Produits de la recherche
p. 25-34
Texte intégral
1Suite à sa première mise en œuvre au Mexique à la fin des années 1980, la méthodologie des enquêtes mixtes alliant une approche auprès des ménages et auprès des entreprises (ou unités de production) a donné naissance aux enquêtes 1-2-3. Cette appellation découle du fait que le dispositif consiste en trois enquêtes emboîtées qui fournissent des informations sur l’emploi, notamment informel (phase 1), sur les unités de production du secteur informel (phase 2), sur la consommation des ménages, la pauvreté et la demande adressée au secteur informel (phase 3).
2Le premier produit de ce « programme » multi-pays et pluricontinental, conduit sur une très longue durée (depuis le début des années 1990 jusqu’aujourd’hui), est la mise à disposition d’une méthodologie pertinente, fiable et harmonisée (permettant des approches comparatives solides). Le dispositif autour des enquêtes 1-2-3 comprend non seulement la méthodologie originale d’enquête statistique (méthode de sondage, questionnaire, manuel d’enquête) mais également les méthodes d’analyse (un canevas générique ou rapports-types, Policy briefs, etc.) ainsi que l’institutionnalisation de la diffusion des résultats (mode et support de diffusion plus ou moins standardisés, instauration de rendez-vous ou de conférences systématiques adressées à des publics variés, etc.).
Les enquêtes 1-2-3 : un savoir-faire et des biens publics
3Après une première expérience partielle (phases 1 et 2) au Mexique (1987, 1989), l’enquête 1-2-3 a été réalisée pour la première fois dans son intégralité au Cameroun en 1993 (Roubaud, 1994). La méthodologie a ensuite été affinée à Madagascar, où l’enquête a été introduite en 1995 et a toujours cours aujourd’hui. Forte de ces succès, l’enquête 1-2-3 s’est largement répandue au cours des dernières années. En Afrique en 1997, le premier séminaire sur l’économie informelle est lancé avec la création d’Afristat (de couverture régionale). Depuis, l’enquête 1-2-3 est réalisée sur trois continents1. Elle est mise en œuvre à Mayotte, un département français, en 2015. L’enquête 1-2-3 a été conçue comme un cadre générique avec une structure souple, qui respecte un certain nombre de caractéristiques communes, mais dont les configurations, dans la pratique, varient selon les besoins et spécificités de l’architecture des systèmes d’information existants dans les différents pays2.
4Ces séries d’enquêtes suivant la méthodologie des enquêtes 1-2-3 ont permis la constitution de bases de données dont disposent les INS des pays. Ces bases de données sont des biens publics qui ont été mobilisées – et sont toujours mobilisables – par divers types d’utilisateurs non seulement pour l’analyse de l’économie informelle mais plus largement pour étudier différentes thématiques en lien avec le marché du travail et les conditions de vie et d’activité de la population.
Pour le Pérou
5Avec l’appui de Dial et de la coopération française (mission de François Roubaud à l’Instituto Nacional de Estadística e Informática : Inei), l’Inei en 1993 a réalisé la première enquête mixte afin de mesurer le poids de l’emploi informel dans le cadre de la comptabilité nationale. L’INS péruvien a poursuivi le développement des travaux sur l’économie informelle et a inclus depuis 2001, de façon permanente et suivant une périodicité infra-annuelle, le module développé par l’IRD pour le suivi des unités de production informelles dans la principale enquête sur l’emploi et les conditions de vie de la population (Enquête nationale auprès des ménages : Enaho). Sachant que l’Enaho est inscrite au budget récurrent de l’État, les indicateurs de pauvreté et d’informalité ont presque le même statut que ceux du PIB, de l’inflation. De ce fait, le Pérou dispose d’un outil unique permettant l’analyse de la dynamique de l’économie informelle sur une période continue de presque vingt ans. En 2014, l’Inei a publié une première édition d’un compte-satellite complet de l’économie informelle au Pérou3.
6Une attention particulière a été accordée à la qualité des données primaires ainsi qu’à la diffusion non seulement des rapports mais aussi des données brutes de l’enquête, accompagnés de documents techniques et de rapports techniques de qualité (disponibles en ligne sur la page web de l’Institut national de statistique). C’est ainsi qu’en 2010, l’Enaho a obtenu le premier prix de la Banque mondiale à l’innovation statistique parmi 177 projets présentés par 26 pays d’Amérique latine et Caraïbes4.
7Au-delà de la reconnaissance internationale, le succès de l’enquête Enaho se manifeste surtout dans sa reconnaissance en tant qu’outil pour les politiques publiques. La production statistique crée un bien public : les données empiriques alimentent la recherche, le débat citoyen et les politiques publiques.
Pour Madagascar
8Initialement limitée à la capitale et après cinq années de succès des opérations (1995-1999) dans le cadre du projet Madio, l’enquête 1-2-3 menée par l’Instat avec l’appui des chercheurs de Dial, a été étendue en 2000 et 2001 aux sept principaux centres urbains du pays. Par la suite, différentes enquêtes nationales ont été menées reconduisant la méthodologie en 2004 (phases 1 et 2), en 2006 (phase 1), puis les deux phases en 2010 et 2012 (Enempsi) puis en 2015 (phase 1)5.
Vendeur de fruits et légumes, banlieue d’Antananarivo, Madagascar, 2013.
© IRD/M. Razafindrakoto
9Des compétences se sont construites au sein de l’Instat (INS de Madagascar). Depuis 2000, les enquêtes sont conduites sur le terrain par les cadres statisticiens malgaches sans aucun appui technique extérieur. Les acquis méthodologiques se transmettent entre les cadres d’une enquête à l’autre ce qui donne lieu à une capitalisation des savoirs. Notons que les cadres statisticiens-économistes du projet Madio sont aujourd’hui des experts reconnus aux niveaux national et international en matière de statistiques d’enquêtes sur l’emploi, le secteur informel et la pauvreté. À titre d’exemple, l’un d’entre eux, aujourd’hui conseiller du directeur général de l’Instat (Faly Rakotomanana), est sollicité pour appuyer la mise en œuvre et l’analyse des enquêtes dans différents pays (notamment au Burundi, aux Comores et à Mayotte) ; un autre membre, Julia Rachel Ravelosoa est actuellement économiste sénior à la Banque mondiale à Madagascar et coordonne des projets en lien avec les thématiques de l’informel, notamment sur la protection sociale ; enfin, Éric Ramilison est expert à Afristat pour assurer entre autres le suivi et l’appui technique aux enquêtes mis en place dans différents pays africains.
Pour le Vietnam
10L’affectation sur place de trois chercheurs IRD (Mireille Razafindrakoto et François Roubaud, ainsi que Jean-Pierre Cling/Insee en accueil, entre 2006 et 2011) dans le cadre d’un projet mené au sein de l’OGS, a conduit à la réalisation d’une première enquête à Hanoi et à Hô Chi Minh-Ville en 2007 sur l’emploi (la LFS, l’enquête emploi existante a été rénovée) et le secteur informel (enquête HBIS6) suivant la méthodologie 1-2-3. Puis en 2009, une deuxième vague d’enquêtes a permis le suivi de l’emploi, de l’informel et des conditions de vie dans les deux plus grandes villes du pays. L’analyse des évolutions a en particulier servi à identifier et à quantifier les impacts de la crise financière internationale de 2008. En 2015, d’autres chercheurs de l’IRD (Xavier Oudin et Laure Pasquier-Doumer) ont pris le relais. Ils ont travaillé en partenariat avec l’ASSV (Académie des sciences sociales du Vietnam) dans le cadre d’un programme international (Nopoor) pour mener une troisième vague d’enquêtes, cette fois-ci nationale et avec l’ajout de modules qualitatifs spécifiques (sur le capital social par exemple).
11Notons que les activités autour de ces enquêtes sur l’emploi et le secteur informel ont permis de former six doctorants vietnamiens, accueillis et encadrés par les chercheurs de Dial. Ils ont tous aujourd’hui le titre de docteur en économie après avoir réalisé leur thèse en mobilisant au moins en partie ces vagues d’enquêtes.
12En 2019, l’OGS sollicite à nouveau l’Insee et l’IRD pour valider sa nouvelle définition du « secteur informel », et pour envisager de nouvelles enquêtes, plus régulières et si possible généralisées à l’ensemble du Vietnam. À ce titre, une mission Insee-IRD a été réalisée en avril 2019. En effet, pour répondre à la demande du Premier ministre exprimée fin 2017, l’OGS a soumis au début de 2018 un certain nombre de propositions concernant la mesure de l’économie non observée. Ces propositions faisaient référence au programme de recherche mené en commun avec l’IRD entre 2006 et 2011. L’OGS a joint au dossier l’ouvrage sur le secteur informel au Vietnam publié par l’équipe IRD/DIAL en partenariat avec l’OGS en 2010, pour mettre en valeur les résultats de ce partenariat. Une réunion avec le vice-Premier ministre a eu lieu en mai 2018 et l’OGS a été chargé de coordonner la préparation d’un ensemble de propositions statistiques mais aussi de politique économique au niveau interministériel.
Des résultats majeurs
13Les enquêtes et les analyses qui en sont issues ont permis d’aboutir à des résultats majeurs : des connaissances nouvelles et cruciales pour l’appréhension de l’économie informelle. Parmi les résultats-clés, on peut citer les suivants :
- l’économie informelle n’est pas amenée à disparaître avec le développement du pays : ce n’est pas un phénomène transitoire qui est censé se résorber progressivement, au contraire, elle est prédominante et va perdurer dans le temps. Même dans un pays à croissance rapide comme le Vietnam, le secteur formel n’a pas les capacités d’absorber l’ensemble de la main-d’œuvre qui se présente chaque année sur le marché du travail ;
- les unités informelles contribuent au PIB (création de valeur ajoutée) et au revenu de l’État (puisqu’elles paient souvent certaines taxes locales et ne récupèrent pas la TVA). De plus, pour la plupart d’entre elles, le non-enregistrement s’explique plus par la méconnaissance de la loi ou des procédures (opaques et difficiles pour ces acteurs) que par une volonté délibérée d’échapper aux régulations publiques ou à l’impôt7.
Vendeurs de fruits et légumes dans un marché à Hoi An, Vietnam, 2009.
© N. Altier
Publications académiques
14Les publications dans les revues scientifiques confèrent le statut de méthode de référence au dispositif d’enquêtes 1-2-3. En effet, les enquêtes 1-2-3 ont donné lieu à un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques.
15L’ensemble des publications rassemblant ces enquêtes, quel que soit le pays, mériterait d’être comptabilisé puisque même si les analyses ne portent pas sur les trois pays analysés ici, ils peuvent être mobilisés par les acteurs ou chercheurs de ces pays à partir du moment où les thématiques les intéressent.
16Nous ne pouvons toutefois pas compter les articles qui regroupent les données d’enquêtes utilisant la méthodologie 1-2-3 sans la nommer. De même, on ne comptera pas les articles qui réunissent des modules thématiques très spécifiques greffés à ce dispositif d’enquête : différents articles de revues (plus d’une centaine8), trois numéros spéciaux de revue (au moins), sept ouvrages (au moins) et de nombreux chapitres d’ouvrages.
Rapports et documents diffusés
17Les documents mis à disposition du public sont de différents types :
- les documents Madio à Madagascar (documents de travail) ;
- les rapports d’enquête (premiers résultats produits par les INS) ;
- les rapports de la Banque mondiale ou ILO ;
- Policy briefs (à destination en particulier des décideurs).
18Même si ce sont surtout les Policy briefs qui fournissent des recommandations politiques, le canevas générique des rapports ou des premiers résultats prévoit systématiquement des analyses menant à des recommandations opérationnelles.
Différentes conférences
19On citera en particulier la conférence internationale sur « Le secteur et l’emploi informels : mesures statistiques, implications économiques et politiques publiques » à Hanoi en mai 2010. Elle a été coorganisée par l’ASSV, l’IRD, l’OGS et le Molisa (ministère du Travail du Vietnam) avec la participation de plusieurs institutions internationales (l’AFD, l’ILO, le Pnud et la Banque mondiale). Cette conférence fait suite à une série de conférences internationales initiées par François Roubaud et coorganisées par Dial9. Elle visait à capitaliser l’expérience acquise depuis quinze ans dans les PED dans ce domaine. Elle a réuni les chercheurs, les statisticiens, les décideurs politiques et opérateurs de projets dans le but de favoriser le dialogue entre ces différents acteurs. Une soixantaine de contributions de chercheurs de différents continents (Asie, Afrique, Amérique latine et Europe) ont été présentées, et environ 200 participants ont assisté à cette conférence.
Formations
20Des formations de différents types, qui se basent sur les enquêtes 1-2-3, ont été créées :
- organisation de différents ateliers de formation régionaux, nationaux ou internationaux pour la mise en œuvre ou l’analyse des données des enquêtes 1-2-3 (dont les ateliers coorganisés avec Afristat ou avec le Cefil-Insee)10 ;
- élaboration d’un module de formation sur le marché du travail et l’économie informelle dans les PED : module utilisé dans le cadre de parcours de master (Iedes-Paris I ; université Paris-Dauphine, université de Marne-la-Vallée ; université de Kent-Bruxelles) ;
- sessions thématiques de formation inscrites dans le cadre d’universités d’été en sciences sociales mobilisant les données des enquêtes de type 1-2-3 (université d’été Tam Dao au Vietnam ; université d’hiver à Madagascar : Tany Vao Madagascar) ;
- formation de stagiaires et de thésards accueillis à Dial sur les thématiques abordées dans les enquêtes 1-2-3 (si on ne compte que les doctorants qui ont été accueillis à Dial, au moins trois ou quatre péruviens, six vietnamiens, quatre doctorants malgaches)11.
Formation des enquêteurs dans les locaux de l’Office général des statistiques, Hô Chi Minh-Ville, 2009.
© IRD/M. Razafindrakoto
Chronologie :
Une innovation statistique : les enquêtes 1-2-3
Notes de bas de page
1Voir également la figure 1. Si on essaie de lister les pays : en Afrique (Cameroun, Madagascar, Maroc, huit pays ouest-africains, Burundi, Tunisie, République démocratique du Congo, Comores), en Amérique latine et aux Caraïbes (Mexique, El Salvador, Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou, Venezuela, Haïti, Sainte-Lucie), en Asie (Bangladesh, Chine, Sri Lanka, Mongolie, Philippines et Vietnam). Soulignons que dans la lignée des programmes de Dial sur l’économie informelle, un projet sur cette thématique, en collaboration avec l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (IBGE) et l’Universidade Federal do Rio de Janeiro (UFRI) du Brésil a démarré en janvier 2020, avec l’affectation sur place de deux chercheurs de l’IRD.
2La décision de conduire des enquêtes 1-2-3 est toujours prise en fonction du système statistique national de façon à ce qu’elles viennent en complément d’autres enquêtes existantes (enquêtes ménages et entreprises). Dans certains cas, l’enquête 1-2-3 a été adaptée et intégrée dans des enquêtes déjà prévues.
3Inei (2014), Producción y Empleo Informal en el Perú: Cuenta Satélite de la Economía informal 2007-2012, Inei, Lima.
4http://www.bancomundial.org/es/news/feature/2010/10/21/peru-mexico-brazil-caribbean-lead-region-data-tools-fight-poverty
5Notons ici que les enquêtes sont systématiquement inscrites dans le cadre du système national d’information statistique, mais depuis 2001, après la fin du projet Madio, l’instabilité politique dans le pays avec des crises sociopolitiques récurrentes n’a pas permis pour l’instant de sécuriser des financements réguliers et périodiques pour réaliser cette enquête suivant un programme pluriannuel de longue durée.
6HBIS : Household Business and Informal Sector.
7Extrait de l’intervention de J.-P. Cling lors de la conférence AFD 2013 : « Au Vietnam, les gens ne s’enregistrent pas, non pas car ils ne veulent pas respecter la loi, ou que l’enregistrement est trop compliqué, mais simplement parce que personne ne connaît les seuils d’enregistrement. Les États devraient alors concevoir des cadres réglementaires adaptés à la réalité économique (tels qu’une fiscalité progressive ou des procédures d’enregistrement simplifiées), puis se doter d’une réelle capacité de mettre les règles en application (par exemple à travers de meilleures collaborations entre les services de douane et les impôts, pour lutter contre le “gros” informel, qui représente une minorité d’acteurs générant de gros volumes d’activités. »
8Un véritable recensement des articles serait à faire mais l’exercice n’est pas sans difficulté étant donné que le nom générique des enquêtes 1-2-3 a été changé dans de nombreux pays.
9« Seminario interamericano sobre medicion del sector informal », organisation des États américains/INE, Lima, Pérou, août 1992 ; séminaire international « Le secteur informel et la politique économique en Afrique subsaharienne », Afristat, Bamako, Mali, 10-14 mars 1997 ; séminaire international sur le secteur informel en Afrique (Sisia) « Instruments de mesure, analyses et intégration des politiques économiques et sociales », Bamako, Mali, 20-22 octobre 2008.
10Les réunions telles que celle de validation des résultats de l’enquête sur l’emploi et le secteur informel – colloque de Ouagadougou, 8-10 septembre 2004, commission de l’Uemoa. http://www.dial.prd.fr/ rubrique « axes de recherches » – enquêtes statistiques peuvent être considérées comme entrant dans ce cadre.
11Nous ne comptons pas les nombreux doctorants français qui ont bénéficié de la disponibilité des données d’enquête 1-2-3.
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