Préface
p. 4-5
Texte intégral
« Qui ne se souvient de l’imperfection et de la rareté des figures dans les ouvrages publiés encore au commencement du dernier siècle, et de la peine que le naturaliste avait à y reconnaître les espèces les plus communes ? Buffon même n’eut souvent que des planches incorrectement dessinées et grossièrement coloriées. Aujourd’hui des ouvrages nombreux et magnifiques ont multiplié à l’infini des images aussi reconnaissables que les originaux eux-mêmes. Les Redouté, les Huet, les Baraband, ont multiplié le Muséum d’histoire naturelle ; ils ont fourni en quelque sorte au monde entier des cabinets complets et portatifs ; et, nous pouvons en convenir sans honte, ce secours nouveau a contribué, autant que les travaux d’aucun de nous, à fixer la prééminence de notre pays dans les sciences naturelles. »
— Georges Cuvier in Éloge funèbre de Van Spaendonck, prononcé à l’Institut de France en 1822.
1Émerveiller pour instruire. Telle est la devise du Muséum national d’Histoire naturelle. Ici, l’iconographie scientifique produite par Jean-François Dejouannet sous l’autorité de l’Institut de recherche pour le développement, dont j’ai pu suivre l’élaboration sur une décennie, jointe aux informations compilées par Bernard Séret, s’emploie à nous instruire d’un fait : certaines de nos pratiques de pêche impactent des espèces qui, sans que nous n’en sachions rien, n’arriveront pas dans nos assiettes. Il se produit un cimetière invisible qui fragilise l’équilibre des écosystèmes marins.
2L’exploitation faite par les humains de la biodiversité est un sujet d’Histoire naturelle, car il relève à la fois de l’anthropologie et de la biologie. Or, le dessin scientifique fait partie du vocabulaire de l’histoire naturelle, dont la tâche première, faut-il le rappeler, est la caractérisation de ce qui est1. C’est pourquoi nous considérons ce livre, qui traite des espèces non recherchées victimes des pêcheries thonières, comme un authentique ouvrage d’Histoire naturelle. Le dessin scientifique y est non seulement un hameçon esthétique, une invitation à se délecter de la beauté et de la diversité des choses, mais aussi un outil d’identification précis des espèces concernées.
3Ainsi mis à l’honneur dans cet ouvrage, le dessin scientifique d’histoire naturelle fait rayonner celle-ci dans la culture. Et de culture, nous en avons besoin pour limiter nos prélèvements sur la biodiversité : ce siècle devra être celui de la conscience des limites de notre planète2, 3, 4.
4Le dessin scientifique n’a jamais été remplacé par la photographie, quelle que soit la technologie qui lui sert de support, parce qu’il a cette fonction unique de guider notre œil sur les aspects du réel qui font l’objet de discours. Cette fonction épistémologique a toujours été vivante au cœur de l’Histoire naturelle et ces aquarelles de Jean-François Dejouannet perpétuent ainsi la longue tradition naturaliste du Muséum. Pour une institution qui porte haut l’universalisme du projet de connaissance scientifique, le dessin est un langage universel qui transcende les langues et les cultures. À ce titre, les dessins naturalistes tels que ceux-ci, d’une remarquable précision, instruisent tout autant les Français, les Chinois que les Chiliens. Les émerveillent aussi. L’art et la science ici réunis, à grand renfort d’informations visuelles touchant l’affect pour le premier, la raison pour le second, parfois les deux à la fois, sont des entreprises universelles de la psyché humaine. Les éditions MkF occupent une place de choix dans la diffusion de cet alliage rare entre beauté et rigueur scientifique, à laquelle participe également l’Institut de recherche pour le développement.
5Pour autant, le choix des espèces présentées ici provient de faits sur lesquels il faut que les scientifiques conservent la plus grande vigilance, et les décideurs la plus grande considération. Depuis un siècle, les humains sont devenus des prédateurs marins majeurs. Notre consommation individuelle de produits en provenance de l’océan est passée de 9 kg/an/habitant en 1960 à 20,2 kg en 2020 à l’échelon mondial, selon la FAO. Elle est de 35 kg pour la France en 2020, dont 25 de poissons. Le consommateur aisé des pays riches est coresponsable de la surexploitation des ressources marines. Selon la FAO, en 2019, 60 % des stocks halieutiques mondiaux sont entièrement exploités et 35,4 % sont surexploités. Avec pour dégâts collatéraux ces captures d’espèces non ciblées, dont certaines sont pour cette raison au bord de l’extinction, comme les cétacés Phocoena sinus ou Cephalorhynchus hectori maui. De nombreuses espèces de téléostéens (poissons osseux dont beaucoup sont répertoriés ici), mais aussi tortues marines et oiseaux marins sont également touchés. Pourtant, la reconstitution pérenne des stocks ciblés pour notre consommation augmenterait les rendements de pêche de 15 % et les profits générés de 80 %5. Pour une reconstruction des stocks fortement exploités et un ralentissement significatif de la dégradation des océans dans un contexte de changement climatique, une diminution importante de la pression de pêche est nécessaire.
6Puisse cet ouvrage contribuer à rendre visible le non-visible, le non-dit, le gâchis, tout en offrant la délectation de la beauté du vivant.
— Septembre 2022
Notes de bas de page
1Abbadie, L. et al. 2017. Quel futur sans nature ? Manifeste du Muséum. éditions Reliefs et Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. 80 p.
2Cury, P. et Miserey, Y. 2008. Une mer sans poissons. Calmann-Lévy, Paris.
3Besnier, J.-M. et al. 2020. Face aux limites. Manifeste du Muséum. éditions Reliefs et Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. 96 p.
4Haffner, G. et Lecointre, G. (Dir.). 2022. Quel avenir pour le vivant ? éditions de l’Aube et Muséum national d’Histoire naturelle.
5Burgess, M.G. et al. Science 359 : 1255-1258 (16 mars 2018).

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