Une thématique au centre des questions de développement

2La nécessité impérieuse de disposer d’informations fiables sur l’économie informelle s’est progressivement imposée, que ce soit pour les comptables nationaux et les statisticiens, le cercle académique des chercheurs en sciences sociales travaillant sur les pays en développement, et plus largement la communauté du développement : les décideurs politiques, les institutions chargées de la mise en place des politiques publiques, les institutions internationales, les organisations de la société civile, etc. Dès les années 1980, alors que les mesures précises faisaient défaut, certaines composantes de l’économie informelle étaient bien connues : des microentreprises individuelles ou familiales d’une part (allant des vendeurs de rue, des petits commerçants de détail ou des gargotes, aux petits ateliers de réparation ou de couture à domicile), ainsi que des emplois non déclarés dans des entreprises plus grandes de l’autre. Cette réalité multiforme soulève de nombreuses questions. Quelle est la part de la population engagée dans des microactivités précaires ? Quelles sont les caractéristiques des activités et des individus qui y sont confinés, apparemment exclus de la dynamique économique globale ? Comment ces activités fonctionnent-elles et quels sont leurs liens avec les autres segments de l’économie ? Quelles sont leurs contraintes et leurs principales difficultés ? Comment se caractérise leur rapport à l’État et quelles sont les politiques publiques qui leur permettraient de prospérer ? Ces interrogations sur l’économie informelle concernent l’ensemble des PED. On peut néanmoins s’interroger sur l’existence de spécificités nationales, ou d’un continent à l’autre.

3Les enjeux liés à ces questions apparaissent d’autant plus essentiels que le poids de l’informel au sein des économies les moins avancées est massif, et que les connaissances quantitatives fiables sur le sujet sont lacunaires : la thématique de l’informalité, au centre des questions de développement, est longtemps restée une terra incognita. Pourtant, elle joue un rôle décisif dans la mesure où le travail est la principale ressource des ménages, tout particulièrement les plus pauvres, majoritairement engagés dans l’économie informelle. Elle est en lien avec les questions d’inégalité, d’exclusion, de pauvreté et de gouvernance. L’économie informelle est un thème transversal qui touche au moins quatre objectifs du développement durable (1, 8, 10 et 161).

Des défis qui correspondent aux missions de l’IRD

4Comment appréhender l’économie informelle ? Les défis que cette thématique soulève correspondent aux missions assignées aux chercheurs de l’IRD. Les premiers chercheurs de l’unité de recherche Dial, créée en 1990, se sont fixés une triple mission : produire des données de première main pour éclairer les politiques publiques là où elles font défaut (en d’autres mots, mesurer l’inquantifiable pour alimenter les analyses et éclairer les décisions) ; participer au renforcement des capacités scientifiques des institutions du Sud ; développer une recherche de qualité sur les grands enjeux de développement (Cling et Roubaud, 2006). Ainsi, parmi de nombreux champs thématiques, la mesure et l’analyse de l’économie informelle, partant du dispositif d’enquête 1-2-3, constituent un exemple emblématique de ce qui a été appelé à cette période la « démarche Dial », à la fois par son apport significatif à la connaissance scientifique et par sa continuité (Dialogue, lettre d’information de Dial, octobre 2010).

L’innovation et la chronologie de sa diffusion

5Le dispositif d’enquête 1-2-3 est une méthodologie statistique innovante. Elle vise à identifier, mesurer et analyser l’économie informelle tout en s’intéressant plus globalement au marché du travail et aux conditions de vie des ménages. Elle fait la jonction entre une nouvelle définition conceptuelle de l’économie informelle et une stratégie statistique pour la mesurer, sachant que cette stratégie inclut également des composantes analytique et institutionnelle. Cet outil a constitué une innovation permettant de cerner le phénomène dans sa totalité : il s’agit d’une enquête proposant une approche spécifique (la spécificité concerne aussi bien les unités enquêtées, les indicateurs suivis que les types d’analyses qui en découlent). Auparavant, les enquêtes étaient menées auprès des entreprises2, une approche qui ne permettait d’identifier que la partie « visible » des activités informelles. En laissant de côté les activités ambulantes ou à domicile, elles sous-estimaient grandement la taille de l’économie informelle et en offraient une image biaisée (magnifiée). À l’inverse, l’enquête 1-2-3 part des ménages pour identifier aussi bien les unités ou entreprises informelles que les emplois informels (enquêtes dites mixtes : ménages/entreprises), pour la première fois dans toutes ses composantes.

6Le dispositif spécifique de suivi du secteur informel, l’enquête 1-2-3, a été conçu par François Roubaud en 1986 en réponse à une demande de l’administration mexicaine. Après une première expérimentation au Mexique, puis au Pérou et au Cameroun au début des années 1990, et après une phase de consolidation dans le cadre du projet Madio (un projet de l’IRD mené en partenariat avec l’Instat de 1994 à 1999) à Madagascar, la méthode est aujourd’hui mise en œuvre dans de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie (figure 1). Elle fait l’objet de recommandations internationales (BIT, 2013).

Figure 1
Les enquêtes 1-2-3 et leurs dérivés dans le monde.

7Notons aussi que progressivement, le dispositif s’est étoffé pour comprendre aujourd’hui trois composantes : l’enquête statistique proprement dite (enquête 1-2-3), la méthodologie d’analyse ainsi que les arrangements institutionnels pour la valorisation et la diffusion des résultats. L’objectif est en effet que ces derniers puissent véritablement être mobilisés et servir dans les pays pour éclairer les décisions de politiques publiques et le débat démocratique.

8Parmi les nombreux pays où l’enquête a été menée, trois ont été choisis pour illustrer ce cas : Madagascar, le Vietnam et le Pérou. Ce choix a été motivé par le fait qu’ils appartiennent à trois continents différents, et les situations économiques et politiques qui y prévalent sont très contrastées (un pays pauvre, un pays à revenu intermédiaire inférieur et un pays à revenu intermédiaire supérieur ; des pays où l’état de la démocratie et notamment la politique de transparence ainsi que la notoriété et la capacité des INS ne sont pas les mêmes3). Ainsi, les impacts de la mise en œuvre des enquêtes 1-2-3 diffèrent en fonction des contextes.

9Madagascar est l’un des pays les plus pauvres du monde. Il se caractérise par une récession économique qui perdure et des crises sociopolitiques récurrentes depuis son indépendance. Pourtant le pays dispose de ressources naturelles et humaines. Mais les multiples changements aussi bien des stratégies économiques que des régimes politiques n’ont pas permis d’inverser la dynamique régressive. Dans ce contexte, il est primordial de suivre et d’analyser la dynamique de l’économie informelle où l’immense majorité de la population exerce.

10Le Vietnam constitue un cas d’école totalement inverse. Il connaît un rythme de croissance économique parmi les plus rapides du monde, un processus rapide d’intégration internationale, et des résultats exceptionnels en matière de réduction de la pauvreté. En 1986, le Vietnam a opéré une transition de l’économie planifiée et centralisée vers l’« économie de marché à orientation socialiste ». Plus égalitaire, la volonté de contrôler les inégalités et de renforcer la cohésion sociale est un objectif politique affiché.

11Le Pérou est un pays émergent semi-industrialisé qui, après avoir connu une phase de récession à la fin des années 1990, a enregistré de bonnes performances économiques au cours de la dernière décennie, notamment sous l’impulsion de l’industrie minière. Depuis 2015, la croissance s’est ralentie en raison de différents types de difficultés (économiques, politiques et climatiques). Mais le pays doit surtout faire face à un important défi : un niveau d’inégalités et une pauvreté persistants.

12Le choix de ces pays découle aussi du fait qu’ils ont accueilli chacun des chercheurs de l’IRD en affectation de longue durée pour travailler (entre autres) sur des projets de mesure et d’analyse de l’économie informelle. L’impact de la mise en œuvre du dispositif 1-2-3 est ainsi plus marqué dans ces pays. L’investissement des chercheurs pour avoir une connaissance approfondie des institutions nationales ainsi que de leurs fonctionnements permet aussi de mieux suivre les impacts.