1La méthodologie développée à travers les enquêtes 1-2-3 vise principalement à répondre à un double défi, statistique et économique : mesurer ce qui échappe à la mesure – l’économie informelle, et comprendre son fonctionnement et sa dynamique. Différents projets nationaux et régionaux, lancés à partir du début des années 1990, ont permis la consolidation de ce dispositif innovant et son essaimage. Ils découlent de demandes – exprimées ou latentes – des autorités des pays étudiés, et plus spécifiquement des Instituts nationaux de statistique (INS). Les enjeux sont de taille compte tenu du poids massif de l’informel dans les Pays en développement (PED), alors que les données statistiques fiables sur le sujet sont lacunaires. L’économie informelle est pourtant la principale source de revenu des ménages, en particulier des plus pauvres dans ces pays. Il s’agit d’une thématique centrale directement en lien avec quatre des Objectifs de développement durable (ODD) : le travail décent (ODD8), la pauvreté (ODD1), les inégalités et l’exclusion (ODD10) et la gouvernance (ODD16).

2Parmi les nombreux pays où les enquêtes 1-2-3 ont été mises en œuvre, Madagascar, le Vietnam et le Pérou ont été retenus pour illustrer le cheminement de ce dispositif méthodologique. Ils représentent trois continents et des contextes économiques et politiques très différenciés. Mais ce sont également des pays où des équipes de l’IRD-Dial ont été en affectation et ont pu développer et mettre concrètement à profit les potentialités de ce dispositif d’enquête et d’analyse.

3Dans les trois pays, les projets scientifiques qui portaient sur l’économie informelle ont été conduits en partenariat avec les instituts nationaux de ­statistique. Cette option stratégique est déterminante dans la mesure où elle permet ­d’assurer la reconnaissance et l’intégration des résultats dans le circuit des données officielles. En effet, d’une part, des enquêtes d’envergure, représentatives à l’échelle des pays, ont pu être menées. D’autre part, ce partenariat a contribué à faciliter l’institutionnalisation de l’instrument (inscription de l’enquête dans le système national d’information et de suivi statistique). Toutefois, des collaborations avec des centres de recherche ou universités dans les pays étudiés ont également été mises en place pour l’étape analytique d’approfondissement des connaissances, en exploitant les données statistiques produites avec les INS. Enfin, parmi les acteurs impliqués, les institutions régionales et internationales ont joué un rôle à travers les appuis techniques et surtout financiers qu’elles ont apportés. Mais ces institutions ont également contribué à donner un écho et à renforcer la crédibilité et la notoriété des équipes, de la méthodologie mobilisée ainsi que des analyses menées sur l’économie informelle.

4Ainsi, un dispositif d’enquête statistique et d’analyse de l’économie informelle autour des enquêtes 1-2-3 a pu être progressivement affiné et consolidé. Le recours à ce dispositif a permis la mise à disposition de données statistiques officielles, fiables et pertinentes qui constituent des biens publics. Ces dernières ont servi à valider empiriquement un certain nombre de résultats majeurs sur l’économie informelle dans les pays étudiés : le poids massif de l’emploi informel, le caractère durable (non transitoire) de ce phénomène, la prédominance de la précarité, la faible articulation avec l’économie formelle, la part importante des unités informelles dans le PIB et leur contribution non négligeable au revenu de l’État, et enfin les raisons du non-enregistrement qui tiennent plus à la méconnaissance et à la complexité de la loi et des procédures qu’à une volonté délibérée d’échapper aux régulations. Les données ont ainsi été à la base de nombreuses publications académiques, mais également de rapports officiels ou de notes d’orientation de politique (Policy briefs avec des recommandations opérationnelles).

5Parallèlement aux productions dans le champ académique, les chercheurs de l’IRD-Dial impliqués dans les projets ont accordé une place majeure à la diffusion des résultats et à leur valorisation auprès de différents types d’acteurs nationaux et internationaux. Cet accent mis sur la stratégie de communication (à travers l’organisation et la participation à des conférences publiques, des réunions d’experts, la collaboration avec les médias) a été fondamental pour que les connaissances soient effectivement mobilisées pour informer les débats et les prises de décisions politiques. À ce titre, la participation au Groupe de Delhi (City group mandaté par les Nations unies pour définir les normes et standards sur la mesure de l’économie informelle) et les trois grandes conférences ­internationales sur l’informel coorganisées par les chercheurs de l’IRD en 1997 et 2009 (en Afrique) et en 2010 (au Vietnam) ont été des étapes-clés.

6Enfin, parmi les facteurs qui ont accru la portée du dispositif d’enquête 1-2-3 figurent aussi les formations sur la mesure et l’analyse de l’économie informelle (modules d’enseignement ou ateliers régionaux, nationaux et internationaux accueillant divers types d’acteurs ; encadrement de thésards ou de jeunes chercheurs). En plus des compétences acquises par les bénéficiaires des formations, ces derniers deviennent des acteurs pouvant relayer l’intérêt de la méthodologie et des résultats analytiques. La réalisation d’un film documentaire sur l’informel au Vietnam par un doctorant travaillant sur le sujet en est une parfaite illustration.

7Au-delà des résultats directs (productions déjà mentionnées) du dispositif autour des enquêtes 1-2-3, son impact sociétal peut être décliné suivant cinq dimensions : économique, académique, institutionnelle, sociale et politique, et en termes de renforcement des capacités.

Des charrettes à bras pour le transport de marchandises à Antananarivo, Madagascar, 2013.

8L’impact économique est visible à travers les réorientations des politiques à l’égard du secteur informel suite à la diffusion des résultats d’enquêtes. On peut notamment citer la prise en considération de la contribution de l’informel en termes de valeur ajoutée, l’instauration de mesures d’appui des unités informelles et la révision des politiques répressives à leur encontre. Suivant l’angle académique, les résultats des premières vagues d’enquêtes, ainsi que la consolidation des méthodologies d’enquête et d’analyse, ont ouvert de nouveaux champs thématiques pour la recherche (comme l’analyse des transitions ou mobilités ou encore des nouveaux thèmes comme la gouvernance ou l’insécurité). Si on s’intéresse à la dimension institutionnelle, le renforcement de la crédibilité et de la légitimité des INS, grâce au recours à un instrument robuste, pertinent et fiable, constitue une retombée positive majeure. Le renforcement institutionnel des organismes tels que Afristat (observatoire économique et statistique d’Afrique subsaharienne) et l’Union africaine s’inscrit dans le même registre. La disponibilité d’une méthode de mesure et d’analyse – efficace et standardisée à l’échelle du continent – leur permet de concrétiser l’objectif d’harmonisation des statistiques et de donner une visibilité accrue à leurs actions. Du point de vue sociopolitique, la reconnaissance d’une catégorie d’acteurs – les informels –, de leur poids, leur rôle et leur contribution dans l’économie des pays et dans les débats sociétaux, constitue une avancée significative en termes de gouvernance. Enfin, les impacts en matière de renforcement des capacités dans les pays étudiés sont notoires. L’essaimage de la méthodologie des enquêtes 1-2-3 a permis la constitution d’un vivier de compétences favorisant des échanges et les collaborations Sud-Sud. Elle a même fait l’objet d’un transfert des savoirs, rarement observé, du Sud vers le Nord (des pays africains vers la France, avec une application de l’enquête par l’Insee au cas de Mayotte). Les partenariats ont donné lieu à la consolidation des connaissances méthodologiques et analytiques dans les INS et à la formation de cadres compétents pour occuper des postes hiérarchiquement élevés. Mais les différentes générations d’étudiants, de chercheurs et de cadres, depuis le début des années 1990, ont également pu être sensibilisées à une démarche intégrée (du terrain à la diffusion des résultats au grand public), une approche que l’on pourrait nommer « l’école des enquêtes 1-2-3 ». Cette approche permet d’ailleurs aujourd’hui de disposer d’un outil adéquat pour le suivi de plusieurs indicateurs-clés des ODD, notamment sur l’emploi, la pauvreté, les inégalités et la gouvernance/participation.