouveaux domaines ou de développer les entreprises existantes. En l’absence de nouveaux investissements, les mouvements migratoires en direction des régions côtières d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb devraient prendre plus d’ampleur. Cependant, le départ précipité du Mali de la Cédéao pourrait rendre plus difficiles ces déplacements vers les pays côtiers.

46Certains analystes affirment que « l’économie numérique » est une solution miracle pour les pays africains, qui pourraient ainsi brûler l’étape de l’industrialisation et passer directement au secteur des services pour assurer emplois et croissance (WEF, 2016). Il est vrai que l’Afrique a affiché un taux de croissance record pour la téléphonie mobile : les abonnements en Afrique de l’Ouest ont presque doublé entre 2010 et 2017 pour atteindre un taux de pénétration de 47 %, tandis que la population connectée à Internet est passée de 2 % en 2005 à 24 % en 2018 (GSMA, 2018). D’autres, en revanche, mettent en doute le potentiel de l’économie numérique et y voient au moins autant de menaces que d’opportunités. Par exemple, l’ubérisation crée des emplois, mais avec de bas salaires et une forte précarité. Les systèmes numériques conduiront probablement à une automatisation massive des secteurs manufacturiers et de l’assemblage de base au niveau mondial : les trois quarts des emplois des industries manufacturières simples d’Asie du Sud-Est seront menacés par la robotisation au cours de la prochaine décennie (Lutkenhorst, 2018). Elle pourrait faire obstacle au premier pas de l’industrialisation des pays africains. Cependant, selon d’autres analystes, il ne faut pas tenir compte des estimations trompeuses et trop alarmistes sur les pertes d’emplois associées à l’automatisation.

47En pratique, les progrès techniques apportent généralement de nombreux avantages et créent de nouvelles opportunités, non seulement pour les processus de production, mais aussi par la refonte des systèmes d’échange des biens, des services et des idées. Certes, l’innovation technique perturbera les emplois, mais le résultat dépendra de la façon dont ce changement sera accompagné (Pathways for Prosperity Commission, 2018).

48Des pays comme le Mali sont encore peu industrialisés et mal intégrés dans les chaînes de valeur mondiales. Les droits de douane sont faibles, et le franc CFA est surévalué : il est donc difficile pour les producteurs locaux de concurrencer les produits d’importation, souvent moins chers et de meilleure qualité que la production nationale (Nubukpo, 2015). La Chine a été capable de produire et de vendre des produits très peu chers à l’échelle globale, portant un coup aux productions locales et conduisant les économies africaines plus développées, telles l’Afrique du Sud et l’Égypte, à une « désindustrialisation prématurée » (Rodrik, 2016, 2017). Le commerce des vêtements d’occasion, très développé, offre par exemple des produits bon marché aux clients urbains, mais il a au passage affaibli les industries nationales du textile et de l’habillement. Dans le passé, c’est grâce à la croissance industrielle et au secteur manufacturier que les nations ont réussi leur transformation structurelle et se sont dotées d’économies plus diversifiées, les industries développant des liens avec un tissu de fournisseurs et de sous-traitants en amont et en aval. Il est peu probable que l’industrie du numérique génère des emplois à revenu élevé pour la majorité des Maliens : le pays aura toujours besoin d’investissements dans ses infrastructures et ses institutions pour soutenir sa croissance (Pilling, 2018 ; Pathways for Prosperity Commission, 2018).

49L’association de la téléphonie mobile, de l’arrivée de la couverture 4G et de l’électricité fournie par les cellules photovoltaïques offre des possibilités de croissance et de diversification à un village tel que Dlonguébougou (qui a peu de chances d’être avant longtemps relié au réseau électrique). L’accès au réseau téléphonique était très irrégulier, en particulier durant la saison des pluies, les portables ne parvenant à capter le signal qu’à la périphérie du village. L’antenne-relais la plus proche était située à Doura, le siège de la commune, à 30 km. Fin 2018, Orange Télécom a installé une antenne à environ 15 km plus au sud, ce qui a grandement amélioré l’accès au réseau, tant pour les appels que pour les services 4G. Cela permet aux villageois d’accéder plus facilement à l’information, de trouver des clients pour leurs affaires et de rester en contact avec leur famille et leurs amis. Les services bancaires mobiles et l’accès aux services d’État devraient s’améliorer et permettre aux habitants de se rapprocher d’autres villages confrontés à des défis similaires. La connexion à Internet pourrait également apporter de nombreux avantages aux élèves de l’école locale une fois celle-ci rétablie, en leur permettant d’accéder à des supports pédagogiques : l’accès à des cours en ligne viendrait suppléer les capacités actuelles limitées155 et améliorerait ainsi grandement la qualité de l’enseignement. Dans le domaine de la santé, la responsable du dispensaire pourrait contacter des référents médicaux à distance afin d’obtenir des conseils, et elle pourrait assurer un stockage réfrigéré plus fiable pour les médicaments. Il pourrait également être possible de relier une partie des 160 panneaux solaires possédés par des particuliers à un micro-réseau capable d’alimenter des machines de plus grande puissance pour le traitement des récoltes, le travail des métaux, le broyage du mil ou le pompage de l’eau. Si un moulin était installé, les femmes pourraient être débarrassées de la corvée quotidienne du pilage.

50Ainsi, le potentiel offert par ces technologies est important : encore faut-il que les habitants de Dlonguébougou en saisissent l’opportunité. Les pionniers dans ce domaine seront sans doute ceux qui ont vécu loin du village, qui ont vu comment les choses se font ailleurs.

51Il faut noter que l’impact de ces nouvelles technologies n’est pas que positif. Si ces innovations numériques aident à « sauter une étape » en matière de développement économique, elles ont également été mises à profit par les groupes djihadistes : ces derniers ont lancé des campagnes sur les réseaux sociaux pour déclencher des mouvements insurrectionnels, pour préparer des attaques, des enlèvements et d’autres activités criminelles. Les vidéos montrant les attaques d’un groupe contre un autre s’échangent sur Internet, tandis que les applications bancaires mobiles permettent aux passeurs et aux trafiquants d’extorquer de l’argent à ceux qu’ils transportent ou enlèvent.

Les pressions sur les terres

52Comme décrit dans le chapitre 4, les villageois de Dlonguébougou ont vu un afflux important de familles paysannes venir sur leur territoire à la recherche de terres cultivables. La proportion des terres cultivées par rapport aux terres disponibles autour du village est passée de 2,6 % en 1980-1982 à 6,2 % en 1995 et à 28 % en 2018. Une partie de l’augmentation des superficies cultivées découle de la croissance démographique du village et de l’utilisation généralisée de charrues tirées par des bœufs. Mais le passage de l’abondance à la rareté des terres s’explique en grande partie par l’arrivée massive d’agriculteurs migrants, expulsés de leurs terres à l’est de Dlonguébougou. Cette migration a été déclenchée par la création d’une nouvelle grande plantation de canne à sucre – N-Sukala – qui a pris les terres de villages tels que Tékéna, N’Golobabougou et Témou (voir chap. 4). Même en l’absence de perte directe de leurs champs, les dégâts sur les récoltes de mil causés par les oiseaux ravageurs attirés par les rizières ont incité les agriculteurs proches de la zone irriguée à rechercher des terres cultivables ailleurs.

53Cette pression sur le foncier agricole a plusieurs conséquences. D’abord, une perte de fertilité des sols, car le bétail des éleveurs transhumants ne vient plus comme auparavant engraisser les champs après la récolte. Ensuite, la multiplication des champs a repoussé au loin les zones de pâturage : cela rend difficile les mouvements des troupeaux entre les points d’abreuvement et les pâturages, ce qui crée des tensions en raison des dégâts causés aux cultures. Les relations entre les agriculteurs bambara et les éleveurs peuls se sont ainsi considérablement dégradées au cours des vingt dernières années. Enfin, les habitants de Dlonguébougou ressentent une perte de contrôle sur leur territoire et sur les ressources qui y sont associées, causée par cet afflux massif de personnes venues cultiver « sur leurs terres » ou y faire paître du bétail. Ils anticipent une concurrence effrénée sur les maigres ressources encore disponibles et se plaignent de ce que la brousse est maintenant « pleine de gens et de bétail ». Ils dénoncent l’augmentation des vols d’animaux, l’abattage des arbres pour faire du charbon de bois et la disparition de la faune, qui prive les sociétés de chasse de gibier. Un des rares effets positifs de la présence des djihadistes a été d’interdire la coupe des arbres pour la fabrication de charbon et pour la vente de bois de chauffage.

54Le village de Dlonguébougou se situe en bordure de la zone irrigable qui est placée sous l’autorité de l’Office du Niger. Les villageois se demandent s’ils doivent essayer d’acquérir quelques parcelles de terre dans le périmètre irrigué ou bien rester concentrés sur les cultures pluviales et le bétail.

55En pratique, tout comme les villageois déplacés par le projet N-Sukala, ils ne seront pas consultés. Toutefois, leurs champs étant implantés sur des sols sableux plutôt qu’argileux, ils sont moins susceptibles d’être absorbés par un nouveau projet d’irrigation pour des cultures sucrières ou rizicoles. Lorsqu’ils évoquent les possibilités de développement pour des villages comme Dlonguébougou, les responsables gouvernementaux ont tendance à imputer la responsabilité des faibles rendements agricoles aux villageois eux-mêmes, qui auraient surpâturé et surexploité la terre – et seraient donc les victimes de leur propre bêtise. La notion de « désertification » est souvent utilisée comme modèle narratif pour justifier le délaissement des zones d’agriculture pluviale (Toulmin et Brock, 2016). Cependant, comme on le verra dans l’encadré 15, les terres arides du Sahel peuvent reverdir et pourraient devenir plus résilientes à condition de mettre en œuvre des innovations techniques et institutionnelles.

Le développement de l’irrigation et l’avenir de l’Office du Niger

56Pour des régions comme le Sahel, soumises à des précipitations faibles et imprévisibles, l’agriculture irriguée semble une réponse tout indiquée pour assurer l’approvisionnement en nourriture et les moyens de subsistance (Malabo-Montpellier Panel, 2018). Au cours des dix dernières années, le gouvernement malien, les bailleurs de fonds, les investisseurs et les banques de développement ont beaucoup poussé à l’irrigation des terres, qui concerne aujourd’hui moins de 5 % des surfaces agricoles en Afrique. Ainsi, en 2013, le Forum de haut niveau sur l’irrigation au Sahel qui s’est tenu à Dakar, au Sénégal, a identifié l’agriculture irriguée comme l’une des priorités pour garantir la sécurité alimentaire à la suite de l’impact grandissant du changement climatique. Six pays du Sahel ont fait part de leur intention d’accroître les superficies sous irrigation contrôlée de 400 000 à 1 000 000 ha avant 2020 ; ils ont appelé à des investissements publics et privés pour en permettre la mise en œuvre156. Pourtant, quelques voix s’élèvent pour poser une question fondamentale : la résilience du système alimentaire national sort-elle effectivement renforcée de l’investissement des maigres capitaux disponibles dans l’agriculture irriguée, notamment si cela se solde par le déplacement de milliers d’agriculteurs qui doivent ensuite être relocalisés et conduit ainsi à la disparition de nombreux hectares de pâturages et de cultures à forte valeur en plaine inondable ?

57Pour le gouvernement du Mali, l’Office du Niger a été le principal vecteur d’investissement dans l’irrigation depuis sa fondation dans les années 1930, avec des équipements en barrages, canaux et autres infrastructures. Aujourd’hui, cette zone produit principalement du riz, du sucre et des légumes sur 120 000 ha. Le plan stratégique de l’Office du Niger pour 2020-2030 tablait sur un objectif de 200 000 ha à l’horizon 2020, grâce au soutien combiné de fonds publics et d’investissements du secteur privé (encadré 14 ; Ministère du Développement rural, 2015). Une croissance aussi soutenue, de plus de 10 000 ha par an, n’a pas été atteinte. L’objectif révisé de 200 000 ha d’ici à 2035 semble plus réaliste et impliquerait un rythme de croissance annuelle de 4 000 ha.

58La lenteur de cette expansion ne suit pas le rythme de croissance de la population agricole installée dans la zone de l’Office du Niger et permet encore moins de proposer des parcelles de plus grande superficie ou des terrains aux nouveaux agriculteurs157. Une autre stratégie consisterait à passer de la riziculture à des cultures à plus forte valeur, telles que les fruits et légumes, ou encore à améliorer l’exploitation et l’entretien du système hydraulique afin de s’assurer que les agriculteurs reçoivent de l’eau au bon moment et au bon endroit.

59Il y a actuellement plus de vingt avant-projets de barrages sur le fleuve Niger. L’ancien président guinéen Alpha Condé avait déclaré en 2017 que le barrage de Fomi, sur un affluent du Niger situé en amont du Mali, constituait une priorité : celui-ci doit générer de l’électricité pour le secteur minier guinéen et les alumineries158. Le barrage de Fomi pourra stocker l’eau des crues saisonnières et les relâcher durant la saison sèche, ce qui augmenterait grandement la disponibilité en eau d’irrigation durant la saison sèche au Mali. On estime que 330 000 ha de terres irriguées supplémentaires pourraient alors être mis en culture dans la zone de l’Office du Niger, et que cela permettrait en outre une double récolte sur les 120 000 ha existants.

60Cependant, les conséquences de la retenue d’énormes quantités d’eau du fleuve Niger suscitent des inquiétudes croissantes. En aval du barrage de Markala près de Ségou, l’immense plaine inondable du delta intérieur du fleuve Niger couvre une superficie de plus de 30 000 km² : ce delta fournit des moyens de subsistance à plus d’un million de personnes qui vivent de la pêche, de la riziculture et de l’élevage sur les pâturages de décrue (photo 52). C’est aussi une région d’une grande importance pour la biodiversité en Afrique – juste après celle du delta de l’Okavango au Botswana – et qui est une étape pour des milliards d’oiseaux migrateurs et un site reconnu par la Convention de Ramsar. Après l’achèvement du barrage de Fomi, le nouveau régime fluvial limitera la hauteur et la durée des crues. Pendant les années de sécheresse, une grande partie du delta intérieur du Niger ne recevra pas suffisamment d’eau pour permettre de cultiver ou créer suffisamment de pâturages, ce qui aura des conséquences négatives pour les nombreuses personnes qui en tirent leur subsistance. On estime que la mise en service du barrage de Fomi représentera une perte d’au moins 100 millions de dollars US159 pour les moyens de subsistance dans le delta intérieur du Niger. Ces pertes infligées à de nombreux éleveurs, agriculteurs et pêcheurs du centre du Mali ne peuvent qu’aggraver le ressentiment envers l’État central.

Photo 52 | Image satellitaire montrant le système d’irrigation de l’Office du Niger (au centre à gauche) et le delta intérieur du Niger (à droite) en 2019.

61L’agriculture irriguée propose une vision saisissante de « ce à quoi l’agriculture moderne devrait ressembler ». En offrant une maîtrise apparente de l’eau et des terres, ainsi que des rendements potentiels de plus de cinq t/ha pour le riz, elle semble n’avoir que des avantages. Or, si l’on étudie la question de plus près, les choses semblent plus compliquées.

62Une étude de 2017 portant sur l’agriculture irriguée au Sahel montre que les coûts des projets sont systématiquement sous-évalués et que les projections de rendement sont en revanche bien trop optimistes : en réalité, l’agriculture irriguée s’avère un moyen de croissance très coûteux pour assurer l’approvisionnement alimentaire du Sahel (Bazin et al., 2017). Les lancements de nouveaux projets d’agriculture irriguée semblent ne tenir aucun compte des résultats récents, car les projets de grands barrages ont un attrait à la fois en termes d’image, mais aussi d’intérêt financier. L’expérience montre que, sur la masse des personnes déplacées par de tels programmes, seules un nombre très limité, voire nul, d’entre elles reçoivent une compensation équitable, qu’il s’agisse d’une indemnité, d’une relocalisation ou d’un emploi. La divergence entre les coûts et les bénéfices attendus se solde par des déficits toujours plus grands pour le projet d’irrigation, compromettant la viabilité de l’entretien des équipements ainsi que les finances publiques. L’État contracte habituellement un ensemble de prêts auprès de bailleurs institutionnels et d’organismes de prêt pour financer la construction des infrastructures d’irrigation. Si les rendements sont inférieurs aux prévisions, l’écart doit alors être comblé par d’autres sources de financement. Dans de nombreux cas, ces projets agricoles irrigués deviennent un fardeau financier majeur pour l’État, car les rendements sont trop faibles et les agriculteurs trop pauvres pour supporter les coûts d’entretien. L’infrastructure se détériore alors au fil du temps et elle nécessite des prêts complémentaires pour financer les réfections périodiques.

63De nombreux agriculteurs ont également du mal à gagner leur vie au sein des zones irriguées. Dans la zone de Selingué, en amont de Bamako, seul un agriculteur sur quatre atteint le seuil de rentabilité par le biais de l’agriculture irriguée ; trois quarts des agriculteurs exploitants se trouvent en dessous du seuil de pauvreté officiel. Ceux qui réussissent le mieux travaillent des terres irriguées situées aussi hors zone, notamment les terres de « bas-fonds », en dehors du projet principal, où ils cultivent des fruits et légumes à forte valeur. Nombre des ménages les plus pauvres travaillent à la fois sur des parcelles irriguées et des champs pluviaux de mil, et ils élèvent du bétail dans des pâturages plus éloignés. Pour ces ménages, la parcelle irriguée ne constitue que l’un des éléments de leur ensemble de biens et d’activités. Le gouvernement s’est focalisé sur la construction de nouveaux projets d’irrigation, mais prête moins d’attention aux autres facteurs qui pourraient rendre la riziculture économiquement viable : un meilleur accès aux prêts d’équipement (pour les charrues, bœufs et batteuses), des tailles de parcelles viables ou encore la réduction des importations de riz à bas prix.

64L’agriculture irriguée a également eu de nombreux effets induits néfastes sur les systèmes de subsistance des zones sèches environnantes. Comme le montre l’exemple de la plantation de canne à sucre de N-Sukala, ces effets ne sont jamais pris en compte. Les programmes d’irrigation et les grands barrages bloquent les itinéraires de transhumance du bétail et détruisent des zones de riches pâturages dans les plaines inondables. Le recours intensif aux pesticides et aux engrais chimiques dans la zone irriguée pollue la nappe phréatique et l’eau potable ; les eaux qui stagnent toute l’année dans les canaux et les étangs augmentent le risque de paludisme ; les tisserins (oiseaux nicheurs) causent d’énormes dommages aux cultures céréalières voisines. Même lorsque les études d’impact environnemental et social sont correctement effectuées, elles prennent rarement en compte les effets induits sur l’environnement et les habitants des régions voisines.

65Si l’on prend le cas du site de N-Sukala, l’expulsion des agriculteurs hors de leurs terres a eu des impacts négatifs qui se sont fait sentir à plus de 50 km à la ronde : le contraste avec le triomphalisme du rapport de responsabilité sociale des entreprises de Sukala ne pourrait être plus criant.

Comparaison des systèmes irrigués et pluviaux

66Lorsque l’on visite une zone irriguée en saison sèche, on est surpris par le paysage d’un vert vif et par la végétation luxuriante au beau milieu d’une région dénudée et poussiéreuse. On peut sentir l’humidité de l’air, entendre le bourdonnement des insectes ou le coassement des grenouilles et percevoir le foisonnement de la vie et de la végétation dans ces zones humides. Durant les six mois de la saison sèche, les zones non irriguées voisines sont très différentes, avec leurs champs fauchés, leurs pâturages pelés et un vent chaud qui souffle sur la brousse. La plus grande partie de la population est alors partie en ville pour y gagner de l’argent. Mais, même au plus fort de la saison chaude, en mars, un œil exercé peut discerner que la végétation de ces terres arides est tout simplement en sommeil et qu’elle n’attend que la pluie pour revivre. Les signes avant-coureurs de ce renouveau sont visibles : les arbustes et les arbres commencent à fleurir et à produire des feuilles, comme le jasmin sauvage (photo 53). Durant la saison des pluies, le contraste entre les zones irriguées et les zones arides est beaucoup moins frappant. À cette période, les chercheurs, les représentants des bailleurs et les représentants de l’État se font rares : les routes sont en effet quasi impraticables et le « tourisme de développement rural » est à l’arrêt (Chambers, 1979). Cependant, durant ce semestre, les zones agricoles pluviales se transforment en une mosaïque de tons de vert, avec des champs de mil et de sésame ainsi que les vastes pâturages où poussent les graminées vivaces et annuelles. Les villages sont en effervescence avant l’aube. Les habitants déjeunent tôt avant de partir aux champs, pour mettre à profit les pluies limitées et pour mener leurs troupeaux sur des pâturages frais.

67L’incertitude hydrique du système pluvial sahélien est une question centrale pour toutes les stratégies de subsistance et d’investissement, pour la diversification des biens et des activités, ainsi que pour la place tenue par l’élevage : dans ce contexte, le rôle de ce dernier est important, dans la mesure où le cheptel est moins vulnérable et constitue une réserve en capital. Cette incertitude et la vulnérabilité qu’elle génère peuvent être gérées de plusieurs façons : soit en essayant de contrôler le système, soit par le biais d’une réponse adaptative (Stirling, 2010 ; Kratli, 2015 ; Behnke et al., 1993). Les stratégies de contrôle supposent une maîtrise des problèmes techniques au sein d’un environnement gérable et prévisible. Ces stratégies reposent souvent sur des systèmes hiérarchisés et sous-estiment le niveau réel d’incertitude. Les stratégies adaptatives adoptent en revanche une approche « d’apprentissage par la pratique » et reconnaissent les avantages d’une répartition des pouvoirs : elles ne cherchent pas à « maîtriser » les personnes ou l’environnement. Les zones arides du Sahel sont complexes et sujettes aux risques. C’est l’exemple typique d’un système intrinsèquement imprévisible, qui requiert à la fois des outils politiques et de gouvernance pour soutenir des réponses adaptatives. La diversification et les capacités locales d’innovation doivent être encouragées pour renforcer la résilience, et cela passe par le renforcement d’institutions décentralisées160.

Photo 53 | En mai, à l’approche des pluies, le jasmin sauvage produit des fleurs blanches parfumées (2016).

68Parallèlement, il existe des solutions intermédiaires entre l’agriculture par irrigation et l’agriculture en zones arides, notamment par le biais de systèmes d’irrigation à petite échelle, placés sous le contrôle des agriculteurs et présentant moins d’inconvénients majeurs (Woodhouse et al., 2016). Les agriculteurs utilisent largement les terres basses inondables existantes (les bas-fonds) pour la culture de fruits et de légumes. Des méthodes simples de collecte de l’eau de pluie peuvent également jouer un grand rôle, en améliorant les conditions de croissance des cultures durant la saison des pluies. Des techniques traditionnelles comme le creusement de trous d’ensemencement et la construction de cordons pierreux sur courbes de niveaux freinent l’érosion de surface (Reij et al., 1996). Une irrigation de complément à partir de puits peu profonds et de pompes peut également maintenir une humidité suffisante pour les cultures, surtout lorsque les pluies faiblissent en mi-saison ou se terminent précocement.

L’apport de l’aide au développement à Dlonguébougou

86L’aide au développement est une source majeure de financement pour le gouvernement du Mali, puisqu’elle représente depuis les années 1970 entre 12 % et 15 % du revenu intérieur brut du pays, et la moitié du budget de l’État.

87Le Mali a ainsi reçu au total 30 milliards de dollars US depuis 1970, soit en moyenne 600 millions de dollars par an, les recettes annuelles variant d’une année à l’autre, notamment en fonction des fonds alloués par les donateurs. De grands projets tels que l’Office du Niger ont absorbé une grande partie de l’argent, mais la santé et l’éducation en ont également beaucoup bénéficié à partir des années 1990. Depuis la crise de 2012, une part plus importante des fonds a été allouée à l’armée et aux forces de sécurité. Jusqu’en 2020, les principaux donateurs du Mali étaient l’Union européenne, les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et la Chine. La Chine propose son aide sous forme de prêts pour de grands projets d’infrastructures tels que le nouveau pont sur le fleuve Niger à Ségou ou la construction en cours du barrage de Taoussa, à l’est de Tombouctou167.

88Depuis les coups d’État de 2020-2021, si la France n’est plus présente au Mali, nombre des principaux bailleurs de fonds sont restés à Bamako. Parmi les donateurs bilatéraux, les États-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas sont les plus généreux, tandis que la Banque mondiale et le FMI, l’Union européenne et les Nations unies offrent une assistance multilatérale. Les recettes totales de l’aide ont diminué depuis leur point culminant de 2021, et les donateurs occidentaux ont réorienté leurs efforts vers la santé et l’aide humanitaire (OCDE, 2024). La plupart d’entre eux essaient de canaliser leurs fonds via les ONG et les organisations onusiennes pour éviter un soutien financier direct à l’administration militaire. L’ampleur de l’aide financière et autre de la Russie n’est pas connue, mais des rapports font état de livraisons gratuites de blé, d’engrais et de carburant.

89Si des villages comme Dlonguébougou, particulièrement éloignés des grands centres urbains, ont peu bénéficié de ces aides versées de longue date à l’État malien, ils ont souffert des conséquences de l’attention toute particulière accordée par les bailleurs de fonds à l’agriculture irriguée. En ce qui concerne les projets de développement proprement dits, l’agence allemande GIZ a mis en place une station de recharge électrique solaire à Dlonguébougou en 2006168. Mais plusieurs villageois avaient déjà acheté leurs propres panneaux solaires et gagnaient de l’argent en rechargeant divers appareils et batteries. La station a finalement fermé ses portes au bout de cinq ans, car les villageois équipés de panneaux fournissaient des services de recharge électrique moins chers. Cependant, elle a rouvert en 2017, lorsque la GIZ a présenté aux villageois une grande armoire de congélation alimentée par panneaux solaires. Avec cet équipement, le responsable de la station solaire vend également des sucettes glacées. Dans les années 1990, une organisation saoudienne est venue creuser quelques puits d’eau potable et, actuellement, Care-Mali aide à la création d’associations d’épargne destinées aux femmes de Dlonguébougou et des villages voisins. L’organisation allemande GIZ a installé le siège de son Programme d’aide aux collectivités territoriales (Pact) à Ségou mais, à ce jour, la commune de N’Koumandougou n’y a pas encore été incluse. Cependant, la commune voisine de Bellen a bénéficié de plusieurs programmes d’aide, comme le lancement d’une activité piscicole dans les mares et la mise en place d’une convention locale pour la gestion des déplacements des troupeaux au sein de la commune, deux innovations désormais reprises à Dlonguébougou.

90Si Dlonguébougou n’a reçu que peu d’aides directes, les agences donatrices ont exercé une influence majeure sur les politiques du gouvernement. Par exemple, au début des années 1980, la Banque mondiale a lancé toute une série de programmes d’ajustement structurel à travers l’Afrique, imposant de fortes réductions des dépenses publiques, l’arrêt de l’intervention de l’État sur les marchés céréaliers, des coupes budgétaires dans l’aide et la formation des agriculteurs (délivrées par les services de vulgarisation agricole) et la privatisation d’entreprises publiques. Quelques-unes de ces mesures ont été bénéfiques pour Dlonguébougou, dont les habitants n’étaient plus soumis à l’obligation de livrer leur quota de mil à l’agence para-étatique de l’Opam (Office pour les produits agricoles du Mali) pour un prix bien inférieur à celui du marché. De plus, comme le village n’a jamais reçu une seule visite des services de vulgarisation agricole, il n’a aucunement souffert de leur suppression.

91L’élan des années 1990 en faveur d’une gouvernance locale et décentralisée, porté par de nombreux politiciens maliens et par des ONG dès le retour de la démocratie en 1992, a été fortement soutenu par la communauté des donateurs et bien accueilli par la plupart des habitants de Dlonguébougou. Dans les années 2000, les bailleurs de fonds ont particulièrement attiré l’attention du gouvernement sur les stratégies de réduction de la pauvreté et, plus récemment, quelques-uns parmi les plus importants ont poussé le gouvernement à adopter la Loi foncière agricole. Cette nouvelle loi est le fruit d’un long processus de recherche, d’engagements et de discussions politiques largement soutenu par le gouvernement français, et destiné à redéfinir les droits fonciers en tournant le dos à l’étatisme au profit des acteurs territoriaux « coutumiers ». La mise en œuvre de cette loi implique donc pour le gouvernement une certaine perte de pouvoir et d’influence. C’est la raison pour laquelle d’aucuns prétendent que ce changement de législation n’a été possible que sous la pression de plusieurs donateurs, dont la Banque mondiale, qui ont conditionné leurs aides futures à son adoption. Toujours est-il que cette mesure pourrait s’avérer particulièrement bénéfique pour Dlonguébougou et sa région si, comme elle le promet, elle renforce effectivement les droits des acteurs locaux face à l’État, et si elle institue un espace démocratique capable de surmonter des revendications foncières antagonistes.

92L’utilité et les conséquences générales de l’aide au développement sont contestées depuis longtemps (Bauer, 1972 ; Sachs, 2005 ; Commission for Africa, 2005 ; Easterly, 2007). Ses partisans mettent en avant : les progrès rapides obtenus en matière de santé et d’éducation ; les efforts consentis par les gouvernements dans la lutte contre la pauvreté ; l’instauration de filets de sécurité de protection sociale ; l’amélioration de la prise en charge des populations dans les situations d’urgence humanitaire ; les progrès dans le soutien apporté aux femmes et aux jeunes filles. Sans nier l’amélioration des services publics les plus essentiels, les critiques soulignent pour leur part les conséquences politiques du transfert de grandes sommes d’argent au gouvernement central. Au premier rang desquelles on peut citer la déresponsabilisation du pouvoir exécutif à l’égard des citoyens, la fragilisation de l’opposition et l’immobilisme devant certains changements politiques pourtant nécessaires (Van der Walle, 2012). Lebovich affirme que les différents présidents récemment destitués au Sahel avaient bien compris comment tirer parti des inquiétudes suscitées par le terrorisme et les migrations pour consolider leur position et faire affluer les financements vers le gouvernement central (Lebovich, 2018). Easterly, quant à lui, fait remarquer que tout pays qui se dote des bonnes mesures d’incitation à l’investissement n’a pas besoin d’aide. Le manque de redevabilité des gouvernants envers les citoyens sape la démocratie et l’État de droit, et favorise la corruption (Easterly, 2007). Collier soutient que l’avenir de l’aide au développement consistera à aider les pays les moins performants à rattraper leur retard. Il s’agira notamment d’encourager les entreprises à s’installer et à générer des revenus et des emplois dans des zones à haut risque, mais aussi de concentrer les efforts sur des objectifs spécifiques, comme l’éradication du paludisme, l’octroi de bourses aux enfants pauvres ou l’investissement dans les infrastructures publiques essentielles (Commission on State Fragility, Growth and Development, 2018). Les flux financiers illégaux qui sortent de l’ensemble du continent africain sont très importants. On les estime à quelque 80 milliards de dollars US par an, soit l’équivalent des transferts de revenus des migrants. On ignore à combien ces flux sortants s’élèvent pour le Mali, mais l’utilisation du franc CFA, dont la parité avec l’euro est fixe, facilite les transferts de fonds vers l’étranger (OCDE, 2018).

93L’Afrique de l’Ouest était considérée jusqu’à récemment comme un « coin reculé » du monde, de faible importance géostratégique et doté de peu de ressources rares (Turner, 2009). Cependant, ces dix dernières années, l’émergence de conflits nouveaux, la montée du djihadisme et des flux migratoires à destination de l’Europe ont braqué les projecteurs sur la région. Ainsi, pour de nombreux gouvernements européens, les deux principaux objectifs de l’aide sont la création d’emploi pour les jeunes et la maîtrise des flux migratoires. En 2017, l’« Alliance Sahel » a été lancée pour regrouper et coordonner les principaux bailleurs de fonds des pays de la région : la France, l’Allemagne, l’Union européenne, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement)169. Ils ont promis un total de neuf milliards d’euros sur la période 2018-2022 qui devaient être alloués à six domaines prioritaires : la sécurité ; l’accès à l’énergie ; la formation professionnelle et la création d’emploi pour les jeunes ; le développement des zones rurales ; la lutte contre le changement climatique ; le renforcement de la gouvernance. Cette Alliance continue de coordonner les activités des grands bailleurs de fonds au Sahel, malgré les bouleversements politiques depuis 2020 au Mali, au Burkina Faso et au Niger.

94Avant les derniers coups d’État, les présidents du Niger et du Mali sollicitaient des aides financières au motif que leurs pays constituaient un barrage qui, s’il venait à céder, déclencherait une vague de terrorisme et de de migrations beaucoup plus vaste dans la région. En réalité, des études récentes indiquent que l’augmentation de l’aide au développement n’a que peu de chances de freiner les flux migratoires. Il se pourrait même que le développement économique qu’elle suscite renforce en fait le désir et la capacité de migrer (Clemens et Postel, 2018). Ainsi, au lieu de chercher à réduire les flux migratoires, peut-être les aides devraient-elles se fixer comme objectif d’influer sur les migrations et de mieux les gérer, en établissant des couloirs migratoires sûrs et légaux, en facilitant une meilleure rencontre entre l’offre et la demande d’emploi, et en trouvant des moyens efficaces de maintenir les liens avec les diasporas des différents pays.

95Ce chapitre a passé en revue les perspectives du village de Dlonguébougou et de ses habitants. Au début de l’année 2020, lorsque la version anglaise de cette étude a été publiée, l’avenir semblait raisonnablement positif. Les groupes armés étaient éloignés de Dlonguébougou et les villageois avaient réussi à accumuler des richesses importantes sous forme de bétail, de charrettes, de magasins, de panneaux solaires et autres biens. Depuis 2021, les perspectives pour le village et le pays dans son ensemble sont beaucoup plus sombres, compte tenu de l’insécurité croissante dans tout le pays, de la dépendance à l’égard des mercenaires russes pour aider Bamako à poursuivre la guerre et d’un gouvernement de plus en plus autoritaire. La population de Dlonguébougou a elle-même subi des pertes humaines lors de combats avec des groupes armés djihadistes et s’est fait voler les trois quarts de son cheptel bovin. Les trois États sahéliens du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont nettement basculé dans le camp russe dans un contexte de guerre froide renaissante, et les réserves d’or du Mali sont utilisées par l’Africa Corps russe pour rembourser ses frais.

96Sans perspective de retour à des élections démocratiques, sans la recherche d’une « solution » autre que militaire au conflit, des villages comme Dlonguébougou sont pris dans un piège sans issue. Le désintérêt historique et persistant des pouvoirs successifs à leur égard fait qu’aujourd’hui des perspectives pitoyables s’offrent à leurs populations, et particulièrement aux jeunes générations.