La conquête et le contrôle

15À l’issue de la conquête de Ségou en 1890, les Français s’empressèrent de faire main basse sur le territoire. Leur plan initial consistait à maintenir l’ordre par le biais d’une administration indirecte en désignant Bodian Diarra comme roi de Ségou, et Mademba Sèye comme roi de Sansanding sur la rive nord du Niger. Tous deux s’étaient révélés loyaux à l’égard des Français dans leur lutte contre les Toucouleur et on espérait qu’ils pourraient rétablir la paix sur les territoires qui leur avaient été confiés. Toutefois, aucun des deux n’était originaire de la région de Ségou, et ils n’avaient aucune légitimité ni aucune autorité sur les populations et les territoires qu’ils étaient censés contrôler. Par conséquent, leur pouvoir fut miné par de constantes révoltes et, en 1893, les Français décidèrent de régner directement sur le Moyen Niger en désignant un commandant de cercle à Ségou (Roberts, 2021).

16La rive nord du Niger était décrite comme ayant subi un état de guerre permanent, le résultat de 30 années de troubles : « De ce fait, on observe la dépopulation de ce riche pays, où vous ne trouvez plus que ruines et migration vers des terres encore plus hostiles plus au nord, ou dans les quelques villages fortifiés. » (Rapport politique, cercle de Ségou, 1893, Archives ID55). La région était divisée par l’administration française entre plusieurs chefs de canton, chacun étant responsable d’un certain nombre de villages. Une taxe par habitant et des travaux forcés furent instaurés à l’issue d’un recensement de la population tout entière, les Français exigeant que les impôts soient payés en espèces, et non avec les cauris traditionnels (voir encadré 4 pour une description de la visite du lieutenant Morize en vue de réaliser le premier recensement à Dlonguébougou en 1895). Les villages pauvres furent contraints de payer 1,50 F par habitant, alors que les villages plus aisés devaient verser 2,50 F voire 3,00 F par tête25. En 1894, la majeure partie des impôts était payée en nature – mil, bétail, couvertures, cauris, moutons, riz, coton ou bois – mais, en 1899, l’essentiel des taxes était désormais réglé en monnaie. Le chef du village dut échanger des cauris contre des francs, souvent à des taux exorbitants.

17Sur la rive nord, les Français reconnurent le pouvoir de N’To Diarra, un chef militaire qui s’était battu à leurs côtés contre les Toucouleur. Lui et ses ancêtres avaient été des guerriers pour le royaume de Ségou et avaient obtenu un traitement spécial de la part du fama, en reconnaissance de leur loyauté envers la dynastie au pouvoir. N’To était devenu un seigneur de guerre indépendant, basé à Markabougou à quelque 15 km au nord-est de Dlonguébougou. Pour les Français, il ne faisait aucun doute que « le pays de Markabougou [serait] tranquille et dévoué, tant que N’To [serait] à sa tête26 ». Toutefois, Dlonguébougou et plusieurs autres villages refusèrent d’être sous son autorité et, par conséquent, durent être administrés directement par Ségou27. Les Français comptaient sur les chefs traditionnels pour remplir les tâches administratives locales et collecter les impôts, mais ils durent déchanter lorsqu’ils virent que ceux-ci étaient souvent âgés et infirmes. Les comptes rendus politiques issus du cercle décrivent nombre d’entre eux comme « pas très intelligents mais bien disposés [...] Un chef aveugle et sans influence [...] Un chef usé mais qui reste très estimé par son peuple ». Ils soulignent le besoin d’accroître un peu le pouvoir des chefs, mais pas suffisamment pour qu’ils puissent présenter une menace pour leur autorité28.

18De nos jours, si l’on questionne les aînés du village à propos des événements décrits dans l’encadré 4, leur version sera bien différente. Ils insistent sur le fait que les Français furent incités par N’To Diarra, le seigneur de guerre du village voisin de Markabougou, à faire preuve d’intransigeance envers Dlonguébougou, en raison de la vive hostilité qui existait entre les deux villages. Dans les années 1880, N’To Diarra avait dressé son camp aux abords de Dlonguébougou et demandé à ce que ses hommes, fort nombreux, reçoivent de l’eau et de la nourriture, mais les habitants du village l’avaient jugé trop dangereux et lui avaient barré la route. N’To s’était alors rendu dans le village voisin de Markabougou. Bien que le chef du village ait été prévenu par son frère de ne céder pour rien au monde et de ne leur donner ni à boire ni à manger, il ignora ce conseil. N’To et ses hommes furent autorisés à entrer dans le village, et après avoir reçu à manger et à boire, ils massacrèrent le chef du village et dispersèrent les villageois, parmi lesquels une famille qui chercha refuge à Dlonguébougou. D’après les habitants du village, N’To lorgnait sur un magnifique cheval qui appartenait au chef de clan Dembélé de Dlonguébougou, et se servait des Français pour ruiner ses voisins.

19Les familles Dembélé de Dlonguébougou et Diarra de Markabougou n’ont jamais contracté d’alliance, alors même qu’elles sont voisines. Les Dembélé traitent toujours les Diarra de tonjon, « soldats captifs », ce qui sous-entend qu’ils sont un clan sans noblesse et qui ne mérite aucun respect. Toutefois, en avril 2016, cent ving et un ans après l’incident survenu avec le lieutenant Morize, une délégation d’hommes Diarra de Markabougou est venue à Dlonguébougou pour demander de mettre fin à cette hostilité. En gage de leur sérieux, ils apportaient avec eux un superbe taureau qui devait être tué pour un festin collectif. Après délibérations, les treize ménages Dembélé se sont mis d’accord pour dire qu’ils pouvaient enfin enterrer la hache de guerre. Toutefois, à ce jour, personne n’a encore organisé de mariage entre les deux clans.

20Les premières années de l’administration coloniale française s’attachèrent à mobiliser la main-d’œuvre et à veiller au paiement des impôts. Le territoire sur la rive gauche du fleuve Niger était jugé si appauvri que plusieurs administrateurs proposaient de baisser les taxes, en raison de la faible pluviométrie, de la faiblesse des approvisionnements en eau, du manque de transports, des sécheresses à répétition et des attaques de criquets pèlerins. On proposa qu’une pièce de monnaie d’une valeur de 20 cauris soit mise en circulation, car cela correspondait au besoin de la consommation moyenne par jour. La région du Sahel n’était évidemment pas un terroir agricole de grande richesse – à la différence des luxuriantes forêts de la Côte d’Ivoire –, et ses ressources prenaient principalement la forme de main-d’œuvre.

21Les esclaves avaient jadis représenté la source d’un important commerce d’exportation, vers le nord à destination du Maghreb et vers le sud pour la traite transatlantique. Même si l’administration française n’avait pas aboli l’esclavage en tant que tel, la réforme en 1903 du Code juridique interdit de reconnaître le statut d’esclave dans les tribunaux nouvellement créés, et le décret de décembre 1905 proscrivit toute nouvelle forme d’asservissement. Ces deux mesures réunies affaiblirent les fondements juridiques de l’esclavage et contribuèrent à un grand exode de personnes captives entre 1905 et 1912 (Richard Roberts, comm. pers.). Dès les années 1880, l’administration française avait mis en place des « villages de liberté » où les anciens captifs pouvaient être recrutés comme ouvriers agricoles dans des projets au service des autorités coloniales29. Les anciens captifs s’engagèrent également dans l’armée, même si pour ce faire ils étaient contraints de céder une partie de leur première solde à leurs anciens maîtres. En 1907, le commandant de Ségou rapportait qu’il recevait tous les jours des centaines d’anciens captifs qui déclaraient qu’ils ne voulaient plus travailler pour leurs maîtres, mais que le mécontentement croissait aussi chez ces derniers30. Le recrutement de la main-d’œuvre coloniale était géré par les chefs de village et de canton, les hommes étant classés en deux catégories : la « portion 1 », destinée à l’armée, et la « portion 2 », affectée aux travaux forcés (Magasa, 1978). Les femmes étaient aussi tenues de participer au travail, en étant principalement chargées d’aller chercher l’eau et de servir des repas aux travailleurs.

Photo 14 | Les « tirailleurs sénégalais » : jeunes soldats ouest-africains en Europe en 1918.

22Durant la Première Guerre mondiale, 192 000 tirailleurs sénégalais furent recrutés en Afrique de l’Ouest française ; nombre d’entre eux venaient des territoires que l’on connaît aujourd’hui comme le Mali, et beaucoup étaient des captifs récemment libérés (photo 14) (Mann, 2006 ; Mbajum, 2013)31. On qualifiait respectivement de « taxe de sang » et de « taxe de sueur » le départ pour la guerre et l’assujettissement aux travaux forcés.

Les travaux coloniaux français

23Les principaux chantiers coloniaux auxquels contribuèrent les villageois de Dlonguébougou dans le cadre du travail forcé furent le creusement du périmètre d’irrigation de l’Office du Niger, la construction du barrage de Markala et celle des bâtiments administratifs de Ségou. En 1980, les hommes âgés se souvenaient du mélange entre un travail extrêmement pénible et l’esprit de camaraderie qui était associé à ces grands chantiers publics. Un vieillard de Dlonguébougou, surnommé Toto ou « le Rat », racontait qu’il était si chétif qu’il n’aurait été d’aucune utilité comme travailleur manuel, et qu’il se vit confier la tâche de chanter et danser pour motiver le groupe des travailleurs. Le fouet était souvent utilisé, pour faire régner l’ordre et pour obliger les hommes à travailler plus dur ; quant à la nourriture, elle était, aux dires de tous, infecte (Magasa, 1978). En 1980, trois habitants de Dlonguébougou qui évoquaient leur souvenir du travail forcé ont raconté comment ils partaient le soir, après une dure journée de labeur, pour tenter de trouver d’autres aliments à cuire et manger, afin de compenser l’infect repas qui leur avait été fourni.

24L’administration française avait aussi besoin de trouver des familles pour s’installer dans le périmètre d’irrigation, une fois celui-ci réalisé. Il n’y avait guère d’amateurs en provenance des villages des zones exondées, à proximité de la zone irriguée ; ils décidèrent donc de délocaliser des villages entiers depuis le plateau Mossi situé dans le territoire colonial voisin de la Haute-Volta. En l’absence de volontaires, les villages proches du périmètre d’irrigation, comme Dlonguébougou, furent obligés dans les années 1940 de sélectionner une famille pour qu’elle s’installe dans le périmètre. La famille Tangara fut choisie à cette fin, peut-être parce qu’elle ne comptait pas parmi les familles fondatrices du village, puisqu’elle était arrivée durant les troubles de la fin du xix^e siècle. Les Français informèrent les membres de la famille qu’ils devraient passer au moins sept ans dans le périmètre irrigué, après quoi ils pourraient rentrer chez eux : ils estimaient qu’il était très peu probable que les gens soient prêts à abandonner de bon cœur leur parcelle irriguée pour retrouver leurs champs dans les zones sèches. Et pourtant, les Tangara rentrèrent chez eux, préférant infiniment leurs champs de mil et les pâturages de Dlonguébougou, avec ses grands espaces et sa liberté, au fait d’être confinés dans un périmètre d’irrigation à cultiver du coton pour les Français.

25Les années 1930 furent une décennie difficile pour la rive nord, avec des récoltes décevantes, des épizooties du bétail et des infestations de criquets pèlerins. L’administration coloniale décida de réduire les impôts versés par habitant mais, malgré cela, elle constata que des quantités massives d’or étaient vendues pour que les populations puissent payer la taxe exigée. Le rapport politique de 1934 relate que les villageois avaient épuisé leurs réserves, et l’effet conjugué des travaux forcés et d’une imposition constante fit que les Français devinrent odieux aux yeux de la population32. On rapporte qu’un vieil homme de Dlonguébougou aurait déclaré à cette époque : « Il est tellement plus difficile de survivre aux épreuves aujourd’hui ! Au moins, dans le temps, si notre récolte était mauvaise, nous pouvions attaquer nos voisins.33 »

26Lorsque Geoffrey Gorer a traversé l’Afrique de l’Ouest française et britannique en 1934, il a observé que beaucoup de gens quittaient les terres sous administration française pour se rendre sur le territoire britannique plus au sud, en raison des précipitations plus fréquentes, mais aussi des niveaux d’imposition plus élevés du côté français, du recrutement dans l’armée et des exigences imposées en cas de travail forcé par les autorités françaises. Il brosse un tableau peu reluisant de la mission civilisatrice de la France :

« C’est pour échapper à la conscription que des milliers de familles traversent la frontière anglaise chaque année… Il ne fait aucun doute que les Noirs de l’Afrique de l’Ouest française sont un peuple désabusé, misérable et amer qui, désormais, ne peut plus être gouverné que par la peur. Ce n’est pas seulement à cause de la politique coloniale […], mais c’est aussi la façon brutale et abusive dont les Français les traitent presque tout le temps et la manière quasi systématique de les duper dans chaque transaction.34 » (GORER, 1945 : 83).

27Depuis sa position de « noir-blanc »35 extrêmement respecté au sein de l’administration coloniale française dans les années 1920 et 1930, Bâ brosse un tableau semblable à celui de Gorer de la façon dont le pouvoir est exercé. Chaque commandant de cercle était un petit roi dans la région qu’il contrôlait, et rares étaient ceux qui prenaient la peine d’apprendre la langue locale, ce qui donnait un pouvoir très important à l’interprète officiel.

28Dans les années 1930, à une époque de sécheresses prolongées et d’infestations répétées de criquets, les populations se tournèrent vers des cultures comme les pois bambara36 et le manioc, susceptibles de résister au fléau ailé. La situation économique était très mauvaise ; beaucoup de commerçants français de Ségou durent fermer leur porte, car personne n’avait d’argent pour leur acheter des marchandises. Beaucoup de jeunes furent recrutés dans les rangs de l’armée (comme décrit dans l’encadré 5) ou partirent pour la Gambie en quête de travail dans les champs d’arachide37. La Société de Prévoyance demanda que chaque village du Soudan français mette en place un grenier collectif de grains, prétendument pour contribuer à assurer la sécurité alimentaire en cas de famine. Mais ces greniers s’ajoutaient aux stocks propres des ménages. En 1941, l’ordre fut donné que toutes les réserves de grains soient transportées à Ségou puis prennent la direction de Dakar pour nourrir les troupes ouest-africaines, un exercice qui relevait du tour de force d’un point de vue logistique : le transport des grains pendant les saisons des pluies depuis des centaines de villages, en remontant le fleuve en pirogue, nécessita des milliers de jours de travail.

29Après la Seconde Guerre mondiale, la France abolit le travail forcé dans ses colonies et des tentatives furent menées pour encourager le développement économique et la promotion d’un outillage agricole plus performant, comme la culture attelée (les charrues tirées par des bœufs), afin d’accroître la productivité agricole, l’arachide et le coton étant les principales cultures de rente. Une école pour les fils de chef fut créée à Markala, afin d’éduquer quelques enfants de la rive nord. Quand il était enfant, le chef actuel du village de Dlonguébougou a été envoyé à cette école, mais bien peu de choses lui restent de cette éducation. Le recrutement militaire se poursuivait, et plusieurs hommes de Dlonguébougou combattirent pour la France à Madagascar et en Indochine. À l’époque où le Mali se préparait à l’indépendance aux côtés des autres territoires ouest-africains français, les partis politiques étaient largement dominés par des élites urbaines instruites, alors que peu de personnes issues de régions comme la rive nord de Ségou parvenaient à se faire entendre.

30Bien que l’administration coloniale n’ait duré que soixante-dix ans, de 1890 à l’indépendance en 1960, la France a eu un impact profond et durable sur le Mali qui persiste encore aujourd’hui. Ainsi, la vieille Ma Toungara, qui mourut en 1981, pouvait se rappeler de l’arrivée des Français et de la visite du lieutenant Morize, tout comme de leur départ ultérieur lorsqu’ils quittèrent le territoire qu’ils appelaient le Soudan français. Le legs colonial reste fort, avec l’usage de la langue française, le maintien de beaucoup de traits du système juridique français, y compris l’application du Code domanial sur toutes les terres et les ressources naturelles, et un État fortement centralisé. Les relations entre les gouvernements de la France et du Mali sont longtemps demeurées étroites, comme on a pu le voir dans le déploiement rapide d’un soutien militaire ordonné par le président Hollande pour repousser l’insurrection djihadiste de 2013. Beaucoup de familles maliennes de la classe supérieure ont la binationalité, envoient leurs enfants faire des études en France et ont des parents et des biens dans ce pays. Ces liens se sont dégradés à la suite des coups d’État de 2020 et 2021, allant jusqu’à la rupture des relations entre les deux pays en 2022.

Les premières décennies

31Le premier président du Mali, Modibo Keita, chercha à établir un État socialiste et nationalisa les principaux secteurs de l’économie, y compris les échanges. Les relations avec la France, en tant que pouvoir colonial, se détériorèrent et le Mali quitta la zone monétaire ouest-africaine mise en place par l’ancienne puissance dans ses ex-colonies. À la place, en sa qualité de membre loyal du Mouvement des non-alignés, Keita renforça les liens avec l’URSS et la Chine, cette dernière venant construire une usine textile, la sucrerie de Sukala et une minoterie au nord de Ségou. Les tentatives visant à collectiviser l’agriculture et à contrôler les échanges n’étaient guère populaires, et l’économie fut loin de prospérer. En 1968, un coup d’État hissa le général Moussa Traoré au pouvoir. Il restaura les liens avec l’ancien pouvoir colonial et rejoignit le système monétaire commun, dont le Mali fait toujours partie aujourd’hui38. L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) utilise le franc ouest-africain (FCFA), qui était soutenu par le Trésor français à un taux fixe stable, au départ par rapport au franc français mais depuis 1999 par rapport à l’euro39. Une dévaluation majeure, qui vit fondre de moitié la valeur du franc CFA, fut imposée en 1994 par le gouvernement français et le Fonds monétaire international sous le prétexte que cela aiderait ces pays à devenir plus compétitifs à l’échelle mondiale. Les détracteurs du franc CFA insistent sur le fait qu’il reste grandement surévalué, ce qui bénéficie aux élites désireuses de transférer de l’argent depuis la région vers l’Europe, mais ce qui pénalise injustement les industries maliennes désireuses de faire concurrence aux importations à bas prix. Les pays qui utilisent le franc CFA n’ont pas de contrôle indépendant sur leur politique monétaire, et le fait qu’ils soient liés à l’euro traduit les priorités du système monétaire européen et non celles de l’Afrique de l’Ouest (Nubukpo, 2015).

32Dans les années 1980, le gouvernement du Mali fut obligé d’adopter un vaste ensemble de mesures d’ajustement structurel, comprenant des réductions massives des budgets de l’État, le licenciement de fonctionnaires, la privatisation d’entreprises semi-étatiques et la libéralisation des marchés. Pour un village comme Dlonguébougou, nombre de ces changements n’eurent qu’un impact limité car, à la différence des villages situés plus au sud dans la zone cotonnière, ses paysans côtoyaient fort peu, voire pas du tout, les services gouvernementaux et ils ne dépendaient pas de l’achat d’intrants. Toutefois, l’abolition des quotas de céréales conféra une plus grande liberté aux villageois dans le commerce de leurs grains. Jusque-là chaque village était obligé de vendre un certain quota de mil à l’Office des produits agricoles du Mali (Opam) à un prix fixe, généralement très inférieur au prix du marché. D’une certaine façon, Dlonguébougou avait la chance d’être relativement éloigné des grandes villes et le village était donc oublié des agents gouvernementaux. Les villages plus proches des villes faisaient l’objet de visites plus fréquentes, y compris celles des gardes des Eaux et Forêts – détestés par les populations car enclins à infliger des amendes et à percevoir des pots-de-vin.

Mise en place d’un gouvernement démocratique

33La révolution de 1991 contre le régime corrompu et autoritaire de Moussa Traoré amena des milliers de gens dans la rue (en particulier les étudiants et les commerçantes du marché de Bamako) et déboucha sur un coup d’État qui permit l’instauration d’un gouvernement de transition. Les élections de 1992 allaient ouvrir la voie à deux mandats du président Alpha Konaré à la tête du parti Adema (Alliance pour la démocratie au Mali). L’arrivée de la démocratie généra un élan d’énergie et d’enthousiasme après 23 années d’autocratie. Un gouvernement décentralisé sous forme de communes urbaines et rurales fut mis en place en 1999, et l’humeur générale était à l’optimisme (Sy, 2009). Le Mali devint un des favoris de beaucoup de bailleurs de fonds, et l’aide au développement déferla dans divers projets et programmes de soutien budgétaire. Une transition politique sans heurts fut obtenue avec l’élection en 2002 du président Amadou Toumani Touré (ATT), un ancien général populaire qui avait dirigé le coup d’État de 1991 contre Moussa Traoré. Il mit en place une vaste coalition de partis politiques mais, sous les apparences d’un consensus paisible, de nouvelles tensions ne cessèrent de croître. Avec un État fortement centralisé, tous les bénéfices de l’aide et du développement avaient profité à Bamako, et des signes de corruption devinrent de plus en plus manifestes, les puissants du gouvernement étant en position de détourner une proportion considérable des flux d’aide ; un groupe naissant de riches négociants et de promoteurs immobiliers put s’enrichir grâce aux licences et quotas d’importation et à la spéculation foncière. Il existait un énorme fossé entre l’élite urbaine et la population ordinaire, ce qui engendra un vif ressentiment, qui se manifesta en 2010 et 2011 par des protestations contre les acquisitions foncières à grande échelle40. Le président Touré fut renversé lors d’un coup d’État en mars 2012, peu de temps avant les élections présidentielles et à l’issue de l’invasion du nord du Mali par une alliance des forces touaregs et djihadistes.

Le conflit avec les Touaregs dans le Nord-Mali

34Les Touaregs, qui vivent dans une zone très vaste allant du Nord-Mali et du Niger à la Mauritanie orientale, l’Algérie méridionale et la Libye, ne se sont jamais satisfaits de la passation du pouvoir par la France aux pays nouvellement indépendants. Cela signifiait qu’ils n’étaient plus le peuple dominant de la région du Sahara, mais qu’ils étaient subitement réduits au statut d’une petite minorité dans chaque nouvel État. Une série de rébellions contre le régime de Bamako eut lieu dans le nord du pays dans les années 1960 et fut suivie d’une répression brutale et d’exactions commises par l’armée malienne. Les sécheresses des années 1970 et 1980 frappèrent cette région particulièrement durement, et beaucoup de Touaregs indigents partirent vers le nord pour chercher du travail en Libye.

35De nouveaux troubles civils survenus dans les années 1990, des demandes d’autonomie et une forte augmentation des budgets d’aide destinés au nord du pays entraînèrent des négociations en vue d’un accord de paix, signé en 1995, qui visait à accorder à cette région un statut spécial, à relocaliser les réfugiés, à intégrer les combattants touaregs dans l’armée malienne et à promouvoir un développement économique et politique dans cette région oubliée et ravagée par la sécheresse. Toutefois, peu de choses furent mises en œuvre pour assurer son application, et le gouvernement de Bamako préféra faire la sourde oreille au désordre croissant dans le nord du pays. Dans cet immense espace difficile à gouverner, il était facile pour les dissidents touaregs de grossir leurs rangs, aux côtés des combattants salafistes qui avaient été repoussés vers le sud par les forces de sécurité algériennes. Ils pouvaient faire rentrer de l’argent sur la base de leur savoir ancestral et de leur contrôle des axes commerciaux en prenant part au trafic d’armes et de drogues et à des enlèvements d’otages (Scheele, 2012 ; Thiam, 2017).

36L’intervention de la France et du Royaume-Uni en Libye à la fin de 2011 paracheva la chute de Kadhafi et libéra plusieurs milliers de combattants aguerris issus de sa garde rapprochée. Un grand nombre d'entre eux étaient d’origine touareg, et avaient à leur disposition d’importantes caches d’armes et de véhicules. Saisissant l’occasion pour gagner l’indépendance du nord du Mali, qu’ils appelaient Azawad, ces combattants ont rapidement progressé vers le sud, ne rencontrant que très peu d’opposition. L’armée malienne, mal équipée et démoralisée, fut incapable de stopper cette progression, et un coup d’État fut organisé à Bamako en mars 2012, pour protester contre les pertes militaires dans le nord du pays.

37Dans la lutte entre les anciens alliés touaregs, le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), groupe laïque de rebelles touaregs, fut écrasé par différents groupes islamistes désireux d’imposer la charia. Les troupes françaises, appelées par le gouvernement malien, furent déployées précipitamment pour venir freiner la progression des forces djihadistes qui, en janvier 2013, étaient descendues jusqu’à Kona, près de Mopti, dans le centre du Mali. Les troupes françaises, maliennes et tchadiennes parvinrent à repousser les rebelles et à reprendre les principales villes du nord du pays. Toutefois, l’immensité des terres désertiques environnantes fut beaucoup plus difficile à contrôler et la situation a connu un enlisement complexe – toujours en cours – dans le nord du pays.

Rétablissement du régime démocratique

38À l’issue de l’intervention française, les bailleurs de fonds occidentaux ont fait davantage pression pour rétablir un régime constitutionnel et des élections ont eu lieu en juillet 2013, malgré des craintes fondées sur l’impossibilité d’organiser le scrutin dans beaucoup de régions. Ibrahim Boubacar Keita (dit IBK), homme politique de premier plan déjà en vue dans les gouvernements précédents et considéré comme un dirigeant fiable, a été élu président. Toutefois, ses cinq premières années de pouvoir, sapées par une incapacité à faire progresser la paix dans la zone et par des accusations de népotisme et de corruption, ont déçu beaucoup de Maliens et de personnes de l’extérieur. Réélu en septembre 2018, le président Keita a proclamé que la lutte contre le conflit et l’insécurité était sa priorité absolue, mais beaucoup d’observateurs doutaient de son aptitude à accomplir de véritables progrès, sachant que la situation en 2018 était bien plus dangereuse et instable qu’elle ne l’était cinq ans plus tôt.

Une succession de coups d’État

39Le gouvernement d’Ibrahim Boubacar Keita n’a pas été en mesure de remporter des succès militaires ou de réaliser des progrès politiques pour lutter contre l’insurrection des groupes armés, et a été largement considéré comme incompétent et corrompu. La présence des troupes françaises (opération Barkhane) et de celles de la mission de l’ONU (la Minusma) n’a pas non plus réussi à ramener la paix et la sécurité dans le pays, le conflit et l’insurrection s’étant étendus du nord au centre du pays à partir de 2013. En 2020, l’arrivée de la pandémie mondiale de Covid-19, bien qu’elle ait fait relativement peu de morts au Mali, a entraîné de graves perturbations économiques dans toute l’Afrique de l’Ouest, en raison des confinements et des fermetures de frontières. Le transport, le commerce et le tourisme ont été interrompus. Après des mois de manifestations dans les rues de Bamako, menées par le mouvement M5-RFP41 et l’influent religieux musulman Mahmoud Dicko, le président Keita a été déposé en août 2020 par un coup d’État militaire dirigé par cinq colonels, dont l’actuel chef de l’État, le colonel Assimi Goïta. Sous la pression de l’organisation régionale formée par la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) – qui avait imposé un embargo commercial – et des bailleurs de fonds occidentaux pour un retour rapide à un régime civil, la nouvelle administration malienne a mis en place une administration mixte civile et militaire dirigée par Bah Ndaw en tant que président et Moctar Ouane comme Premier ministre. Cependant, aucun de ces dirigeants civils n’a exercé de pouvoir réel et, lors d’un second coup d’État neuf mois plus tard, les militaires ont renforcé leur contrôle et ont démis les deux hommes de leurs fonctions.

40Après le second coup d’État, le ton s’est durci entre le gouvernement militaire et la France au sujet du retard pris dans le retour à un régime civil. Paris a suspendu les opérations militaires conjointes avec l’armée malienne et a menacé de retirer l’opération Barkhane. Dans le même temps, les premiers signes d’un renforcement des liens politiques et militaires entre le gouvernement malien et la Russie sont apparus, avec l’arrivée en décembre 2021 de soldats du groupe russe Wagner et la livraison d’armes, d’hélicoptères et de véhicules blindés en provenance de Moscou (International Crisis Group, 2023). L’ambassadeur de France a été expulsé en janvier 2022, à la suite des remarques du ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, sur le régime militaire malien, et de la montée d’un sentiment anti-français au Mali. Les relations entre la France et le Mali ont été rompues, avec le retrait des forces françaises en août 2022 et la suspension de toute aide au développement, y compris le soutien aux organisations humanitaires. Le Premier ministre intérimaire du Mali a lancé une attaque verbale virulente contre la France, contre le Secrétaire général des Nations unies et contre de nombreux pays voisins du Mali lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2022. Le départ des militaires français a eu lieu sur fond d’accusations selon lesquelles la France n’avait absolument pas réussi à améliorer la sécurité pendant la présence de ses troupes au Mali. Certains Maliens ont même affirmé que la France avait apporté son soutien à quelques groupes djihadistes, une affirmation qui n’a toujours pas été prouvée. Le Mali a saisi le Conseil de sécurité des Nations unies pour présenter les preuves de cette accusation, une demande qui est restée sans suite.

Le siège de Dlonguébougou (juin-septembre 2021)

41De juin à septembre 2021, le village de Dlonguébougou a été assiégé par des hommes armés appartenant au Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM)42, un groupe affilié à Al-Qaïda, dirigé par le prédicateur peul Amadou Koufa. Le siège a débuté au moment où les champs devaient être labourés, ensemencés et désherbés et a duré pendant les quatre mois critiques de la saison agricole. Il était impossible de quitter Dlonguébougou sans risquer d’être assassiné, car des tireurs d’élite étaient positionnés autour du village pour repérer les personnes qui tentaient d’y entrer ou d’en sortir. Le siège n’a finalement été levé que lorsque les villageois ont accepté, en septembre 2021, de se soumettre à l’autorité du GSIM. Makono Dembélé décrit ainsi la situation :

« Les problèmes ont commencé en mai 2021, lorsque les djihadistes vivant dans la région ont envoyé un messager à Dlonguébougou pour dire qu’il ne fallait pas cultiver sur les rives des mares, car c’est là que le bétail s’abreuve. Il ne doit pas y avoir de cultures le long des itinéraires empruntés par le bétail pour aller au pâturage et tous les agriculteurs migrants doivent quitter la zone. Les personnes qui font partie de l’association des chasseurs ne doivent pas sortir dans la brousse armées et vêtues de la tenue des chasseurs. Toute personne enfreignant ces règles subira les conséquences les plus sévères. Les femmes doivent se couvrir d’un voile en permanence. Il n’y a pas de musique forte, les mariages doivent être célébrés dans le calme. Vous pouvez cultiver votre terre, mais seulement si vous respectez les règles ci-dessus.

Le lendemain de la réception de ce message, un neveu du chef du village est allé chercher du bois pour faire du charbon. Dès qu’il a vu les djihadistes, il a eu peur et s’est mis à courir pour essayer de leur échapper, mais ils l’ont rattrapé et l’ont tué. C’est ainsi que le conflit entre nous a commencé. Une semaine plus tard, un étranger est passé par le village et nous a dit qu’il y avait un corps sur la piste à proximité, alors plusieurs hommes sont partis à sa recherche, mais en vain. En rentrant, vers le soir, ils sont tombés sur un groupe de djihadistes et il y a eu un échange de coups de feu. Dabi Diaow, un homme de Dlonguébougou qui avait commencé à défricher son champ de brousse pour l’ensemencer, a été sommairement exécuté dans son champ devant ses enfants. Il avait critiqué ouvertement les djihadistes et a probablement été pris pour cible pour cette raison. Après l’assassinat de Diaow, le conseil du village a demandé aux habitants de ne cultiver que les champs de village tout en appelant leurs voisins à l’aide. À la suite d’une convocation à Dlonguébougou des habitants de plusieurs villages voisins, trois personnes ont été attaquées et tuées sur le chemin du retour. Ce jour-là, le fils du frère cadet du chef du village est parti à la recherche de ses bœufs qu’il avait laissés en bordure des champs du village. Les djihadistes, cachés à proximité, ont commencé à lui tirer dessus, et il a riposté. Plusieurs villageois, ayant entendu les coups de feu, se sont précipités pour essayer de sauver le jeune homme et il y a eu d’autres échanges de tirs entre les villageois et les djihadistes. Ce jour-là, A. a été tué, ainsi que B. Nous n’avons pas voulu retourner chercher les corps de peur qu’ils aient été minés. Nous avons donc appelé à l’aide l’association de chasseurs voisine, les donzos, qui savent s’occuper des explosifs. Une fois arrivés, ils pourraient enlever les explosifs afin qu’on puisse enterrer les morts. Le 31 juillet, ces chasseurs sont venus au village et, sans même s’arrêter pour boire une gorgée d’eau, ils sont partis à la recherche des corps. Mais les djihadistes les attendaient près des corps, cachés dans les arbres. Il y a eu beaucoup de tirs et d’explosions, les corps ayant été minés, et 18 personnes ont été tuées parmi les chasseurs. »

42En tant que village établi depuis longtemps dans la région, et compte tenu de ses traditions animistes, Dlonguébougou possède une société de chasseurs dynamique qui enseigne à ses membres comment tuer le gibier pour se nourrir et qui protège également la communauté contre les attaques. Depuis le début des incursions djihadistes dans la zone agricole du Mali, certains chasseurs se sont mobilisés dans des milices bambara et sont depuis considérés comme une menace majeure, à la fois pour les djihadistes et pour la communauté peule. Dlonguébougou a appelé à l’aide les villages voisins, tels Kango et N’Golobabougou. Après des pertes aussi massives et brutales en leur sein et parmi leurs voisins, les habitants de Dlonguébougou se sont retirés à l’abri dans leurs maisons : « Tous nos animaux ont été rassemblés et emmenés. Personne ne pouvait sortir. Toutes nos denrées alimentaires commençaient à manquer. »

43Après de multiples appels à l’aide, un convoi militaire en provenance de Ségou a réussi à atteindre le village à la fin du mois de juillet avec quelques sacs de céréales. Mais, à la fin du mois d’août, les gens voulaient absolument renouveler leurs stocks de nourriture et ont planifié une sortie armée de plusieurs motos avec des remorques pour se rendre au marché de Dougabougou et en revenir. Alors que le convoi avait quitté Dlonguébougou sans difficultés et rempli les remorques de sucre, de thé et de riz, il a été attaqué par les djihadistes lorsqu’il s’est rapproché du village. Trois hommes de Dlonguébougou ont été tués, et tout le convoi et ses denrées alimentaires ont été saisis.

44Les villageois ont alors demandé l’aide d’un intermédiaire originaire d’un village musulman réputé, situé à une certaine distance, et dont on sait qu’il dispose de moyens pour communiquer avec le GSIM. Les villageois ont proposé de se rendre en échange de la paix et de l’acceptation du GSIM comme leur seigneur. Une rencontre a été organisée quelques jours plus tard, à 5 km à l’ouest du village, et une délégation conduite par l’imam de Dlonguébougou s’est rendue sur place. Les djihadistes ont fait une impressionnante démonstration de force, destinée à intimider les habitants de Dlonguébougou, avec de nombreuses grosses motos et des armes à feu. Les hommes qui menaient les négociations pour les djihadistes se sont entretenus par téléphone avec leur émir, qui se serait trouvé en Mauritanie, pour convenir des termes de l’accord.

« Nous n’avons pu reconnaître aucun d’entre eux car ils sont enturbannés et portent des lunettes noires. Ils parlent peul entre eux mais s’expriment en bambara lorsqu’ils ont besoin de nous parler. Certains disent que les djihadistes sont tous peuls, mais il y a beaucoup d’autres groupes. C’est la question de l’islam qui les rassemble plus que tout autre chose, car ils estiment que le gouvernement a été totalement incapable de gérer le pays correctement et de la bonne manière, selon les principes de l’islam. »

45Finalement, il a été convenu que le siège serait levé, que les villageois pourraient reprendre leurs occupations, y compris cultiver la terre, à condition d’accepter les règles du GSIM.

« Ils nous ont dicté quatre lois charia que nous devons suivre : les femmes doivent porter le voile en permanence ; nous ne devons pas jouer du tambour ; nous devons leur payer des impôts sous la forme de la Zakat, sous forme d’animaux ou de céréales ; et s’il y a un problème entre un mari et sa femme, la résolution doit être basée sur les enseignements du Coran. »

46La levée du siège a été un immense soulagement pour les villageois. Cependant, comme ils n’avaient pas pu cultiver leurs terres pendant les quatre mois de la saison des pluies, aucune récolte n’était possible. Par conséquent, chaque foyer a dû envoyer ses membres gagner ce qu’ils pouvaient en aidant à la récolte dans d’autres villages ou en partant dans les villes à la recherche d’un emploi. En octobre 2021, Dlonguébougou s’est vidé de ses habitants valides, qui sont restés au loin jusqu’en mai 2022, lorsque les premiers signes de la prochaine saison des pluies ont indiqué qu’il était temps de rentrer chez soi pour aider à semer et à désherber pour la récolte de mil de la saison suivante. Heureusement pour les agriculteurs de Dlonguébougou, la saison 2022 a été meilleure que la moyenne, et la plupart des familles ont pu réapprovisionner leurs greniers.

La situation du pays en début 2024

47À la mi-2023, les autorités de transition avaient accepté d’organiser des élections pour un retour à un régime civil d’ici mars 2024, une date qui a été repoussée de nouveau. Une nouvelle Constitution a été soumise à un référendum en juin 2023 et a été approuvée à 97 %. Cette Constitution est considérée comme concentrant davantage les pouvoirs de la présidence, avec le droit de nommer les gouverneurs, les juges et les hauts fonctionnaires. Le gouvernement sera responsable devant le président et non plus devant l’Assemblée nationale, comme c’était le cas auparavant.

48De même, les militaires se voient accorder une place plus importante dans le développement du Mali, et la Constitution oblige le gouvernement à fournir les ressources nécessaires à l’armée pour qu’elle puisse mener à bien sa mission. Sont proposés la création d’un Sénat de même qu’une Cour des comptes, et un système plus décentralisé de gouvernement local. Les personnalités religieuses s’inquiètent du maintien de la laïcité de l’État dans la Constitution, tandis que les juges insistent sur la nécessité de maintenir la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Les groupes rebelles du nord du pays ne trouvent aucun appui dans la Constitution en ce qui concerne l’accélération de l’autonomie des régions du Nord, et les affrontements entre ces groupes armés et l’armée malienne ont repris.

49Les autorités de transition bénéficient d’un soutien très important de la part de la population, puisqu’un sondage réalisé en mai 2023 indique que plus de 90 % des personnes interrogées sont satisfaites des autorités de transition et de leur partenariat avec la Russie (International Crisis Group, 2023). On considère que les forces armées maliennes ont obtenu de bien meilleurs résultats militaires, avec de nouveaux équipements et une plus grande efficacité dans la lutte contre les différents groupes terroristes que pendant les neuf années de présence militaire française.

50Le gouvernement a utilisé avec succès des arguments patriotiques et nationalistes pour discréditer ses détracteurs, dont quelques-uns ont été arrêtés, et la liberté de la presse suscite de plus en plus d’inquiétudes. La force de l’ONU, la Minusma, a vu ses opérations considérablement restreintes, à la suite d’enquêtes sur des atrocités signalées commises par l’armée et ses alliés de Wagner, comme à Moura, au centre du Mali, en mars 2022. Et la Minusma a dû quitter le pays à la fin de l’année 2023.

51Il est difficile de savoir dans quelle mesure ce sont les campagnes de désinformation sur les médias et les réseaux sociaux qui sont responsables de la rhétorique anti-française passionnée qui s’est développée, plutôt que la profonde déception face à l’échec de toutes les forces occidentales à contrôler la propagation des insurgés. Des manifestations anti-françaises similaires et deux coups d’État ont eu lieu au Burkina Faso voisin, les chefs militaires soulignant leurs liens fraternels étroits avec le Mali. En janvier 2024, un contingent de 100 soldats russes est arrivé à Ouagadougou et d’autres déploiements sont prévus, le dirigeant Ibrahim Traoré renforçant les liens sécuritaires et politiques entre le Burkina Faso et la Russie. Alors que de nombreux autres pays européens ont retiré leurs forces militaires, plusieurs pays occidentaux restent présents au Mali, espérant ainsi maintenir une présence pour ne pas laisser entièrement le terrain à la Russie.

52Avec le coup d’État qui a renversé le président Bazoum au Niger fin juillet 2023, les trois pays – Mali, Burkina Faso, Niger – se sont regroupés pour former l'Alliance des États du Sahel (AES). Ils font désormais front commun face à la Cédéao et à la France.

53Quatre ans après le renversement du président Ibrahim Boubacar Keita mi-2020, la combinaison de nouveaux équipements militaires en provenance de Russie et de mercenaires de Wagner aux côtés des troupes de l’armée malienne a permis d’améliorer considérablement la sécurité dans de nombreuses régions du pays. Ainsi, le village de Dlonguébougou et ses environs ont été libérés de toute présence djihadiste à la fin 2022 et, durant quelques mois, il a été possible de se rendre dans d’anciens foyers de tension comme le Gourma, à l’est du pays. Mais les djihadistes sont revenus à Dlonguébougou après quelques mois et des attaques sporadiques sont toujours menées par des groupes militants liés à Al-Qaïda, ainsi que par l’État islamique, qui opère surtout dans le nord-est du pays.