Les régulations coutumières

2L’histoire de Dlonguébougou en tant que village établi de longue date fonde les droits traditionnels que ses habitants revendiquent sur les terres et autres ressources de son territoire. Les villageois considèrent que leurs « droits coutumiers » s’étendent aux terres environnantes et fixent leurs limites au point médian entre Dlonguébougou et le village voisin anciennement établi le plus proche. Ainsi, sur la route qui mène de Dlonguébougou à Markabougou, au nord-est, les villageois identifient un bosquet de baobabs qui marque la mi-parcours entre les deux villages et que tout le monde reconnaît comme un marqueur frontalier (photo 27). Toutefois, ce sont là des droits non écrits qui ne sont pas formellement reconnus par l’État. La nouvelle loi foncière, détaillée infra, exige que les terres villageoises soient cartographiées, les droits de propriété certifiés, et un certificat délivré avant que quiconque puisse obtenir une reconnaissance juridique.

Photo 27 | Les baobabs sur la route qui mène à Markabougou marquent la limite des terres coutumières de Dlonguébougou (2014).

3Sur la figure 13 sont esquissées les limites approximatives du territoire coutumier de Dlonguébougou. Celui-ci s’étend beaucoup vers le nord, sur 25 à 30 km, pour englober Farakaye et Jessourna, et vers l’ouest, pour rejoindre les terres de Sonango à mi-chemin. Jessourna, Noumoubougou, Misribougou et Sogoba sont tous des villages « rejetons », établis sur les terres traditionnelles de Dlonguébougou, tout comme Niaro, Trokéna et Nienkintola. Alors qu’ils dépendaient jadis de Dlonguébougou pour la collecte et le paiement des taxes, ils ont été récemment reconnus comme des villages à part entière, ce qui veut dire qu’ils paient leurs propres impôts directement à la commune. Noumoubougou, où des forgerons se sont établis dans les années 1970, est toujours rattaché au village de Dlaba, à 15 km au sud, d’où sont originaires les forgerons. Les frontières des communes, établies en 1999, ont empiété sur le territoire coutumier de Dlonguébougou et fragmentent son intégrité. De ce fait, le conseil villageois ne se sent plus maître de ses terres et plusieurs incursions ont eu lieu dans ce que les villageois estiment être leur territoire coutumier.

Figure 13 | Limites approximatives des terres coutumières de Dlonguébougou. 

4Jusqu’au milieu des années 1980, il y avait peu de pression sur les terres et Dlonguébougou était plus ou moins maître de ses frontières. On trouvait encore beaucoup de gibier et, au cours de nos deux années passées à Dlonguébougou, les chasseurs ont ramené une autruche, un oryctérope, un pangolin et beaucoup d’antilopes, de perdrix ou encore de pintades. La société des chasseurs était très active, et une grande fête fut organisée en 1982 en l’honneur de ses membres les plus anciens et les plus illustres. Jusqu’à la construction de la mosquée, en 1998, le bois sacré (dasiri) et une puissante société animiste (komo) avaient été préservés, tous deux manifestant le lien entre les premiers arrivants et les esprits des lieux, et conférant des moyens respectés de contrôler les « étrangers » (gens extérieurs au village) et les autres personnes non initiées, comme les femmes et les enfants. Mais aujourd’hui, la plupart des terres à l’est et au sud du village sont exploitées par des familles venues de villages dont le territoire a été amputé en raison de leur proximité avec le périmètre irrigué de l’Office du Niger. Comme déjà dit dans le chapitre 3, les villageois de Dlonguébougou ont cherché dans la mesure du possible à sauvegarder pour leur propre usage les sols sablonneux des terres situées au nord et à l’ouest de leur village. Ils privilégient ces terres pour leurs sols, qui, lors des années de faibles précipitations, donnent de meilleures récoltes que les sols gravillonnaires et argileux, plus durs, situés au sud et à l’est du village. Les villageois reconnaissent qu’ils ont commis l’erreur de céder de grandes quantités de terres situées au nord du village à des agriculteurs migrants dans les années 1990, terres que, par la suite, ils ont interdites aux nouveaux arrivants.

5La portée et les limites territoriales des droits coutumiers revendiqués par Dlonguébougou n’ont jamais été confrontées à la législation foncière. Actuellement, quiconque cherche des terres à Dlonguébougou rend visite à une famille avec laquelle il entretient des relations, le plus souvent par voie de mariage. Le chef de famille est alors l’hôte, ou jaatigi, du nouvel arrivant et agit comme intermédiaire entre cet « étranger59 », le conseil villageois et les autres habitants du village. Les villageois insistent pour dire qu’il n’y a aucune contrepartie financière en échange de ces terres : l’humanité commune qui les lie à leur famille étendue les oblige à céder des terres à ceux qui sont dans le besoin, suivant en cela la jaatigiya, institution établie de très longue date que l’on retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest et qui donne aux gens le moyen de s’installer dans un nouvel endroit et de rallier une nouvelle communauté. Sur la base d’une relation semblable, de nombreuses familles sahéliennes installées en Côte d’Ivoire ont tiré profit d’une forme de Jaatigiya locale en zone forestière pour obtenir l’accès à des terres et y cultiver du cacao et du café (Chauveau, 2001 ; Brock et Coulibaly, 1999).

Une situation juridique complexe

6Si les villageois de Dlonguébougou mettent en avant leur droit de propriété de facto sur les terres coutumières, le statut et l’étendue réels de leurs terres sont plus incertains d’un point de vue juridique. À l’époque coloniale, l’administration française revendiquait pour l’État les droits domaniaux sur toutes les terres et toutes les ressources, qu’elles soient sur ou sous le sol60. À l’indépendance, le gouvernement du Mali a adopté sa législation et les pouvoirs associés qui permettaient à l’État de saisir les terres de détenteurs de droits coutumiers sans avoir besoin de leur verser une compensation. En 1991, le renversement du régime de Moussa Traoré a marqué l’instauration de la démocratie. De nouvelles lois – comme le Code domanial et foncier de 2000 – ont reconnu le régime foncier coutumier et accordé un certain degré de protection à ces droits (Rochegude et Plançon, 2009). Elles ont également confirmé qu’en cas d’acquisition de terres par l’État, une compensation serait versée aux détenteurs de droits coutumiers pour la perte d’habitations, d’arbres fruitiers, de cultures sur pied, etc. Toutefois, dans la pratique, l’État a conservé des droits éminents sur toutes les terres, même lorsqu’une occupation et une mise en valeur de longue date pouvaient être clairement démontrées. Il y a bien eu un arrangement flou sur la démarcation entre la très vaste proportion des terres du Mali qui restaient sans titre et qui relevaient de régimes fonciers coutumiers, et celles qui relevaient du domaine privé de l’État. Ce flou a conféré un pouvoir discrétionnaire considérable aux agents de l’État61.

7La nouvelle Loi foncière agricole (LFA) promulguée en avril 2017 entend dissiper cette confusion et elle énonce clairement le fait que le gouvernement n’exerce des droits que sur les terres sur lesquelles il possède son propre titre de propriété ou sur celles qui n’ont pas de propriétaire coutumier clairement établi62. Les terres qui ne sont pas assorties de titre mais sur lesquelles il existe des droits coutumiers reconnus ont été retirées du domaine privé de l’État et peuvent être la propriété d’un village ou d’un campement d’éleveurs. Les communautés agricoles et pastorales qui sont en état de prouver, sans conteste, leur occupation à long terme et la mise en valeur d’un champ ou d’une zone de pâturage peuvent alors chercher à faire valoir leurs droits par une attestation délivrée par un organe gouvernemental reconnu. La mise en œuvre de la Loi foncière agricole est en cours, et des zones pilotes ont été choisies pour valider les nouvelles structures et procédures. Des décrets récents établissent la composition et les fonctions de comités fonciers au niveau des villages et des campements d’éleveurs, la procédure d’immatriculation des transactions foncières et la mise en place d’un observatoire national sur les droits fonciers, mais l’avancement de cette mise en œuvre est fort lent63.

8Dans le chapitre 8, nous examinerons plus en détail certains des aspects prometteurs de la Loi portant sur le foncier agricole (LFA), ainsi que le vif intérêt des bailleurs de fonds et des ONG pour tester le rôle des commissions foncières locales (Cofo) au niveau des villages et des communes. Nous identifierons également les difficultés émergentes telles que les incohérences entre la LFA et la récente adoption en 2021 du texte de la Loi domaniale et foncière (LDF) qui réaffirme la prééminence de la propriété de l’État sur toutes les terres et les ressources. Les droits des communautés d’éleveurs sur les ressources pastorales sont peu ou pas protégés dans la LFA et la LDF, ce qui contribue à expliquer la colère ressentie par de nombreuses communautés pastorales, surtout les Peuls, à l’égard du gouvernement de Bamako.

9L’établissement des communes en 1999 a semé le doute sur le fait de savoir qui déterminait les droits fonciers, puisque l’on se demandait quelle était la relation entre les droits villageois, représentés par le chef de village et son conseil villageois, et ceux de la commune, représentés par le maire et le conseil communal. Le maire n’est pas autorisé à attribuer des terres dans la commune à des individus particuliers, mais il peut accorder la déclassification de terres arables en parcelles constructibles. Toutefois, quoi qu’en dise la loi, on sait que les maires jouent un rôle actif sur les marchés fonciers (Djiré, 2004, 2007 ; Bertrand, 2021). Le maire d’une commune voisine de Dlonguébougou a ainsi alloué des terres situées dans l’extrémité nord du territoire du village, dans la région de Farakaye, une zone que les villageois considèrent sans conteste comme leur appartenant. Ces terres ont été attribuées à une personne influente en quête de pâturages pour son troupeau de bovins ; celle-ci a ensuite fait construire un château d’eau alimenté par un forage et elle a érigé une clôture autour d’un vaste terrain. Les villageois considèrent cette attribution comme illicite, car le terrain se trouve sur leurs terres coutumières et ils n’ont pas été consultés. De plus, elle a été accordée par le maire d’une commune voisine qui ne dispose d’aucune autorité en dehors du périmètre de sa commune. Toutefois, malgré cet état de fait, les villageois reconnaissent qu’ils sont impuissants ; ils n’ont pas de moyens d’action et redoutent ce que ce nouvel arrivant pourrait faire s’ils décidaient de contester ses prétentions foncières. Peut-être a-t-il des alliés riches et puissants au sein du gouvernement. Les villageois se décrivent comme des pions sans pouvoir (fantan) dans une partie jouée par des gens plus puissants liés au gouvernement (faama), qui connaissent bien les règles et savent comment les utiliser en leur faveur.

10À Dlonguébougou comme ailleurs, tout le monde reconnaît qu’il est nécessaire de disposer d’un document qui confirme les droits sur les terres (Mathieu et al., 2002). Les gens ne savent pas trop quelle forme celui-ci devrait prendre, mais tous s’accordent pour dire qu’un papier est mieux que pas de papier du tout. Dans le cas de Dlonguébougou, il existe une structure qui représente le village et les hameaux associés – l’Association villageoise de Dlonguébougou et hameaux voisins (qui a vu le jour en 1997) –, bien que son statut et sa légitimité restent flous. Il faut également parler du projet de convention locale rédigé en 2013 au niveau de la commune, qui reprend la convention locale mise au point par la commune voisine de Bellen avec le soutien de la coopération allemande (photo 28 ; GTZ, 2000). L’objet de cette convention était d’obtenir la reconnaissance par le préfet du cercle de Ségou du droit de la commune d’organiser et de gérer la mise en valeur des terres et des ressources naturelles sur son territoire, tout particulièrement les pâturages communs et les bois64. Le préfet n’a pas encore signé la convention et, même s’il le faisait, ce document n’offrirait pas de réelle protection contre l’appétit de tiers puissants en quête de terres. Jusqu’à la promulgation de la Loi foncière agricole de 2017, la base juridique de ce genre de conventions pour gérer les terres et les ressources naturelles n’était pas assurée. Comme nous le verrons au chapitre 8, l’application de la nouvelle loi permettra de voir s’il sera aisé de mettre en œuvre ses nouvelles dispositions, telles les commissions foncières villageoises et les conventions locales.

Photo 28 | Affiche promouvant le régime de gestion des pâturages dans la commune de Bellen (2011).

L’Office du Niger et la culture irriguée de la canne à sucre

11Pour Dlonguébougou et l’ensemble de la région, un autre problème sur le front juridique découle de la présence de l’Office du Niger, qui exerce des droits sur une vaste zone, puisqu’elle représente 2 millions d’hectares, bien au-delà du périmètre de 120 000 ha actuellement irrigués. La moitié de la commune de N’Koumandougou, du côté est, relève de la zone considérée comme potentiellement irrigable si la construction de canaux est entreprise. Par conséquent, l’Office a le pouvoir d’attribuer des terres de cette zone aux parties qui cherchent à obtenir une parcelle irriguée65. Le village de Dlonguébougou se trouve juste à l’extrémité ouest de cette vaste zone dites « irrigable ». Créé en 1932, l’Office du Niger prévoyait d’utiliser les anciennes vallées fluviales asséchées pour acheminer l’eau vers le nord en construisant un barrage à Markala, sur le fleuve Niger. Ce projet ambitieux était à l’origine prévu dans l’objectif d’irriguer un million d’hectares de terres pour la culture de coton, puis du riz mais, en 1960, seuls 45 000 ha avaient été aménagés66. Aujourd’hui, après des investissements importants et une réorganisation d’envergure, 120 000 ha sont irrigués. Lorsque le Mali est revenu à la démocratie en 1992, les agences internationales ont été sollicitées pour financer la remise en état des canaux et des infrastructures afin d’améliorer la gestion de l’eau et d’accroître les rendements et les revenus des agriculteurs. Des améliorations considérables ont été réalisées durant les années 1990 et 2000, de sorte que les rendements de riz ont quintuplé (Ministère du Développement rural, 2015 ; Adamczewski Hertzog, 2014). Depuis 2010, on a observé un nouvel élan pour agrandir sensiblement la superficie irriguée, le gouvernement du Mali proposant d’augmenter à 200 000 ha la surface irrigable et promettant de mettre plus de 300 000 ha supplémentaires à la disposition d’investisseurs privés. L’État, des organisations internationales comme la Banque mondiale et des leaders d’opinion soutiennent que l’agriculture irriguée est le meilleur moyen de moderniser le secteur agricole, de garantir une meilleure sécurité alimentaire et de produire des produits de base essentiels, comme le sucre et les oléagineux. Toutefois, on le verra au chapitre 8, des questions subsistent quant à la viabilité financière de l’agriculture irriguée, compte tenu de sa dépendance envers le financement des bailleurs de fonds et des difficultés que présente l’entretien du système. Beaucoup d’agriculteurs de l’Office du Niger demeurent sous le seuil de pauvreté, malgré de grosses améliorations des rendements, en raison de la fragmentation des parcelles et de la dépendance sur le riz, qui génère des revenus beaucoup plus bas que les fruits et légumes. Dans le même temps, les grandes fluctuations du débit saisonnier du Niger rendent aléatoires des approvisionnements en eau suffisants durant la saison sèche pour une production maraîchère paysanne – laquelle rapporte davantage de revenus – aux côtés de cultures gourmandes en eau comme la canne à sucre. Un nouveau barrage en amont, en Guinée, pourrait fournir un débit plus prévisible à l’Office du Niger pendant la saison sèche ; cependant, cette opération aura un coût non négligeable pour les agriculteurs, les pisciculteurs et les éleveurs en aval du barrage de Markala, comme on l’aborde au chapitre 8.

12La production irriguée de canne à sucre a commencé dans les années 1960, avec l’aménagement d’une plantation et la construction d’une raffinerie à Dougabougou par le gouvernement chinois, mais, dans les années 1970, la production a périclité. En 1996, une entreprise mixte créée par une société chinoise, Sinolight, et le gouvernement malien, Sukala-SA, a vu le jour pour relancer et augmenter la production. En 2009, un accord a été signé entre la China Light Industrial Corporation for Foreign Economic and Technical Cooperation (CLETC) et le gouvernement malien qui attribuait 20 000 ha de terres à un nouveau programme sucrier, baptisé N-Sukala67. Il englobe à la fois des parcelles irriguées par pivot du côté est du grand canal du Sahel et des champs irrigués par sillon à l’ouest du canal (on voit les marqueurs pour identifier les limites du terrain alloué à N-Sukala sur la photo 29).

Photo 29 | Un des marqueurs utilisés pour le bornage du terrain occupé par l’entreprise N-Sukala (2017).

13Selon l’accord, les terres ont été immatriculées au nom de l’État malien avant d’être transférées à la société N-Sukala. Sur les 20 000 ha, 857 ont été vendus pour la construction des infrastructures industrielles nécessaires, alors que les 19 143 ha restants sont loués par un bail d’une durée de cinquante ans. Le gouvernement a pris une participation à hauteur de 40 % dans la société, équivalente à la valeur des terres transférées. L’article 6 de l’accord entre China Light (CLETC) et l’État malien stipule que l’État veillera à ce que les transferts de terres soient réalisés conformément au Code domanial et foncier et s’efforcera de sensibiliser la population locale susceptible d’être affectée par le projet. L’article 7 souligne que China Light s’engage à « préfinancer pour le compte de N-Sukala : les frais des études techniques et les études socio-environnementales ; les frais liés à la sensibilisation, au déguerpissement et à la réinstallation des villages et populations affectés par le projet ».

14Lors d’une visite de la région effectuée par des représentants du gouvernement et des représentants de N-Sukala en juillet 2010 pour informer les gens des communes concernées de la planification du projet, le représentant du gouvernement avait souligné l’importance du projet sucrier aux yeux des présidents du Mali et de la Chine68. L’investissement total estimé à 80 milliards de francs CFA69 serait financé grâce à un emprunt sur vingt ans souscrit par le gouvernement malien, et le projet était présenté comme un facteur positif devant déboucher sur un meilleur développement pour les habitants de la zone concernée, à qui on faisait miroiter la perspective de 10 000 emplois saisonniers et 600 emplois permanents. Des prestations sociales avaient aussi été promises, et la construction d’axes routiers, d’écoles et d’établissements de santé était envisagée. Le représentant du gouvernement avait rappelé à son public qu’au Mali toutes les terres appartiennent à l’État et, tout particulièrement, dans la zone de l’Office du Niger, et que par conséquent il n’était pas nécessaire d’obtenir l’accord de la population sur ce projet. Toutefois, il profitait de l’occasion pour leur faire part du projet avant le début des travaux. Mais les villageois devaient savoir que le bateau transportant le matériel avait déjà quitté la Chine et, par conséquent, ce n’était plus qu’une question de jours avant le démarrage du projet. Dans le compte rendu de visite, les quelques remarques et questions des villageois reflètent leurs préoccupations sur divers points : l’emplacement exact de l’usine et des champs de canne à sucre, la pollution des approvisionnements en eau par le projet Sukala existant et les difficultés pour permettre aux troupeaux de traverser la zone, compte tenu de la multiplication des champs. Plusieurs villageois ont dit qu’ils verraient le projet d’un bon œil s’il offrait un emploi aux jeunes. Les agents officiels ont confirmé qu’une étude de l’impact environnemental et social du projet serait réalisée et que cela donnerait l’occasion de tenir compte des préoccupations soulevées par la population. Le directeur adjoint de N-Sukala a souligné que le projet dépendrait de la main-d’œuvre locale et que, par conséquent, il laisserait en place la plupart des villages les plus importants. Toutefois, les campements des éleveurs devraient se déplacer (« déguerpir »).

15Les travaux sur N-Sukala ont démarré peu de temps après la visite de juillet 2010, avec le défrichage des terres, la construction de nouvelles routes, celle d’un pont sur le canal à Dougabougou et le creusement de canaux. La vitesse à laquelle le projet a progressé s’explique par les pressions exercées par le président du Mali en fonction à l’époque, Touré, qui voulait que des progrès soient accomplis avant les élections qui devaient se tenir en avril 201270. En 2016, quelque 8 000 ha de terres étaient consacrés à la production de sucre à l’ouest du canal. On avait dit aux villageois des zones affectées par le projet qu’ils devaient abandonner leurs champs, leurs pâturages et les terres boisées au profit du développement du Mali. Un inventaire de toutes leurs possessions avait été dressé : terres, arbres, habitations et cheptel, étant entendu que cela donnerait lieu à une forme ou une autre de compensation. Un comité a été créé par le gouverneur régional de Ségou pour assurer la supervision de la procédure de compensation mais, en 2018, beaucoup d’agriculteurs n’avaient encore pas reçu le moindre dédommagement pour la perte de leurs champs et de leurs moyens d’existence71.

16Dès l’instant où ils ont compris qu’ils allaient perdre leurs terres, les agriculteurs ont commencé à chercher des champs à cultiver ailleurs. Dans des entretiens menés dans beaucoup de villages affectés par le projet, des paysans racontent comment ils exploitent désormais avec leur famille des terres agricoles parfois situées à plus de 100 km, autour de villages comme Dlonguébougou, Markabougou et Sonango, et au-delà dans la région voisine de Koulikoro. Tous les hommes et les femmes valides quittent leur foyer en juin avec une charrette tirée par un âne et chargée à craquer pour marcher plusieurs jours durant afin de gagner l’endroit où ils ont réussi à accéder à des terres. Ils passent toute la durée des travaux agricoles loin de leur village d’origine, pour ne revenir avec la récolte qu’en décembre-janvier. Généralement, ils choisissent de se rendre dans les villages où ils ont des liens pour rendre les négociations plus faciles, chaque famille cherchant à identifier des amis ou des proches dans les villages du nord et de l’ouest.

Les changements des années 1950 aux années 2000

17Une combinaison de photographies aériennes, d’images satellitaires et d’entretiens menés sur le terrain a été utilisée pour évaluer les changements dans les schémas d’occupation des sols autour de Dlonguébougou au cours des sept dernières décennies72. Les toutes premières photos proviennent d’un survol aérien réalisé en 1952 par l’Institut géographique national de France, qui a servi de base pour une série de cartes au 1/100 000^e montrant les villages, les pistes et les particularités géographiques73. Les images granuleuses en noir et blanc de Dlonguébougou en 1952 (photo 30) montrent le hameau minuscule ceint par les champs de village, le tout entouré d’une immensité de brousse. Un ancien soldat (O. S.) se souvient bien de cette époque. Il rentrait tout juste d’un engagement dans l’armée coloniale française comme tirailleur sénégalais pendant la guerre d’Indochine et il décida de créer son petit champ dans les jachères situées derrière le vaste champ de brousse de Bina Tangara, à l’ouest du village. Comme il était ancien soldat, il avait pu ramener un peu de capital lui permettant d’acheter une charrue et un vélo, et de s’installer comme exploitant agricole, avec la promesse d’une pension militaire. L’acquisition d’une charrue lui permettait d’exploiter un champ nettement plus grand que ce qu’aurait pu cultiver un couple ne pouvant compter que sur une houe à main.

Photo 30 | Photo aérienne de Dlonguébougou en 1952.

18En élargissant la photo, on distingue clairement les grands arbres, des baobabs, des tamariniers, des balanzan, qui font des taches tout autour du hameau. Le bois sacré (dasiri) au sud et le bosquet fétiche (komo tu) à l’ouest du village apparaissent nettement, tout comme l’axe de transhumance au sud-est du hameau, qui caractérise Dlonguébougou vu du ciel et qui ressemble à une virgule sur toutes les photographies aériennes. Ce couloir, bordé de haies d’euphorbes, est l’axe le long duquel les moutons et les chèvres sont conduits hors du village le matin avant de revenir lorsque la nuit tombe. Les haies empêchent les hordes bruyantes d’animaux de se précipiter dans les champs qui jalonnent la piste et de saccager les récoltes. Depuis le village, un maillage de sentiers rayonne dans toutes les directions et permet aux gens de gagner leurs champs ou de se rendre dans les hameaux et villages voisins. La photo montre comment certains des champs de brousse ont été regroupés pour former un périmètre commun, ce qui facilite la tâche lorsque les cultures ont besoin d’être protégées de la divagation du bétail. Mais d’autres sont isolés dans un océan de brousse. Certaines familles aiment voler de leurs propres ailes et tentent de s’établir dans un nouvel endroit avec un sol vierge. D’autres les rejoindront peut-être par la suite pour créer une grappe de champs en culture itinérante qui s’étendront au loin, parfois jusqu’à 20 km du village en une décennie, avant de revenir en lisière des champs de village pour tout recommencer.

19À partir des photos, on peut voir les bosquets et arbustes, qui forment comme des bandes dans les petits creux du terrain où les pluies s’accumulent (Hiernaux et Gérard, 1999). Sur les photos de 1952 et 1965 (photos 30 et 31), on aperçoit quelques plaques de sol nu autour des points d’eau, mais dans l’ensemble, les hameaux comme Dlonguébougou semblent perdus dans une immensité de brousse. Il ne fait aucun doute que l’on peut comprendre pourquoi les villageois pouvaient être convaincus que « la brousse ne finirait jamais ».

Photo 31 | Image satellitaire de Dlonguébougou en 1965.

20La photo de 1965 (photo 31) présente un tableau semblable à celui de 1952. Les champs de brousse autour de Dlonguébougou forment un groupement fort bien structuré de surfaces interconnectées qui avancent ensemble, alors que dans le hameau voisin de Markabougou (sur la droite de l’image), les champs de brousse semblent plus dispersés. Des nuages cachent le hameau voisin de Jessourna au nord-ouest. Les années 1960 ont été une période de précipitations relativement élevées et les villageois, forts du succès rencontré par des paysans comme O. S., ont aussi commencé à s’équiper d’une charrue tirée par une paire de bœufs.

21Les images satellitaires dont nous disposons pour les années 1975, 1984, 1995 et 2005 présentées sur la photo 32 montrent l’évolution des zones cultivées dans le paysage au fil des décennies et leur extension progressive sur le territoire de Dlonguébougou ; cette évolution deviendra particulièrement marquée en 2016, 2017 et 2018 (voir photo 33). La qualité des premières images satellitaires n’est pas aussi bonne que celles des photos aériennes des années 1950, mais le schéma d’ensemble reste clair.

Photo 32 | Images satellitaires de Dlonguébougou en 1975 (a), 1984 (b), 1995 (c) et 2005 (d).

L’usage des terres aujourd’hui

22Lorsque l’on se penche sur les images satellitaires du territoire de Dlonguébougou en 2016, 2017 et 2018 (photo 33), on aperçoit des champs dans toutes les directions, et presque toutes les terres vers le sud et l’est ont été occupées par des champs. La progression ordonnée des champs de brousse, qui avancent de concert, est beaucoup moins claire que dans les années 1970 et 1980, lorsqu’il existait deux grands blocs de champs de brousse, alors qu’aujourd’hui beaucoup sont contigus. Nombre d’entre eux sont très éloignés, le plus distant se situant à plus de 12 km du village. Plusieurs champs ont été établis dans l’extrémité nord-ouest du territoire villageois pour montrer aux gens de l’extérieur où Dlonguébougou estime que s’arrête son territoire. Dans deux cas, les familles qui exploitent ces champs y ont aussi creusé des puits comme autre moyen de marquer l’occupation et la propriété des terres. En 2018, elles n’avaient pas encore trouvé d’eau mais espéraient qu’en creusant davantage elles obtiendraient un approvisionnement suffisant pour ne pas avoir à ramener de l’eau du village chaque jour. Ce sont les plus grandes familles dotées d’une main-d’œuvre nombreuse qui tendent à s’installer sur le pourtour extérieur du territoire du village et qui sont les mieux à même d’exploiter les terres les plus fertiles ayant été laissées en jachère le plus longtemps. Les petites familles mal équipées sont plus proches du village et travaillent des terres laissées en jachère plus récemment, situées à une distance moindre des champs de village. Ces ménages n’ont ni l’attelage pour le labour, ni la main-d’œuvre requise pour entretenir un vaste champ de brousse. Et ils devront subir les aléas de la culture du mil sur des terres qui ne sont pas restées longtemps au repos et ont donc peu de chance de donner une bonne récolte, même en cas de précipitations suffisantes.

Photo 33 | Images satellitaires de Dlonguébougou en 2016 (a), 2017 (b) et 2018 (c).

23Le tableau 3 présente l’évolution des superficies cultivées autour du village en distinguant les différents types de champs et leur pourcentage par rapport à la totalité du territoire relevant de l’autorité coutumière (l’image satellitaire correspond à peu près à la surface du territoire de Dlonguébougou74).

24On voit que la superficie totale cultivée a augmenté régulièrement, passant de 505 ha en 1952 à 7 503 ha en 2016 ; elle a donc été multipliée par quinze en soixante-cinq ans et par huit depuis les 888 ha cultivés en 1980-1982. Les terres exploitées par les habitants actuels de Dlonguébougou sont passées de 840 ha en 1980-1982 à 4 356 ha en 2016, soit le quintuple, alors que la population du village triplait au cours de la même période, ce qui signifie que le système agraire est devenu plus extensif au cours des trente-cinq dernières années. Les données montrent aussi l’extension rapide des champs sur les terres du village depuis 1995, en raison du nombre important de nouveaux agriculteurs en quête de terres. En 2017, on a assisté à une nouvelle augmentation des superficies mises en valeur, tout particulièrement dans le nord-ouest du territoire du village, qui s’est traduite par 1 292 ha supplémentaires. Cela porte le total des terres cultivées en 2017 à 8 995 ha, soit l’équivalent de 26 % des superficies autour du village. Et en 2018, le total des superficies cultivées autour de Dlonguébougou a encore augmenté de 350 ha, constitués de champs de brousse défrichés par de nouveaux arrivants, qui ont porté les terres exploitées à 27 % de la superficie totale.

25La figure 14 illustre ces données sur les différentes formes d’usage des terres. Les champs de brousse ont toujours constitué l’élément le plus important du système d’occupation des terres du village : jusqu’en 1995, presque chaque année, ils représentaient plus de 70 % des terres exploitées ; aujourd’hui, ils occupent 71 % des terres mises en valeur par les villageois de Dlonguébougou. La taille moyenne des champs de brousse est de 50 ha, le plus grand occupant plus de 100 ha. Les champs de village ont augmenté d’un facteur de 3,4 entre 1980-1982 et 1995, en raison de la forte hausse du nombre de puits creusés par les ménages dans les années 1970 et 1980, afin de bénéficier du fumier des troupeaux transhumants75. De ce fait, en 1995, 26 % de toutes les terres cultivées étaient constituées de champs de village. Toutefois, avec l’augmentation des superficies cultivées et la raréfaction des pâturages, de moins en moins de troupeaux ont cherché de l’eau à Dlonguébougou et l’accès au fumier a donc été restreint. Avec cette diminution, les champs de village sont devenus moins importants, pour ne plus représenter que 10 % des terres exploitées aujourd’hui par les villageois. Malgré la baisse de la fertilité des sols, les engrais chimiques ne sont utilisés qu’en très petites quantités.

Figure 14 | Évolution de la distribution de l’usage des terres agricoles sur le territoire de Dlonguébougou (1952-2016).

26Le tableau 3 montre aussi que les superficies exploitées à titre individuel ont beaucoup augmenté et représentent à présent 19 % des terres cultivées de Dlonguébougou. Cette mosaïque de parcelles minuscules occupe l’espace entre le village et les champs de brousse ; ces parcelles appartiennent à des particuliers, hommes, femmes et jeunes filles, qui les exploitent durant leur temps libre. On trouve aussi plusieurs terrains plus grands mis en valeur par le ton (l’association des jeunes du village) et par quelques ménages. Le sésame est la principale production cultivée par des particuliers sur les parcelles personnelles, appelées jonforo – littéralement « champ d’esclave » car, dans le passé, les esclaves au service des ménages avaient le droit de cultiver une petite parcelle de terre pour eux-mêmes une fois qu’ils avaient fini de travailler sur le champ de leur maître. Comme on l’a vu au chapitre 3, les jonforo sont cultivés tôt le matin et à la fin de la journée. Ils forment un contraste saisissant avec le champ collectif cultivé par toute la famille, que l’on appelle foroba, littéralement « grand champ », mais qui signifie aussi « collectif » ou encore propriété « commune ». Les gens tendent à défricher des parcelles individuelles sur des terres du village abandonnées situées dans la jachère laissée par leur famille dans le vieux champ de brousse.

27En 1980, quand je suis arrivée pour la première fois à Dlonguébougou, les gens disaient qu’ils avaient abandonné leur jonforo quelques années plus tôt (peut-être à la fin des années 1960) et qu’ils mettaient désormais toute leur énergie dans la production collective de mil sur les foroba76. Les seules personnes qui possédaient alors des champs à titre individuel étaient des hommes et des femmes âgés qui s’étaient retirés des champs familiaux, ou encore quelques femmes mariées. Mais beaucoup de ménages n’autorisaient pas les femmes mariées en âge de travailler sur le champ familial à consacrer du temps à leur champ personnel, car ils savaient que cela détournerait du temps et de l’énergie au détriment de la production collective. La plupart des ménages ne considèrent pas le sésame comme une culture foroba, et il est presque entièrement cultivé par des particuliers pour leur revenu propre. Il a généré de grosses sommes pour beaucoup d’habitants du village. Les individus ayant suffisamment d’énergie et l’ambition nécessaire peuvent retirer un gain de 300 000 FCFA77 d’une bonne année, ce qui est bien supérieur aux revenus générés par de nombreux mois de migration. Lors d’une année particulièrement prospère, le ton villageois a gagné plus de 3 millions de FCFA grâce à un champ de grande taille et à des prix élevés. Il n’est donc pas surprenant que certains chefs de ménage redoutent que l’attrait de l’argent facile gagné sur les champs personnels ne détourne les énergies de la main-d’œuvre agricole et ils craignent que la récolte de mil n’en subisse les conséquences. Cela ressort clairement du niveau de la production de mil par personne pour les campagnes 2016-2018, si on le compare à ceux d’il y a trente-cinq ans (comme le montre la figure 12 chap. 3). Le chef du village est particulièrement inquiet de l’attention que les habitants accordent aux cultures et aux bénéfices personnels au détriment de la production collective de nourriture pour l’ensemble du ménage.

28La très forte augmentation des terres cultivées par les « étrangers » ressort aussi clairement du tableau 3. Ces terres couvrent plus de 3 000 ha et représentent désormais une superficie légèrement supérieure aux champs de brousse des villageois. Les champs des « étrangers » sont semblables aux champs de brousse des villageois, en ce sens qu’il s’agit de vastes superficies légèrement défrichées et semées de mil sanio. Il existe toutefois une différence importante, car les nouveaux arrivants sont censés rester dans les limites de leur périmètre et ne changent pas de parcelle au fil du temps pour laisser leurs terres au repos. C’est la raison pour laquelle ils sont contraints d’utiliser de petites quantités d’engrais chimiques sur leurs cultures et de laisser leurs bêtes parquées sur les champs lorsque c’est possible afin d’améliorer la fertilité du sol.

Les agriculteurs « étrangers »

29En 2016, 2017 et 2018, les nouveaux arrivants occupaient plus de 50 % des champs de brousse cultivés autour du village. Des villages comme Dlonguébougou et des hameaux voisins dans cette zone – Sonango, Jessourna, Shokun et Taiman au nord-ouest – ont tous accueilli de nombreux cultivateurs nouveaux-arrivés qui leur demandaient de défricher un champ dans leur territoire. Mais de plus en plus, du fait du nombre important de personnes demandeuses, le conseil villageois de Dlonguébougou explique que le village a dû leur refuser l’hospitalité, en leur disant de s’adresser au village suivant ou à celui d’après, car il souhaite désormais conserver des terres pour ses habitants.

Figure 15 | Parcours de paysans migrants originaires de villages proches de la plantation de canne à sucre de N-Sukala en quête de terres vers le nord-ouest.

30En 2017, on comptait 72 ménages de nouveaux exploitants agricoles, ce qui représente un total de 881 personnes qui avaient effectivement reçu des terres dans un certain nombre de sites aux alentours de Dlonguébougou. Ces exploitants arrivent chaque année en juin et restent jusqu’à ce que la récolte soit terminée et stockée, en janvier, avant de rentrer chez eux avec leur production. Ces arrivants viennent de 16 villages situés au sud-est de Dlonguébougou, comme on peut le voir sur la figure 15 ; le plus grand nombre est issu de Tékéna (27 ménages), suivi de Niempiéna (7), Banougou (6), Sagalani (6), Balé (4) et Tioba(4).

31Le village de Tékéna est entièrement cerné par la toute nouvelle plantation de canne à sucre de N-Sukala, comme le montre la photo 34, alors que Niempiéna, Banougou et Balé, qui se trouvent tous sur le pourtour de la plantation, ont perdu une grande partie de leurs terres arables et sont infestés par des oiseaux ravageurs. Nombre de ces « étrangers » sont arrivés récemment à Dlonguébougou, 51 ménages au cours des dix dernières années et 11 ménages depuis dix à vingt ans. Toutefois, dix d’entre eux exploitent des terres dans la région de Dlonguébougou depuis plus de vingt ans. À l’origine, ils étaient venus pour échapper aux ravages causés dans leurs champs de mil par les oiseaux qui nichaient le long des canaux d’irrigation.

32Nombre de ces villages installés au sud et à l’est de Dlonguébougou étaient établis de longue date et leur origine remonte à l’époque précoloniale. Malheureusement, leur ancienneté n’a conféré aucune protection à leurs terres agricoles, car ils avaient la malchance d’occuper des terres déjà classées dans les années 1930 dans les limites du « périmètre irrigable » de l’Office du Niger.

33Même lorsque les villages n’ont pas perdu beaucoup de leurs terres et de leurs pâturages à cause de l’agriculture irriguée, les plantations de canne à sucre qui les jouxtent et les canaux d’irrigation sont des zones de nidification idéales pour les travailleurs à bec rouge78, les tisserins et les moineaux, qui se sont reproduits par millions. Ces oiseaux s’abattent en nuées affamées sur les champs de mil avant la récolte et ils sont si effrontés qu’il est impossible de les chasser. Par conséquent, dès la fin des années 1970, les agriculteurs qui exploitaient des terres proches de l’Office du Niger sont partis vers l’ouest pour échapper aux dommages causés par ces ravageurs à plumes. Les villageois de Dofinéna, dont les terres proches de la plantation de canne à sucre sont fortement endommagées par les oiseaux, le déplorent : « Nos paysans sont épuisés. Ils passent toute la journée dans le champ et vont même jusqu’à y dormir.79 » En octobre 2016, ils ont commencé la récolte de leurs champs de mil avec plusieurs semaines d’avance pour empêcher la prédation par des nuées d’oiseaux.

Photo 34 | Image satellitaire de deux villages entourés par les champs de canne à sucre de N-Sukala (2018).

34En 1997, dans son étude, Karen Brock notait qu’il y avait 753 » étrangers » issus de 59 ménages agricoles qui campaient dans 11 hameaux autour de Dlonguébougou ; tous fuyaient les dégâts causés par les oiseaux, et leur nombre était égal à celui de la population bambara du village à cette époque (Brock et Coulibaly, 1999).

35Mais en 2000, les villageois de Dlonguébougou en ont eu assez de voir autant de gens venir cultiver des terres autour du village, passer six mois dans la région, puis emporter les récoltes avec eux. Ils se sont plaints qu’il y avait trop d’étrangers et les ont accusés de voler le bétail, d’abattre des arbres, de détruire la brousse et de séduire leurs femmes. Le chef affirmait que tout serait différent s’ils acceptaient de s’installer de façon permanente dans le village, mais qu’ils voulaient seulement exploiter les terres de Dlonguébougou sans aucun engagement pour la prospérité à long terme du village. Le conseil du village s’est mis d’accord pour renvoyer tous les migrants chez eux et, de ce fait, tous ont plié bagage et quitté les lieux.

36Cependant, en 2006, deux familles ont été autorisées à exploiter des terres au sud de Dlonguébougou, après avoir imploré les villageois de les leur céder au nom de leur humanité commune et des liens de mariage et de parenté qui les unissaient. Depuis lors, tous les ans, des migrants sont revenus au compte-gouttes, pour finalement arriver en masse lorsque des terres ont commencé à être défrichées en 2011 pour le périmètre irrigué de champs de canne à sucre nouvellement mis en place à N-Sukala. Les pertes de terres au profit de N-Sukala et une multiplication des problèmes causés par les oiseaux ont engendré une nouvelle vague d’exploitants migrants en quête de terres, de sorte qu’il y a encore plus de migrants autour de Dlonguébougou et des villages environnants aujourd’hui qu’en 2000.

37En 2021, lorsque Dlonguébougou a été assiégé par des groupes armés, les premiers à fuir ont été les agriculteurs qui arrivaient de Tékéna et d’autres villages au sud et à l’est. Ils ont été pris pour cible par les djihadistes en mai et juin, alors qu’ils arrivaient pour s’installer et cultiver pour la saison des pluies à venir. Ils ont été sommés de faire leurs bagages et de partir immédiatement, sous peine de mort. Depuis 2022, ils commencent à revenir.